Discussion:Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Texte entier

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LES

MÉTAMORPHOSES :

ou

L’ÂNE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN.

LIVRE PREMIER.

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Je vais vous conter diverses fables dans ce discours Milésien, dont le récit charmera vos oreilles, pourvu que vous ne dédaigniez pas de lire un ouvrage écrit dans le style facétieux et enjoué des auteurs Egyptiens. Vous y verrez avec étonnement les Métamorphoses surprenantes de plusieurs personnes changées en différentes formes, et remises ensuite dans leur état naturel. Je vais commencer ; mais d’abord apprenez en peu de mots qui je suis.

Ma famille tire son ancienne origine d’Hymet dans l’Attique, de l’Isthme de Corinthe et de Tænare dans le territoire de Sparte, provinces renommées pour leur fertilité, et qui ont été célébrées dans des ouvrages immortels. Or, ce fut dans la ville d’Athènes, où je commençai d’étudier la langue grecque ; j’allai ensuite à Rome, j’y appris celle du pays avec une peine et un travail incroyable, n’étant guidé par aucun Maître. Ainsi, je vous prie, avant tout, de m’excuser s’il m’arrive de faire quelques fautes, en parlant une langue qui m’est étrangère, que je préfère cependant à la mienne, parce que cette légèreté de style s’accorde déjà en quelque façon avec celui que j’ai dessein d’employer. Voici donc l’histoire de ce qui m’est arrivé en Grèce ; elle vous fera plaisir : prêtez-moi toute votre attention.

J’allois pour quelque affaire en Thessalie, d’où je suis aussi originaire, ayant l’honneur de descendre, du côté de ma mère, du fameux Plutarque, et du philosophe Sextus, son petit-fils. Après avoir traversé de hautes montagnes, de profondes vallées, des prés et des plaines, monté sur un cheval blanc du pays, qui étoit fort fatigué, aussi-bien que moi, je mis pied à terre pour me délasser un peu de ma sédentaire lassitude, en marchant quelque temps. Je débridai mon cheval, qui étoit tout en sueur, je lui frottai soigneusement le front, et le menai au pas, jusqu’à ce qu’il se fût soulagé, en faisant ses fonctions ordinaires et naturelles. Pendant qu’en chemin faisant, baissant la tête et tournant la bouche sur le flanc, il arrachoit de côté et d’autre quelque bouchée d’herbe le long des prés par où nous passions, je joignis deux hommes qui d’aventure marchoient un peu devant moi. En prêtant l’oreille à leurs discours, j’entendis l’un dire à l’autre, en éclatant de rire : de grace, cesse de me faire des contes aussi ridicules et aussi outrés. Ces mots excitans vivement ma curiosité ; je vous prie, leur dis-je, de vouloir bien me faire part de votre entretien : ce n’est point par aucune envie de savoir vos secrets que je vous le demande, mais par le desir que j’ai d’apprendre tout ou au moins beaucoup : et même l’agrément de la conversation, diminuera la fatigue que nous avons à monter ce côteau.

Mais celui qui venoit de parler, continuant : ce que tu me contes, dit-il, est aussi vrai que si on disoit, que par des paroles magiques, on peut forcer les rivières à remonter vers leur source, rendre la mer immobile, enchaîner les vents, arrêter le soleil, forcer la lune à jeter de l’écume, arracher les étoiles des cieux, faire cesser le jour et suspendre le cours de la nuit. Alors reprenant la parole avec plus de hardiesse : je vous prie, dis-je à celui qui avoit commencé ces premiers discours, ne vous rebutez pas de les continuer. Ensuite m’adressant à l’autre : et vous, lui dis-je, qui vous opiniâtrez à rejeter ce qui est peut-être très-véritable, vous ignorez apparemment que beaucoup de choses passent pour fausses mal-à-propos, parce que l’on n’a jamais entendu, ni vu rien de pareil, ou parce qu’on ne peut les comprendre ; et, si on les examine avec un peu de soin, on les trouve non-seulement véritables, mais même fort aisées à faire. Car je vous dirai qu’un soir, soupant en compagnie, comme nous mangions à l’envie les uns des autres d’un gâteau fait avec du fromage, j’en voulus avaler un morceau un peu trop gros, qui s’attacha à mon gosier, et m’ôtant la respiration, me mit à deux doigts de la mort ; cependant j’ai vu depuis à Athènes, de mes propres yeux, un charlatan à cheval, devant le portique Pœcile, qui avaloit une épée par la pointe : et dans le moment, pour très-peu de chose qu’on lui donnoit, il s’enfonçoit par la bouche un épieu jusqu’au fond des entrailles, en sorte que le fer lui sortoit par les aînes, et la hampe par la nuque du cou, au bout de laquelle paroissoit un jeune enfant charmant qui, comme s’il n’eût eu ni os, ni nerfs, dansoit et se plioit de manière que tous ceux qui étoient présens en étoient dans l’admiration. Vous auriez cru voir ce fameux serpent que le Dieu de la médecine porte entortillé de plusieurs lubriques embrassemens, autour de sa baguette noueuse et pleine de rameaux à demi-coupés. Mais vous, camarade, continuez, je vous prie, ce que vous avez commencé ; si celui-ci ne veut pas vous croire ; pour moi, je vous promets d’y ajouter foi, et par reconnoissance du plaisir que vous me ferez, je paierai votre écot à la première hôtellerie.

Je vous remercie, dit-il, et vous suis obligé de l’offre que vous me faites. Je vais reprendre le commencement de ce que je racontois ; mais auparavant je jure par le Dieu de la lumière, qui voit tout, que je ne vous dirai rien qui ne soit très-vrai, et vous n’aurez pas lieu d’en douter un moment, si vous allez dans cette prochaine ville de Thessalie, où cette histoire passe pour certaine parmi tout ce qu’il y a d’habitans, la chose étant arrivée publiquement et connue par conséquent de tout le monde. Mais, afin que vous sachiez auparavant qui je suis, quel est mon pays et mon trafic, je vous dirai que je suis d’Ægine, et que je parcours ordinairement la Thessalie, l’Ætolie et la Béotie, où j’achette du miel de Sicile, du fromage, et d’autres denrées propres aux cabarets. Or ayant appris qu’à Hipate, ville la plus considérable de la Thessalie, il y avoit des fromages nouveaux, excellens et à bon marché, j’y courus à dessein de tout acheter ; mais étant parti sous de mauvais auspices, je me trouvai frustré, comme il arrive assez souvent, du gain que j’espérois faire ; car un marchand en gros, nommé Lupus, avoit tout enlevé la veille que j’y arrivai. Me sentant donc fort fatigué du voyage précipité et inutile que je venois de faire, je m’en allai le soir même aux bains publics.

Dans le moment, j’apperçois un de mes camarades, nommé Socrates, assis par terre, à moitié couvert d’un mauvais manteau tout déchiré ; il étoit pâle, maigre et défait, comme sont d’ordinaire ces pauvres malheureux rebuts de la fortune, qui demandent l’aumône au coin des rues. Quoiqu’il fût mon ami, et que je le reconnusse fort bien, cependant l’état misérable dans lequel je le voyois, fit que je ne m’approchai de lui qu’avec quelque incertitude. Hé, lui dis-je, mon cher Socrates, qu’est-ceci ? en quel état es-tu ? quelle honte ? ta famille affligée a déja pris le deuil de ta mort, le juge de ta province a nommé par une sentence des tuteurs à tes enfans, et ta femme, après tes funérailles, fort changée par son affliction, et ayant presque perdu les yeux à force de pleurer, est contrainte par ses parens à faire succéder à la tristesse de ta maison, les réjouissances d’une nouvelle nôce, pendant qu’à notre grande confusion tu parois ici plutôt comme un spectre, que comme un homme.

Aristomenes, me dit-il, tu ne connois donc pas les détours trompeurs, les vicissitudes et les étranges revers de la fortune. Après ces mots, il cacha la rougeur de son visage avec son méchant haillon rapetassé, de manière que la moitié du corps lui demeura découverte : ne pouvant soutenir plus longtemps la vue d’un si triste spectacle, je lui tends la main, et tâche de le faire lever. Mais ayant toujours le visage couvert ; laisse, me dit-il, laisse jouir la fortune tout à son aise de son triomphe sur moi. Enfin je le décide à me suivre, et dans le moment je dépouille un de mes vêtemens et je l’en habille, ou pour mieux dire, je l’en couvre ; ensuite je le fais mettre dans le bain, je prépare moi-même l’huile et les autres choses nécessaires pour le nettoyer. Je le frotte avec soin, afin d’ôter cette crasse épaisse qui le couvroit : lorsqu’il fut bien net et bien propre, tout las que j’étois, j’aide à marcher à ce malheureux qui ne pouvoit se soutenir, et je le mène à mon hôtellerie avec bien de la peine. Je le fais réchauffer dans un bon lit, je lui fais donner à manger et à boire, et je tâche de le réjouir par d’agréables discours.

Déjà la conversation commençoit à se tourner du côté de la plaisanterie ; nous étions en train de dire de bons mots, et de railler, lorsque tirant du fond de sa poitrine un soupir douloureux, et se frappant le visage, en relevant ses cheveux qui couvroient son front, misérable que je suis ! s’écria-t-il, pour avoir eu la curiosité d’aller à un fameux spectacle de gladiateurs, je suis tombé dans ce déplorable état ; car vous savez que j’étois allé en Macédoine pour y gagner quelque chose ; comme je m’en revenois, après dix mois de séjour, avec une assez bonne somme d’argent, un peu avant que d’arriver à Larisse pour voir le spectacle dont je viens de vous parler, je fus assailli dans un certain chemin creux et écarté, par une troupe de grands voleurs, qui ne me laissèrent échapper qu’après m’avoir pris tout ce que j’avois. Ainsi, réduit à la dernière nécessité, j’allai loger chez une vieille cabaretière nommée Meroé, mais qui étoit encore femme galante. Je lui contai le sujet de mon voyage, et la triste avanture qui venoit de m’arriver dans le même jour ; quand je lui eus fait le récit de tout ce dont je me ressouvenois, elle me traita fort humainement, me donna très-bien à souper, et gratuitement ; ensuite, abandonnée aux transports d’une passion déréglée, elle me fit part de son lit : depuis ce fatal moment où j’ai connu cette malheureuse, je me suis trouvé comme ensorcelé, jusqu’à lui donner mes habits, que les honnêtes voleurs avoient bien voulu me laisser, et tout ce que je gagnois en exerçant le métier de fripier, pendant que je me portois bien. C’est ainsi que ma mauvaise fortune et cette bonne femme m’ont enfin réduit dans l’état où vous m’avez trouvé.

En vérité, lui dis je, vous méritez de souffrir ce qu’il y a de plus cruel au monde, si toutefois quelque chose peut l’être davantage que ce qui vous est arrivé, d’avoir préféré un infâme plaisir, une vieille débauchée, à votre femme et à vos enfans. Mais, effrayé de mes reproches, il porta son doigt sur sa bouche, taisez-vous, taisez-vous, me dit-il, d’un air surpris et effrayé ; et regardant de tous côtés, comme un homme qui craint qu’on ne l’écoute, gardez-vous bien, continua-t-il, de parler mal d’une femme qui a un pouvoir divin, de crainte que votre langue indiscrète ne vous attire quelque chose de fâcheux. Comment, lui dis-je, quelle sorte de femme est-ce donc que cette personne si puissante, cette reine cabaretière ? C’est, dit-il, une magicienne à qui rien n’est impossible, qui peut abaisser les cieux, suspendre le globe de la terre, endurcir les eaux, détremper les montagnes, élever dans l’olympe les esprits infernaux, en précipiter les Dieux, obscurcir les astres, éclairer le Ténare même. Quittez, je vous prie, lui dis-je, ce style tragique, ployez ce rideau comique, et parlez un langage ordinaire.

Voulez-vous, me dit-il, entendre une ou deux, ou même un plus grand nombre des choses qu’elle a faites ? car de vous dire que non-seulement les gens du pays l’aiment éperdument, mais encore les Indiens, les Æthiopiens, enfin les Antichthones mêmes de l’un et l’autre hémisphère, c’est un des moindres effets de son art, c’est une bagatelle, au prix de ce qu’elle sait faire : écoutez ce qu’elle a exécuté aux yeux de plusieurs personnes.

D’un seul mot, elle a changé en castor un de ses amans qui avoit eu commerce avec une autre femme dont il étoit amoureux, afin qu’il lui arrivât la même chose qu’à cet animal, qui, pour se délivrer des chasseurs, se coupe lui-même les testicules. Elle a transformé en grenouille un cabaretier de ses voisins, qui tâchoit de lui ôter ses pratiques, et présentement ce vieillard nageant dans un de ses tonneaux, et s’enfonçant dans la lie, invite d’une voix rauque ses anciens chalans, le plus gracieusement qu’il peut. Pour se venger d’un Avocat qui avoit plaidé contre elle, elle l’a changé en bélier, et tout bélier qu’il est, il avocasse encore. Et parce que la femme d’un de ses amoureux avoit tenu d’elle quelques discours pleins de raillerie et de mépris, lorsqu’elle fut prête d’accoucher, elle lui resserra la matrice, et l’empêchant de se délivrer, elle la condamna à une perpétuelle grossesse. Depuis huit ans que cette pauvre malheureuse est en cet état, on dit qu’elle a le ventre aussi gros et aussi tendu, que si elle devoit accoucher d’un éléphant.

Enfin cette magicienne, par ses méchancetés, irrita l’indignation et la haine du public, au point qu’il fut résolu qu’elle seroit lapidée le lendemain ; mais elle sut fort bien s’en garantir par la force de son art, et détourner l’effet de ce complot : et, comme cette Médée qui avoit obtenu de Créon la permission de différer son départ d’un jour, le brûla dans son palais avec sa fille qu’il alloit marier à Jason ; celle-ci ayant fait ses enchantemens autour d’une fosse, pour évoquer les esprits des morts, (ainsi qu’elle-même étant ivre me l’a conté depuis peu) elle enferma tellement tous les habitans de la ville dans leurs maisons par la force de ses charmes, que pendant deux jours entiers, il leur fut impossible d’en enfoncer les portes, ni même d’en percer les murs, jusqu’à ce qu’enfin ils s’écrièrent tous d’une voix suppliante, lui protestant avec serment qu’ils n’attenteroient rien contre sa personne, et même que, ſi quelqu’un avoit quelque mauvaise intention contre elle, ils la secoureroient de tout leur pouvoir. Etant ainsi appaisée, elle remit toute la ville en liberté ; mais pour celui qui étoit le premier auteur de l’assemblée qui s’étoit tenue contre elle, elle le transporta pendant la nuit avec sa maison entière ; savoir, le terrein, les murailles, les fondemens, enfin telle qu’elle étoit, à cent milles de-là, dans une ville située sur le haut d’une montagne fort élevée, qui par conséquent manquoit d’eau ; et, comme les maisons des habitans étoient si serrées qu’il n’y avoit point de place pour celle-là, elle la planta devant la porte de la ville, et se retira chez elle.

Vous me contez-là, lui dis-je, mon cher Socrates, des choses bien surprenantes et bien cruelles ; le scrupule où vous m’avez jeté, me donne de l’inquiétude, ou plutôt une grande crainte que cette vieille, par le secours de son art et de ses esprits, n’ait connoissance de ce que nous avons dit ; c’est pourquoi couchons-nous de bonne heure, et après avoir un peu reposé, fuyons de ces lieux, et nous en éloignons avant le jour, autant qu’il nous sera possible. Comme j’achevois de donner ce conseil, le bon Socrates qui étoit fatigué, et qui avoit bu un peu plus qu’à l’ordinaire, dormoit déjà, et ronfloit de toute sa force. Pour moi, ayant fermé les verroux, et rangé mon lit contre la porte, je me jetai dessus ; la peur m’empêcha d’abord quelque temps de dormir ; enfin je m’assoupis un peu environ sur le minuit.

À peine étois-je endormi, que la porte s’ouvre avec plus de fracas, que si des voleurs l’eussent enfoncée, les barres et les gonds mêmes se brisent et s’arrachent de manière qu’elle tombe par terre. Mon lit qui étoit fort petit, dont un des pieds étoit rompu et pourri, est renversé par la violence de cet effort, et je me trouve dessous étendu sur le plancher. Alors je sentis qu’il y a de certaines affections qui produisent des effets qui leur sont contraires ; et, comme il arrive souvent qu’on pleure de joie, de même, au milieu de l’extrême frayeur dont j’étois saisi, je ne pus m’empêcher de rire, me voyant d’Aristomènes changé en tortue.

Etant donc ainsi par terre, le lit renversé sur mon dos, et, regardant de côté la suite de cette avanture, je vois entrer deux vieilles femmes : la première portoit une torche ardente, et l’autre une éponge et un poignard. En cet état, elles s’approchent de Socrates, qui dormoit profondément. Celle qui tenoit le poignard, commença à dire : Voici, mon cher Endimion, ma sœur Panthie ; voici mon Catamite, qui, jour et nuit, a abusé de ma jeunesse ; voici celui qui, méprisant mon amour, non-seulement me diffame par ses discours, mais médite encore sa fuite ; et moi, malheureuse, abandonnée, comme Calipso, par la fourberie de cet Ulisse, je passerai le reste de ma vie dans les pleurs.

Me montrant ensuite à sa sœur avec sa main : Pour Aristomènes, dit-elle, ce bon conseiller, qui l’engage à cette fuite, qui est présentement à deux doigts de la mort, étendu par terre sous son lit, d’où il regarde tout ceci, croit-il qu’il m’aura offensée impunément ? Je ferai en sorte tantôt, que dis-je, dans un moment, et même tout-à-l’heure, qu’il se repentira des propos qu’il a tenus de moi, et de sa curiosité présente.

Je ne l’eus pas plutôt entendue parler ainsi, qu’il me prit une sueur froide, avec un tremblement si violent, que le lit qui étoit sur mon dos, en étoit tout agité. Que ne commençons-nous donc, ma sœur, dit la bonne Panthie, par mettre celui-ci en pièces à la manière des Bacchantes, ou après l’avoir lié comme il faut, que ne le châtrons-nous ? Sur cela, Meroé prit la parole, car je voyois bien par les effets que c’étoit celle-là-même, dont Socrates m’avoit tant parlé. Non, dit-elle, laissons au moins vivre celui-ci, afin qu’il couvre d’un peu de terre le corps de ce misérable ; ensuite ayant panché la tête de Socrates, elle lui plonge son poignard dans la gorge jusqu’au manche, et recueille le sang qui en sortoit, dans un petit vase, avec tant de soin, qu’il n’en paroissoit pas une seule goutte. Voilà ce que j’ai vu de mes propres yeux.

La bonne Meroé ne voulant pas même, comme je crois, oublier aucune des cérémonies qui s’observent aux sacrifices, met sa main droite dans la blessure, et la plongeant jusqu’au fond de ses entrailles, elle arrache le cœur de mon pauvre camarade, pendant qu’il sortoit par cette plaie une voix, ou plutôt des sons mal articulés, et que ce malheureux rendoit l’esprit avec les bouillons de son sang.

Panthie boucha cette ouverture, quoiqu’elle fût fort grande, avec une éponge, en disant : Et toi, éponge, née dans la mer, garde-toi de passer par la rivière. Cela fait, elles ôtèrent le lit de dessus moi, et les jambes écartées sur mon visage, elles m’inondèrent entièrement d’une eau sale et d’une odeur infecte.

À peine furent-elles sorties, que la porte se releve et se remet à sa place, les gonds rentrent dans leurs trous ; les barres qui étoient derrière se rapprochent, les verroux se referment ; et moi étendu comme j’étois par terre, faible, nud, gelé, et tout mouillé, comme si je n’eusse fait que de sortir du ventre de ma mère, demi-mort, ou plutôt survivant à moi-même, et comme un homme destiné au dernier supplice, que sera-ce de moi, disois-je, quand on trouvera demain matin cet homme égorgé ? Qui pensera que je dirai des choses seulement vraisemblables, lorsque je dirai la vérité ? Ne devois-tu pas au moins appeler du secours, me dira-t-on, si tu n’étois pas capable, fort comme tu es, de résister à une femme. On égorge un homme à tes yeux, et tu ne dis mot ! Mais, pourquoi n’as-tu pas eu le même sort que lui ? Pourquoi la cruauté de cette femme a-t-elle ménagé la vie d’un homme qui, témoin de son crime, pouvoit en révéler l’auteur ? Ainsi, puisque tu as échappé à la mort dans cette occasion, meurs maintenant.

Voilà ce que je songeois en moi-même, pendant que la nuit se passoit ; c’est pourquoi je jugeai n’avoir rien de mieux à faire que de me dérober de ce lieu, avant la pointe du jour, et de m’éloigner du mieux que la peur me le permettroit. Je prends mon petit paquet, et j’ôte les verroux ; je mets la clef dans la serrure, je la tourne et retourne, et ne puis enfin qu’avec beaucoup de peine ouvrir cette bonne et sûre porte qui s’étoit ouverte d’elle-même la nuit dernière. Holà, dis-je, où es-tu ? ouvre-moi la porte de l’hôtellerie, je veux partir avant le jour. Le portier qui étoit couché par terre auprès de la porte, me répond à moitié endormi : Eh quoi ! ne sais-tu pas que les chemins sont remplis de voleurs, toi qui veux partir pendant la nuit ? Si tu te sens coupable de quelque crime, et que tu cherches la mort, nous n’avons pas des têtes de citrouilles à donner pour la tienne. Il fera jour dans un moment, lui dis-je ; de plus, qu’est-ce que les voleurs peuvent prendre à un pauvre voyageur ? Ne sais-tu pas, maître fou, que dix hommes, même des plus forts, ne sauroient en dépouiller un qui est tout nud. Ce valet, accablé de sommeil, se tournant alors de l’autre côté : Que sais-je, dit-il à demi-endormi, si tu ne cherches point à te sauver, après avoir égorgé le compagnon avec lequel tu vins hier au soir ! Je crus dans ce moment que la terre s’ouvroit sous mes pieds jusqu’au fond des enfers, et que je voyois Cerbère prêt à me dévorer. Je connus bien alors que ce n’étoit pas par compassion que la bonne Meroé m’avoit laissé la vie, mais plutôt par cruauté, afin que je mourusse par le supplice de la croix.

Etant donc retourné dans ma chambre, je délibérois, tout troublé, de quelle manière je pourrois me donner la mort ; mais, comme la fortune ne me présentoit d’autres armes pour cet effet, que celles que mon lit pouvoit me fournir : Mon cher lit, lui dis-je, toi qui as tant souffert avec moi, qui as été complice et juge de tout ce qui s’est passé cette nuit, et qui, dans mon malheur, est le seul témoin que je puisse produire de mon innocence, prête-moi quelque arme favorable pour descendre promptement aux enfers. En même-temps je détache une corde dont il étoit entrelacé, et l’ayant jetée par un bout sur un petit chevron qui avançoit au-dessus de la fenêtre, après l’avoir bien attachée, je fais un nœud coulant à l’autre bout ; pour tomber de plus haut, je monte sur le lit, et passant ma tête dans la corde ; d’un coup de pied que je donne sur ce qui me soutenoit, je m’élance en l’air, afin d’être étranglé par mon propre poids ; mais la corde qui étoit vieille et pourrie se rompt sur-le-champ ; je tombe sur Socrates, dont le lit étoit proche du mien, et je roule à terre avec lui.

Dans cet instant, le portier entre brusquement, criant de toute sa force : Où es-tu, toi qui avois si grande hâte de partir de nuit, et qui es encore couché. Alors, soit par ma chûte, soit par le bruit qu’avoit fait ce valet en m’appelant, Socrates s’éveille effrayé, et se leve le premier : En vérité, dit-il, ce n’est pas sans raison que ces valets d’hôtellerie sont haïs de tous ceux qui y logent ; car cet importun entrant avec trop de curiosité dans notre chambre, dans l’intention, je crois, de dérober quelque chose, m’a réveillé par ses cris, comme je dormois d’un profond sommeil. Ces paroles me ressucitent et me remplissent d’une joie inespérée. Eh bien, dis-je, portier si fidèle, voilà mon camarade, mon père et mon frère tout ensemble, que, dans ton ivresse, tu m’accusois, cette nuit, d’avoir assassiné : en même-temps j’embrassois Socrates de tout mon cœur ; mais lui, frappé de la mauvaise odeur dont ces Sorcières m’avoient infecté, me repousse rudement : Retire-toi plus loin, me dit-il, tu m’empoisonnes ; et dans le moment, il me demanda en riant, qui m’avoit ainsi parfumé ; mais je tournai la conversation sur autre chose, par quelques mauvaises plaisanteries que je trouvai sur le champ, et lui tendant la main : Que ne partons-nous, lui dis-je, et que ne profitons-nous de la fraîcheur du matin pour gagner pays ? Je prens mon paquet, je paye l’hôte, et nous nous mettons en chemin.

Nous n’avions pas beaucoup marché, que le soleil commença à paroître et à répandre ses premiers rayons. Je regardois avec une curieuse attention la gorge de mon camarade, à l’endroit où je lui avois vu enfoncer le poignard, et je disois en moi-même : Extravagant que tu es, le vin dont tu avois trop bu, t’a fait rêver d’étranges choses ! Voilà Socrates entier, sain et sauf. Où est cette plaie ? où est cette éponge ? et enfin, où est cette cicatrice si profonde et si récente ? Et m’adressant à lui : Ce n’est pas sans raison, lui dis-je, que les habiles médecins tiennent que l’excès de boire et de manger cause des songes terribles et épouvantables ; car, pour avoir un peu trop bu hier au soir, j’ai rêvé cette nuit des choses si cruelles et si effroyables, qu’il me semble encore à l’heure qu’il est, être tout couvert et souillé de sang humain.

Socrates souriant à ce récit : on ne t’a pas, dit-il, arrosé de sang, mais bien d’urine : cependant je te dirai aussi que j’ai rêvé cette nuit qu’on m’égorgeoit, car j’ai senti de la douleur au gosier : et il m’a semblé encore qu’on m’arrachoit le cœur, et même dans ce moment, je me trouve mal, les jambes me manquent, j’ai peine à me soutenir, et je voudrois bien avoir quelque chose à manger pour reprendre des forces. Voilà, lui dis-je, ton déjeûner tout prêt ; et mettant en même-temps ma besace par terre, je lui présente du pain et du fromage. Asseyons-nous contre cet arbre, lui dis-je. Cela fait, je me mets aussi à déjeûner ; et, comme je le regardois manger avec avidité, je le vois pâlir à vue d’œil ; enfin sa couleur naturelle changea au point que mon imagination me représentant ces furies que j’avois vues la nuit, la peur fit que le premier morceau de pain, quoique petit, que j’avois mis dans ma bouche, s’arrêta dans mon gosier sans pouvoir changer de place. La quantité de gens qui passoit par-là, augmentoit encore ma frayeur : qui pourroit croire en effet que de deux hommes qui cheminent ensemble, l’un soit tué sans qu’il y ait de la faute de l’autre ? Enfin, après que Socrates eut beaucoup mangé, il commença à avoir une soif extraordinaire ; car il avoit dévoré avec avidité une bonne partie d’un excellent fromage. Assez près de l’arbre sous lequel nous étions, un agréable ruisseau couloit lentement, et formoit une espèce de marais tranquille, dont les eaux étoient brillantes comme de l’argent ou du crystal. Tenez, lui dis-je, rassasiez votre soif de cette belle eau. Il se lève, et, couvert de son petit manteau, il se met à genoux à l’endroit le plus uni du bord du ruisseau, pour satisfaire sa brûlante soif.

Il avoit à peine touché l’eau du bout des lèvres, que la plaie de sa gorge s’ouvre profondément ; l’éponge qui étoit dedans tombe ensuite avec un peu de sang, et son corps, privé de vie, alloit tomber dans l’eau, si, le retenant par un pied, je ne l’eusse retiré sur le bord avec assez de peine. Ayant pleuré mon pauvre camarade, autant que le temps me le permettoit, je le couvris de sable, et le laissai pour toujours dans le voisinage de cette rivière. Quant à moi, tout tremblant et saisi de frayeur, j’allai me cacher dans les endroits les plus écartés et les plus solitaires ; et, comme si j’eusse été coupable d’un meurtre, je me suis banni volontairement de ma maison et de mon pays, et je me suis établi en Ætolie, où je me suis remarié. Voilà ce qu’Aristomènes nous raconta.

Rien n’est plus fabuleux que ce conte, dit celui qui avoit paru si incrédule, dès le commencement ; rien n’est plus absurde que ce mensonge. Puis se retournant de mon côté, et vous, continua-t-il, qui, par votre figure et vos manières, me paroissez un homme instruit, vous donnez dans une fable de cette nature ? Pour moi, dis-je, je crois qu’il n’y a rien d’impossible, et que tout arrive aux hommes de la manière que les destins l’ont ordonné. Car il nous arrive quelquefois à vous et à moi, ainsi qu’à tous les hommes, plusieurs choses extraordinaires et presque incroyables, qu’un ignorant à qui on les conteroit, ne croiroit jamais. Quant à moi, je ne doute nullement de la vérité de tout ce qu’il vient de nous dire, et je le remercie de tout mon cœur du plaisir que son agréable récit nous a fait ; car ce rude et long chemin ne m’a ni fatigué, ni ennuyé ; il semble même que mon cheval ait eu part à mon plaisir, puisque, sans le fatiguer, je suis arrivé à la porte de cette ville, non sur son dos, mais comme porté par mes oreilles.

Ainsi finit notre conversation et le chemin que nous faisions ensemble ; car ces deux hommes prirent à gauche pour gagner quelques bourgades qui n’étoient pas éloignées. Pour moi, je m’arrêtai au premier cabaret que je rencontrai dans la ville, et je demandai à l’hôtesse qui étoit une vieille femme : Est-ce ici Hipate ? Oui, me répondit-elle. Connaissez-vous Milon, l’un des premiers de la ville, lui dis-je ? Elle se mit à rire. Il est vrai, dit-elle, que Milon est le premier de cette ville, puisqu’il demeure à l’entrée, hors l’enceinte des murailles. Ma bonne mère, lui dis-je, sans plaisanterie, dites-moi, je vous prie, quel homme c’est, et où est sa maison ? Voyez-vous, me dit-elle, ces dernières fenêtres, qui d’un côté ont vue sur la campagne, et de l’autre sur cette prochaine ruelle ; c’est la demeure de ce Milon, qui est puissamment riche, et qui a beaucoup d’argent comptant ; mais c’est un homme déshonoré et qui est d’une avarice sordide ; il prête beaucoup à usure sur de bons gages d’or et d’argent : Toujours veillant sur son trésor, il se tient renfermé dans sa petite cahute avec sa femme, qui passe sa vie aussi sordidement que lui. Ils n’ont qu’une jeune servante ; et il est toujours habillé comme un gueux.

Sur cela je me mis à rire : Mon ami Déméas a bien de la bonté et de la prévoyance, dis-je, de m’avoir adressé dans mon voyage à un homme, chez qui je puis loger, sans craindre la fumée ni l’odeur de la cuisine. Ensuite j’avançai quelques pas, et m’approchai de sa porte, que je trouvai bien baricadée ; j’y frappai de toute ma force, en appelant quelqu’un. Après un peu de temps, parut une jeune fille. Holà, dit-elle, vous qui avez frappé si rudement à notre porte, sur quoi voulez-vous emprunter ? Etes-vous le seul qui ne sachiez pas que nous ne prêtons que sur des gages d’or et d’argent ? Ayez meilleure opinion de moi, lui dis-je ; dites-moi plutôt, si votre maître est au logis. Oui, dit-elle ; mais, pourquoi me le demandez-vous ? J’ai, lui dis-je, des lettres à lui rendre de la part d’un ami qu’il a à Corinthe, nommé Déméas. Pendant que je vais l’avertir, dit-elle, attendez là : aussi-tôt elle rentre dans la maison, et referme la porte aux verroux. Etant revenue un moment après, elle la rouvre, et me dit que son maître me demandoit ; j’entre et le trouve couché sur un petit grabat, prêt à souper. Sa femme étoit assise à ses pieds, et il n’y avoit encore rien sur la table. Si-tôt qu’il me vit : Voici, dit-il, où vous logerez. Je vous suis fort obligé, lui dis-je ; en même-temps je lui présentai la lettre de Déméas. Après qu’il l’eut lue fort vîte : Je sais le meilleur gré du monde, dit-il, à mon ami Déméas de m’avoir adressé un hôte de votre mérite. En même temps, il fait retirer sa femme, et me prie de m’asseoir à sa place ; et comme par honnêteté j’en faisois difficulté, me tirant par mon habit : Asseyez-vous-là, me dit-il, car la peur que nous causent les voleurs, fait que nous n’avons pas ici de chaises, ni même les meubles nécessaires. J’obéis.

Je jugerois aisément, continua-t-il, à votre bonne mine et à cette honnête pudeur que je vois répandue sut votre visage, que vous êtes de bonne maison, quand même mon ami Déméas ne m’en assureroit pas dans sa lettre. Je vous supplie donc de ne point mépriser ce méchant petit logis ; vous coucherez dans cette chambre prochaine, où vous ne serez pas mal. N’ayez point de répugnance de loger chez nous ; car l’honneur que vous ferez à ma maison la rendra plus considérable, et ce ne sera pas une petite gloire pour vous, si vous imitez les vertus du grand Thésée, dont votre père portoit le nom, qui ne dédaigna point de loger dans la petite maison de la bonne femme Hecale. Ensuite, ayant appelé sa servante : Fotis, dit-il, prens les hardes de notre hôte ; serre-les avec soin dans cette chambre ; porte-lui promptement de l’essence pour se frotter, du linge pour s’essuyer, avec tout ce qui lui sera nécessaire, et conduis-le aux bains prochains ; il doit être fatigué du long et fâcheux chemin qu’il a fait.

Réfléchissant alors sur l’avarice de Milon ; et voulant me concilier encore mieux ses bonnes graces : Je n’ai pas besoin, lui dis-je, de toutes ces choses, que j’ai soin de porter toujours avec moi dans mes voyages, et l’on m’enseignera aisément les bains ; ce qui m’importe le plus, c’est que mon cheval, qui m’a porté gaiement, ait ce qu’il lui faut : tenez, dis-je à Fotis, voilà de l’argent, achetez-lui du foin et de l’orge.

Cela fait, et mes hardes serrées dans ma chambre, en allant aux bains, je passe au marché afin d’y acheter quelque chose pour mon souper. J’y trouvai quantité de beau poisson, et en ayant marchandé, on me fit cent deniers ce qu’on me donna ensuite pour vingt. Comme je sortois du marché, Pithias, mon ancien camarade du temps que nous faisions nos études à Athènes, ayant été quelque temps à me reconnoître, vint m’embrasser avec toute la tendresse et la cordialité possible : Mon cher Lucius, me dit-il, il y a bien long-temps que je ne vous ai vu, nous ne nous sommes point rencontrés depuis que nous avons quitté nos études, quel est le sujet de votre voyage ? Je vous l’apprendrai demain, lui dis-je ; mais qu’est ceci ? Je vous félicite, car je vous vois vêtu en magistrat, et des huissiers avec des faisceaux marchent devant vous ? Je suis Ædile, me dit-il, et j’ai cette année inspection sur les vivres : si vous avez quelque chose â acheter, je peux vous y rendre service. Je le remerciai, ayant suffisamment de poisson pour mon souper.

Mais Pithias appercevant mon panier, et l’ayant secoué pour mieux voir ce qui étoit dedans ; Combien, dit-il, avez-vous acheté ce fretin ? À peine, lui dis-je, ai-je pu l’obtenir du marchand pour vingt deniers. Alors me prenant par la main, et me ramenant sur le champ au marché : Qui vous a vendu, me dit-il, cette mauvaise drogue ? Je lui montrai un vieillard qui étoit assis dans un coin. Aussi-tôt il se met à le réprimander avec beaucoup d’aigreur, suivant l’autorité que lui donnoit sa charge d’Ædile. Ha ha, dit-il, vous n’avez garde d’épargner les étrangers, puisque vous écorchez ainsi nos amis ! Pourquoi vendez-vous si cher de méchans petits poissons ? Vous rendrez cette ville, qui est la plus florissante de la Thessalie, déserte et inhabitable par la cherté de vos denrées ; mais vous en serez puni : car tout présentement je vais vous apprendre, comme pendant le temps de mon exercice, ceux qui font mal sont châtiés. Et renversant mon panier au milieu de la place, il commanda à un de ses huissiers de marcher sur mes poissons, et de les écraser. Mon brave Pithias, content d’avoir ainsi montré sa sévérité, me conseilla de me retirer : Il me suffit, mon cher Lucius, continua-t-il, d’avoir fait cet affront à ce petit vieillard. Surpris et consterné d’avoir perdu mon souper et mon argent, par le bel exploit de mon sage et prudent camarade, je m’en vais aux bains ; je m’en retournai ensuite au logis de Milon, et me retirai dans ma chambre.

Je n’y fus pas plutôt, que la servante Fotis vint me dire que son maître me demandoit ; mais ayant déjà bien reconnu l’avarice de cet homme, je lui répondis que je le priois de m’excuser, ayant plus besoin de me reposer que de manger, fatigué comme j’étois de mon voyage : ce qui lui ayant été rapporté, il vint lui-même, et me prenant par la main, il tâchoit par ses honnêtetés de me tirer hors de ma chambre ; et, comme je m’en défendois le plus civilement que je pouvois, je ne vous quitterai pas, me dit-il, que vous ne veniez avec moi ; et accompagnant cela d’un serment, je fus contraint, malgré que j’en eusse, de céder à son opiniâtreté, et de le suivre jusqu’à son petit grabat, où, étant assis : Comment se porte, me dit-il, notre ami Déméas, sa femme, ses enfans ? Comment va son ménage ? Je lui rendis compte de tout ; ensuite il s’informa plus particulièrement du sujet de mon voyage ; quand je l’eus satisfait pleinement, il commença à me demander en détail des nouvelles de mon pays, des principaux de la ville ; et enfin de celui qui en étoit le gouverneur ; mais s’appercevant que, fatigué du voyage et de cette longue conversation, je m’endormois, que la moitié des paroles me demeuroit à la bouche, et que, n’en pouvant plus, je bégayois à chaque mot, il me permit enfin de m’aller coucher. Ainsi, accablé de sommeil, et non de bonne chère, je me sauvai du repas imaginaire de cet avare vieillard, qui ne m’avoit régalé que d’un entretien fort ennuyeux, et retournant dans ma chambre, j’y pris le repos que je desirois depuis long-temps.

Fin du premier Livre.

LES

MÉTAMORPHOSES :

ou

L’ÂNE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE SECOND.

Sitôt que la nuit fut passée, et que le soleil parut, je m’éveillai et sortis de mon lit, l’esprit fort occupé, et brûlant toutes fois du desir de voir ce qu’il y avoit de rare et de merveilleux en cette ville, d’autant plus que j’étois dans le milieu de la Thessalie, d’où l’on croit par tout le monde que l’art magique a tiré son origine : incertain néantmoins, je repassois en moi-même le conte que le bon Aristomènes m’avoit fait à l’occasion de cette Ville, où nous venions, et j’y considérois toutes choses avec une curiosité et une application extraordinaire. Tout ce qui s’offroit à mes regards, je m’imaginois que c’étoit autre chose qu’il ne me paraissoit, et que par la force des enchantemens tout y étoit métamorphosé ; que les pierres que je rencontrois, étoient des hommes pétrifiés ; que les oiseaux que j’entendois, avoient été des hommes, aussi bien que les arbres qui étoient le long des murs de la ville ; et que les fontaines étoient des corps humains, que la magie avoit fondus en eau. Je croyois que bientôt je verrois marcher les statues et les figures des tableaux, que les murailles devoient parler, que les bœufs et autres bêtes alloient prédire l’avenir, et même que, du haut des cieux, les corps radieux du soleil prononceroient tout d’un coup quelque oracle. Ainsi, étonné, et l’esprit occupé par le violent desir que j’avois de voir quelque chose de surnaturel, et n’en voyant aucun indice, ni la moindre apparence, j’allois et venois de tous côtés : enfin, marchant de rue en rue, comme un homme ivre et égaré, je me trouvai sans y penser dans la place du marché.

J’y vis dans le moment arriver une femme, suivie d’un grand nombre de valets : Je m’approchai d’elle avec empressement. La magnificence de ses habits brodés d’or, et ses pierreries faisoient assez connoître que c’étoit une femme de qualité. Elle avoit à côté d’elle un homme fort avancé en âge, qui, dès qu’il m’eut apperçu ; vraiment, dit-il, c’est Lucius lui-même ; et il vint m’embrasser, et parla ensuite, sans que j’entendisse mot, à l’oreille de cette dame : Que n’approchez-vous, me dit-il, et que ne saluez-vous votre mère. Je n’ose, lui dis-je, n’ayant pas l’honneur de connoître madame ; et le rouge me montant au visage, je restai les yeux baissés à la place où j’étois. Mais elle, me regardant fixément, voilà, dit-elle, le même air de bonté de Salvia, sa très-vertueuse mère ; leurs figures sont si conformes, qu’ils semblent être faits tous deux sur le même modèle ; sa taille est d’une belle grandeur, et d’un embonpoint raisonnable ; son teint est bien coloré, ses cheveux sont blonds et frisés naturellement ; ses yeux sont bleus, cependant ils sont vifs et brillans comme ceux d’un aigle, et leurs regards sont pleins de charmes : enfin, de quelque côté qu’on l’examine, il n’a aucun défaut, et sa démarche est noble et n’a rien d’affecté. Lucius, ajouta-t-elle, je vous ai élevé de mes propres mains, mais vous n’en devez pas être surpris ; nous sommes non-seulement parentes, votre mère et moi, mais nous avons été élevées ensemble. Car nous descendons l’une et l’autre de la famille de Plutarque, nous avons eu toutes deux la même nourrice, et par les liens du sang, nous n’avons fait toutes deux qu’un même corps. Il n’y a d’autre différence entre elle et moi, que l’état présent de nos conditions, parce qu’elle fut mariée à un homme de grande qualité, et moi à un particulier. Je suis cette Birrhene que vous avez peut-être oui souvent nommer parmi ceux qui vous ont élevé ; venez donc hardiment prendre un logement chez moi, ou plutôt chez vous-même.

Sur cela, le rouge qui m’étoit monté au visage s’étant dissipé, aux Dieux ne plaise, ma mère, lui dis-je, que je quitte mon hôte Milon, sans qu’il m’en ait donné sujet ; mais certainement je ne manquerai à rien à votre égard de tout ce qui se pourra faire, sans manquer aux devoirs de l’hospitalité. Toutes les fois que j’aurai occasion de venir en ce pays-ci, je ne prendrai jamais un logement ailleurs que chez vous.

Pendant ces contestations d’honnêteté, et quelques autres semblables, et après avoir marché peu de temps, nous arrivâmes à la maison de Birrhene. Le vestibule en étoit magnifique ; il étoit orné de colonnes aux quatre coins, sur lesquelles on voyoit des statues de la déesse Victoire. Elles avoient les aîles déployées, un pied appuyé sur une boule, d’où elles paroissoient vouloir s’élever ; et quoiqu’elles y fussent attachées, il sembloit qu’elles ne tenoient à rien, et qu’elles alloient voler. Dans le milieu de la place étoit une statue d’une beauté parfaite, qui représentoit Diane. Ses habits paroissoient agités par le vent : elle sembloit courir avec vivacité, et venir à la rencontre de ceux qui entroient avec un air qui imprimoit du respect. Elle avoit à ses côtés des chiens qui étoient aussi de pierre. Ils avoient les yeux menaçans, les oreilles droites, les naseaux ouverts, la gueule béante et prête à dévorer ; et, si l’on entendoit aboyer quelques chiens des lieux voisins, on croyoit que c’étoit ceux-ci ; mais une chose en quoi l’excellent sculpteur avoit donné une grande marque de son habileté, c’est que ces chiens n’étoient portés que sur les pieds de derrière ; que ceux de devant étoient en l’air, ainsi que leurs corps qui sembloient s’élancer en avant.

Derrière la statue de la Déesse, on voyoit un rocher qui formoit une grotte pleine de mousse, d’herbes et de feuillages, et de côté et d’autre, il sortoit du rocher des pampres et des arbustes fleuris. La statue étoit d’un marbre si blanc et si poli, que le fond de la grotte en étoit éclairé. Aux extrémités du rocher, pendoient des grappes de raisin ; et des fruits que l’art, qui imite la nature, avoit copiés si parfaitement, qu’on auroit cru pouvoir les cueillir et les manger, quand l’automne leur auroit donné la couleur et la maturité. Si l’on se baissoit pour les voir dans l’eau de la fontaine qui sort des pieds de la Déesse, et qui jetoit une eau douce et claire ; ils paroissoient agités comme des fruits et des raisins véritables, attachés à leurs branches. Entre les feuillages du rocher, on découvroit la statue d’Acteon qui, pour avoir eu la curiosité de voir Diane se baigner dans la fontaine de cette grotte, commençoit à prendre la forme d’un cerf. Comme je contemplois exactement et avec grand plaisir ces singularités : Tout ce que vous voyez ici, me dit Birrhene, est à vous. Dans le même-temps elle fit signe à ses gens de se retirer. Sitôt qu’ils furent sortis, je jure par cette Déesse, mon cher Lucius, dit-elle, que je crains terriblement pour vous, et que vous me causez autant d’inquiétude que si vous étiez mon propre fils. Gardez-vous, mais gardez-vous bien des maudits artifices et des détestables attraits de Pamphile, femme de Milon, chez qui vous dites que vous logez. Elle passe pour la plus grande Magicienne et la plus dangereuse qui soit dans cette ville : par le moyen de certaines herbes, de certaines petites pierres, et de quelques autres bagatelles de cette nature, sur lesquelles elle souffle, elle peut précipiter la lumière des astres, jusqu’au fond des Enfers, et remettre le monde dans son premier chaos. D’ailleurs aussi-tôt qu’elle voit quelque jeune homme beau et bien fait, elle en est éprise et y attache son cœur. Elle l’accable de caresses, s’empare de son esprit, et l’arrête pour jamais dans ses liens amoureux. Mais, indignée contre ceux qui lui résistent, d’un seul mot, elle change les uns en pierres, ou en différens animaux, et fait mourir les autres. Cela me fait trembler pour vous, et j’ai voulu vous en avertir, afin que vous fussiez sur vos gardes ; car cette femme est toujours amoureuse, et vous lui convenez fort, jeune et bien fait comme vous êtes.

Voilà ce que me dit Birrhene, fort inquiète sur ce qui me regardoit. Mais, sitôt que j’eus entendu parler de cet art magique, pour lequel j’avois une curiosité extraordinaire, tant s’en fallut que j’eusse dessein de me garder des ruses de Pamphile, que je fus transporté de joie, voulant me livrer entièrement à la connoissance de cette science, quoi qu’il m’en pût coûter, et me jeter à corps perdu dans cet abîme. Ainsi, sans y réfléchir davantage, je me dégageai le plutôt que je pus des mains de Birrhene, comme d’une chaîne importune ; et prenant congé d’elle brusquement, je gagnai au plus vite le logis de Milon. Pendant que j’y courois comme un insensé. Courage, Lucius, disois-je en moi-même, sois vigilant et attentif. Voici l’occasion que tu as tant souhaitée ; tu pourras désormais rassasier ta curiosité des choses extraordinaires ; il n’appartient qu’aux enfans d’avoir peur : embarque-toi dans cette affaire le plutôt que tu pourras, mais garde-toi d’être amoureux de ton hôtesse, et fais conscience de souiller le lit conjugal du bon Milon. Recherche plutôt avec empressement les bonnes graces de Fotis : elle est d’une jolie figure, d’une humeur enjouée, et a beaucoup de vivacité. Hier au soir, quand tu fus te coucher, elle te conduisit civilement dans ta chambre, te mit au lit d’une manière gracieuse, te couvrit avec affection, et t’ayant donné un baiser, fit assez voir dans ses yeux qu’elle ne te quittoit qu’à regret : même en s’en allant elle s’arrêta plusieurs fois, et se retourna pour te regarder. Veuillent les Dieux que je réussisse ! mais, m’en dût-il mal arriver, il faut que je tente fortune auprès de cette Fotis.

Raisonnant ainsi en moi-même, et plein de mon opinion, j’arrivai chez Milon entièrement déterminé. Je n’y trouvai ni le maître ni la maîtresse, mais seulement ma chere Fotis, qui faisoit un hachis de viande pour le souper de ses maîtres, qui me parut à l’odeur devoir être excellent. Elle avoit une robe de lin fort propre, retroussée au-dessous du sein, avec une ceinture rouge. Elle remuoit la casserolle où étoit son hachis avec ses belles mains, et sa robe ondoyoit autour d’elle, par le mouvement agréable que se donnoit son corps. Ses membres agités lui faisoient tourner les reins d’une manière amoureuse et lubrique. Je demeurai surpris d’étonnement, et m’arrêtai quelque temps à l’admirer. Enfin cette vue m’ayant échauffé l’imagination : Ma chere Fotis, lui dis-je, que tu remues ce hachis de bonne grace, aussi bien que ton corps ! Ô le bon ragoût que tu fais là ! heureux en effet celui à qui tu permettras d’en goûter.

Cette fille, qui étoit vive et quelquefois plaisante, se retournant de mon côté, me dit en riant : Retirez-vous, pauvre misérable, retirez-vous loin de mon feu ; car, s’il en voloit sur vous une éteincelle, vous brûleriez jusqu’au fond du cœur, et personne ne pourroit éteindre votre ardeur que moi qui sait remuer le pot aussi doucement que le lit agréablement.

Cependant, sans quitter la place où j’étois, j’examinois toute sa figure avec attention ; mais, pourquoi vous entretenir de toutes ses beautés, je ne dois vous parler d’abord que de celles que j’ai soin d’examiner les premières dans une belle personne, de la tête et des cheveux qui en public attirent mon attention, et en particulier font naître mes plaisirs. La nature a élevé et découvert cette principale partie ; elle y a joint les graces naturelles des cheveux qui parent autant une tête, que les plus beaux habits peuvent orner le reste du corps par leurs plus vives couleurs, pour nous apprendre à juger par ce qu’elle nous dévoile, de ce qu’elle ordonne à l’art de dérober à nos yeux. Plusieurs femmes, même pour laisser un champ plus libre au jugement que l’on doit porter d’elles, écartent de leur sein leurs habits et leurs voiles. Il semble qu’elles voudroient mettre à découvert tous leurs charmes, sachant bien que la blancheur et la vivacité d’un peau délicate, est plus capable de plaire que le brillant éclat des plus riches vêtemens.

Mais ce que je ne puis dire sans peine, et ce que je souhaite, qui n’arrive jamais, si vous coupez les cheveux de quelque belle femme que ce puisse être, et que vous dépouillez son visage de cet ornement naturel, fût-elle descendue du ciel, engendrée de la mer, nourrie au milieu des ondes : en un mot, quand ce seroit Vénus elle-même, accompagnée des graces et des amours, parée de sa ceinture, et parfumée des odeurs les plus exquises ; si elle paroît avec une tête chauve, elle ne vous plaira point ; son Vulcain même la trouvera désagréable.

Mais y a-t-il rien de plus charmant que des cheveux d’une belle couleur et tenus proprement, qui brillent au soleil, d’un lustre changeant, dont l’œil est ébloui ? Les uns d’un blond plus éclatant que de l’or, et brunissant un peu vers la racine ; les autres noirs comme le plumage d’un corbeau, et un peu changeant, comme la gorge des pigeons, qui parfumés d’essences précieuses, peignés avec soin, et tressés par derrière, sont comme un miroir où un amant se retrouve avec plaisir. Quel charme encore de voir une grande quantité de cheveux relevés et ajustés sur le haut de la tête, ou bien de les voir d’une grande longueur, épars et flottans sur les épaules. Enfin la chevelure est quelque chose de si beau, que, quand une femme paroîtroit avec toutes sortes d’ajustemens, et avec des habits chargés d’or et de pierreries ; s’il se trouve quelque négligence dans ses cheveux, toute sa parure lui devient inutile.

Mais, pour ma Fotis, sa coëffure négligée et sans art la rendoit encore plus agréable ; car ses beaux cheveux, qu’elle avoir fort longs et fort épais, étoient en liberté sur son front et autour de son col ; ensuite cordonnés dans un ruban qui faisoit plusieurs tours, ils étoient noués sur le haut de la tête. Il me fut impossible de soutenir plus long-temps le supplice que me causoit l’excès du plaisir que j’avois à la considérer. Je m’approchai d’elle avec transport, et baisai amoureusement sur sa tête ces liens charmans. Elle se tourna, et me regardant de côté avec un air malin : Holà, dit-elle, jeune écolier, vous goûtez-là un plaisir qui a son amertume aussi-bien que sa douceur ; mais prenez garde que cette douceur ne soit que passagère, et que l’amertume ne reste pour toujours. Que veut dire cela, lui dis-je, ma chere Fotis ? puisque, si tu veux me donner un baiser seulement, je suis tout prêt de me jetter dans ce feu. En même-temps, je la serre et l’embrasse plus étroitement. Comme je vis par la manière dont elle recevoit mes caresses, qu’elle répondoit à l’amour dont je brûlois pour elle : Je mourrois, lui dis je, ou plutôt je suis mort, si tu n’as pitié de moi. Prenez bon courage, me dit-elle en m’embrassant, car je vous aime autant que vous m’aimez ; je suis toute à vous, et nos plaisirs ne seront pas long-temps différés ; sitôt qu’on allumera les flambeaux, j’irai-vous trouver dans votre chambre. Allez-vous en donc, et préparez —vous. Nous causâmes encore quelque-temps et nous nous séparâmes.

Environ sur le midi, Birrhene m’envoya quelques petits présens ; un cochon de lait, cinq gelines, et un baril d’un excellent vin vieux de plusieurs années. J’appelle Fotis. Voici, lui dis-je, le Dieu qui prête des armes à Vénus. Il vient nous trouver de lui-même. Buvons aujourd’hui tout ce vin, pour nous défaire entièrement d’une sotte honte, et pour nous donner une gaillarde vigueur au jeu d’Amour ; car la galère de Vénus n’a besoin pour bien voguer que d’huile dans la lampe, et de vin dans le verre.

Je passai le reste du jour aux bains ; ensuite j’allai souper avec le bon Milon qui m’en avoit prié, et qui me régala d’un repas fort frugal. J’évitois, autant qu’il m’étoit possible, les regards de sa femme, suivant les avis que m’avoit donnés Birrhène ; et, si par hasard je venois à jeter les yeux sur elle, je tremblois, comme si j’eusse vu l’enfer : mais je regardois continuellement et avec beaucoup de plaisir ma chère Fotis qui nous servoit à table.

La nuit étoit arrivée, et Pamphile alors considérant la lumière de la lampe : Que de pluie nous aurons demain, dit-elle ! Son mari lui ayant demandé comment elle le savoit : C’est cette lampe qui me le prédit, répondit-elle. Eh ! dit Milon, en éclatant de rire, nous entretenons une grande sibille de lampe, qui, du haut du chandelier où elle est posée, examine le soleil, et sait tout ce qui se passe dans le Ciel. Sur cela, prenant la parole : Il ne faut point, dis-je, s’étonner de ce que dit Madame, du temps qu’il doit faire demain ; ce sont les premiers essais de cet art de deviner, et il n’y a rien en cela de fort extraordinaire. Car, quoique ce peu de feu terrien et de lumière que nous voyons, soit l’effet de l’industrie des hommes, il ne laisse pas de sympatiser avec le feu céleste dont il est descendu, de participer aux changemens qui y arrivent, et par conséquent de présager ce qui doit arriver au plus haut des airs, et de nous en instruire. Nous avons même présentement parmi nous, à Corinthe, un certain Chaldéen qui trouble toute la ville par les réponses surprenantes qu’il fait ; et, pour de l’argent, il découvre au peuple les secrets du Destin ; quels sont les Jours heureux pour se marier ; quels sont ceux qui sont propres pour jetter sûrement les fondemens des murailles ; quels sont les jours heureux, ou pour les voyages, ou pour les embarquemens : et moi-même l’interrogeant sur le succès qu’auroit le voyage que je fais présentement, il me répondit plusieurs choses fort étonnantes ; car il me dit que j’aurois une réputation assez éclatante ; que je ferois une grande histoire avec une fable incroyable, et que je composerois des livres.

De quelle taille est ce Chaldéen, me dit Milon en riant, et comment se nomme-t-il ? C’est un grand homme noiraut, lui dis-je, qu’on nomme Diophanes. C’est lui-même, me dit-il, et ce ne peut en être un autre ; car il a pareillement prédit ici diverses choses à plusieurs personnes ; mais, après y avoir gagné de l’argent considérablement, il lui arriva un accident cruel ou plutôt fâcheux. Un jour étant au milieu d’un grand nombre de peuples, où il découvroit la destinée à qui vouloit l’apprendre, certain négociant, qu’on nomme Cerdon, s’approcha de lui pour savoir quel jour il devoit commencer un voyage qu’il avoit à faire. Déjà le Devin lui avoit marqué ce jour ; déjà le marchand avoit mis bas sa bourse, tiré de l’argent, et compté cent deniers pour le prix de sa prédiction, quand tout à coup un jeune homme de qualité s’approche de Diophanes par derrière, le tire par son habit, et l’obligeant de se tourner de son côté, l’embrasse avec beaucoup d’affection.

Notre Devin l’ayant salué et fait asseoir auprès de lui, parut d’un étonnement et d’une surprise extraordinaire de le voir ; et ne songeant plus absolument à l’affaire dont il s’agiſſoit : Depuis quand, lui dit-il, êtes-vous arrivé, vous que j’ai tant souhaité ? Je ne suis ici que d’hier au soir, lui répondit le jeune homme ; mais vous, mon cher ami, contez-moi, je vous prie, comment vous êtes venu en si peu de temps, de l’isle d’Eubée, et comment s’est passé votre voyage, tant sur terre que sur mer. Sur cela mon brave Chaldéen, encore tout hors de lui-même et sans avoir repris ses esprits : Que tous nos ennemis, dit-il, puissent faire un voyage aussi funeste que le nôtre, et qui ressemble autant à celui d’Ulisse ; car le vaisseau sur lequel nous étions, battu des vents et de la tempête, ayant perdu l’un et l’autre gouvernail, et ayant été jeté sur la côte, s’est abimé tout d’un coup au fond de la mer, et après avoir tout perdu, nous nous sommes sauvés à la nage avec beaucoup de peine ; tout ce que nous avons pu ramasser ensuite, soit par la pitié de ceux que nous ne connoissions point, ou par la bonté de nos amis, est devenu la proie d’une troupe de voleurs. Pour comble de disgrace, mon frère unique, nommé Arisuat, s’étant mis en devoir de se défendre contre eux, a été égorgé à mes yeux.

Pendant qu’il faisoit ce récit d’un air fort affligé, Cerdon ayant repris l’argent qu’il avoit compté pour payer sa prédiction, gagna au pied, et disparut. Alors Diophanes, réveillé comme d’un profond sommeil, s’apperçut du dommage que lui causoit son imprudence, en nous voyant rire à gorge déployée, tous tant que nous étions autour de lui. Mais, quoi qu’il en, soit, Seigneur Lucius, je ſouhaite que vous soyez le seul à qui ce Chaldéen ait prédit la vérité ; que toute sorte de bonne fortune vous arrive, et que vous fassiez un heureux voyage.

Pendant ce long discours de Milon, je souffrois intérieurement une peine extrême, et j’étois au désespoir d’avoir donné lieu à ces contes ennuyeux qui me faisoient perdre une bonne partie de la soirée et des plaisirs agréables que je m’étois promis. Enfin, perdant toute retenue, je m’adresse à Milon. Que ce Diophanes, lui dis-je, soit en proie à sa mauvaise fortune, et que de rechef il expose aux dangers de la mer et de la terre l’argent qu’il attrape aux peuples par ses prophéties : pour moi qui suis encore fatigué du chemin que je fis hier, permettez-moi de m’aller coucher de bonne heure. En même-temps je me retire dans mon appartement, où je trouve les apprêts d’un fort joli repas. Fotis avoit aussi éloigné le lit des valets de la porte de ma chambre, afin, je crois, qu’ils ne pussent entendre les discours que nous nous tiendrions pendant la nuit. Auprès de mon lit étoit une petite table chargée de ce qui étoit resté de meilleur du soupé, avec deux verres à moitié pleins d’eau, qui n’attendoient plus que le vin qu’on y voudroit mêler, et une bouteille qui, s’élargissant par le cou, avoit une grande ouverture, afin de verser plus facilement le vin qui devoit aider à nos plaisirs, et nous y préparer.

À peine étois-je dans le lit, que Fotis ayant déja couché sa maîtresse, entre dans ma chambre en me jettant des roses, et en ayant une bien épanouie dans son sein ; ensuite elle m’embrasse étroitement et m’enchaîne en badinant avec des guirlandes de fleurs. Après qu’elle en eut répandu quantité sur mon lit, elle prend un verre de vin, et ayant versé dessus un peu d’eau tiède, elle me le présente à boire ; mais, avant que je l’eusse entièrement vuidé, elle me l’ôte en riant, le porte à sa bouche ; et les yeux attachés sur moi, boit le reste à petits traits. Nous redoublâmes ainsi plusieurs fois tour-à-tour.

Etant donc animé par l’amour et par le vin, et brûlant du desir de parvenir au comble du bonheur, je jette ma couverture, et lui montrant l’impatience de mon ardeur : Ma chère Fotis, lui dis-je, aie pitié de moi, et hâte-toi de me secourir ; car tu vois, dès la première approche du combat auquel tu m’as appelé, que je me suis préparé de toute ma puissance, et si-tôt que j’ai été piqué de la première flêche de ce cruel Cupidon, cette vigne a tendu mon arc au point que je crains que la corde ne rompe s’il reste davantage ; mais, pour me faire encore plus de plaisir, délie tes cheveux, je te prie, laisse-les flotter en liberté sur tes épaules, et viens que je t’embrasse de tout mon cœur.

Dans l’instant elle ôta le reste des mets que nous avions, et rangea la bouteille et les verres. Elle se déshabilla ensuite entièrement, dénoua ses cheveux pour augmenter la volupté, et parut belle comme Vénus sortant de la mer. D’une main couleur de rose, ombrageant, plutôt à dessein que par pudeur, sa nature mignone : Joutez à cette heure, et joutez vaillamment, me dit-elle, car je ne quitterai pas la place, et je ne tournerai pas le dos ; si vous avez de la valeur, disposez-vous à combattre, et me tuez pour mourir avec moi ; le combat d’aujourd’hui n’aura pas de relâche.

En même-temps elle monte sur le lit, elle se couche tout de son long sur moi, puis sautant à plusieurs bonds, et démenant les reins d’une façon lubrique et voluptueuse, me saoula de tous les fruits que l’on recueille dans les combats amoureux, jusqu’à ce que fatigués de corps et d’esprit nous demeurâmes tous deux embrassés pour reprendre haleine. Nous passâmes ainsi toute la nuit sans dormir, et luttans ensemble, nous parvînmes au jour, nous délassans souvent à coup de verre, et aiguisans nos amours pour renouveller notre plaisir. Dans la suite, nous passâmes plusieurs autres nuits comme nous avions fait celle là.

Il arriva qu’un jour Birrhène m’envoya prier d’aller souper chez elle, et, quoi que je pusse faire pour m’en excuser, je n’en pus venir à bout ; elle voulut absolument que j’y allasse. Il fallut dont en parler à Fotis, et lui en demander son avis, comme on fait aux Augures, quand on veut entreprendre quelque chose. Bien qu’elle ne voulût pas que je la quittasse d’un moment, elle m’accorda néanmoins gracieusement cette petite trêve : Mais au moins, dit-elle, prenez garde à revenir de bonne heure de ce soupé, car la maudite faction d’un nombre de jeunes gens de qualité a troublé toute la ville, et vous trouverez de côté et d’autre des hommes égorgés dans les rues. Les troupes du gouverneur de la province sont trop éloignées d’ici pour empêcher ce désordre ; et, comme on sait que vous êtes homme de qualité, et qu’on a du mépris pour un étranger, on pourroit bien vous dresser quelque embuscade.

Ma chère Fotis, lui dis-je, sois sans inquiétude ; car, outre que je préférerais le plaisir d’être avec toi à tous les festins du monde, c’est que par mon prompt retour, je te mettrai l’esprit en repos. Cependant je n’irai pas seul, et mon épée que je porterai avec moi, suffira pour me mettre en sûreté. M’étant ainsi précautionné, je vais à ce soupé.

J’y trouvai beaucoup de convives ; et comme Birrhène étoit une dame de grande distinction, c’étoit les gens les plus considérables de la ville. Le repas fut magnifique. On se mit à table sur des lits d’ivoire, dont les couvertures étoient d’étoffe brodée d’or. Il y avoit une quantité de grands vases pour boire, tous d’une beauté différente, et tous également précieux ; les uns.de verre avec des figures de relief, d’un travail admirable ; les autres, de cristal d’une beauté parfaite ; quelques-uns d’or, d’autres d’argent. Il y avoit même des morceaux d’ambre merveilleusement bien travaillés et creusés en forme de coupe ; enfin on y voyoit des ouvrages qui sembloient surpasser l’adresse des hommes. Il y avoit plusieurs écuyers tranchans richement vêtus ; des mets en abondance, servis par de jeunes filles ; et de jeunes garçons, remarquables par la propreté de leurs habits, et par la beauté de leurs cheveux, présentoient souvent à boire d’un excellent vin vieux dans des vases faits de pierres précieuses.

Sitôt qu’on eut allumé les flambeaux, la conversation commença à s’animer, chacun se mit à badiner, à rire et à plaisanter. Alors Birrhene s’adressant à moi : Comment vous trouvez-vous en ce pays-ci, dit-elle ? Je crois que notre ville est fort au-dessus des autres, par la beauté de ses temples, de ses bains et de ses édifices. Toutes les commodités de la vie y sont en abondance. On y vit dans une liberté paisible, et les marchands étrangers la trouve aussi peuplée que celle de Rome. On jouit, si on veut, de la même tranquillité qu’à la campagne ; en un mot, c’est la retraite la plus délicieuse de toute la province.

Vous dites la vérité, Madame, lui répondis-je, et je ne crois pas avoir vécu en aucun lieu avec plus de liberté qu’en cette ville ; mais je tremble quand je songe qu’on y est exposé aux funestes et inévitables effets de la magie ; car on dit même que les morts n’y sont pas en sûreté dans leurs tombeaux, et que de vieilles sorcières, jusques sur les bûchers, arrachent les ongles des corps qu’on y brûle, et en recherchent les restes pour nuire et faire du mal aux vivans, et que, pendant qu’on prépare les funérailles d’un mort, elles se rendent au bûcher les premières, où elles dérobent le corps très-adroitement !

Sur cela, un de la compagnie ajouta : Je vous assure qu’en ce pays-ci les vivans n’y sont pas plus en sûreté que les morts, et certaine personne qui n’est pas loin d’ici, a eu, il n’y a pas long-temps, le visage absolument défiguré par la malice de ces maudites enchanteresses. À ces mots, la compagnie éclata de rire de toute sa force, et chacun jetta les yeux sur un homme qui étoit à part dans un coin de la salle. Cet homme, honteux de se voir si obstinément envisagé, voulut se lever et sortir en murmurant entre ses dents. Mais Birrhene lui dit : Mon ami Telephron, restez, je vous prie, et suivant votre complaisance ordinaire, contez-nous encore une fois l’histoire de votre avanture, afin que mon fils Lucius ait le plaisir de l’entendre de votre bouche. Pour vous, dit-il, Madame, vous êtes toujours la bonté et l’honnêteté même ; mais il y a des gens dont l’insolence n’est pas supportable. Il prononça ces paroles avec beaucoup d’émotion : cependant Birrhene fit si bien, et le conjura avec tant d’instance, que, quelque répugnance qu’il eût à le faire, il ne put se refuser à sa prière. Ainsi ramassant ensemble une partie de la couverture du lit sur lequel il étoit, se dressant à moitié dessus, appuyé sur le coude, il étendit la main droite à la manière des orateurs, il ferma ensuite les deux plus petits doigts, et relevant les autres comme menaçant un peu du pouce, il commença ainsi.

Etant encore pupille, je partis de Milet pour aller aux jeux Olympiques, dans le dessein aussi de voir exactement toute cette province si renommée : après avoir parcouru toute la Thessalie, j’arrivai pour mon malheur à Larisse. Comme j’allai de côté et d’autre dans la ville, fort léger d’argent, et cherchant quelque remède à mon indigence, j’apperçois, au milieu du marché un grand vieillard monté sur une pierre, qui crioit à haute voix : S’il y a quelqu’un qui veuille garder un mort, qu’il dise ce qu’il demande. Alors m’adressant au premier que je rencontre : Que veut dire ceci, lui dis-je, les morts de ce pays-ci ont-ils accoutumé de s’enfuir ? Taisez-vous, me répondit-il, car vous êtes encore jeune et même étranger, et vous ne songez pas que vous êtes au milieu de la Thessalie, où les sorcières ordinairement arrachent des morceaux du visage des morts, dont elles se servent pour leurs enchantemens. Mais dites-moi, de grace, lui dis-je, que faut-il faire pour garder ainsi les morts ? Premièrement, me répondit-il, il faut veiller exactement toute la nuit, et avoir toujours les yeux attachés et fixés sur le corps mort, sans les en détourner d’un seul instant : car, pour peu que vous regardiez d’un autre côté, ces rusées et maudites femmes ayant pris la forme de quelque animal, se glissent avec tant d’adresse, qu’elles tromperoient aisément les yeux du Soleil même et de la Justice. Elles se changent en oiseaux en ours, en chiens, en souris et même en mouches ; ensuite, à force de charmes, elles accablent de sommeil ceux qui gardent le mort, et les endorment profondément ; enfin il n’est pas possible d’exprimer tous les tours que ces détestables femmes imaginent pour venir à bout de leurs desseins. Cependant, pour un aussi dangereux emploi, on ne donne ordinairement que cinq ou six pièces d’or ; mais, ce qu’il y a de pis, et que j’oubliois bien à vous dire, c’est que, si le lendemain matin le gardien ne rend pas le corps tout entier, il faut qu’il se laisse couper autant de chair du visage qu’on en a ôté au corps mort.

Bien informé de tout cela, je prends courage, et m’approchant aussi-tôt du crieur : Cessez de crier, lui dis-je, voici un gardien tout prêt ; combien me donnera-t-on ? On vous donnera, dit-il, six pièces, d’or ; mais holà ! jeune homme, ayez au moins grand soin de garder, comme il faut, le corps du fils d’un des premiers de la ville, et de le garantir soigneusement des maudites harpies. Ce sont, lui dis-je, des misères et des bagatelles que cela ; vous voyez un homme infatigable, qui ne dort. jamais, qui voit plus clair que Lincée ou Argus même, et qui est tout yeux.

À peine avais-je fini de parler, qu’il me mena en une maison, dont la grande porte étant fermée, il me fit entrer par une petite porte de derrière, et monter dans une chambre close et sombre, où il me montra une dame toute en pleurs, habillée de noir ; et s’approchant d’elle : Voici, dit-il, un homme qui est venu s’engager hardiment à garder le corps de votre mari. Elle rangea de côté et d’autre ses cheveux qui lui tomboient sur le visage, que je ne trouvai point abattu, malgré son affliction ; et me regardant : Prenez garde, dit-elle, je vous prie, à vous acquitter comme il faut de ce que vous entreprenez. Madame, lui dis-je, ne vous mettez point en peine, pourvu que vous ajoûtiez quelque petite honnêteté à ce qu’on me doit donner. Elle me le promit ; et se levant dans le moment, elle me mena dans une autre chambre. Là étoit le corps de son mari, enveloppé de linges blancs, et y ayant fait entrer sept personnes, elle-même leva le linge qui le couvroit ; et, après avoir long-temps pleuré, elle les prit tous à témoin, et leur fit voir avec précaution chaque membre de son mari, l’un après l’autre, ayant à côté quelqu’un qui marquoit le tout sur des tablettes. Voilà, dit-elle, son nez entier, ses yeux où l’on n’a pas touché, ses oreilles sauves, ses lèvres où il n’y a rien de gâté, et son menton ferme. Ainsi, messieurs, vous en rendrez témoignage ; ensuite leur ayant fait signer l’acte, elle se retira. Je lui dis : Madame, ordonnez, s’il vous plaît, qu’on me donne les choses qui me sont nécessaires ? Et que vous faut-il, me dit-elle ? Il me faut, lui dis-je, une grande lampe et de l’huile suffisamment pour l’entretenir jusqu’au jour, avec de l’eau, quelques bouteilles de vin, un verre et un plat de viande des restes du soupé.

Allez, impertinent que vous êtes, me dit-elle, en branlant la tête, vous demandez des restes du soupé dans une maison pleine d’affliction, où, depuis plusieurs jours, on n’a seulement pas allumé de feu. Pensez-vous être venu ici pour faire bonne chère ? Ne devriez-vous pas plutôt faire voir sur votre visage des larmes, et une tristesse convenable à ce lieu-ci ? En disant cela, elle se tourna vers sa femme-de-chambre. Mirrhine, dit-elle, qu’on lui apporte tout présentement une lampe et de l’huile. Elle sortit en même-temps, ferma la porte sur moi, et me laissa dans la chambre.

Chagrin de me voir seul à la garde du corps mort, je commence à frotter mes yeux, et me préparant à bien veiller, je me mets à chanter pour me désennuyer. Bientôt le jour vint à baisser, et la nuit commença à paroître. Quand il fut nuit tout-à-fait, et qu’enfin le temps fut venu où tout le monde est enseveli dans un profond sommeil, la peur commença à me saisir. Alors je vois entrer une bêlette qui s’arrête vis-à-vis de moi, et qui avec ses yeux vifs et perçans, attache ses regards si fixement sur moi, que la hardiesse d’un si petit animal ne laissa pas de me troubler un peu l’esprit : enfin je lui dis : Que ne t’en vas-tu, vilaine bête ; que ne vas-tu te cacher avec les rats tes semblables, avant que je te fasse sentir mes coups ? que ne t’en vas-tu donc ? Aussi-tôt elle tourne le dos, et sort fort vîte de la chambre.

À l’instant même un sommeil profond s’empare si absolument de tous mes sens, que le Dieu de Delphes lui-même auroit eu peine à discerner entre le cadavre et moi, lequel étoit le plus mort de nous deux ; ainsi presque sans vie, j’étois-là comme n’y étant point, et j’avois besoin moi-même d’un gardien.

Déjà, de tous côtés, les coqs annonçoient par leur chant la venue du jour, quand je me réveillai en sursaut, tout saisi de frayeur. Je cours à mon corps mort avec de la lumière ; et lui découvrant le visage, je regarde soigneusement par-tout, si je n’y trouvai rien de manque.

Dans le moment sa pauvre veuve, inquiète et désolée, entra brusquement, suivie des témoins du jour précédent, se jetta sur le corps du défunt ; après l’avoir baisé plusieurs fois, elle l’examine de tous côtés avec de la lumière, et se tournant ensuite, elle appelle son homme d’affaires, et lui ordonne de payer sur le champ ce que l’on avoit promis à un si bon gardien. Ce qui ayant été fait ; jeune homme, me dit-elle, je vous rends mille graces, et vous promets, en faveur du bon service que vous m’avez rendu, de vous compter désormais au nombre de mes amis. Et moi, pénétré de joie d’avoir fait un gain auquel je ne m’attendois pas, et tout ravi de tenir ces belles pièces d’or, que je secouois de temps en temps dans ma main, je lui réponds : Madame, regardez-moi plutôt comme un de vos serviteurs, et toutes les fois que vous aurez besoin que je vous rende un pareil service, vous n’avez qu’à me commander hardiment.

À peine avois-je achevé ce compliment, que tous les domestiques de la maison détestant le mauvais augure de mes paroles, courent après moi, armés de tout ce qu’ils avoient pu rencontrer : les uns me donnent des coups de poing dans le visage, me meurtrissent le dos avec leurs coudes, et me brisent les côtes ; les autres m’assomment à coups de pied, m’arrachent les cheveux, et déchirent mes habits : ainsi, presque aussi maltraité que le fut Adonis par les dents du sanglier, ils me jettent hors de la maison en m’accablant d’injures.

M’étant arrêté à la plus prochaine place pour reprendre mes esprits, je me ressouvins, mais trop tard, des paroles sinistres que j’avois dites fort imprudemment à la maîtresse de la maison, et je convins en moi-même que j’avois mérité un traitement encore plus rude.

Toutes les cérémonies du deuil étant achevées, comme on portoit le corps du défunt au bûcher, suivant la coutume du pays, et que la pompe funèbre, telle qu’il convenoit à un des plus considérables de la ville, passoit au travers de la grande place, on vit venir un vieillard fondant en larmes, et s’arrachant les cheveux. Il s’approche du cercueil, et l’embrassant, il s’écrie d’une voix haute et entrecoupée de sanglots : « Je vous conjure, messieurs, par les pieux devoirs que nous nous devons les uns aux autres, regardez en pitié ce pauvre citoyen qu’on a malheureusement fait mourir, et vengez sévèrement ce forfait, sur cette maudite et méchante femme ; car c’est par elle seule que ce jeune homme, qui est le fils de ma sœur, a été empoisonné pour avoir son bien, et en favoriser son adultère » .

Les lamentations de ce vieillard touchèrent tout le monde de compassion ; le peuple, persuadé de ce crime qui lui paroissoit vraisemblable, commença à murmurer et à vouloir en tirer avantage. Les uns demandent du feu, les autres cherchent des pierres. On anime jusqu’aux enfans contre cette femme ; mais elle, répandant un torrent de larmes feintes, et prenant tous les Dieux à témoin, nioit ce crime abominable avec les sermens les plus sacrés. Eh bien, dit le vieillard, remettons à la divine providence à faire connoître la vérité : Voici l’Egyptien Zachlas, le premier des prophêtes, qui m’a promis, il y a déjà long-temps, moyennant une somme d’argent considérable, de rappeller une ame des Enfers, et de ranimer un corps après son trépas. Sur le champ il fait avancer un jeune homme, couvert d’une robe de lin, chaussé avec des bottines de feuilles de palmier, et ayant la tête rasée.

Le vieillard embrassant ses genoux, et lui baisant plusieurs fois les mains : « Saint Prêtre, lui dit-il, laissez-vous toucher de pitié ; je vous en conjure par les astres des cieux, par les divinités infernales, par les élémens qui composent l’univers, par le silence de la nuit, par le sanctuaire du temple de Coptos, par les accroissemens du Nil, par les mystères de Memphis, et par les sistres de Pharos, rendez l’usage du jour pour quelques instans à ce corps privé de vie, et répandez un peu de lumière dans ces yeux fermés pour jamais. Ce n’est point pour nous opposer aux loix de la nature, ni pour refuser à la terre ce qui lui appartient, que nous demandons qu’il puisse vivre un peu de temps ; mais pour avoir la consolation de venger sa mort » .

Le prophête rendu favorable par cette conjuration, appliqua par trois fois une certaine herbe sur la bouche du défunt, et en mit une autre sur sa poitrine : ensuite tourné vers l’Orient, et faisant tout bas une prière au Soleil, tout le peuple resta dans une attention extraordinaire, à la vue d’un.spectacle si digne de respect, et dans l’attente d’un si grand miracle. Je me fourre dans la presse, et je monte sur une grande pierre qui se trouva derrière le cercueil, d’où je regardois curieusement tout ce qui se passoit. Déjà la poitrine du mort commence à s’enfler, le mouvement du pouls se fait sentir, et tout le corps se remplit d’esprits. Enfin le cadavre se lève, et le jeune homme profère ces mots : « Pourquoi, je vous prie, me rappellez-vous aux devoirs dune vie qui doit finir dans un moment, après que j’ai bu des eaux du fleuve Léthé, et que je me suis baigné dans les marais du Stix ? Cessez, je vous en conjure, cessez et laissez-moi jouir de mon repos » .

Après que cette voix fut sortie de ce corps, le prophête paroissant plus ému, « que ne révèles-tu, lui dit-il, devant tout le peuple le secret et les particularités de ta mort ? Crois-tu que je n’aie pas le pouvoir par mes enchantemens, d’appeler à mon aide les Furies, et de te faire souffrir de nouveaux tourmens » . Alors le corps jette ses regards sur tout le peuple, et lui adresse ces paroles en gémissant : « J’ai reçu la mort par les détestables artifices de la femme que je venois d’épouser, et périssant par le breuvage empoisonné qu’elle m’a fait prendre, j’ai quitté la place de mon lit à son adultère » .

Aussi-tôt cette brave femme s’arme d’audace, et d’un esprit capable des crimes les plus noirs, résiste en face à son mari, et nie effrontément ce qu’il avance. Le peuple s’échauffe, les opinions sont différentes ; les uns disent qu’il faut dans le moment enterrer cette méchante femme toute vive avec son mari ; les autres, qu’il ne faut pas ajouter foi à ce que peut dire un mort. Mais le jeune homme ôta tout sujet de contestation, par ce qu’il dit ensuite ; car, poussant des soupirs encore plus profonds : « Je vous donnerai, dit-il, des moyens clairs comme le jour, de connoître la pure vérité, et je vous apprendrai des choses que personne ne sait que moi. Car, pendant que ce très-soigneux gardien de mon corps, continua-t-il, en me montrant du doigt, me veilloit avec toute l’exactitude possible, de vieilles enchanteresses cherchant à avoir quelques morceaux de mon visage, après avoir envain plusieurs fois changé de forme, et ne pouvant tromper sa vigilance, elles l’entourèrent d’un nuage assoupissant, qui l’ensevelit dans un profond sommeil ; ensuite elles ne cessèrent point de m’appeller par mon nom, tant qu’enfin mon corps et mes membres froids commençoient peu-à-peu d’obéir aux enchantemens de l’art magique. Mais celui-ci, comme vivant encore, et n’étant privé de la vie que par le sommeil, se lève croyant que c’étoit lui qu’on appeloit, parce qu’il porte le même nom que moi ; et comme le fantôme d’un homme mort, il se met à marcher du côté de la porte, quoiqu’elle fût fermée bien exactement. Ces Sorcières ne laissèrent pas de lui couper le nez et les oreilles par un trou ; ainsi il m’a sauvé l’un et l’autre à ses dépens ; et afin que la tromperie fût complète, elles lui appliquèrent fort proprement des oreilles de cire au lieu des siennes, et un nez de même matière, tout semblable à celui qu’elles venoient de lui couper ; et certainement ce pauvre homme que vous voyez-là a bien gagné son argent, non pour m’avoir soigneusement gardé, mais pour avoir été mutilé comme il est » .

Tout épouvanté de ce discours, j’en voulus savoir la vérité ; et me touchant le nez, il tombe dans ma main ; je tâte mes oreilles, elles tombent pareillement. Alors voyant que tout le monde me montroit au doigt, et me regardoit en se moquant de moi, je me sauvai au travers de la foule, tout trempé d’une sueur froide. Je n’ai pas voulu retourner à mon pays ainsi défiguré, et n’étant plus qu’un sujet de raillerie ; mais avec mes cheveux abattus de côté et d’autre, je couvre le défaut de mes oreilles ; et, pour mon nez, j’en cache la difformité avec ce linge que j’y ai collé le plus proprement que j’ai pu.

Sitôt que Téléphron eut achevé son histoire, tous les conviés qui étoient échauffés de vin, recommencèrent à éclater de rire, et comme ils demandoient encore du vin pour boire des santés, Birrhene m’adressa la parole : C’est demain, dit-elle, le jour de la fête et solemnité de la fondation de cette ville. Nous sommes les seuls d’entre tous les peuples du monde, qui, par des cérémonies joyeuses et divertissantes, nous rendons le dieu Ris propice et favorable. Votre présence rendra la fête plus charmante, et je souhaite de tout mon cœur que vous inventiez quelque galanterie plaisante pour l’offrir à une si grande divinité, et pour l’honorer encore davantage. Avec plaisir, Madame, lui dis-je, et je voudrois bien trouver quelque sujet de divertissement digne de la fête, et même de la présence d’un si grand Dieu.

Ensuite mon valet m’étant venu avertir que la nuit étoit fort avancée, comme j’avois un peu de vin dans la tête, aussi bien que lui, je me lève de table sans différer davantage ; et ayant pris congé de Birrhene, je m’en retourne d’un pas chancelant chez Milon. Mais, en traversant la première place que nous rencontrâmes, le vent éteignit la lumière qui servoit à nous conduire ; de manière que nous trouvant tout d’un coup dans les ténèbres d’une nuit très-obscure, nous eûmes toutes les peines du monde à regagner notre demeure, fort fatigués et les pieds tout meurtris par les pierres que nous avions rencontrées en chemin.

En entrant dans notre rue, nous voyons trois grands coquins qui viennent frapper à notre porte de toute leur force, sans que notre présence leur fît la moindre peur ; il sembloit au contraire qu’ils redoublassent leurs coups, dans le dessein de nous braver ; de manière que nous ne doutâmes point, et moi particulièrement, que ce ne fussent des voleurs, et même des plus déterminés. Aussi-tôt je tire mon épée, que j’avois apportée sous mon manteau, pour me défendre en pareilles rencontres ; et sans balancer un moment, je me jette au milieu de ces brigands, et l’enfonce bien avant dans le corps de chacun d’eux à mesure qu’ils se présentoient devant moi, jusqu’à ce qu’enfin percés de plusieurs grands coups d’épée, ils tombent morts à mes pieds. Fotis, que le bruit de ce combat avoit réveillée, s’en vint toute hors d’haleine ouvrir la porte. Je me jette dedans tout en sueur, et vais me mettre au lit, aussi fatigué d’avoir combattu ces trois voleurs, que le fut Hercule après la défaite du triple Gerion.

Fin du second Livre.

LES

MÉTAMORPHOSES :

ou

L’ÂNE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE TROISIÈME.

Déja l’Aurore dans son char, par le mouvement de ses bras couleur de rose, arrêtoit dans les airs la course de ses chevaux, lorsque je fus privé du repos que j’avois pris pendant la nuit. Un trouble et une agitation d’esprit me saisissent, au souvenir du meurtre que j’avois commis le soir précédent. Enfin, assis sur mon lit, les jambes croisées, et les mains jointes sur mes genoux, je pleurois à chaudes larmes. Je m’imaginois déjà être entre les mains de la Justice, devant les juges, entendre ma sentence, et même voir le bourreau. Hélas, disois-je, qui sera le juge assez indulgent et assez de mes amis, pour me déclarer innocent, après avoir répandu le sang de trois des citoyens de cette ville. Est-ce là ce voyage qui me devoit être avantageux, suivant les assurances si positives que m’en avoit donné le Chaldéen Diophanès ? Repassant ainsi toutes ces choses dans mon esprit, je déplorois ma triste destinée.

Cependant on entend tout d’un coup frapper rudement à la porte, avec de grands cris que faisoit le peuple qui s’y étoit amassé. Un moment après, la porte ayant été ouverte avec violence, les magistrats et leurs officiers entrèrent, suivis d’un grand nombre de toutes sortes de gens. Aussi-tôt deux archers, par l’ordre des juges, me saisissent, et me tirent hors de la maison, sans que je fisse aucune résistance. Dès la première rue par où nous passâmes, tout le peuple de la ville, qui accouroit de tous côtés, s’amassa autour de nous, et nous suivit en foule ; et quoique je marchasse fort triste, les yeux baissés jusqu’à terre, ou plutôt jusqu’aux enfers ; cependant, détournant un peu la vue, j’apperçus une chose qui me jeta dans une extrême surprise. De ce grand nombre de peuple qui nous entourait, il n’y en avoit pas un seul qui n’éclatât de rire.

Après m’avoir fait traverser toutes les places, et qu’on m’eût promené par les carrefours de la ville, comme on fait les victimes, quand on veut appaiser la colère des Dieux et détourner les malheurs dont on est menacé par quelque funeste présage ; on me mène dans le lieu où l’on rendoit la justice, et l’on me met devant le tribunal. Les juges étoient déjà placés, et l’huissier faisoit faire silence, quand d’une commune voix, on demanda qu’un jugement de cette importance fût rendu dans la place où l’on représentoit les jeux, attendu la foule épouvantable qui mettoit tout le monde en danger d’être étouffé. Aussi-tôt le peuple courut de ce côté-là, et remplit en moins de rien l’amphithéâtre, toutes ses avenues et son toît ; les uns embrassoient des colonnes pour se soutenir, d’autres se tenoient suspendus à des statues ; quelques-uns avançoient la moitié du corps par des fenêtres et par des lucarnes, et l’extrême desir que chacun avoit de voir ce spectacle, lui faisoit oublier qu’il exposoit sa vie.

Les archers me conduisirent par le milieu du théâtre, comme une victime, et me placèrent dans l’orchestre. En même-temps le héraut appela à haute voix, celui qui s’étoit rendu ma partie. Alors un vieillard se leva, ayant auprès de lui un petit vase plein d’eau, en forme d’entonnoir, d’où elle tomboit goutte à goutte, pour mesurer le temps que son discours devoit durer, et adressa ainsi la parole au peuple.

Il ne s’agit pas ici, messieurs, d’une affaire de peu d’importance, puisqu’elle regarde le repos et la tranquillité de toute la ville, et qu’elle doit servir d’un exemple mémorable pour l’avenir ; ainsi, pour l’honneur et la sûreté du public, il est d’une grande conséquence à chacun de vous en particulier, et à tous en général, que tant de meurtres que ce méchant homme a commis si cruellement, ne demeurent pas impunis. Et ne croyez pas que je me porte avec tant de chaleur dans cette affaire par quelque animosité personnelle, ou par aucun intérêt particulier ; car je suis capitaine des archers qui font le guet pendant la nuit, et je ne crois pas que personne puisse m’accuser, jusqu’à présent, d’avoir manqué d’exactitude dans les devoirs de ma charge. Mais je viens au fait, et vais vous rapporter les choses telles qu’elles se sont passées la nuit dernière. Environ à l’heure de minuit, comme je parcourois la ville, regardant soigneusement de tous côtés, je rencontre ce jeune furieux, l’épée à la main, cherchant à massacrer quelqu’un, après avoir déjà égorgé trois hommes qui achevoient d’expirer à ses pieds, baignés dans leur sang. Aussi-tôt il prend la fuite, troublé avec raison, par l’énormité de son crime ; et, à la faveur des ténèbres, il se sauve dans une maison où il a demeuré caché toute la nuit ; mais, par la providence des dieux, qui ne permettent pas que les crimes demeurent impunis, avant que ce coupable pût nous échapper par des chemins détournés, si-tôt que le jour a paru, j’ai pris soin de le faire conduire à votre tribunal, pour subir votre très-auguste et très-équitable jugement, et vous voyez devant vous un criminel souillé de trois meurtres, un criminel pris sur le fait, et qui de plus est étranger. Prononcez donc sans différer sur un des crimes dont un de vos citoyens même seroit sévèrement puni, s’il en étoit coupable.

Ainsi finit ce discours, que d’une voix tonnante, cet ardent accusateur venoit de prononcer. Aussi-tôt, le héraut me commanda de parler, en cas que j’eusse quelque chose à répondre ; mais je ne me sentois capable que de verser des larmes, non pas tant en vérité à cause de la cruelle accusation dont on me chargeoit, que par le reproche que me faisoit ma conscience. Cependant, comme si quelque divinité m’eût, dans le moment inspiré de la hardiesse, voici comme je parlai.

Je n’ignore pas, messieurs, combien il est difficile qu’un homme accusé d’en avoir tué trois, et qui avoue le fait, puisse persuader à une si nombreuse assemblée qu’il est innocent, quelques vérités qu’il puisse alléguer pour sa justification. Mais, si votre humanité m’accorde un moment d’audience, je vous ferai connoître aisément que je cours risque de perdre la vie, non pour l’avoir mérité, mais pour avoir eu une juste indignation causée par un accident imprévu. Comme je revenois hier fort tard de souper, ayant, à la vérité, un peu de vin dans la tête, je vous avouerai franchement cette faute, je trouvai devant la maison du bon Milon, l’un de VoS citoyens, chez qui je loge, une troupe de scélérats et de voleurs, qui cherchoient les moyens d’entrer chez lui, et qui ayant forcé les gonds de la porte, et fait sauter les verroux dont on l’avoit exactement fermée, délibéroient déjà d’assassiner tous ceux de la maison. Un d’entre eux, plus agissant et d’une taille au-dessus des autres, les excitoit ainsi : Courage, enfans, attaquons avec vigueur ces gens qui dorment ; ne perdons pas un moment, et bannissons toute crainte. Que celui qui sera trouvé endormi, soit tué ; que celui qui se voudra défendre, soit percé de coups. C’est ainsi que nous serons en sûreté pour notre vie, si nous la faisons perdre à tous ceux qui sont dans ce logis. Je vous avoue, messieurs, que, poussé du zèle que doit avoir un bon citoyen, et craignant pour mes hôtes et pour moi-même, avec l’épée que je porte pour me garantir en de pareilles occasions, je me suis mis en devoir d’épouvanter ces insignes voleurs, et de leur faire prendre la fuite ; mais ces hommes féroces et déterminés, au lieu de fuir, me voyant l’épée à la main, se mettent hardiment en défense, et nous combattons fort et ferme. Enfin leur chef m’attaquant de près et vivement, se jette sur moi, me prend à deux mains par les cheveux, et me renverse en arrière. Mais, pendant qu’il demandoit une pierre pour m’assommer, je lui porte un coup, et je le jette heureusement par terre. Dans l’instant j’enfonce mon épée entre les deux épaules du second, qui me tenoit au pied avec les dents ; et le troisième venant sur moi sans précaution et comme un furieux, d’un grand coup d’épée que je lui donne dans le ventre, je le renverse mort sur la place. M’étant ainsi mis hors de danger, et ayant pourvu à la sûreté de mon hôte, aussi-bien qu’à celle du public, bien loin de me croire coupable, je croyois avoir mérité des louanges de tout le monde, moi qui n’ai jamais été accusé du moindre crime, qui ai toujours passé dans mon pays pour un homme d’honneur, et qui ai toujours préféré l’innocence à tous les avantages de la fortune ; et je ne puis comprendre par quelle raison l’on me poursuit en justice, pour avoir puni des scélérats et des voleurs, d’autant plus qu’il n’y a personne qui puisse prouver qu’il y ait jamais eu aucune inimitié particulière entre nous, ni même qu’aucun d’eux me fût connu ; outre qu’on ne peut pas dire que j’aie commis une telle action dans la vue de profiter de leurs dépouilles.

Après que j’eus ainsi parlé, mes larmes recommencèrent à couler ; et dans la douleur qui m’accabloit, tendant les mains tantôt aux uns, tantôt aux autres, je leur demandois grace, et les conjurois de me l’accorder par tout ce qu’ils avoient de plus cher au monde, et par la pitié qu’on doit avoir pour les malheureux. Comme je crus que mes larmes avoient assez excité la compassion de tout le monde, attestant l’œil du Soleil et de la Justice, et recommandant l’évènement de cette affaire à la providence des Dieux, je levai les yeux un peu plus haut, et j’apperçus tout le peuple qui faisoit de grands éclats de rire, et même le bon Milon, cet honnête homme qui m’avoit témoigné une amitié de père, rioit à n’en pouvoir plus, aussi-bien que les autres. Je dis alors à moi-même : Voilà donc la bonne foi, voilà la reconnoissance que l’on doit attendre des services qu’on a rendus. Pour sauver la vie à mon hôte, j’ai tué trois hommes, et je me trouve prêt d’être condamné à mort ; cependant, non content de ne me donner aucun secours, ni même aucune consolation, il rit encore de mon malheur.

Dans ce moment, on vit venir au milieu du théâtre une femme en habit de deuil, qui fondoit en larmes, et qui portoit un enfant dans ses bras ; une autre vieille femme la suivoit pauvrement habillée, affligée et pleurant comme elle. Elles avoient l’une et l’autre, dans les mains, des branches d’olivier ; elles vinrent en cet état se jeter auprès du lit, où sous une couverture étoient les corps de ces morts ; et se donnant dans le sein des coups que tous les spectateurs pouvoient entendre, elles se mirent à gémir avec des tons lugubres et douloureux. Par la compassion que les hommes se doivent les uns aux autres, disoient-elles, par les sentimens naturels d’humanité, ayez pitié de ces jeunes hommes indignement massacrés ; et ne refusez pas la consolation de la vengeance à de pauvres veuves délaissées. Secourez au moins cet enfant malheureux qui se trouve sans aucune subsistance dès les premières années de sa vie, et sacrifiez le sang de ce scélérat pour maintenir vos loix, et pour servir d’exemple.

Ensuite le juge le plus ancien se lève, et parle au peuple en ces termes : À l’égard du crime que nous sommes obligés de punir sévèrement, celui même qui l’a commis ne le peut désavouer. Il ne nous reste plus qu’à trouver les moyens de découvrir les complices d’une action si noire ; puisqu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme seul en ait pu tuer trois, jeunes, forts et vigoureux. Il est donc à propos d’employer les tourmens pour en savoir la vérité ; car le valet qui l’accompagnoit s’est sauvé sans qu’on ait pu le découvrir, et cela réduit l’affaire au point qu’il faut donner la question au coupable, pour lui faire déclarer ses complices, afin de nous délivrer entièrement de la crainte d’une faction si dangereuse.

Sur le champ on me présente le feu, la roue et des fouets de différentes sortes, à la manière de la Grèce. Ce fut alors que mon affliction redoubla, de ce qu’il ne m’étoit pas au moins permis de mourir sans perdre quelque partie de mon corps. Mais cette vieille femme qui, par ses larmes, avoit ému toute l’assemblée, s’écria : Chers concitoyens, avant que ce brigand, meurtrier de mes trois pauvres enfans, soit appliqué à la question, souffrez que l’on découvre leurs corps, afin que, remarquant comme ils étoient bien faits et dans la fleur de leur âge, votre juste indignation s’augmente encore, et que vous punissiez le coupable suivant la qualité de son crime.

Tout le peuple applaudit à ce que cette femme venoit de dire et le juge aussi-tôt me commanda de découvrir moi-même les corps qui étoient sur ce lit. Comme j’en faisois difficulté, en me retirant en arrière, ne voulant point irriter de nouveau mes juges par la vue de ce spectacle, les huissiers, par leur ordre, m’en pressèrent, usant même de violence ; et me faisant avancer la main, ils me la portent jusques sur les cadavres. Enfin, cédant à la force, malgré moi, je pris le drap et découvre les corps. Grands Dieux ! quelle surprise ! quel prodige ! quel changement subit à l’état de ma fortune ! Dans le moment que je me considérois comme un homme confisqué à Proserpine, et enrôlé parmi les esclaves de Pluton, je vis que les choses avoient entièrement changé de face, et je n’ai point de termes pour vous exprimer ce qui causoit ce changement. Car ces prétendus hommes égorgés étoient trois outres, enflés et percés aux mêmes endroits où je me souvenois d’avoir blessé ces trois voleurs que j’avois combattus le soir précédent. Alors ce rire qui d’abord m’avoit surpris, et qui, par l’artifice de quelques-uns, avoit été retenu pendant quelque temps, éclata en liberté. Les uns transportés de joie, me félicitoient, les autres se tenoient les côtés de rire ; ainsi tout le peuple joyeux et content, sortit de l’amphithéâtre en me regardant.

Pour moi, dès l’instant même que je touchai le drap qui couvroit ces prétendus hommes morts, je demeurai froid et immobile comme une des colonnes ou une des statues du théâtre, et je ne repris point mes esprits, jusqu’au moment que mon hôte Milon s’approcha de moi, et me prenant par la main, m’emmena en me faisant une douce violence : Je le suivois en sanglottant et versant des larmes. Il me conduisit chez lui par de petites rues détournées, et par les endroits où il y avoit le moins de monde, et tâchoit de me tirer de l’abattement où la peur et la tristesse m’avoient mis, en me disant tout ce qu’il pouvoit pour me consoler ; mais il ne fut pas possible d’adoucir l’indignation que je ressentois jusqu’au fond du cœur de l’affront qu’on venoit de me faire.

Aussi-tôt les magistrats, avec les marques de leur dignité, entrent dans notre maison, et tâchent de m’appaiser en me parlant ainsi : Nous n’ignorons point, seigneur Lucius, votre illustre naissance, ni la dignité de vos ancêtres ; car la grandeur de votre maison est en vénération dans toute la province. Aussi n’est-ce point pour vous faire aucun outrage qu’on vous a fait, ce qui vous cause tant de chagrin. Banissez donc cette tristesse et cet accablement, dont votre cœur et votre esprit sont saisis. Car ces jeux, par lesquels nous célébrons publiquement tous les ans la fête de l’agréable Dieu Ris sont toujours recommandables par quelque nouvelle plaisanterie. Ce Dieu n’abandonne plus celui qui en a été le sujet, et ne souffrira jamais que la tristesse s’empare de vous ; mais il répandra toujours un air de sérénité et de joie sur votre visage. Au reste, toute la ville vous fera de grands honneurs pour cette faveur qu’elle a reçue de vous ; car elle vous a déjà choisi pour son protecteur, et elle vous a décerné une statue de bronze.

Je leur répondis en ces termes : Je remercie très-humblement cette magnifique et principale ville de Thessalie, de tous les honneurs qu’elle m’offre ; mais je lui conseille de réserver ses statues pour des sujets plus dignes et plus considérables que moi. Ayant ainsi parlé modestement, et tâchant de montrer un peu de gaieté sur mon visage, je congédiai les magistrats avec civilité.

Un moment après, un des domestiques de Birrhene vint m’avertir de sa part, que l’heure approchoit d’aller souper chez elle, suivant la promesse que je lui en avois faite le soir précédent ; et comme je ne pouvois seulement penser à cette maison sans frémir : Je voudrois de tout mon cœur, dis-je à cet envoyé, pouvoir obéir aux commandemens de Birrhene, s’il m’étoit permis de le faire honnêtement ; mais mon hôte Milon m’ayant conjuré par le Dieu dont on fait la fête aujourd’hui, m’a fait promettre de souper avec lui. Il ne m’a point quitté, et ne souffrira jamais que je sorte. Ainsi je la prie de remettre la partie à une autre fois.

Comme j’achevois de parler, Milon commanda qu’on apportât après nous les choses nécessaires pour se baigner, et me prenant par la main, il me conduit aux bains les plus proches. J’évitois les regards de tout le monde, et marchant à côté de lui, je me cachois, autant qu’il m’étoit possible, de ceux que je rencontrois, pour ne leur pas donner encore sujet de rire par le souvenir de ce qui s’étoit passé. Quand nous fûmes aux bains, j’eus l’esprit si troublé, je fus si confus de voir que tout le monde avoit les yeux attachés sur moi, et me montroit au doigt, que je ne me souviens point, ni comme je me baignai, ni comme je m’essuyai, ni de quelle façon je retournai chez mon hôte.

Le mauvais petit soupé que je fis avec Milon, ayant duré fort peu de temps, je le priai de me permettre de m’aller coucher, attendu le violent mal de tête que j’avois, causé par l’abondance des larmes que j’avois répandues. Lorsque je fus dans mon lit, je repassois tristement dans mon esprit toutes les particularités de ce qui m’étoit arrivé, quand enfin ma chère Fotis, après avoir couché sa maîtresse, vint me trouver fort changée ; ce n’étoit plus cet air riant, ni cet enjouement qui accompagnoit d’ordinaire ses discours ; au contraire, elle avoir un air sombre et triste.

Je viens vous avouer franchement, me dit-elle, avec une parole lente et timide, que c’est moi qui suis la cause du chagrin que vous avez eu. En même-temps elle tire de son sein une courroie, et me la présentant : vengez-vous, dit-elle, je vous en conjure, vengez-vous d’une femme déloyale ; punissez-la, même encore par quelque plus grand supplice, tel que vous voudrez l’imaginer. Je vous prie cependant de ne pas croire que je vous aye causé ce déplaisir volontairement ; aux Dieux ne plaise qu’il me vînt jamais dans la pensée de vous faire la moindre peine ; et si vous étiez menacé de quelque malheur, je voudrois le détourner aux dépens de tout mon sang ; mais ma mauvaise fortune a voulu que ce qu’on m’envoyoit faire pour un autre, a malheureusement retombé sur vous.

Ce discours renouvellant ma curiosité naturelle, et souhaitant passionnément d’apprendre la cause de cette affaire où je ne comprenois rien : Je couperai, lui dis-je, en mille morceaux, cette infame et maudite courroie, que tu avois destinée pour te maltraiter, plutôt que d’en toucher ta peau blanche et délicate. Mais de grace, conte-moi fidèlement par quel malheur ce que tu préparois pour un autre, a retombé sur moi ; car je jure par tes beaux yeux que j’adore, que je te crois incapable de penser seulement la moindre chose pour me faire de la peine, qui que ce pût être qui m’assurât du contraire, et quand ce seroit toi-même. Au reste, on ne doit pas imputer la faute du mauvais évènement d’une affaire à ceux qui en sont la cause, quand ils n’ont eu que de bonnes intentions.

En achevant ces mots, j’embrassois tendrement Fotis, qui me faisoit voir dans ses yeux languissans, et fermés à moitié, tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus pressant. L’ayant ainsi joyeusement rassurée : Laissez-moi, me dit-elle, avant toutes choses, fermer soigneusement la porte de la chambre, de peur de me rendre coupable envers ma maîtresse d’un grand crime, si par mon imprudence, on venoit à entendre quelque chose de ce que je vais vous dire. En même temps elle ferme la porte aux verroux et au crochet, revient à moi, se jette à mon col, et m’embrassant de tout son cœur : Je tremble de peur, me dit-elle d’une voix basse, de découvrir les mystères de cette maison, et de révéler les secrets de ma maîtresse ; mais je présume mieux de vous et de votre prudence, vous qui, outre la grandeur de votre naissance et l’élévation de votre esprit, êtes initié dans plusieurs mystères de la religion, et connoissez sans doute la foi que demande le secret. Je vous conjure donc, qu’il ne vous échappe jamais rien de ce que je vais vous confier, et de récompenser, par un silence éternel, la sincérité avec laquelle je vais vous parler ; car l’extrême tendresse que j’ai pour vous, m’oblige à vous apprendre des choses que personne au monde ne sait que moi.

Vous saurez donc tout ce qui se passe en cette maison. Ma maîtresse a des secrets merveilleux, auxquels les ombres des morts obéissent, qui troublent les astres, qui forcent les Dieux et soumettent les élémens, et jamais elle n’emploie avec plus de passion la force de son art, que quand elle est touchée de la vue de quelque jeune homme beau et bien fait, ce qui lui arrive assez souvent : même à l’heure qu’il est, elle aime éperdument un jeune Béotien qui est parfaitement beau, et elle met en œuvre tous les ressorts de la magie pour s’en faire aimer. Je l’entendis hier au soir de mes propres oreilles qui menaçoit le soleil de l’obscurcir, et de le couvrir de ténèbres pour jamais, s’il ne se couchoit plutôt qu’à l’ordinaire ; et s’il ne cédoit sa place à la nuit, afin de pouvoir travailler à ses enchantemens.

Dans le temps qu’elle revenoit hier des bains, elle vit par hasard ce jeune homme dans la boutique d’un barbier ; aussi-tôt elle me commanda de tâcher d’avoir adroitement quelques-uns de ses cheveux qu’on avoit coupés, qui étoient à terre, et de les lui apporter. Mais le barbier m’apperçut comme j’en ramassois à la dérobée, le plus soigneusement que je pouvois ; et comme nous avons, ma maîtresse et moi, cette infâme réputation d’être sorcières, il me saisit en me querellant avec emportement. Ne cesseras-tu point, malheureuse, me dit-il, de dérober, comme tu fais de temps en temps, les cheveux que l’on coupe aux jeunes gens les mieux faits ? Si tu ne t’arrêtes, je te vais mettre tout présentement entre les mains de la Justice. En disant cela, il fourre sa main dans mon sein, et tout en fureur, il y reprend les cheveux que j’y avois déjà cachés.

Très-fâchée de ce qui venoit de m’arriver, et faisant réflexion à l’humeur de ma maîtresse, qui se met dans une colère épouvantable quand je manque à faire ce qu’elle m’ordonne, jusqu’à me battre quelquefois à outrance, je songeois à m’enfuir ; mais l’amour que j’ai pour vous m’en ôta aussi-tôt le dessein. Comme je m’en revenois donc fort triste d’avoir les mains vuides, j’apperçois un homme qui tondoit avec des ciseaux des outres de chevre. Après qu’il les eut liés comme il faut, et bien enflés, en sorte qu’ils se soutenoient debout, je ramasse à terre une bonne quantité de poil de ces outres, qui étoit blond, et par conséquent semblable aux cheveux du jeune Béotien ; et je le donne à ma maîtresse, en lui déguisant la vérité. Dès le commencement de la nuit, et avant que vous fussiez de retour du souper de Birrhene, Pamphile, toute hors d’elle-même, monte dans une guérite couverte de bois, qui est au haut de la maison, et qui a des fenêtres ouvertes de toutes parts, pour recevoir tous les vents, et pour découvrir l’orient et les autres côtés du monde ; lieu qu’elle a choisi comme l’endroit le plus propre à travailler en secret à ses enchantemens.

Elle commence, suivant sa coutume, à étaler tout ce qui servoit à sa magie, comme plusieurs sortes d’herbes aromatiques, des lames d’airain gravées de caractères inconnus, des morceaux de fer qui étoient restés du débris des vaisseaux, où des malheureux avoient fait naufrage, des os et des restes de cadavres tirés des tombeaux. On voyoit, d’un côté, des nez et des doigts ; d’un autre côté, des clous où il restoit encore de la chair des criminels qu’on avoit attachés au gibet ; en un autre endroit, des vases pleins du sang de gens qui avoient été égorgés, et des cranes d’hommes à moitié dévorés par des bêtes sauvages, et arrachés d’entre leurs dents. Puis ayant proféré des paroles magiques sur des entrailles d’animaux encore toutes palpitantes, elle fait un sacrifice, répandant diverses liqueurs, comme du lait de vache, de l’eau de fontaine, du miel de montagne et de l’hidromel ; ensuite ayant noué et passé ces prétendus cheveux ensemble, en différentes manières, elle les brûle avec plusieurs parfums sur des charbons ardens. Aussi-tôt, par la force invincible de son art, et par la puissance des esprits qu’elle avoit conjurés, ces corps, dont le poil fumoit sur le feu, empruntent les sens et la respiration humaine ; ils ont du sentiment ; ils marchent et viennent où les attiroit l’odeur de leurs dépouilles qui brûloient, et tâchant d’entrer chez nous, au lieu de ce jeune Béotien que Pamphile attendoit, ils donnent l’assaut à notre porte. Vous arrivâtes dans ce temps-là, avec un peu trop de vin dans la tête, et l’obscurité de la nuit aidant à vous tromper, vous mîtes bravement l’épée à la main, comme fit jadis Ajax en fureur, non pour vous acharner comme lui à tailler en pièces des troupeaux entiers de bêtes vivantes, mais avec un courage fort au-dessus du sien, puisque vous ôtâtes la vie à trois outres de chèvres enflés de vent ; afin qu’après avoir terrassé vos ennemis, sans que leur sang eût taché vos habits, je pusse vous embrasser, non comme un homicide, mais, comme un outricide.

Fotis m’ayant ainsi plaisanté, je continuai sur le même ton : Je puis donc avec raison, lui dis-je, égaler ce premier exploit à un des douze travaux d’Hercule, et comparer les trois outres que j’ai tués aux trois corps de Gerion, ou aux trois têtes de Cerbères, dont il est venu à bout. Mais, afin que je te pardonne de bon cœur la faute que tu as faite, qui m’a attiré de si grands chagrins, accorde-moi une chose que je te demande avec la dernière instance : fais-moi voir ta maîtresse, quand elle travaille à quelque opération de cette science divine, quand elle fait ses invocations. Que je la voie au moins, quand elle a pris une autre forme, car j’ai une curiosité extraordinaire de connoître par moi-même quelque chose de la magie, où je crois aussi que tu n’es pas ignorante. Je n’en dois pas douter, et je l’éprouve en effet, puisque tu m’as soumis à toi, comme un esclave, moi qui n’ai jamais eu que de l’indifférence pour les femmes, même de la première qualité ; et puisque tes yeux brillans, ta bouche vermeille, tes beaux cheveux, ta belle gorge et tes caresses m’ont si absolument attaché à toi, que j’en fais mon unique plaisir. Enfin je ne me souviens plus de mon pays, ni de ma famille ; je ne songe plus à retourner chez moi, et il n’y a rien dans le monde que je voulusse préférer à cette nuit que je passe avec toi.

Que je voudrois bien, mon cher Lucius, me dit-elle, pouvoir faire ce que vous souhaitez ; mais la crainte continuelle que cause à Pamphile la malice des envieux, fait qu’elle se retire en particulier, et qu’elle est toujours seule lorsqu’elle travaille à ses enchantemens. Cependant je tenterai de faire ce que vous me demandez au péril de ma vie, et je chercherai avec soin le temps et l’occasion de vous contenter, pourvu, comme je vous l’ai déjà dit, que vous gardiez le secret que demande une affaire d’une aussi grande importance. En causant ainsi l’un et l’autre, insensiblement l’amour nous anima tous deux ; alors nous dépouillans tous deux de nos vêtemens, nous nous abandonnons aux fureurs de l’amour, comme si nous eussions été surpris d’une fureur bachique, jusqu’à ce qu’enfin fatigués, le sommeil assoupissant nos yeux, nous amena jusqu’à la pointe du jour, que nous nous séparâmes.

Après avoir encore passé voluptueusement quelques nuits, comme nous avions fait celle-là, Fotis, toute emue et toute tremblante, vint me trouver à la hâte, pour me dire que sa maîtresse n’ayant pu jusqu’alors rien avancer en ses amours, quoi qu’elle eût pu faire, devoit se changer en oiseau, quand la nuit seroit venue, pour aller trouver celui qu’elle aimoit, et que je me tinsse prêt pour voir une chose si extraordinaire.

Si-tôt qu’il fut nuit, Fotis me conduisit tout doucement et sans faire de bruit à cette guérite qui étoit au haut de la maison ; elle me dit de regarder au travers de la porte par une fente, et voici ce que je vis.

Pamphile commence par se déshabiller toute nue, ensuite elle ouvre un petit coffre, et en tire plusieurs boîtes ; elle prend dans l’une une pommade, et l’ayant long-temps délayée entre ses mains, elle s’en frotte tout le corps, depuis les pieds jusqu’à la tête ; ensuite se tournant vers une lampe allumée, elle prononce tout bas plusieurs paroles, et donnant une petite secousse à tous ses membres, son corps se couvre de duvet, et ensuite de plumes ; son nez se courbe et se durcit, et ses ongles s’allongent en forme de griffes. Enfin Pamphile est changée en hibou. En cet état, elle jette un cri plaintif, et pour s’essayer, elle bat des ailes et vole à fleur de terre ; s’élevant tout d’un coup, elle sort de la chambre à tire d’aîles. Cette femme, par la vertu de ses charmes, change de forme quand elle veut.

Pour moi, quoique je ne fusse point enchanté, j’étois dans un si grand étonnement de ce que je venois de voir, que je doutois si j’étois encore Lucius. Ainsi tout troublé, comme si j’eusse perdu l’esprit, je croyois rêver, et je me frottai long-temps les yeux pour savoir si je dormois ou si j’étois éveillé. À la fin, cependant ayant repris mes esprits, je prends la main de Fotis, et la pressant contre mes yeux : Souffre, de grace, lui dis-je, pendant que l’occasion le permet, que je profite d’une chose que je dois à la tendresse que tu as pour moi. Ma chère enfant, je te conjure par ces yeux qui sont plus à toi qu’à moi-même, donne-moi de cette même pommade dont s’est servi Pamphile, et par cette nouvelle faveur, au-dessus de toute reconnoissance, assure-toi pour jamais un homme qui t’est déjà tout dévoué. Fais donc que je puisse avoir des aîles pour voler auprès de toi comme l’Amour auprès de Vénus.

Oh, ho ! dit-elle, vous ne l’entendez pas mal, vous êtes un bon fripon : Vous voudriez donc que je fusse moi-même la cause de mon malheur. Effectivement c’est pour les filles de Thessalie que je garde mon amant ; je voudrais bien savoir quand il sera changé en oiseau, où j’irois le chercher, et quand je le reverrois.

Aux Dieux ne plaise, lui dis-je, qu’il me vînt jamais dans la pensée de commettre une action si noire, que de manquer à revenir auprès de toi, après que j’aurai été changé en oiseau, quand même je pourrois, comme l’aigle, élever mon vol jusqu’aux cieux, que Jupiter se serviroit de moi pour annoncer ses ordres, et me donneroit son foudre à porter. Je jure par ces beaux cheveux qui ont enchaîné ma liberté, qu’il n’y a personne au monde que j’aime tant que ma chère Fotis. D’ailleurs, je songe qu’après m’être servi de cette pommade, et que j’aurai pris la forme d’un tel oiseau, il n’y a point de maison que je ne doive éviter. En effet, les Dames prendroient un grand plaisir avec un amant beau et gracieux tel que l’est un hibou : outre que, quand ces oiseaux nocturnes sont entrés dans quelque maison, et qu’on peut les y attraper, nous voyons qu’on les attache à la porte, afin de leur faire expier par les tourmens qu’on leur fait souffrir, les malheurs dont, par leur vol funeste, ils ont menacé ceux de la maison. Mais j’avois presque oublié de te demander ce qu’il faudra dire ou faire pour quitter mes plumes étant oiseau, et reprendre ma forme d’homme.

Ne vous en mettez pas en peine, dit-elle, car ma maîtresse m’a appris tout ce qu’il faut faire pour remettre toutes ces sortes de métamorphoses dans leur état naturel ; et ne croyez pas qu’elle m’en ait instruite dans la vue de me faire plaisir, mais afin que, quand elle revient, je puisse lui donner les secours nécessaires pour lui faire reprendre sa forme humaine. Au reste, voyez avec quelles simples herbes et avec quelles bagatelles on fait une chose si merveilleuse. Par exemple, il ne lui faudra à son retour qu’un bain et un breuvage d’eau de fontaine, où l’on aura mêlé un peu d’anis et quelques feuilles de laurier.

En me donnant plusieurs fois cette assurance, elle entre dans la chambre toute troublée de peur, et tire une boîte d’un petit coffre. Je la pris et la baîsai, faisant des vœux, et souhaitant avec passion qu’elle me fût favorable dans l’envie que j’avois de voler dans les airs. M’étant promptement déshabillé, je prens avec empressement plein mes mains de la pommade qui étoit dans la boîte, et je m’en frotte généralement par tout le corps, ensuite je fais des efforts, en m’élançant comme un oiseau, et remuant les bras pour tacher de voler. Mais, au lieu de duvet et de plumes, toute ma peau devient comme du cuir, et se couvre d’un poil long et rude. Les doigts de mes pieds et de mes mains se joignent ensemble, et se durcissent comme de la corne ; du bout de mon échine sort une longue queue ; mon visage devient énorme, mes narines s’ouvrent, ma bouche s’agrandit, mes lèvres deviennent pendantes, mes oreilles et les autres parties de mon corps s’alongent d’une grandeur extraordinaire et se couvrent d’un poil hérissé. Dans cette extrémité, ne sachant que faire, je considérois toutes les parties de mon corps, et je vis qu’au lieu d’être changé en oiseau, j’étois changé en âne. Je voulus m’en plaindre, et le reprocher à Fotis ; mais n’ayant plus le geste d’un homme, ni l’usage de la voix ; tout ce que je pouvois faire étoit d’ouvrir les lèvres, et de la regarder de côté, avec des yeux mouillés de larmes, lui demandant ainsi du secours tacitement.

Pour elle, si-tôt qu’elle me vit en cet état : Malheureuse que je suis, s’écria-t-elle, en se meurtrissant le visage avec les mains, je suis perdue ! La crainte, la précipitation et la ressemblance des boîtes sont causes que je me suis méprise ; mais heureusement le remède à cette transformation est encore plus aisé à faire qu’à l’autre ; car, en mâchant seulement des roses, me dit-elle, vous quitterez cette figure d’âne et vous redeviendrez dans le moment, mon cher Lucius, tout comme vous étiez auparavant, et plût aux Dieux que j’eusse des couronnes de roses ! Comme j’ai soin d’en avoir d’ordinaire pour nous le soir, vous ne passeriez pas même la nuit sous cette forme ; Mais si-tôt qu’il sera jour, j’y mettrai ordre.

Fotis se lamentoit ainsi ; et moi, quoique je fusse un âne véritable, je conservois cependant l’esprit et le jugement d’un homme, et je délibérai quelque temps en moi-même fort sérieusement, si je ne devois point, à coups de pieds et avec les dents, me venger de l’imprudence, ou peut-être de la méchanceté de cette malheureuse femme. Mais une réflexion prudente m’ôta entièrement cette envie inconsidérée ; j’eus peur de me priver, par la mort de Fotis, des secours nécessaires pour reprendre ma forme naturelle.

Baissant donc la tête, et secouant les oreilles ; dissimulant le ressentiment de l’outrage que j’étois forcé de souffrir pour un temps, et cédant à la dure nécessité de l’état où j’étois, je m’en vais à l’écurie auprès de mon cheval, et d’un âne qui appartenoit à Milon. Je m’imaginois que, s’il y avoit un instinct secret et naturel parmi les animaux, mon cheval me reconnoîtroit, et qu’ayant compassion de moi, il m’alloit bien recevoir et me donner la meilleure place et la plus nette. Mais, ô Jupiter, dieu de l’hospitalité, et vous dieux protecteurs de la bonne foi, ce brave cheval qui étoit à moi, et cet âne approchent leurs têtes l’une de l’autre, et sur le champ conviennent ensemble de ma perte ; si bien que craignans pour leur mangeaille, à peine virent-ils que je m’approchois du ratelier, que baissant les oreilles, et tous furieux, ils me poursuivent à grands coups de pieds et me chassent bien loin de l’orge que j’avois mise moi-même ce soir-là devant cet animal si reconnoissant.

Reçu de cette manière, et chassé loin d’eux, je m’étois retiré dans un coin de l’écurie, rêvant à l’insolence de mes camarades, et méditant à me venger le lendemain de la perfidie de mon cheval, si-tôt que, par le secours des roses, je serois redevenu Lucius. Alors j’apperçois à un pilier qui soutenoit la poutre de l’écurie par le milieu, l’image de la déesse Epone, qui étoit dans une petite niche, qu’on avoit ornée de bouquets et d’une couronne de roses nouvellement cueillies. Voyant ce remède salutaire, je m’en approche plein d’une douce espérance ; je me lève sur les pieds de derrière, m’appuyant avec ceux de devant contre le pilier, et alongeant la tête et les lèvres le plus qu’il m’étoit possible, je tachois d’atteindre jusqu’aux roses.

Malheureusement mon valet qui avoit le soin de mon cheval, m’apperçut, et se levant de colère : Jusqu’à quand, dit-il, souffrirons-nous cette rosse qui vouloit manger, il n’y a qu’un moment l’orge et le foin de nos bêtes, et qui en veut présentement aux images des Dieux ? Il faut que j’estropie et que j’assomme ce sacrilège. Cherchant en même-temps quelque instrument pour cet effet, il trouve un fagot, et en ayant tiré le plus gros bâton, il se met à frapper sur moi de toute sa force et sans discontinuer, jusqu’à ce qu’il entendît enfoncer la porte de la maison à grand bruit, et la rumeur que faisoient les voisins qui crioient : aux voleurs ; ce lui lui fit prendre la fuite tout épouvanté.

Si-tôt que la porte de notre maison fut jetée par terre, une partie des voleurs entre pour la piller, et l’autre l’investit l’épée à la main. Les voisins accourent au secours de tous côtés ; mais les voleurs leur font tête. Il y faisoit clair comme en plein jour, par la quantité de flambeaux et d’épées nues qui brilloient à la lumière. Pendant ce temps-là, quelques-uns de ces voleurs vont à un magasin qui étoit au milieu du logis, où Milon serroit toutes ses richesses, et à grands coups de haches en enfoncent la porte, quoiqu’elle fût bien forte et bien baricadée. Ils enlèvent tout ce qu’ils y trouvent, font leurs paquets à la hâte, et en prennent chacun leur charge ; mais ils n’étoient pas assez de monde pour pouvoir emporter la quantité de richesses qu’ils avoient. Cela les obligea, ne sachant comment faire, à tirer mon cheval de l’écurie, et deux ânes que nous étions, et à nous charger tous trois le plus qu’il leur fut possible. Ayant tout pillé dans la maison, ils en sortirent en nous faisant marcher devant eux à coups de bâton. Et après avoir laissé un de leur camarade dans la ville, pour voir quelle perquisition l’on feroit de ce vol, et pour leur en rendre compte, ils nous firent aller le plus vîte qu’ils pûrent dans des montagnes et par des endroits écartés et déserts.

J’étois prêt de succomber et de mourir accablé du poids de tant de choses que je portois, joint à la longue traite qu’on nous faisoit faire, au travers d’une montagne fort rude, quand je m’avisai de recourir tout de bon à la justice, et d’interposer le sacré nom de l’empereur, pour me délivrer de tant de misères. Comme nous passions donc au milieu d’un bourg où il y avoit beaucoup de monde, à cause d’une foire qui s’y tenoit, le jour étant déjà fort grand, je voulus, devant tous ces Grecs, invoquer l’auguste nom de César en ma langue naturelle, et je m’écriai : O, assez distinctement ; mais je ne pus jamais achever ni prononcer César. Alors les voleurs se mocquant de ma voix rude et discordante, me déchirèrent si bien la peau à coup de bâton, qu’elle n’auroit pas été bonne à faire un crible.

Enfin Jupiter me présenta un moyen de finir mes malheurs, dans le temps que j’y pensois le moins. Car, après avoir traversé plusieurs hameaux et plusieurs villages, j’apperçus un jardin assez agréable, où entre autres fleurs, il y avoit des roses fraîches et vermeilles, couvertes encore de la rosée du matin. N’aspirant qu’après cela, j’y courus plein de joie et d’espérance ; mais, comme je remuois déjà les lèvres pour en prendre quelques-unes, je changeai d’avis fort prudemment, faisant réflexion que, si d’âne que j’étois, je redevenois alors Lucius, je m’exposois évidemment à périr par les mains des voleurs, parce qu’ils me croiroient magicien, ou parce qu’ils auroient peur que je ne les découvrisse, je m’abstins donc avec raison, de manger des roses, et prenant mon mal en patience, je rongeois mon foin sous ma figure d’âne.

Fin du troisieme Livre.

LES

MÉTAMORPHOSES :

ou

L’ÂNE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE QUATRIEME.

Vers l’heure de midi, que le soleil darde ses rayons avec le plus de force, nous arrivâmes à un village chez de vieilles gens, amis de nos voleurs. Je le connus bien tout âne que j’étois, à la manière dont ils les abordèrent, à leurs embrassades, et à leurs longs entretiens ; outre qu’ils prirent plusieurs choses de ce que je portois, dont ils leur firent présent ; et je jugeai aux discours qu’ils tenoient tout bas entre eux, que les voleurs leur contoient qu’ils venoient de voler ce que nous apportions ; ensuite ils nous déchargèrent, et nous mirent en liberté dans un pré qui étoit tout proche.

Je ne pus me résoudre à paître avec mon cheval et l’âne de Milon, n’étant encore guère accoutumé à faire mon dîner de foin. Pressé donc d’une faim extrême, je me jettai hardiment dans un petit jardin que j’avois découvert de loin, qui étoit derrière la maison, où je mangeai et me remplis tant que je pus de toutes sortes d’herbes potagères, bien qu’elles fussent crues ; et priant tous les Dieux, je regardois de côté et d’autre, si je ne verrois point par hasard quelque rosier fleuri dans les jardins d’alentour. Car étant seul et à l’écart, j’avois lieu d’espérer de me tirer d’affaire, si, par le moyen des roses, je pouvois de bête à quatre pieds que j’étois, reprendre ma forme d’homme, sans être vu de personne.

L’esprit occupé de cette idée, je découvre un peu plus loin une vallée couverte d’un bocage épais ; entre plusieurs sortes d’arbres agréables, et dont la verdure me réjouissoit, j’y voyois éclater la vive couleur des roses. Il me vint alors une pensée qui n’étoit pas tout-à-fait d’une bête : je crus que ce bois délicieux par la quantité de roses qui brilloient sous ces ombrages, devoit être le séjour de Vénus et des Graces. Alors faisant des vœux au Dieu qui préside aux évènemens, pour me le rendre favorable, je galopai vers cet endroit avec tant de légèreté, qu’il me sembloit en vérité que j’étois moins un âne, qu’un brave coursier digne de paroître aux jeux olympiques.

Mais cet agile et vigoureux effort ne put devancer ma mauvaise fortune ; car, étant près de ce lieu-là, je n’y vis point ces charmantes et délicates roses, pleines de gouttes de rosée, et de nectar que produisent ces buissons heureux au milieu des épines. Je n’y trouvai même aucune vallée, mais seulement les bords d’un fleuve, couverts d’arbres épais. Ces arbres ont de longues feuilles, comme les lauriers, et portent des fleurs rouges sans odeur, à qui le vulgaire ignorant a donné un nom, qui n’est cependant pas donné mal-à-propos, les nommant, à cause de leur couleur, roses de laurier ; ce qui est un poison mortel pour toutes sortes d’animaux.

Voyant que tout m’étoit contraire, je ne songeai plus qu’à mourir, et à manger de ces fleurs pour m’empoisonner ; mais, comme je m’approchois tristement pour en arracher quelques unes, je vis un jeune homme qui accouroit à moi tout furieux, avec un grand bâton à la main. Je ne doutai point que ce ne fût le jardinier qui s’étoit apperçu du dégât que j’avois fait dans son jardin. Dès qu’il m’eut atteint, il me donna tant de coups de bâton, qu’il m’alloit assommer, si je ne me fusse secouru moi-même fort à propos ; car haussant la croupe, je lui lançai plusieurs ruades, et le jettai fort blessé au pied de la montagne qui étoit proche, et je pris la fuite.

Dans le moment une femme, qui, sans doute, étoit la sienne, le voyant de loin, étendu par terre, comme un homme mort, accourut à lui, faisant des cris lamentables pour exciter la pitié de ses voisins, et les animer contre moi. En effet, tous les paysans, touchés de ses larmes, appelèrent leurs chiens et les lâchèrent après moi, pour me mettre en pièces. Je me voyois à deux doigts d’une mort inévitable, par le grand nombre de cet mâtins, qui venoient à moi de tous côtés : ils étoient si grands et si furieux, qu’ils auroient pu combattre des ours et des lions. Je crus que le meilleur parti que j’eusse à prendre, étoit de ne plus fuir, et de revenir au plus vîte, comme je fis, à la maison où nous étions entrés d’abord. Mais les paysans, après avoir arrêté leurs chiens avec assez de peine, me prirent et m’attachèrent avec une bonne courroie à un anneau qui étoit dans le mur, et me maltraitèrent pour la seconde fois si cruellement, qu’ils auroient sans doute achevé de m’ôter la vie, si la douleur des coups qu’on me donnoit, et des plaies dont j’étois tout couvert, jointe à la quantité d’herbes crûes que j’avois mangées, n’avoient produit un effet qui les écarta tous, par la mauvaise odeur dont je les infectai.

Un moment après, le soleil commençant à baisser, les voleurs nous rechargèrent tous trois, moi particulièrement plus que je ne l’avois encore été, et nous firent partir. Après que nous eûmes marché assez long-temps, fatigué de la longueur du chemin, accablé de la charge que j’avois sur le corps, affoibli par les coups que j’avois reçus, ayant la corne des pieds toute usée, boitant et ne pouvant me soutenir qu’à peine, je m’arrêtai proche d’un petit ruisseau qui serpentoit lentement, dans le dessein de plier les genoux, et de me laisser tomber dedans, avec une bonne et ferme résolution de ne me point relever, et de n’en point sortir quand on auroit dû m’assommer à coups de bâton, ou même à coups d’épée. Je croyois que je méritois bien mon congé, foible comme j’étois, et prêt de mourir, et que les voleurs impatiens de me voir marcher si lentement, dans l’envie qu’ils avoient de hâter leur fuite, partageroient ma charge entre mon cheval et l’âne de Milon, et me laisseroient en proie aux loups et aux vautours, comme une assez grande punition pour moi.

Mais la fortune cruelle rendit un si beau dessein inutile. Car, comme si l’autre âne eût deviné mon intention, il me prévint, et faisant semblant d’être accablé de lassitude, tout d’un coup il se renverse par terre avec tous les paquets qu’il avoit sur le dos, et couché comme s’il eût été mort, il ne fait pas même le moindre effort pour se relever, quelques coups de bâton qu’on lui donnât, et quoi qu’on pût faire en lui levant la queue, les oreilles et les jambes. Les voleurs las, n’en espérant plus rien, et ayant pris conseil entre eux, pour ne pas s’amuser plus long-temps après une bête presque morte, et qui ne remuoit pas plus qu’une pierre, lui coupèrent les jarets à coups d’épée, et partagèrent sa charge entre le cheval et moi. Ils le traînèrent hors du chemin, et le précipitèrent du haut de la montagne, quoiqu’il respirât encore.

Alors faisant réflexion à l’aventure de mon pauvre camarade, je pris résolution de n’user plus d’aucun artifice, et de servir mes maîtres fidèlement et en âne de bien, d’autant plus que j’avois compris à leurs discours que nous n’avions pas encore beaucoup de chemin à faire pour gagner le lieu de leur retraite, où devoit finir notre voyage et nos fatigues. Enfin, après avoir encore monté une petite colline, nous arrivâmes à l’habitation des voleurs ; ils commencèrent par nous décharger, et serrèrent tout ce que nous apportions. Ainsi, délivré du fardeau que j’avois sur le corps, au lieu de bain pour me délasser, je me roulois dans la poussière.

Il est à propos présentement que je vous fasse la description de cet endroit et de la caverne où se retiroient ces voleurs ; car j’éprouverai par-là les forces de mon esprit, et vous ferai connoître en même temps si j’étois âne par les sens et l’entendement, comme je l’étois par la figure. C’étoit une montagne affreuse, et des plus hautes, toute couverte d’arbres épais, entourée de rochers escarpés et inaccessibles, qui formoient des précipices effroyables, garnis de ronces et d’épines, ce qui aidoit à en défendre les approches. Du haut de la montagne, sortoit une grosse fontaine qui, précipitant ses eaux jusqu’en bas, se séparoit en plusieurs ruisseaux, et formant ensuite un vaste étang, ou plutôt une petite mer, entouroit cette retraite. Au-dessus de la caverne, qui étoit sur le penchant de la montagne, on voyoit une manière de fort, soutenu par de grosses pièces de bois, environné de claies bien jointes ensemble, dont les côtés plus étendus et s’élargissans, laissoient un espace propre à retirer du bétail. Des haies d’une grande étendue en forme de murailles, couvroient l’entrée de la caverne. Vous ne douterez pas, je crois, qu’un lieu tel que je vous le dépeins, ne fût une vraie retraite de voleurs. Il n’y avoit aux environs aucune maison, qu’une méchante petite cabane grossièrement couverte de roseaux, où toutes les nuits, suivant que je l’ai appris depuis, celui des voleurs, sur qui le sort tomboit, alloit faire sentinelle.

Dès qu’ils furent arrivés, ils nous attachèrent avec de bonnes courroies à l’entrée de la caverne, où ils se glissèrent avec peine, et comme en rampant les uns après les autres. Aussi-tôt ils appellèrent une femme toute courbée de vieillesse, qui paroissoit être chargée elle seule du soin de leur ménage. C’est donc ainsi, lui dirent-ils en fureur, vieille sorcière, opprobre de la nature, rebut de l’enfer ; c’est donc ainsi que, restant les bras croisés à ne rien faire, tu te donneras du bon temps et qu’après tant de fatigues et de dangers que nous avons essuyés, nous n’aurons pas la satisfaction de trouver, aussi tard qu’il est, quelque chose de prêt pour notre soupé ? toi, qui, jour et nuit, ne fais ici autre chose que boire et t’enivrer.

La pauvre vieille, toute tremblante, leur répondit d’une voix cassée : Mes braves maîtres, vous avez suffisamment de viande cuite et bien apprêtée, du pain plus qu’il n’en faut, et du vin en abondance, les verres même sont rincés. De plus, j’ai fait chauffer de l’eau pour vous servir de bain à tous, comme vous avez de coutume. Aussi-tôt ils se déshabillèrent tout nuds, et se chauffèrent devant un très-grand feu pour se délaſſer. S’étant ensuite lavés avec de l’eau chaude, et frottés avec de l’huile, ils se mirent tous autour de plusieurs tables couvertes de quantité de viandes.

À peine étoient-ils placés, qu’on vit arriver une autre troupe de jeunes hommes, encore plus nombreuse que celle-ci. Il n’étoit pas difficile de juger que c’étoient aussi des voleurs, car ils apportoient un riche butin, tant en or et en argent monnoyé, qu’en vaisselle de même matière, et en habits de soies brodés d’or. Après s’être lavés comme les premiers, ils se mirent à table avec eux. Ceux à qui il étoit échu de servir les autres, en faisoient l’office. Alors chacun se met à boire et à manger sans ordre ni mesure ; ils mêlent tous leurs plats et leurs viandes ensemble, mettent le pain, les pots et les verres sur la table, parlent tous à la fois, chantent et rient confusément, disent toutes les grossièretés qui leur viennent à la bouche, et font un bruit et un vacarme aussi épouvantable que celui des Lapithes et des Centaures.

Un d’entre eux, qui étoit d’une taille et d’une force au-dessus des autres, commença à dire : Nous avons bravement pillé la maison de Milon à Hipate, outre qu’avec le butin considérable que nous y avons fait à la pointe de l’épée, nous sommes tous revenus ici sains et saufs ; et si cela se peut encore compter pour quelque chose, nous sommes de retour avec huit jambes de plus, que quand nous sommes partis. Mais vous qui venez de parcourir les villes de Béotie, votre troupe est revenue bien affoiblie par la perte que vous avez faite, entre autres du brave Lamaque, votre chef, dont certainement j’aurois préféré le retour à toutes ces richesses que vous avez apportées. Mais, quoi qu’il en soit, il n’a péri que pour avoir eu trop de valeur, et la mémoire d’un si grand homme sera toujours recommandable parmi les plus grands capitaines et les fameux guerriers. Car, pour vous autres, honnêtes voleurs, vous n’êtes propres qu’à prendre en cachette et timidement quelques misérables hardes dans les bains publics, ou dans les maisons de quelques pauvres vieilles femmes.

Un de ceux qui étoient venus les derniers, lui répondit : Es-tu le seul qui ne sache pas que les grandes maisons sont les plus aisées à piller ? Car, quoiqu’elles soient pleines d’un grand nombre de domestiques, chacun d’eux cependant songe plutôt à conserver sa vie, que le bien de son maître. Mais les gens qui vivent seuls et retirés chez eux, soit par la médiocrité de leur fortune, ou pour ne pas paroître aussi à leur aise qu’ils le sont, défendent ce qu’ils ont avec beaucoup plus d’ardeur, et le conservent au péril de leur vie. Le récit de ce qui nous est arrivé, vous prouvera ce que je vous dis.

À peine fûmes-nous à Thèbes, que nous étant soigneusement informés des biens des uns et des autres (car c’est le premier soin des gens de notre profession) nous découvrîmes un certain banquier nommé Chryseros qui avoit beaucoup d’argent comptant, mais qui cachoit son opulence avec tout le soin et l’application possible, dans la crainte d’être nommé aux emplois, ou de contribuer aux charges publiques. Pour cet effet, il ne voyoit personne, et vivoit seul dans une petite maison, assez bien meublée à la vérité ; mais d’ailleurs il étoit vêtu comme un misérable, au milieu de sacs pleins d’or et d’argent qu’il ne perdoit pas de vue.

Nous convînmes donc entre nous de commencer par lui, parce que n’ayant affaire qu’à un homme seul, nous croyions ne rencontrer aucun obstacle à nous rendre maîtres de toutes ses richesses. Nous ne perdîmes point de temps ; nous nous trouvâmes à l’entrée de la nuit devant sa porte ; mais nous ne jugeâmes pas à propos de la soulever, ni de l’ouvrir avec effort, encore moins de la rompre, de peur que le bruit que cela auroit fait, n’armât le voisinage contre nous. Lamaque donc, notre illustre chef, se confiant en son courage, passe la main tout doucement par un trou, qui servoit à fourrer la clef en dedans pour ouvrir la porte, et tâchoit d’arracher la serrure.

Mais ce Chryseros, le plus méchant et le plus rusé de tous les hommes, nous épioit depuis longtemps, et remarquant ce qui se passoit, il descend sans faire le moindre bruit, et avec un grand clou poussé violemment, il perce la main de notre capitaine, et l’attache contre la porte. Le laissant ainsi cruellement cloué, comme en un gibet, il monte sur le toît de sa méchante petite maison, d’où il se met à crier de toute sa force, demandant du secours aux voisins, les appellant tous par leur nom, et les avertissant de prendre garde à eux, que le feu venoit de se mettre à sa maison. Les voisins épouvantés par la crainte d’un danger qui les regardoit de si près, accourent de tous côtés au secours.

Alors, voyant que nous allions être surpris, ou qu’il falloit abandonner notre camarade, nous trouvâmes, dans ce péril imminent, un moyen, de concert avec lui, qui fut de lui couper le bras par la jointure du milieu, que nous laissâmes attaché à la porte, et, après avoir enveloppé la plaie de Lamaque avec des linges, de peur qu’on ne nous suivît à la trace du sang qu’il perdoit, nous l’emportâmes, et nous retirâmes fort vîte.

Mais, comme nous étions en inquiétude, voyant tout le quartier en alarmes, et qu’enfin le péril qui croissoit, nous eût épouvantés au point que nous fûmes obligés de précipiter notre fuite, cet homme, le plus courageux et le plus ferme qui fut jamais, n’ayant pas la force de nous suivre assez vîte, et ne pouvant rester sans danger, nous conjuroit par les prières les plus touchantes, par le bras droit du dieu Mars, par la foi que nous nous étions promise les uns aux autres, de mettre hors du danger d’être traîné en prison, et livré au supplice le fidele compagnon de nos exploits : Car, pourquoi, disoit-il, un voleur qui a du cœur, voudroit-il vivre après avoir perdu la main qui lui servoit à piller et à égorger, ajoutant qu’il se trouvoit assez heureux de pouvoir mourir par la main d’un de ses camarades. Et, comme pas un de nous, quelque prière qu’il nous fît, ne vouloit commettre ce parricide de sang froid, il prend son poignard avec la main qui lui restoit, et l’ayant baisé plusieurs fois, il se le plonge de toute sa force dans la poitrine. Alors admirant la grandeur de courage de notre généreux chef, après avoir enveloppé son corps dans un drap, nous l’avons donné en garde à la mer, et notre Lamaque a présentement pour tombeau tout ce vaste élément. C’est ainsi que ce grand homme a fini sa carrière, faisant une fin digne de son illustre vie.

À l’égard d’Alcime, quoiqu’il eût beaucoup de prudence et d’adresse en tout ce qu’il entreprenoit, il n’a pu éviter sa mauvaise fortune. Car, ayant percé la méchante petite maison d’une vieille femme, pendant qu’elle dormoit, et étant monté dans sa chambre, au lieu de commencer par l’étrangler, il voulut auparavant nous jetter ses meubles par la fenêtre. Après qu’il eut déménagé tout ce qui étoit dans la chambre, ne voulant pas épargner le lit où cette femme étoit couchée, il la jetta sur le plancher, prit sa couverture ; et, comme il la portoit du côté de la fenêtre, cette vieille scélérate se met à genoux devant lui, en lui disant : Hélas ! mon enfant, pourquoi donnez-vous les misérables hardes d’une pauvre femme à de riches voisins, chez qui vous les jettez par cette fenêtre qui regarde sur leur maison ? Alcime, trompé par cet artifice, craignant que ce qu’elle disoit ne fût vrai, et que les meubles qu’il avoit jetés en bas, et ceux qu’il avoit encore à y jeter, au lieu de tomber entre les mains de ses camarades, ne tombassent dans quelque maison voisine, se met à la fenêtre pour en savoir la vérité, et se panche en dehors pour examiner s’il n’y avoit point quelque bon coup à faire dans la maison prochaine dont elle lui avoit parlé.

Mais, comme il portoit ses regards avec attention de tous côtés, sans aucune précaution, cette maudite vieille, quoique foible, le poussa d’un coup subit et imprévu, et le précipita dans la rue ; ce qui lui fut d’autant plus facile, que la grande application qu’il avoit à regarder de tous côtés, l’avoit fait avancer sur la fenêtre, et se mettre comme en équilibre. Outre qu’il fut jeté de fort haut, il tomba sur une grosse pierre qui étoit proche de la maison, où il se rompit les côtes et se brisa tout le corps ; de manière que, vomissant des flots de sang, il a rendu l’ame sans souffrir un long tourment, n’ayant eu que le temps de nous raconter comme la chose s’étoit passée. Nous le mîmes avec Lamaque, pour lui servir de digne compagnon, leur donnant à tous deux une même sépulture.

Notre troupe ainsi affaiblie par la perte de ces deux hommes, nous nous trouvâmes fort rebutés, et ne voulant plus rien entreprendre dans Thèbes, nous avons été à Platée, qui en est la ville plus proche. Nous y avons trouvé un homme fameux, nommé Democharès : il étoit prêt de présenter au peuple un spectacle de jeux et de gladiateurs. C’est une personne de grande qualité, puissamment riche, d’une magnificence et d’une libéralité extraordinaire, qui se plaît à donner des fêtes et des spectacles dignes de l’éclat de sa fortune. Mais qui pourroit avoir assez d’esprit et d’éloquence pour bien décrire les différens préparatifs qu’il ordonnoit pour cet effet ? Il avoit des troupes de gladiateurs fameux, des chasseurs d’une agilité éprouvée ; des criminels condamnés à la mort, qu’il engraissoit pour servir dans les spectacles de pâture aux bêtes féroces. Il avoit fait construire une grande machine de bois, avec des tours, comme une espèce de maison roulante, ornée de diverses peintures, pour mettre tout ce qui devoit servir aux chasses d’animaux, quand on voudroit les faire représenter. Qui pourroit raconter le nombre et les différentes sortes de bêtes qui se trouvoient chez lui ? car il avoit eu soin de faire venir de tous côtés ces tombeaux vivans de criminels condamnés.

Mais, de tout l’appareil de cette fête magnifique, ce qui lui coûtoit le plus, c’étoit une quantité d’ours d’une grandeur énorme, dont il avoit fait provision ; car, sans compter ceux qu’il avoit pu faire prendre par ses chasseurs, et ceux qu’il avoit achetés bien cher, ses amis lui en avoient encore donné un grand nombre, et il les faisoit tous garder et nourrir avec beaucoup de soin et de dépense. Mais ces superbes préparatifs qu’il faisoit pour des jeux publics, ne furent point à couvert des disgraces de la fortune. Car ces ours ennuyés de n’être point en liberté, amaigris par les grandes chaleurs de l’été, foibles et languissans, faute d’exercice, furent attaqués d’une maladie contagieuse et moururent presque tous. On voyoit, de côté et d’autre, les corps mourans de ces animaux étendus dans les rues ; et ceux d’entre le peuple qui sont dans la dernière misère, accoutumés à manger tout ce qu’ils trouvent, qui ne leur coûte rien, quelque mauvais qu’il soit, venoient de toutes parts prendre de la chair de ces bêtes, pour assouvir leur faim.

Cela nous a donné occasion, à Babule, que vous voyez, et à moi, d’imaginer un tour fort subtil. Nous avons pris le plus gras de ces ours, que nous avons emporté chez nous, comme pour le manger. Nous avons détaché de la peau toutes ses chairs, y conservant néantmoins ses griffes et sa tête jusqu’à la jointure du cou. Nous avons bien raclé cette peau, et après l’avoir saupoudrée de cendre, nous l’avons exposée au soleil ; pendant que la chaleur de ses rayons la desséchoit et la préparoit, nous mangions de grand appétit de temps en temps des meilleurs endroits de la chair de cet animal, et nous convînmes alors tous ensemble, qu’il falloit que celui d’entre nous qui auroit encore plus de courage que de force de corps, s’envelopât de cette peau, en cas cependant qu’il le voulût bien ; qu’il contrefît l’ours, et se laissât mener chez Democharès, pour nous ouvrir la porte de sa maison pendant le silence de la nuit.

Il y en eut beaucoup de notre vaillante troupe, qui, trouvant la chose bien imaginée, s’offrirent de l’entreprendre. Thrasiléon, entre autre, à qui chacun a donné sa voix, a bien voulu en courir le hasard. Avec un visage serein, il s’enferme dans cette peau, qui étoit bien préparée et douce à manier. Nous la lui cousons fort juste sur le corps ; et quoique la couture, que nous faisions aux endroits que nous joignions ensemble, parût fort peu, nous ne laissons pas de rapprocher le poil qui étoit aux deux côtés, et de l’abattre dessus pour la couvrir. Nous lui faisons passer la tête dans le cou de l’ours, jusqu’à la tête de la bête, et après avoir fait quelques petits trous vis-à-vis de ses yeux et de son nez, pour lui laisser la vue et la respiration libres, nous faisons entrer notre brave camarade ainsi travesti dans une cage, que nous avions eue pour peu de chose, où de lui-même il se jette gaiement.

Ayant ainsi commencé notre fourberie, voici comme nous l’achevons. Nous nous servons du nom d’un certain Nicanor de Thrace, que nous avions appris être en grande liaison d’amitié avec Democharès, et nous faisons une fausse lettre par laquelle il paroissoit que cet ami lui envoyoit les prémices de sa chasse, pour faire honneur aux jeux qu’il devoit donner au public. La nuit vient, elle étoit favorable à notre dessein ; nous allons présenter cette lettre à Democharès avec la cage où étoit Thrasiléon. Surpris de la grandeur de cette bête, et ravi du présent que son ami lui faisoit si à propos, il commande qu’on nous donne sur le champ dix pièces d’or, pour notre peine de lui avoir apporté une chose qui lui faisoit tant de plaisir.

Comme les hommes courent naturellement après les nouveautés, beaucoup de gens s’amassoient auprès de cet animal, et le considéroient avec étonnement. Notre Thrasiléon, que tant de regards curieux inquiétoient, avoit l’adresse de les écarter de temps en temps, faisant semblant de se jetter sur eux en fureur. Ils disoient tous, que Democharès étoit fort heureux, après la perte qu’il avoit faite de tant d’animaux, d’en avoir recouvert un qui pouvoit en quelque façon réparer le dommage que la fortune lui avoit causé. Il commande qu’on porte à l’heure même cet ours à sa maison de campagne ; mais prenant la parole : Monseigneur, lui dis-je, gardez-vous bien de faire mettre cette bête harassée par la longueur du chemin, et par la chaleur du soleil avec les autres, qui, à ce que j’entends dire, ne se portent pas trop bien : il seroit plus à propos de la mettre chez vous, en quelque endroit spacieux, où elle eût bien de l’air, et même où elle pût trouver de l’eau pour se rafraîchir. Vous n’ignorez pas que ces sortes d’animaux n’habitent que des cavernes humides, au fond des bois dans des pays froids sur des montagnes, où ils se plaisent à se baigner dans l’eau vive des fontaines.

Democharès faisant réflexion à la quantité de bêtes qu’il avoit perdues, et craignant pour celle-ci sur ce que je lui disois, consent aisément que nous choisissions chez lui l’endroit que nous jugerions le plus propre pour y placer la cage où notre ours étoit enfermé. Nous nous offrons de coucher auprès toutes les nuits, afin d’avoir soin, disions-nous, de donner aux heures nécessaires la nourriture ordinaire qui convenoit à cet animal fatigué du voyage et de la chaleur. Il n’est pas besoin que vous en preniez la peine, nous dit Democharès, il y a peu de mes gens qui ne sachent la manière de nourrir des ours, par l’habitude qu’ils en ont. Après cela, nous prenons congé de lui, et nous nous retirons.

Etant sortis hors des portes de la ville, nous appercevons des tombeaux loin du grand chemin, dans un endroit solitaire et écarté, et dans le dessein d’y venir cacher le butin que nous espérions de faire, nous en ouvrons quelques-uns, que la longueur des temps avoit à moitié détruits, où il n’y avoit que des corps réduits en cendre et en poussière. Ensuite, selon notre coutume ordinaire en de pareilles occasions, à l’heure de la nuit la plus sombre, que tout le monde est enseveli dans le premier sommeil, nous nous trouvons tous, et nous nous postons devant la porte de Democharès bien armés, comme à un rendez-vous, pour faire un pillage.

De son côté, Thrasiléon prend le moment favorable à notre dessein, pour sortir de sa cage, poignarde ses gardes endormis, en fait autant au portier de la maison, lui prend ses clefs et nous ouvre la porte. Y étant tous entrés avec précipitation, il nous montre un cabinet où il avoit remarqué finement qu’on avoit serré beaucoup d’argent le soir même. La porte en est bientôt brisée par les efforts de tout ce que nous étions. J’ordonne à mes camarades de prendre chacun autant d’or et d’argent qu’ils en pourroient porter, et de l’aller promptement cacher dans les tombeaux de ces morts, sur la fidélité desquels nous pouvions compter ; et je leur dis de revenir aussi-tôt pour achever de piller tout ce que nous trouverions, et que, pour la sureté commune, j’allois rester sur la porte de la maison, d’où j’aurois l’œil à ce qui se passeroit jusqu’à leur retour.

Cependant la figure de cet ours prétendu, me sembloit fort propre à épouvanter les domestiques, si par hasard il y en avoit quelques-uns qui ne dormissent pas. En effet, qui seroit l’homme, quelque brave et intrépide qu’il pût être, qui, voyant venir à lui une grande bête effroyable, comme celle-là, particulièrement la nuit, ne se sauvât bien vite, et tout effrayé, ne courût se renfermer dans sa chambre. Mais, après toutes les mesures que nous avions si bien prises, il n’a pas laissé de nous arriver un cruel accident.

Car, pendant que j’attends fort inquiet le retour de mes camarades, un petit coquin de valet surpris du bruit que faisoit l’ours, se traîne tout doucement pour voir ce que c’étoit, et ayant apperçu cette bête qui alloit et venoit librement par toute la maison, il retourne sur ses pas, sans faire le moindre bruit, et va avertir tout le monde de ce qu’il venoit de voir. Aussi-tôt paroît un grand nombre de domestiques ; la maison est éclairée dans un moment par quantité de lampes et de flambeaux qu’ils mettent de tous côtés ; ils se postent les uns et les autres dans les passages tous armés d’une épée, d’un bâton ou d’un épieu, et lâchent les chiens de chasse après la bête pour l’arrêter.

Voyant que le bruit et le tumulte augmentoit, je sors vîte, et vais me cacher derrière la porte de la maison, d’où je voyois Thrasiléon qui se défendoit merveilleusement bien contre les chiens, et quoiqu’il touchât aux derniers momens de sa vie, cependant le soin de sa gloire et de nos intérêts, le faisoit encore résister à la mort qui l’environnoit de toutes parts, et soutenant toujours le personnage dont il s’étoit volontairement chargé, tantôt fuyant, tantôt tenant tête ; enfin il fait tant par ses tours d’adresse et par ses mouvemens différens, qu’il s’échappe de la maison. Mais, quoiqu’il se fût mis en liberté, il ne put se garantir de la mort par la fuite ; car un grand nombre de chiens du voisinage se joignent à ceux qui le poursuivoient, et tous s’acharnent contre lui. Ce fut alors un spectacle bien funeste et bien pitoyable, de voir notre Thrasiléon en proie à cette quantité de chiens en fureur, qui le dévoroient et le mettoient en pièces.

À la fin n’étant plus le maître de ma douleur, je me fourre au milieu du peuple qui s’étoit amassé, et pour donner à mon cher camarade le seul secours qui pouvoit dépendre de moi, je m’adresse à ceux qui animoient encore les chiens : Ô quel grand dommage, leur disois-je, que nous perdons-là un précieux animal ! mais mon artifice, et tout ce que je pus dire, ne servit de rien à ce pauvre malheureux ; car, dans le moment, un homme fort et vigoureux sort de la maison de Démocharès, et vient enfoncer un épieu dans le ventre de l’ours : un autre en fait autant, et plusieurs que cela avoit rassurés, s’en approchent de plus près, et le percent de coups d’épée. Enfin Thrasiléon, l’honneur de notre troupe, avec un courage digne de l’immortalité, ne laisse point ébranler sa constance, et ne fait pas le moindre cri, ni la moindre plainte qui puisse le trahir et découvrir notre dessein, mais tout déchiré et percé de coups qu’il étoit, imitant toujours le mugissement d’un ours, et bravant la mort avez une vertu héroïque, il conserve sa gloire en perdant la vie.

Cependant la terreur qu’il avoit répandue parmi tous ces gens-là, étoit telle, que jusqu’à ce qu’il fût grand jour, pas un seul n’a osé toucher seulement du bout du doigt ce prétendu animal étendu sur le carreau, hors un boucher un peu plus hardi que les autres, qui s’en approchant doucement et avec quelque crainte, lui fend le ventre, et expose aux yeux de tous cet illustre voleur. Voilà de quelle manière nous avons encore perdu Thrasiléon ; mais sa gloire ne périra jamais. Ensuite ayant pris à la hâte les paquets que ces morts nous avoient fidellement gardés, nous nous sommes éloignés le plus vîte qu’il nous a été possible de la ville de Platée, faisant les uns et les autres plusieurs fois cette réflexion, que certainement la bonne foi n’habitoit plus parmi les vivans, et qu’en haine de leur perfidie, elle s’étoit retirée chez les morts. Enfin fort fatigués de la pesanteur de nos paquets, et du chemin long et rude que nous avions fait, ayant perdu trois de nos camarades, nous sommes arrivés ici avec le butin que vous voyez.

Quand ce discours fut fini, ils burent dans des coupes d’or du vin pur à la mémoire de leurs compagnons qui étoient morts, et en répandirent en sacrifice, chantant quelques Hymnes à l’honneur du dieu Mars ; ensuite ils prirent un peu de repos. La vieille femme nous donna de l’orge en abondance et sans la mesurer ; de manière que mon cheval qui mangeoit sa portion et la mienne, n’étoit pas moins aise que, s’il eût fait aussi bonne chère que les prêtres Saliens. Pour moi, quoique j’aie toujours assez aimé l’orge mondé, comme les hommes le mangent, je ne balançai point à quitter celui-là qui étoit crud, pour aller dans un coin où j’avois apperçu ce qui étoit resté de pain du repas qu’on venoit de faire, dont je mangeai avec une avidité et un appétit extraordinaire.

La nuit étant assez avancée, les voleurs s’éveillèrent et songèrent à décamper. Ils s’équipèrent différemment : les uns s’armèrent d’épées, et les autres se déguisèrent en fantômes. En cet état, ils sortirent tous à la hâte. À mon égard, le sommeil qui me pressoit ne m’empêcha point de manger de la même force, et quoique je fusse content à chaque repas d’un pain ou de deux tout au plus quand j’étois Lucius, alors contraint de m’accommoder à la capacité de mon estomac, j’achevois la troisième corbeille pleine de pain, et je fus bien étonné que le jour me surprit en cette occupation. Je m’en retirai enfin, avec peine à la vérité, cependant, comme un âne qui a de la pudeur, et j’allai appaiser ma soif à un petit ruisseau qui n’étoit pas loin de là.

Peu de temps après les voleurs arrivèrent en grand’hâte et fort émus, ne rapportant à la vérité aucun paquet, pas même un misérable manteau ; mais l’épée à la main, ils amenoient une jeune fille, belle et bien faite. Il étoit aisé de juger que c’étoit quelque fille de la première qualité, et je vous jure qu’elle me plaisoit bien, tout âne que j’étois. Elle se désespéroit, elle déchiroit ses habits et s’arrachoit les cheveux d’une manière digne de pitié.

Quand ils furent tous entrés dans la caverne, ils lui représentèrent qu’elle n’avoit pas raison d’être affligée au point qu’elle l’étoit. Ne craignez rien, lui disoient-ils, votre vie et votre honneur sont en sûreté. Ayez patience pour un peu de temps, que votre enlèvement nous vaille quelque chose. C’est la nécessité qui nous force à faire le métier que nous faisons. Votre père et votre mère qui ont des biens immenses, tireront bientôt de leurs coffres, malgré leur avarice, ce qu’il faut pour racheter leur chère fille. Ces discours, et quelques autres semblables qu’ils lui tenoient confusément les uns et les autres, ne diminuèrent point sa douleur ; et tenant toujours sa tête panchée sur ses genoux, elle continuoit à pleurer de toute sa force.

Les voleurs appellèrent la vieille femme, lui ordonnèrent de s’asseoir auprès d’elle, et de l’entretenir de discours les plus obligeans et les plus gracieux qu’elle pourroit, pour tâcher de calmer son affliction, ensuite ils s’en allèrent chercher suivant leur coutume, à exercer leur métier. Tout ce que la vieille put dire à cette jeune fille, n’arrêta point le cours de ses larmes ; au contraire, paroissant encore plus agitée qu’elle n’avoit été, par les sanglots continuels qui sortoient du fond de sa poitrine, elle redoubla ses gémissemens avec tant de force, et d’une manière si touchante, qu’elle me fit pleurer aussi. Hélas ! disoit-elle, malheureuse que je suis, puis-je cesser de répandre des pleurs, et comment pourrai-je vivre, arrachée d’une maison comme la mienne, loin de toute ma famille, d’un père et d’une mère si respectables, et de mes chers domestiques ! Esclave et devenue la proie d’un malheureux brigandage, enfermée dans une caverne, privée de toutes les délices qui conviennent à une personne de ma naissance, dans lesquelles j’ai été élevée, et prête à tout moment d’être égorgée au milieu d’une troupe affreuse de voleurs, de scélérats et d’assassins.

Après avoir ainsi déploré sa triste destinée, la gorge enflée à force de sanglots, le corps abattu de lassitude, et l’esprit accablé de douleur, elle se laissa aller au sommeil, et ses yeux languissans se fermèrent. Peu de temps après qu’elle fut endormie, se réveillant tout d’un coup comme une forcenée, elle recommença à pleurer et à gémir, beaucoup plus violemment encore qu’elle n’avoit fait, se donnant des coups dans la poitrine, et meurtrissant son beau visage. Et, comme la vieille la prioit avec instance de lui dire quel nouveau sujet elle pouvoit avoir pour s’affliger à un tel excès : Ah ! s’écria la jeune fille, en poussant de tristes soupirs ; ah ! je suis perdue maintenant ! je suis perdue sans ressource, il ne me reste plus aucune espérance ; je ne dois plus songer qu’à chercher une corde, un poignard, ou quelque précipice pour finir tout d’un coup mes malheurs.

Alors la vieille se mettant en colère, lui dit, d’un visage plein d’aigreur et de dureté, qu’elle vouloit absolument savoir ce qu’elle avoit à pleurer de la sorte, et pourquoi immédiatement après avoir pris un peu de repos, elle recommençoit ses lamentations avec tant de violence. Quoi ! lui disoit-elle, avez-vous l’envie de frauder mes jeunes maîtres du profit qu’ils espèrent tirer de votre rançon ? Si vous prétendez passer outre, comptez que, malgré vos larmes (ce qui touche ordinairement fort peu les voleurs) je vous ferai brûler toute vive. La jeune fille épouvantée de cette menace lui prit la main et la lui baisant : Pardonnez-moi, lui dit elle, ma bonne mère, je vous en conjure, conservez quelques sentimens d’humanité, ayez un peu de pitié de l’état déplorable où je me trouve. Je ne puis croire qu’ayant atteint cette vénérable vieillesse, vous vous soyez dépouillée de toute compassion ; au reste, écoutez le récit de mes malheurs.

Un jeune homme, beau, bien fait, et de la première qualité, si aimable, qu’il n’y a personne dans la ville qui ne l’aime comme son propre fils, mon proche parent, âgé seulement de trois ans plus que moi, avec qui j’ai été élevée et nourrie en même maison, dont la foi m’étoit engagée depuis longtemps, suivant l’intention de sa famille et de la mienne, qui nous avoient destinés l’un pour l’autre, et qui venoient de passer notre contrat de mariage : ce jeune homme, dis-je, accompagné d’un grand nombre de ses parens et des miens, qui s’étoient rassemblés pour nos nôces, immoloit des victimes dans les temples des dieux ; toute notre maison ornée de branches de laurier, éclairée par les torches nuptiales, retentissoit des chants de notre hymenée ; ma mère me tenant dans ses bras, me paroit de mes habits de nôces, me donnant mille baisers, et faisant des vœux, dans l’espérance de voir bientôt des fruits de mon mariage, quand tout d’un coup paroît une troupe de brigands l’épée à la main, prête à livrer combat. Ils ne se mettent point en devoir de piller ni d’égorger ; mais tous ensemble ils se jettent en foule dans la chambre où j’étois, et m’arrachent plus morte que vive d’entre les bras tremblans de ma mère, sans qu’aucun de nos domestiques fasse la moindre résistance. Ainsi nos nôces sont troublées, comme celles de Pirithoüs et d’Hyppodamie.

Mais, ce qu’il y a de plus cruel, ce qui augmente et met le comble à mon infortune, c’est le rêve que je viens de faire en dormant. Il m’a semblé qu’on me tiroit avec violence de ma chambre, et même de mon lit nuptial ; que l’on m’emportoit par des lieux écartés et déserts, où j’appelois continuellement à mon secours mon époux infortuné, qui, se voyant si-tôt privé de mes embrassemens, couroit après ceux qui m’enlevoient encore, tout parfumé d’essences et couronné de fleurs ; et comme il crioit au secours, se plaignant qu’on lui ravissoit son aimable et chère épouse, un des voleurs irrité de ce qu’il nous suivoit avec tant d’opiniâtreté, a pris une grosse pierre dont il a frappé ce pauvre jeune homme, et l’a étendu mort sur la place. Une vision si affreuse m’a réveillée en sursaut toute épouvantée.

La vieille alors répondant par quelques soupirs aux larmes, que la jeune fille versoit en abondance, lui parla ainsi. Prenez bon courage, ma chère enfant, et que les vaines fictions des songes ne vous alarment point ; car, outre qu’on tient que les images que le sommeil produit pendant le jour, sont fausses et trompeuses ; on croit de plus, que celles qu’il nous offre pendant la nuit, signifient souvent le contraire de ce qu’elles représentent. Rêver qu’on pleure, qu’on est battu, et quelquefois même qu’on nous coupe la gorge, sont des présages de gain et de prospérité ; au contraire, quand on songe qu’on rit, qu’on mange quelques mets délicats et friands, ou qu’on goûte les plaisirs de l’amour, cela annonce de la tristesse, de la langueur, quelque perte ou quelque sujet d’affliction. Mais je veux tâcher tout présentement de vous distraire de votre douleur par quelques jolis contes du temps passé.

Il y avoit dans une certaine ville un Roi et une Reine, qui avoient trois filles, toutes trois fort belles. Quelques charmes que pussent avoir les deux aînées, il n’étoit pas impossible de leur donner des louanges proportionnées à leur mérite. Mais, pour la cadette, sa beauté étoit si rare et si merveilleuse, que toute l’éloquence humaine n’avoit point de termes pour l’exprimer et pour en parler assez dignement. Les peuples de ce pays-là, et quantité d’étrangers, que la réputation d’une si grande merveille y attiroit, restoient saisis d’étonnement et d’admiration, quand ils voyoient cette beauté, dont jamais aucune autre n’avoit approché, et l’adoroient religieusement, comme si s’eût été Vénus elle-même.

Le bruit couroit déjà par-tout chez les nations voisines, que la Déesse, à qui l’océan a donné la naissance, et qui a été élevée dans ses flots, étoit descendue des cieux, et se faisoit voir sur la terre, sous la figure d’une mortelle ; ou du moins que la terre, après la mer, avoit produit par une nouvelle influence des astres, une autre Vénus qui avoit l’avantage d’être fille. Cette opinion se fortifioit chaque jour, et se répandit dans les provinces et dans les îles voisines, et de-là presque dans tout l’univers. On voyoit arriver de toutes parts des hommes qui avoient traversé des pays immenses, et d’autres qui s’étoient exposés aux dangers d’une longue navigation, pour voir ce qui faisoit la gloire et l’ornement de leur siècle. Personne n’alloit plus à Gnide, ni à Paphos ; personne même ne s’embarquoit plus pour aller à Cythère rendre des honneurs à Vénus ; ses sacrifices sont négligés, ses temples dépérissent, on en profane les ornemens, on n’y fait plus les cérémonies accoutumées ; les statues de la Déesse ne sont plus couronnées de fleurs, et ses autels couverts de cendres froides restent abandonnés. L’on n’adresse plus ses prières qu’à la jeune princesse, et l’on n’honore plus Vénus que sous la forme de cette jeune mortelle. Quand elle paroît le matin, on immole devant elle des victimes, et on prépare des festins sacrés ; l’on croit se rendre ainsi la Déesse favorable. Et lorsque la princesse passe dans les rues, les peuples courent en foule après elle pour lui rendre leurs hommages, chacun lui présente des guirlandes et des couronnes de fleurs, et l’on en sème par-tout où elle doit passer.

Ce culte et ces honneurs divins, qu’on rendoit à la nouvelle Vénus, piquèrent sensiblement la mère des amours. Quoi, dit-elle toute indignée et frémissant de colère, Vénus à qui la nature et les élémens doivent leur origine, qui maintient tout ce vaste univers, partagera les honneurs qui lui sont dûs, avec une simple mortelle, et mon nom qui est consacré dans le ciel, sera profané sur la terre ? Une fille sujète à la mort recevra les mêmes respects que moi, et les hommes seront incertains si c’est elle ou Vénus qu’ils doivent adorer. C’est donc en vain que ce sage berger, dont Jupiter même a reconnu l’équité, m’a préférée à deux Déesses qui me disputoient le prix de la beauté ? Mais, quelle que soit cette mortelle, elle n’aura pas long-temps le plaisir de jouir des honneurs qui me sont dûs. Je ferai bientôt en sorte qu’elle aura tout lieu de s’affliger d’avoir cette beauté criminelle.

Dans le moment Vénus appelle son fils, cet enfant ailé, plein d’audace et de mauvaises inclinations, qui, sans aucun égard pour les loix, armé, de flêches et de feux, court toutes les nuits de maison en maison pour séduire les femmes mariées, et mettre de la division dans les ménages ; en un mot, qui ne cherche qu’à mal faire, et qui commet impunément mille crimes tous les jours. Et quoiqu’il soit porté assez naturellement à la méchanceté, Vénus n’oublia rien pour l’aigrir encore davantage. Elle le mena dans la ville où demeuroit Psiché ; (c’étoit le nom de cette belle fille) elle la lui fit voir, et après lui avoir conté tout le sujet de la jalousie que lui causoit cette princesse par sa beauté : Mon fils, continua-t-elle avec douleur et indignation, vengez votre mère, je vous en prie, mais vengez-la pleinement d’une mortelle qu’on a l’insolence de lui comparer. Je vous en conjure par la tendresse que j’ai pour vous, par les agréables blessures que vos traits font dans les cœurs, et par les plaisirs infinis que goûtent ceux que vous enflammez. Sur-tout, et c’est ce que je vous demande avec plus d’empressement, faites en sorte que ma rivale devienne éperdument amoureuse du plus méprisable de tous les hommes, qui soit sans naissance, pauvre, et qui craigne à tout moment pour sa propre vie ; enfin qui soit si misérable et si accablé de toutes sortes de disgraces, qu’il n’y ait personne dans le monde si malheureux que lui.

Vénus, après avoir ainsi parlé, baisa tendrement son fils, et s’en alla vers le rivage de la mer. Si-tôt qu’elle eut porté ses pieds délicats sur les flots, et qu’elle s’y fut assise, elle ne fit que souhaiter, et dans le moment parut un cortège avec le même appareil, que si elle l’eût ordonné long-temps auparavant. Les filles de Nérée, s’approchent, faisant éclater leurs voix par des chants d’allégresse. On y voit Portune avec sa grande barbe bleue, Salacia avec sa robe pleine de poissons, et le jeune Palémon monté sur un dauphin. Les Tritons nagent en foule autour de la Déesse. L’un sonne de la trompette avec une conque, un autre lui présente un parasol de soie pour la garantir de l’ardeur du soleil. On en voit un qui tient un miroir devant elle, et quelques autres aident à faire avancer son char. C’est avec cette pompe que Vénus paroît, quand elle va rendre visite à l’océan.

Cependant Psiché avec une beauté si renommée, ne retire aucun fruit de cet avantage. Chacun s’empresse pour la voir, tout le monde la comble de louanges ; mais il ne se trouve personne, soit roi, soit prince, soit particulier, à qui il prenne envie de la demander en mariage. On admire cette beauté divine, mais on ne fait que l’admirer comme une belle statue, sans en être touché. Ses deux sœurs, dons les appas n’avoient fait aucun bruit dans le monde, avoient été recherchées par deux rois, avec qui elles étoient avantageusement mariées. Psiché restoit seule dans la maison de son père, sans amant, pleurant sa solitude, malade et l’esprit abattu, haïssant sa beauté, quoiqu’elle fît l’admiration de toute la terre.

Le père de cette infortunée princesse soupçonnant que le malheur de sa fille pouvoit être un effet de la haine des Dieux, et redoutant leur colère, fut à l’ancien temple de Milet consulter l’oracle d’Apollon. Après y avoir fait des sacrifices, il supplia cette divinité de donner un époux à Psiché, qui n’étoit recherchée de personne. Voici ce que l’oracle répondit.

Qu’avec les ornemens d’un funeste Himenée, Psiché sur un rocher, soit seule abandonnée. Ne crois pas pour époux qu’elle y trouve un mortel, Mais un monstre terrible, impérieux, cruel, Qui volant dans les airs, livre à toute la terre, Par la flâme et le fer, une immortelle guerre, Et dont les coups puissans craints du maître des Dieux, Epouvantent la mer, les enfers et les cieux.

Ce Roi autrefois si heureux, après cette réponse, s’en retourne chez lui accablé de douleur et de tristesse ; et ayant fait part à la Reine son épouse des ordres cruels du destin, on n’entend que des cris et des gémissemens de tous côtés. Quelques jours se passent dans les larmes, mais le temps approchoit qu’il falloit obéir à l’oracle. On fait déja les apprêts des nôces funestes de cette princesse ; on allume les flambeaux de l’himenée, qui devoient éclairer ses funérailles. Les flûtes destinées pour des airs de réjouissance, ne rendent que des sons tristes et lugubres ; et celle qu’on alloit marier, essuie ses larmes à son voile même. Toute la ville en général, et tout le pays pleure les malheurs de la maison royale, et on ordonne un deuil public.

Cependant la nécessité d’obéir aux ordres des Dieux, appeloit Psiché au supplice qu’ils lui avoient destiné ; et si-tôt que l’appareil de ces nôces funestes fut achevé, on part. Toute la ville en pleurs accompagne la pompe funèbre d’une personne vivante, et Psiché versant des larmes, va à ses nôces, ou plutôt, à ses funérailles.

Mais, voyant que son père et sa mère, saisis d’horreur de ce qu’on alloit faire, ne pouvoient se résoudre à consentir qu’on exécutât un ordre si barbare, elle les y encourage elle-même. Pourquoi, leur dit-elle, consumez-vous votre vieillesse en regrets inutiles ? Pourquoi abréger par des sanglots continuels, une vie qui m’est mille fois plus chère que la mienne ? Que vous sert de vous arracher les cheveux, de vous déchirer le visage et la poitrine ? C’est augmenter ma douleur. Voilà ce que vous deviez attendre de ma beauté. Accablés présentement par ce coup affreux, vous connoissez, mais trop tard, les traits mortels de l’envie. Quand tout le peuple et les nations étrangères me rendoient des honneurs divins ; quand on m’appeloit la nouvelle Vénus par toute la terre, c’étoit alors que vous deviez vous affliger, c’étoit alors que vous me deviez pleurer comme une personne prête à périr. Je le connois présentement, et je l’éprouve enfin, que ce seul nom de Vénus est cause de la mort. Mais qu’on me conduise sur ce fatal rocher. Je souhaite avec empressement cet heureux mariage ; et que j’ai d’impatience de voir cet illustre époux que les Dieux me destinent ! À quoi bon hésiter ? dois-je différer un moment de recevoir un mari né pour détruire l’univers.

En achevant ces mots, Psiché se mêla avec empressement dans la foule du peuple qui accompagnoit la pompe. On arrive à la montagne destinée ; on y monte, et l’on y laisse seule cette malheureuse princesse. Ceux qui avoient porté les torches nuptiales, après les avoir éteintes avec leurs larmes, les y laissèrent, et chacun revint chez soi tout consterné. Le Roi et la Reine s’enfermèrent dans leur palais, où ils s’abandonnèrent à une douleur continuelle. Cependant Psiché, saisie d’effroi, pleuroit sur le haut du rocher, lorsqu’un zéphir agitant ses habits, et s’insinuant dans les plis de sa robe, l’enlève légèrement, la descend au pied de la montagne, et la pose doucement sur un gazon plein de fleurs.

Fin du quatrieme Livre.

LES

MÉTAMORPHOSES :

ou

L’ÂNE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE CINQUIEME.

Psiché couchée sur un tendre gazon, étant un peu remise de son trouble et de sa frayeur, se laissa aller insensiblement à un doux sommeil. Après avoir reposé quelque temps, elle se réveille, l’esprit beaucoup plus tranquille. D’abord elle apperçoit un bois planté de fort grands arbres ; elle voit au milieu une fontaine plus claire que du cristal. Sur les bords que ses eaux arrosent, elle voit un Palais superbe, élevé plutôt par la puissance d’un Dieu, que par l’art et l’adresse des hommes. À n’en voir seulement que l’entrée, il étoit aisé de juger que c’étoit le séjour de quelque divinité. Des colonnes d’or y soutiennent des lambris d’ivoire et de bois de citronnier, d’un ouvrage admirable. Les murs qu’on voit d’abord en entrant, sont couverts de bas-reliefs d’argent, qui représentent toutes sortes d’animaux ; et ce fut une industrie merveilleuse à l’homme, au demi-Dieu, ou plutôt au Dieu qui travailla ce métal d’une si grande perfection. Les planchers sont de pierres précieuses de différentes couleurs, taillées et jointes ensemble, de manière qu’il semble que ce sont des ouvrages de peinture. Ô que ceux-là sont heureux, qui marchent sur l’or et sur les pierreries ! Le reste de ce vaste palais étoit d’un prix inestimable. Les murailles des appartemens revêtus d’or pur, brillent de toutes parts ; et quand le soleil auroit refusé sa lumière à ce palais, ses portes, son vestibule et ses chambres en donneroient assez pour l’éclairer. Les meubles répondent si bien à la magnificence de cet édifice, qu’il semble que Jupiter, dans le dessein d’habiter la terre, ait pris soin de le faire embellir.

Psiché, attirée par la vue de tant de merveilles, s’en approche ; devenue ensuite un peu plus hardie, elle entre dans cette brillante demeure ; elle admire l’un après l’autre tant de beautés différentes, qui, de tous côtés, s’offrent à ses regards ; elle y voit des chambres d’une architecture parfaite, pleines de tout ce qui se pouvoit imaginer de plus précieux ; ce qui ne s’y trouve pas, ne peut se trouver dans le reste du monde. Mais ce qui la surprend encore plus que la vue du plus beau trésor de l’univers, l’accès n’en est point interdit, et il n’y a personne qui le garde.

Comme elle considère toutes ces richesses avec grand plaisir, elle entend une voix qui lui dit : Pourquoi vous étonnez-vous, Psiché, de voir des choses dont vous êtes la maîtresse ? Tout ce qui est ici est à vous. Entrez donc dans un de ces appartemens ; sur ces lits qui s’offrent pour le repos, cherchez à vous délasser. Ordonnez quel bain vous voulez qu’on vous prépare : celle dont vous entendez la voix, est destinée à vous servir aussi bien que ses compagnes. Nous sommes prêtes à vous obéir ; et après avoir fait ce qu’il faut auprès de votre personne, on vous servira un repas digne d’une princesse comme vous.

Psiché reconnut que les Dieux prenoient soin d’elle, et, suivant l’avis de ces personnes invisibles, elle se coucha et dormit quelque temps ; ensuite elle se baigna. Au sortir du bain, elle vit un repas préparé : elle jugea bien que c’étoit pour elle, et se mit à table. On lui présenta des vins délicieux, et quantité de mets exquis furent servis devant elle par des mains invisibles ; elle entendoit seulement les voix de ces personnes qu’elle ne voyoit point, qui étoient autour d’elle pour la servir. Quand elle fut sortie de table, une belle voix chanta, accompagnée d’un luth : ensuite plusieurs voix se joignirent ensemble ; et quoiqu’elle ne vît aucun des musiciens, elle jugea qu’ils étoient en grand nombre, par les chœurs de musique qu’elle entendoit.

Après avoir goûté tous ces plaisirs, Psiché alla sur un lit chercher le sommeil où le retour de la nuit l’invitoit. Quand la nuit fut un peu plus avancée, le son d’une douce voix vint frapper ses oreilles. Alors se voyant seule, la peur la saisit ; elle frissonne, et craint plus que toutes choses ce qu’elle n’a point encore éprouvé ; cependant cet époux inconnu s’approche du lit de Psiché, se couche auprès d’elle, en fait sa femme, et la quitte avant le jour. Peu de temps après, ces personnes invisibles qui la servoient, font entendre leurs voix dans sa chambre, et préparent tout ce qu’il faut pour le lever de la nouvelle mariée. Psiché passa quelque temps dans ce genre de vie, et s’y accoutumant insensiblement, elle y prenoit plaisir : ces voix qui lui obéissoient, et avec qui elle s’entretenoit, lui rendoient sa solitude agréable.

Cependant son père et sa mère consumoient le reste de leur vieillesse dans les gémissemens et dans une affliction continuelle. Le bruit du malheur de leur fille s’étoit répandu dans les pays éloignés. Ses deux sœurs en étant informées, quittèrent leurs maris, et vinrent au plus vite mêler leurs larmes à celles de leurs parens. Cette même nuit l’époux de Psiché lui parla ainsi ; car, quoiqu’elle ne le vît point, elle ne laissoit pas de le toucher et de l’entendre : Ma chère épouse, je vous avertis que la fortune cruelle vous menace d’un péril terrible ; il est à propos que vous vous teniez bien sur vos gardes. Vos sœurs troublées du bruit de votre mort, pour savoir ce que vous êtes devenue, viendront bientôt sur ce rocher. Si leurs plaintes et leurs cris sont portés jusqu’à vous, gardez-vous bien de leur répondre, ni même de les regarder ; vous me causeriez un grand sujet d’affliction, et vous vous attireriez le dernier des malheurs.

Psiché promit à son mari de ne faire que ce qu’il lui prescrivoit ; mais elle s’abandonna aux larmes et aux plaintes, et passa tout le jour en cet état. Ah ! disoit-elle à tout moment, je vois bien présentement que je suis perdue sans ressource, puisqu’étant enfermée dans une belle prison, seule et privée de tout commerce, il ne m’est pas permis de donner aucune consolation à mes sœurs affligées de ma perte, ni même de les voir. Elle ne voulut ni boire ni manger de tout le jour, ni se mettre dans le bain. Quand le soir fut venu, elle s’alla mettre au lit les larmes aux yeux.

Dans le moment son mari vint se coucher auprès d’elle un peu plutôt qu’à l’ordinaire, et l’embrassant ainsi baignée de larmes : Est-ce-là, lui dit-il, ce que vous m’aviez promis ma chère Psiché ? Que puis-je désormais attendre de vous ? Qu’en dois-je espérer ? puisque jour et nuit vous ne cessez point de vous affliger, même dans les bras de votre époux. Faites donc tout ce qu’il vous plaira, et suivez un desir qui vous entraîne à votre perte, mais souvenez-vous que je vous ai avertie très-sérieusement du malheur dont vous êtes menacée, et que vous vous repentirez trop tard de n’avoir pas suivi mon conseil.

Psiché l’assure qu’elle mourra, s’il ne lui accorde sa prière : elle le conjure de lui permettre de voir ses sœurs, de les entretenir, et de les consoler. Enfin elle fit tant qu’il lui accorda ce qu’elle demandoit. Il consentit même qu’elle leur donnât autant d’or et de pierreries qu’elle voudroit ; mais il l’avertit en même-temps de n’écouter jamais les pernicieux conseils qu’elles lui donneroient, de s’informer de la figure de son mari ; que cette curiosité sacrilège la précipiteroit du faîte du bonheur, dans un abîme de souffrances, et seroit cause qu’elle le perdroit pour jamais.

Psiché ayant l’esprit content, remercia son mari de lui avoir accordé ce qu’elle lui demandoit. Je mourrois plutôt mille fois, lui dit-elle, que de rien faire qui pût me séparer de vous ; car la tendresse que j’ai pour vous ne se peut exprimer, et qui que vous soyez, je vous aime cent fois plus que ma vie, et je vous préférerois au Dieu de l’amour même. Mais je vous demande encore une grace ; ordonnez à ce Zéphir qui vous sert, d’apporter ici mes sœurs, de la même manière que j’y fus apportée. Ensuite elle l’embrassa, et lui dit mille choses tendres et passionnées : Cher époux, ma chère ame, lui disoit-elle, ne me refusez pas. Enfin elle fit si bien par ses caresses, qu’il lui accorda tout ce qu’elle vouloit mais le jour étant prêt de paroître, il la quitta.

Cependant les sœurs de Psiché informées du lieu où elle avoit été abandonnée, s’y rendirent en diligence. Si-tôt qu’elles y furent, elles se mirent à pleurer, à se frapper la poitrine, et à s’affliger si violemment, qu’elles faisoient retentir les rochers de leurs cris et de leurs sanglots. Elles appelloient sans cesse leur sœur par son nom, tant qu’enfin les échos portèrent leurs voix plaintives jusqu’à elle. Psiché tremblante et toute hors d’elle-même, sort vîte de son palais : Eh ! qu’avez-vous, leur cria-t-elle, à vous affliger de la sorte ? voici celle que vous pleurez ; cessez de pousser ces cris douloureux, et séchez vos pleurs, puisque vous pouvez embrasser celle qui en étoit la cause. En même-temps elle appele le Zéphir, et lui ayant dit l’ordre de son mari, il part ; et dans le moment, enlevant ses sœurs, il les apporte proche d’elle, sans leur faire aucun mal.

Elles s’embrassent mille fois, et leurs larmes qui s’étoient arrêtées recommencèrent à couler par l’excès de leur joie. Entrez chez moi, leur dit Psiché, venez vous consoler et vous réjouir avec votre chère sœur. Avant que d’entrer, elle leur fit remarquer la magnificence de son palais, et la beauté de sa situation ; elle leur fit voir les richesses immenses qu’il renfermoit ; et après leur avoir fait entendre ce grand nombre de voix, qui avoient ordre de la servir, elle les mène se baigner dans des bains délicieux : ensuite elle leur donne un repas dont l’appareil étoit superbe, et où l’abondance étoit jointe à la délicatesse et à la propreté. La vue de tant d’opulence et de tant de merveilles, ne servit qu’à faire naître dans le cœur de ces Princesses le noir poison de l’envie.

L’une des deux ne cessa point de lui demander qui étoit le maître de tant de choses extraordinaires et de l’interroger du nom et de la qualité de son mari. Psiché se souvint toujours des conseils qu’elle avoit reçus, et tint son secret renfermé dans son cœur ; mais imaginant une réponse dans le moment, elle leur dit que son mari étoit un homme dans la fleur de son âge, parfaitement beau et bienfait, qui faisoit sa principale occupation de la chasse dans les forêts et sur les montagnes voisines ; et de peur qu’un plus long entretien ne leur fît découvrir quelque chose de ce qu’elle vouloit cacher, elle leur fit présent de quantité de bijoux d’or et de pierreries : ensuite elle appèle le Zéphir, et lui ordonne de les reporter où il les avoit prises, ce qui fut aussi-tôt exécuté.

Pendant que ses deux bonnes sœurs s’en retournoient chez elles, le cœur dévoré par l’envie, elles faisoient éclater leur chagrin par leurs discours. Fortune aveugle et cruelle, dit l’une ! pourquoi faut-il qu’étant nées d’un même père et d’une même mère, nous ayons une destinée si différente, que nous qui sommes les aînées, soyons livrées comme des esclaves à des maris étrangers, et que nous passions notre vie exilées loin de notre patrie et de nos parens, pendant que Psiché qui n’est que notre cadette, et qui a bien moins de mérite que nous, a le bonheur d’avoir un Dieu pour époux, et jouit d’une fortune si éclatante, qu’elle ne sait pas même en connoître le prix ? Avez-vous bien remarqué, ma sœur, quelle profusion de choses précieuses l’on voit dans son palais ? quels meubles, quelle quantité d’habits magnifiques, quels prodigieux amas de pierreries, et combien d’or l’on y foule aux pieds ? Si son mari est aussi beau qu’elle nous l’assure, il n’y a personne dans tout le monde si heureuse qu’elle ; peut-être même que l’amour qu’il a pour elle venant à s’augmenter par l’habitude, ce Dieu en fera une Déesse, et je n’en doute point ; n’en a-t-elle pas déjà les airs et les manières ; elle n’aspire pas à une moindre gloire ; et une femme qui a des voix à son service, et qui commande aux vents, n’est pas fort éloignée d’un rang si glorieux. Et moi, malheureuse, j’ai un mari plus vieux que mon père, qui n’a pas un cheveu, plus foible qu’un enfant, et si défiant qu’il tient tout enfermé sous la clef dans la maison !

Le mien, reprit l’autre, est tout courbé et accablé de goutte, et par conséquent très-peu propre au combat amoureux, jugez quelle satisfaction je puis avoir avec lui ; il faut souvent que j’emploie mes mains délicates à panser les siennes et à mettre des fomentations sur ses doigts endurcis comme des pierres ; je fais plutôt auprès de lui le personnage d’un laborieux médecin que d’une épouse. Enfin, ma sœur, à vous parler franchement, c’est à vous de voir si vous avez assez de patience et de foiblesse, pour supporter une telle différence de Psiché à nous. Pour moi, je vous avoue que je ne puis souffrir, qu’indigne d’un si grand bonheur, elle en jouisse davantage. Souvenez-vous avec quelle fierté et quelle arrogance elle en a usé avec nous, avec quelle ostentation insupportable elle nous a fait voir toutes ses richesses, dont elle ne nous a donné qu’à regret une très-petite partie. Bientôt lasse de nous voir, elle a commandé aux vents, de nous remporter, et s’est défaite de nous d’une manière choquante ; mais je veux n’être pas femme, et cesser de vivre, si je ne la précipite d’une si haute fortune ; et si l’affront qu’elle nous a fait, vous est aussi sensible qu’à moi, prenons ensemble des mesures justes pour la perdre. Ne montrons à nos parens, ni à personne les présens qu’elle nous a faits ; faisons même comme si nous n’avions pu apprendre aucune de ses nouvelles ; il suffit de ce que nous avons vu qui nous cause assez de chagrin, sans aller apprendre à nos parens et à tous leurs sujets la félicité dont elle jouit ; car les hommes ne sont point véritablement heureux, quand leur bonheur n’est connu de personne. Il faut faire sentir à Psiché que nous sommes ses sœurs aînées, et non pas ses esclaves. Retournons chez nos maris dans des maisons bien modestes auprès de celle que nous venons de quitter, et quand nous aurons pris nos mesures sur ce que nous avons à faire, nous reviendrons à coup sûr punir son orgueil.

S’étant fortifiées l’une et l’autre dans cette pernicieuse résolution, elles cachèrent les riches présens que leur sœur leur avoit faits, et arrivèrent dans la maison paternelle, contrefaisant les affligées, s’arrachant les cheveux, et s’égratignant le visage, qu’elles auroient bien mérité d’avoir déchiré tout-à-fait. Elles renouvellèrent par ces larmes feintes la douleur où leur père et leur mère s’étoient abandonnés ; ensuite elles s’en allèrent chez elles toujours occupées de leurs mauvais desseins, et méditant les moyens d’exécuter leurs perfidies, ou plutôt leur parricide contre une sœur innocente.

Cependant cet époux, que Psiché ne connoissoit point, l’avertissoit toutes les nuits de prendre garde à elle. Vous ne voyez pas, lui disoit-il, le péril dont la fortune vous menace, il est encore éloigné ; mais si vous ne vous précautionnez de bonne heure, certainement vous succomberez. Vos perfides sœurs mettent tout en usage pour vous perdre, et sur-tout elles veulent vous persuader de chercher à me voir ; mais, comme je vous l’ai dit souvent, si vous me voyez une fois, vous ne me reverrez jamais. C’est pourquoi, si ces abominables femmes reviennent ici avec leurs noires intentions, et je sai qu’elles y viendront, ne leur parlez point ; et si vous ne pouvez vous en empêcher par la foiblesse que vous avez pour elles, et par la bonté de votre naturel, au moins n’écoutez rien sur ce qui regarde votre mari, et ne répondez pas un mot. Vous portez dans votre jeune sein des fruits de notre himenée : si vous tenez nos secrets cachés, je vous annonce que cet enfant sera au nombre des Dieux, mais si vous les révélez, ce ne sera qu’un simple mortel.

Psiché charmée de ce qu’elle venoit d’entendre, en devient plus belle ; elle s’applaudit de sa fécondité, et se réjouit dans l’espérance qu’elle a d’être mère d’un Dieu : elle compte avec soin les jours et les mois dans l’impatience qu’elle a de mettre au monde cet enfant divin. Mais ses sœurs, ces deux furies qui ne respirent que le crime, s’étoient embarquées pour venir exécuter leur détestable dessein.

Cependant le mari de Psiché l’avertit encore de ce qu’elle avoit à craindre : Voici, lui dit-il, le dernier jour, le péril est proche ; vos sœurs ingrates et denaturées, ont pris les armes, ont sonné la charge, et vont fondre sur vous. Je les vois déjà qui vous tiennent le couteau sur la gorge : Ah ! ma chère Psiché, que de malheurs vous environnent ; ayez pitié de moi, ayez pitié de vous-même ; gardez un secret inviolable, sauvez votre mari, votre maison, sauvez-vous vous-même avec ce cher gage que vous portez dans votre sein ; ne voyez point ces femmes déloyales que vous ne devez plus regarder comme vos sœurs, après la guerre mortelle qu’elles vous ont déclarée malgré les liens du sang ; n’écoutez point ces perfides sirènes, lorsqu’elles viendront sur ce rocher faire retentir les échos d’alentour de leurs funestes cris.

Je ne crois pas, lui dit Psiché d’une voix entrecoupée de sanglots, que jusqu’ici vous ayez eu lieu de vous plaindre de ma discrétion, et d’avoir manqué à ce que je vous ai promis ; vous connoîtrez mieux dans la suite si je suis capable de garder un secret. Commandez donc encore au Zéphir de m’obéir, et puisqu’il ne m’est pas permis de jouir de la vue de votre divine personne, au moins que je puisse voir mes sœurs. Je vous le demande par ces cheveux parfumés qui tombent sur vos épaules, par ce visage qui ne peut être que parfaitement beau, qui me semble au toucher aussi délicat et aussi uni que le mien ; je vous en conjure enfin par votre sein qui brûle de je ne sai quelle chaleur extraordinaire, ne me refusez pas le plaisir de voir mes sœurs ; ainsi puissé-je vous voir un jour dans l’enfant qui naîtra de vous ! Accordez cette satisfaction à votre chère Psiché, qui ne vit et ne respire que pour vous. Je ne demande plus à vous voir, l’obscurité même de la nuit ne me fait nulle peine, puisque je vous tiens dans mes bras, vous qui êtes ma lumière. Cet époux attendri se rendit aux prières et aux caresses de Psiché ; il essuya avec ses cheveux les larmes qu’elle versoit ; et lui ayant promis ce qu’elle souhaitoit, il la quitta avant la pointe du jour.

Les deux sœurs conjurées, ayant pris terre, descendent promptement de leurs vaisseaux, et sans aller voir leurs parens, s’acheminent vers le rocher, y montent avec précipitation. Là, par une témérité insolente, sans attendre le secours du vent qui les devoit porter, elles se jettent dans l’air ; le Zéphir qui n’avoit pas oublié l’ordre qui lui avoit été donné, les soutient et les porte, quoiqu’à regret, proche du palais de Psiché. Elles y entrent sans s’arrêter un moment, et embrassent leur proie, à qui elles donnoient le nom de sœur, elles cachent avec une joie et des caresses feintes la noirceur de leurs intentions. Psiché, lui disoient-elles, vous n’êtes plus un enfant, vous serez bientôt mère ; que cette grossesse nous promet de grands avantages ; quelle joie pour toute notre famille, et que nous nous estimerons heureuses de donner nos soins à élever un enfant si précieux. S’il tient de son père et de sa mère pour la beauté, il sera beau comme l’amour même. C’est ainsi que, par ces fausses démonstrations d’amitié, elles s’emparent de son esprit.

Après qu’elle les eût fait reposer, elle leur fait prendre le bain ; ensuite elle les conduit dans un appartement superbe, où elle leur fait trouver un repas magnifique. Elle ordonne qu’on joue du luth, elle est obéie ; elle demande un concert de flûtes, leurs agréables sons se font entendre ; enfin elle veut que des voix se joignent aux instrumens, et l’on entend un chœur de musique admirable, sans qu’on voie aucun de ceux qui le composent. Mais les charmes de cette divine harmonie n’étoient pas capables de calmer la fureur dont ces perfides étoient possédées, et comme elles suivoient toujours leur projet, avec une douceur feinte, elles s’informent de leur sœur, qui étoit son mari, et quelle étoit sa famille. Psiché, trop simple et trop peu défiante, ne se souvenant plus de ce qu’elle leur avoit répondu sur cela, inventa sur le champ un nouveau mensonge, et leur dit que son mari étoit de la province voisine ; que c’étoit un homme qui faisoit un grand commerce, et qui étoit puissamment riche ; qu’il étoit entre deux âges, et commençoit à avoir des cheveux blancs : et coupant court sur ce discours, elles les comble de riches présens, comme la première fois, et les renvoye par le même vent qui les avoit apportées.

À peine le Zéphir les eut-il rendu, où il les avoit prises, que s’en allant chez leur père, elles eurent cette conversation. Que dites-vous, ma sœur, disoit l’une, du ridicule mensonge que cette innocente vient de nous faire ? Son mari, à ce qu’elle nous disoit, étoit un jeune homme qui n’avoit point encore de barbe ; présentement il est entre deux âges, et ses cheveux commencent à blanchir. Quel est donc cet homme qui vieillit de la sorte en si peu de temps ? Ma sœur, reprit l’autre, de deux choses l’une, ou Psiché ne nous a pas dit la vérité, ou jamais elle n’a vu son mari. Que ce soit l’un ou l’autre, il faut faire en sorte au plutôt de détruire le bonheur dont elle jouit. S’il est vrai qu’elle ne sache point comme est fait son époux, sans doute elle est mariée à un Dieu ; elle porte un enfant divin dans son sein ; et certainement si elle vient à être mère de quelque demi-Dieu (le Ciel nous en préserve), mais si cela arrivoit, je m’étranglerois dans le moment. Cependant retournons chez notre père, et prenons des mesures justes pour venir à bout de nos desseins.

Ainsi agitées par la violence de leur passion criminelle, après avoir par manière d’acquit, visité leur père et leur mère, elles se lèvent avant la fin de la nuit, troublent toute la maison, en sortent comme des furies, courent au rocher, et y arrivent avec le jour ; et de là, par le secours ordinaire du Zéphir, volent au palais de leur sœur. Après s’être frottées les yeux pour en arracher quelques larmes, elles l’abordent avec ce discours plein d’artifice : Vous vivez heureuse et tranquille dans l’ignorance de votre malheur, et du péril où vous êtes exposée ; mais nous qui veillons pour vos intérêts, nous sommes dans une peine effroyable de vous voir à deux doigts de votre perte ; et la part que nous prenons à ce qui vous regarde, fait que nous ne pouvons plus vous cacher ce que nous avons appris de votre sort. Nous savons très certainement qu’un serpent d’une grandeur prodigieuse vient tous les soirs la gueule dégoutante de sang et de venin, passer la nuit secrètement auprès de vous. Souvenez-vous de l’Oracle d’Apollon, qui répondit que vous étiez destinée à épouser un monstre cruel. Plusieurs paysans et quelques chasseurs des environs le virent hier au soir comme il venoit de se repaître, qui se baignoit sur le bord de la rivière qui est au pied de ce rocher ; et tout le monde assure que vous ne jouirez pas long-temps des plaisirs que vous goûtez ici, et que, lorsqu’étant prête d’accoucher, vous serez encore plus grasse et plus pleine que vous n’êtes, ce dragon ne manquera pas de vous dévorer. C’est donc à vous de voir si vous voulez croire vos sœurs, à qui votre vie est infiniment chère, et lequel vous aimez mieux, ou de vivre avec nous hors de danger, ou d’être ensevelie dans le ventre d’un monstre. Que, si malgré ce que nous vous disons, cette solitude où vous n’entendez que des voix, a des charmes pour vous ; si vous êtes touchée des caresses infâmes et dangereuses de ce dragon, de manière que vous ne vouliez pas suivre nos conseils, au moins n’aurons-nous rien à nous reprocher, nous aurons fait notre devoir à votre égard.

La pauvre Psiché, trop simple et trop crédule, fut si épouvantée de ce que ses sœurs disoient et en eut l’esprit si troublé, que ne se souvenant plus des avertissemens de son mari, ni de la promesse qu’elle lui avoit faite, elle courut elle-même au-devant de sa perte. Mes chères sœurs, leur dit-elle avec un visage où la frayeur étoit peinte, et d’une voix entrecoupée de sanglots, vous me donnez des marques bien sensibles de la tendresse que vous avez pour moi ; j’ai même lieu de croire que ceux qui vous ont fait ce rapport ne vous ont rien dit qui ne soit véritable. Je n’ai jamais vu mon mari, et j’ignore absolument de quel pays il est. Je passe les nuits avec cet époux, dont j’entends seulement la voix, que je ne connais point, et qui fuit la lumière. Je ne puis m’empêcher de convenir qu’il faut bien que ce soit quelque monstre, comme vous me l’avez dit ; car il m’a toujours défendu expressément, et avec grand soin, de souhaiter de le voir, m’assurant que cette curiosité m’attireroit le dernier des malheurs. Si vous savez donc quelques moyens de secourir votre sœur dans cette extrémité, ne les lui refusez pas, je vous en conjure. Quand on se repose trop sur la providence des Dieux, on en devient indigne.

Ces méchantes femmes voyant le cœur de Psiché à découvert, crurent qu’il n’étoit plus besoin de prendre aucun detour, et que s’étant entièrement emparées de son esprit, elles n’avoient qu’à agir ouvertement. Ainsi l’une d’elles prenant la parole : les liens du sang, lui dit-elle, qui nous unissent à vous, nous engagent à ne considérer aucun danger, quand il s’agit de votre conservation. Ainsi nous vous dirons le seul moyen que nous avons trouvé, qui peut empêcher votre perte, munissez-vous d’un bon rasoir bien repassé et bien tranchant, et le serrez dans votre lit, du côté où vous avez accoutumé de coucher ; cachez aussi sous quelque vase une petite lampe pleine d’huile et bien allumée, faites tout cela secrétement ; et, lorsque le monstre se sera traîné en rampant à son ordinaire jusqu’à votre lit, qu’il se sera couché auprès de vous, et que vous le verrez enseveli dans un profond sommeil, levez-vous doucement et sans faire le moindre bruit, allez quérir votre lampe, servez-vous de sa lumière et prenez bien votre temps pour exécuter une action courageuse. Coupez hardiment la tête de ce dragon avec le rasoir que vous aurez préparé ; nous serons toutes prêtes à vous secourir, et si-tôt que vous aurez mis votre vie en sûreté par sa mort, nous reviendrons vous trouver, pour emporter avec vous, tous les trésors qui sont dans ce palais, ensuite nous vous donnerons un époux qui vous convienne. Après que ces perfides eurent ainsi enflammé le cœur de Psiché, elles prirent congé d’elle, craignant d’être enveloppées dans le péril où elles l’exposoient, et se firent rapporter par le Zéphir sur le rocher où il avoit accoutumé de les aller prendre. Si-tôt qu’elles y furent, elles allèrent vite regagner leurs vaisseaux pour retourner chez elles.

Psiché, abandonnée à elle-même, ou plutôt aux furies qui la déchirent, n’est pas moins agitée que la mer pendant l’orage. Quelque ferme résolution qu’elle eût prise, le temps venu d’exécuter son dessein, elle chancelle, et ne sait à quoi se résoudre. Dans le triste état où elle est réduite, son cœur est tourmenté de mille passions différentes ; elle se hâte, elle diffère, elle ose, elle craint, elle se défie, elle est transportée de colère ; et ce qui est de plus cruel pour elle, dans le même objet, elle hait un monstre et aime un mari. Enfin, voyant le jour prêt à finir, elle se détermine et prépare avec précipitation, tout ce qu’il faut pour exécuter son projet criminel.

Quand il fut nuit, son mari vint se coucher auprès d’elle. Après qu’il lui eut fait de nouvelles protestations de tendresse amoureuse, il s’endort profondément. Alors Psiché, toute foible de corps et d’esprit qu’elle étoit, poussée par son mauvais destin, qui lui donnoit de nouvelles forces, sort du lit, prend la lampe et le rasoir, et se sent animée d’une hardiesse au-dessus de son sexe. Mais si-tôt qu’elle eut approché la lumière, elle apperçoit le plus doux et le plus apprivoisé de tous les monstres ; elle voit Cupidon, ce Dieu charmant, qui reposoit d’une manière aimable. Ce rasoir odieux qu’elle tient dans sa main, semble se vouloir émousser, et la lumière de la lampe en devient plus vive.

Psiché surprise d’une vue, à laquelle elle s’attendoit si peu, toute hors d’elle-même, pâle, tremblante, et n’ayant pas la force de se soutenir, se laisse aller sur ses genoux et veut cacher, mais dans son propre sein, le fer qu’elle tenoit, ce qu’elle auroit fait sans doute, si, pour se dérober à un si grand crime, il ne lui fût tombé des mains. Toute foible et toute abattue qu’elle étoit, la vue de cette beauté divine ranime son corps et son esprit. Elle voit une tête blonde toute parfumée, une peau blanche et délicate, des joues du plus bel incarnat du monde, de longs cheveux frisés, dont les boucles qui sembloient briller plus que la lumière de la lampe, tomboient négligemment sur les épaules et sur le sein de ce charmant époux. Il avoit des aîles de couleur de roses, dont les plumes les plus petites et les plus légères sembloient se jouer au mouvement de l’air qui les agitoit ; tout le reste de son corps étoit d’un éclat et d’une beauté parfaite, et tel que Vénus pouvoit se glorifier de l’avoir mis au monde.

Psiché apperçut au pied du lit un arc, un carquois et des flêches qui sont les armes de ce Dieu puissant, qui font de si douces blessures : elle les examine avec une curiosité extraordinaire, et les admire. Elle prend une des flêches, et voulant essayer du bout du doigt, si la pointe en étoit bien fine, elle se fit une légère piquure, dont il sortit quelques gouttes de sang. C’est ainsi que, sans y penser, Psiché devint amoureuse de l’Amour même. Alors se sentant enflammer de plus en plus pour son cher époux, elle le baise tendrement, redouble ses caresses avides et empressées, et craint la fin de son sommeil.

Mais, pendant qu’elle goûte de si doux plaisirs, cette perfide lampe, comme si elle eût été jalouse, ou qu’elle eût souhaité de toucher et de baiser aussi cet aimable Dieu, laisse tomber une goutte d’huile enflammée sur son épaule droite. Ah, lampe audacieuse et téméraire, tu brûles l’auteur de tous les feux du monde ! Est-ce ainsi qu’il faut servir les amans, toi qui a été inventée par eux pour jouir pendant la nuit de la vue de ce qu’ils aiment ? l’Amour se sentant brûler, s’éveille tout d’un coup, et voyant qu’on lui avoit manqué de parole, se débarrasse d’entre les bras de l’infortunée Psyché, et s’envole sans lui parler. Mais elle le saisit avec ses deux mains par la jambe droite, de manière qu’elle est enlevée en l’air, jusqu’à ce qu’étant lasse et n’en pouvant plus, elle lache prise et tombe à terre. Ce Dieu amant ne voulant pas d’abord l’abandonner dans cet état, vole sur un ciprès qui étoit proche, d’où il lui parla ainsi : Trop foible et trop simple Psiché ! Loin d’obéir à Vénus, ma mère, qui m’avoit ordonné de vous rendre amoureuse du plus méprisable de tous les hommes, et d’en faire votre époux, moi-même j’ai voulu rendre hommage à vos charmes. J’ai fait plus, et je vois bien que j’ai eu tort ; je me suis blessé pour vous d’un de mes traits, et je vous ai épousée, et tout cela, Psiché, afin que vous crussiez que j’étois un monstre, et que vous coupassiez une tête, où sont ces yeux qui vous trouvoient si belle. Voilà le malheur que je vous prédisois toujours qui nous arriveroit, si vous négligiez les avertissemens que je vous donnois avec tant de tendresse. À l’égard de celles qui vous ont donné des conseils si pernicieux, avant qu’il soit peu je les en ferai repentir ; pour vous, je ne puis mieux vous punir qu’en vous abandonnant. En achevant ces mots, l’Amour s’envole.

Psiché couchée par terre, pénétrée de la douleur la plus vive et la plus affreuse, le suit des yeux tant qu’elle peut. Si-tôt qu’elle l’a perdu de vue, elle court se précipiter dans un fleuve qui étoit près de-là ; mais ce fleuve favorable, par respect pour le Dieu qui porte ses feux jusqu’au fond des flots, et redoutant son pouvoir, conduisit Psiché sur le rivage sans lui faire aucun mal, et la pose sur un gazon couvert de fleurs.

Par hasard le dieu Pan étoit assis sur une petite éminence au bord du fleuve, et toujours amoureux de la nymphe Sirinx transformée en roseau : il lui apprenoit à rendre toutes sortes de sons agréables, pendant que ses chèvres bondissoient autour de lui, paissant de côté et d’autre sur le rivage. Ce Dieu champêtre qui n’ignoroit pas l’aventure de Psiché, la voyant prête à mourir de douleur et de désespoir, la prie de s’approcher de lui, et tâche de modérer son affliction, en lui parlant ainsi : Mon aimable enfant, quoique vous me voyiez occupé à garder des chèvres, je ne laisse pas d’avoir appris bien des choses par une longue expérience ; mais si je conjecture bien, ce que des gens prudens appèlent deviner, à voir votre démarche chancelante, l’abattement où vous êtes, vos pleurs et la manière dont vous soupirez, un violent amour vous tourmente ; c’est pourquoi, croyez mes conseils, ne cherchez plus la mort en aucune façon, séchez vos larmes et calmez votre douleur. Adressez vos vœux et vos prières à Cupidon, le plus grand des Dieux ; et comme il est jeune et sensible, comptez que vos soins vous le rendront favorable.

Psiché ne répondit rien à ce Dieu des Bergers ; mais l’ayant adoré comme une divinité propice, elle continua son chemin. Après avoir marché quelque temps comme une personne égarée, elle suivit un chemin qu’elle ne connoissoit point, qui la conduisit à une ville, où régnoit le mari d’une de ses sœurs. Psiché en étant informée, se fit annoncer à sa sœur, et demanda à la voir. Elle fut aussi-tôt conduite auprès d’elle. Après qu’elles se furent embrassées l’une et l’autre, Psiché, à qui sa sœur demanda le sujet de son voyage, lui parla ainsi : Vous vous souvenez du conseil que vous me donnâtes de couper avec un rasoir la tête à ce monstre, qui sous le nom d’époux, venoit passer les nuits avec moi, et de prévenir le dessein qu’il avoit de me dévorer. Mais, comme j’allois l’entreprendre, et que j’eus approché la lumière pour cet effet, je vis avec la dernière surprise le fils de Vénus, Cupidon lui-même, qui reposoit tranquillement. Transportée de plaisir et d’amour à cette vue, dans le moment que j’allois embrasser ce charmant époux, par le plus grand malheur du monde, je répandis une goûte d’huile enflammé sur son épaule. La douleur l’ayant éveillé, comme il me vit armé de fer et de feu : pour punition, dit-il, d’un si noir attentat, retirez-vous, je romps pour jamais les liens qui vous unissoient à moi. Je vais tout présentement épouser votre sœur, continua-t-il, en vous nommant par votre nom ; en même-temps il ordonna au Zéphir de m’emporter loin de son palais.

À peine avoit-elle achevé de parler, que sa sœur, poussée du désir déréglé de satisfaire à un amour criminel, aussi-bien que de la jalousie qu’elle avoit eue du bonheur de Psiché, prit pour prétexte auprès de son mari la mort d’un de ses parens, qu’elle supposa avoir apprise, et s’embarqua sur le champ. Elle arrive à ce rocher, elle y monte, et sans examiner si le vent qui souffloit alors, étoit le Zéphir ou non, aveuglée d’une folle espérance : Amour, dit-elle, reçois-moi pour ta femme ; et toi, Zéphir, porte celle qui te doit commander. En même-temps elle se jette en l’air, et tombe dans des précipices ; elle ne put même arriver après sa mort où elle souhaitoit ; car ses membres brisés et dispersés sur les rochers, ainsi qu’elle l’avoit bien mérité, servirent de pâture aux oiseaux et aux bêtes sauvages. L’autre sœur ne fut pas long-temps sans être punie ; car Psiché qui erroit par le monde, étant arrivée à la ville où elle faisoit son séjour, la trompa de la même manière. Celle-ci n’eut pas moins d’empressement que l’autre de supplanter sa sœur en épousant le Dieu de l’Amour ; elle courut sur le rocher, et tomba dans le même précipice.

Pendant que Psiché, occupée à chercher Cupidon, parcouroit le monde, ce Dieu étoit couché dans le lit de sa mère, malade de sa blessure. Dans ce temps-là un de ces oiseaux blancs, qu’on voit souvent nager sur les flots, plongea dans la mer, et fut trouver Vénus qui se baignoit au fond de l’océan. Il lui apprit que son fils étoit au lit, pour une brûlure qu’il avoit à l’épaule, dont il souffroit beaucoup, qu’il étoit même en grand danger, et qu’il couroit d’étranges bruits par toute la terre de la famille de Vénus, que, pendant que Cupidon s’étoit retiré sur le haut d’une montagne avec une maîtresse, Vénus se divertissoit dans les bains de Thétis, au fond de la mer. Ainsi, continua-t-il, le monde est privé de plaisirs, on n’y voit plus les graces ni les ris ; les hommes sont devenus grossiers et sauvages ; on n’y connoît plus la tendre amitié ni les engagemens ; il ne se fait plus de mariages, et le monde ne peut manquer de finir par le désordre qui règne par-tout. C’est ainsi que cet oiseau indiscret et causeur déchiroit la réputation de l’Amour devant la Déesse sa mère.

Comment, s’écria Vénus en colère, mon fils a déjà une maîtresse ? Je te prie, dit-elle à l’oiseau, toi qui m’es seul resté fidèle, apprens-moi le nom de celle qui a séduit cet enfant : Est ce une nymphe, une des heures, une des muses ou une des graces qui sont à ma suite. Je ne sai, lui répondit l’oiseau qui ne pouvoit se taire, mais il me semble qu’on dit que celle qu’il aime si éperdument se nomme Psiché ? Quoi s’écria Vénus avec transport, il aime cette Psiché qui a l’insolence de me disputer l’empire de la beauté ; et d’usurper mon nom ; et, pour comble d’indignité, il semble que j’aie été la médiatrice de cet amour ; car c’est moi qui lui ai fait voir cette mortelle, il ne la connoît que par moi. En achevant ces mots, elle sortit de la mer, et s’en alla droit à son palais. À peine fut-elle à la chambre où l’Amour étoit malade, qu’elle s’écria dès la porte : Ce que vous avez fait est beau et bien digne de vous et de votre naissance ! vous ne vous êtes pas contenté de mépriser l’ordre que votre mère et votre souveraine vous avoit donné, loin d’enflammer mon ennemie pour quelque homme indigne d’elle, vous l’avez aimée vous-même, et à votre âge vous avez la témérité de vous marier, et d’épouser une femme que je déteste. Sans doute, petit séducteur, petit brouillon, que vous êtes, vous croyez être en droit de faire tout ce qu’il vous plaît, et que je ne suis plus en âge d’avoir un autre fils ; mais je vous prie de croire que cela n’est pas vrai, et que j’espère avoir un fils qui vaudra beaucoup mieux que vous. Et quand cela ne seroit pas, afin que vous ressentiez mieux le peu de cas que je fais de vous ; j’adopterai quelqu’un des enfans de ma suite, et je lui donnerai les aîles, le flambeau, l’arc et les flèches, en un mot, tout ce que je vous avois donné, et dont vous avez fait un si mauvais usage : tout cela vient de moi, et non pas de votre père. Mais vous n’avez jamais eu que de mauvaises inclinations ; vous étiez méchant dès votre enfance, vous n’avez aucun égard ni aucun respect pour vos parens, que vous avez maltraités tant de fois, et moi-même qui suis votre mère, combien de fois ne m’avez-vous pas blessée ? vous me traitez avec mépris, comme une veuve abandonnée, sans craindre ce fameux guerrier qui est votre beau-père. Que dis-je, malgré le chagrin que cela me cause, ne le blessez-vous pas à tout moment pour cent beautés différentes ; mais je vais faire en sorte que vous aurez tout lieu de vous repentir d’en user ainsi, et du beau mariage que vous avez fait.

Mais, que ferai-je présentement, dit-elle en elle-même, lorsque ce fils ingrat me méprise ? À qui m’adresserai-je ? Comment pourrai-je punir ce petit fourbe ? Irai-je demander du secours à la Sobriété, qui est ma mortelle ennemie, et que j’ai tant de fois offensée pour complaire à mon fils, et faudra-t-il même que j’entre seulement en conversation avec une femme si désagréable et si grossière ? elle me fait horreur ; mais il faut me venger à quelque prix que ce puisse être. Il n’y a que la Sobriété qui puisse me bien servir en cette occasion ; il faut qu’elle châtie rigoureusement cet étourdi, qu’elle vuide son carquois, ôte le fer de ses flèches, détende son arc, éteigne son flambeau, et affoiblisse son corps par l’abstinence. Alors je me croirai bien vengée, et je serai tout-à-fait contente si je puis couper ces beaux cheveux blonds que j’ai si souvent accommodés moi-même, et si je puis arracher les plumes de ces aîles que j’ai tant de fois parfumées.

Après que Vénus eut ainsi parlé, elle sortit de son palais toute en fureur. Cérès et Junon la rencontrèrent, et la voyant en cet état, elles lui demandèrent, pourquoi par un air si chagrin elle ternissoit l’éclat de ses beaux yeux ? Vous venez ici fort à propos, leur dit-elle, redoubler l’excès de mes peines par vos railleries ; vous devriez plutôt (et même je vous en prie) faire tout votre possible pour me découvrir cette Psiché, qui est errante et fugitive par le monde ; car je ne doute pas que vous ne sachiez une chose aussi publique que celle qui m’est arrivée et à mon fils, que je ne dois plus regarder comme tel, après ce qu’il a fait.

Ces divinités qui savoient tout ce qui s’étoit passé, tâchèrent de calmer sa colère en lui parlant ainsi : Quel mal vous a fait votre fils, Déesse, pour vous opposer à ses plaisirs avec tant d’opiniâtreté, et pour vouloir perdre celle qu’il aime ? A-t-il commis un crime en se laissant toucher aux charmes d’une belle personne ? Avez-vous oublié son âge, ou parce qu’il est toujours beau et délicat, croyez-vous qu’il soit toujours un enfant ? Au reste, vous êtes mère, et vous êtes prudente ; de quel œil croyez-vous qu’on vous verra avec une attention continuelle sur les galanteries de votre fils condamner en lui des passions dont vous faites gloire, et lui interdire des plaisirs que vous goûtez tous les jours. Les hommes et les Dieux pourront-ils souffrir que vous, qui ne cessez point d’inspirer la tendresse par tout l’univers, vous la bannissiez si sévèrement de votre famille, et pourquoi voulez-vous empêcher les femmes de se prévaloir de l’avantage que leur beauté leur donne sur les cœurs ? C’est ainsi que ces déesses redoutant les traits de Cupidon, prenoient son parti, quoiqu’il fût absent ; mais Vénus indignée de voir qu’elles regardoient comme une bagatelle une chose qui lui tenoit si fort au cœur, les quitta et s’en alla fort vite du côté de la mer.

Fin du cinquieme Livre.

LES

MÉTAMORPHOSES :

ou

L’ÂNE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE SIXIEME.

Cependant Psiché parcouroit cent contrées différentes, occupée nuit et jour du désir de retrouver son époux. Elle se promettoit que, si elle ne pouvoit appaiser sa colère par des caresses, comme sa femme, elle pourroit du moins le fléchir par des soumissions comme son esclave. Elle apperçut un temple sur le haut d’une montagne : Peut-être, dit-elle, que le Dieu, mon maître, habite en ce lieu-là : aussi-tôt elle y tourne ses pas, et y monte fort vîte, malgré sa lassitude, l’espérance et l’amour lui donnant de nouvelles forces. Elle n’est pas plutôt au haut de la montagne, qu’elle entre dans le temple ; elle y trouve des épis de froment en un monceau, d’autres dont on avoit fait des couronnes ; il y avoit aussi des épis d’orge, des faulx et tous les instrumens dont on se sert à faire la moisson, épars de côté et d’autre confusément, comme les moissonneurs les jettent ordinairement, quand ils reviennent las et fatigués du travail. Psiché se met à ranger toutes ces choses avec grand soin, croyant qu’elle ne devoit négliger le culte d’aucun Dieu, et qu’il falloit qu’elle cherchât les moyens de se les rendre tous favorables.

Pendant qu’elle étoit dans cette occupation, Cérés l’apperçut et lui cria de loin : Ah ! malheureuse Psiché, ne sais-tu pas que Vénus en fureur te cherche par tout le monde, et qu’elle a résolu d’employer tout son pouvoir pour te faire périr et se venger ; cependant tu t’occupes ici du soin de mon temple, et tu songes à toute autre chose qu’à mettre ta vie en sûreté. Alors Psiché se prosterne par terre, baigne les pieds de la Déesse de ses larmes, et les essuyant avec ses cheveux, implore son assistance par les prières les plus touchantes. Ayez pitié d’une malheureuse, lui dit-elle, je vous en conjure par cette main libérale, qui répand l’abondance des bleds sur la terre, par les fêtes et les réjouissances que les moissonneurs font en votre honneur, par les sacrifices mystérieux qu’on célèbre pour vous, par la fertilité de la Sicile, par votre char attelé de dragons aîlés, par celui qui servit à l’enlèvement de Proserpine, votre fille, par la terre qui s’ouvrit pour la cacher, par les ténèbres où son mariage fut célébré, par sa demeure dans les enfers, et ses retours sur la terre. Je vous conjure enfin par tout ce que le temple d’Eleusis qui vous est consacré, dérobe aux yeux des profanes, laissez-vous toucher de compassion pour la malheureuse Psiché qui est à vos pieds. Souffrez que je puisse rester cachée pour quelques jours sous ces épis de bled, jusqu’à ce que la colère d’une Déesse aussi puissante que Vénus, soit calmée ; ou du moins pendant ce temps-là je reprendrai un peu de forces, après tant de peines et de fatigues que j’ai essuyées.

Vos larmes et vos prières me touchent, lui dit Cérés, je voudrois vous secourir, mais il n’y a pas moyen que je me brouille avec Vénus, qui est ma parente, avec qui je suis liée d’amitié depuis longtemps, et qui d’ailleurs est une Déesse aimable et bienfaisante. Ainsi sortez d’ici, et croyez que je vous fais grace de vous laisser aller, et de ne vous pas faire arrêter.

Psiché voyant ses vœux rejettés contre son espérance, sortit le cœur pénétré d’un surcroît de douleur, et retournant sur ses pas, elle apperçut au bas de la montagne, dans le milieu d’un bois épais, un temple d’une structure merveilleuse. Comme elle ne vouloit négliger aucun moyen, quelqu’incertain qu’il pût être, de se retirer de l’état malheureux où elle étoit, et qu’elle avoit dessein d’implorer le secours de toutes les Divinités, elle s’approcha de ce temple ; elle vit de tous côtés de riches présens, et des robes brodées d’or qui pendoient aux branches des arbres, et la porte du temple, où le nom de la Déesse étoit écrit, et les bienfaits qu’en avoient reçus ceux de qui venoient ces offrandes. Psiché se mit à genoux, et ayant embrassé l’autel, où il paroissoit qu’on avoit sacrifié depuis peu, elle essuya ses larmes, et fit cette prière.

Sœur et femme du grand Jupiter, soit que vous vous teniez dans les anciens temples de Samos, qui fait gloire de vous avoir vu naître et de vous avoir élevée, soit que vous habitiez l’heureux séjour de Carthage, où l’on vous adore sous la figure d’une fille qui monte au ciel sur un lion, soit enfin que vous vous trouviez dans la fameuse ville d’Argos, qu’arrose le fleuve Inachus, où l’on vous appèle la femme du Dieu qui lance le tonnère, et la reine des Déesses, vous qu’on honore dans tout l’Orient, sous le nom de Zygia, et sous celui de Lucine dans l’Occident, Junon secourable, ne m’abandonnez pas, dans l’état déplorable où je suis réduite ; délivrez-moi du péril affreux dont je suis menacée, après avoir souffert tant de peines ; je l’espère d’autant plus, que je sai que vous avez coutume d’être favorable aux femmes enceintes qui ont besoin de votre secours.

À cette humble prière, Junon parut avec tout l’éclat et la majesté qui l’environne. Je souhaiterois, dit-elle à Psiché, pouvoir vous exaucer ; mais la bienséance ne me permet pas de vous protéger contre Vénus, qui est ma bru (belle-fille), et que j’ai toujours aimée comme ma propre fille. D’ailleurs la loi qui défend de recevoir les esclaves fugitifs, malgré leurs maîtres, suffit pour m’en empêcher.

Psiché, accablée de ce dernier coup, perd toute espérance de pouvoir mettre ses jours en sûreté ; elle ne voit aucun moyen de retrouver son époux ; et réfléchissant sur la cruauté de sa destinée : Quel remède, disoit-elle, puis-je trouver à mes malheurs, puisque la bonne volonté que les Déesses mêmes ont pour moi, m’est absolument inutile ? où pourrai-je aller pour éviter les pièges qui me sont tendus de tous côtés ? dans quelle maison serai-je en sûreté ? quelles ténèbres pourront me dérober aux yeux d’une Déesse aussi puissante que Vénus ? Infortunée Psiché, que ne t’armes-tu d’une bonne résolution, que ne renonces-tu au frivole espoir de pouvoir te cacher, et que ne vas-tu te remettre entre les mains de ta maîtresse, et tâcher d’appaiser sa colère par ta soumission et tes respects ? Que sais-tu, si celui que tu cherches depuis si long-temps, n’est pas chez sa mère ? Ainsi Psiché, déterminée à se présenter à Vénus, quoiqu’il pût lui en arriver de funeste, commença à songer en elle-même de quelle manière elle lui parleroit pour tâcher de la fléchir.

Cependant Vénus, lasse de la recherche inutile qu’elle faisoit de Psiché sur la terre, résolut de chercher du secours dans le ciel. Elle ordonne qu’on lui prépare un chariot d’or, dont Vulcain lui avoit fait présent avant que d’être son époux. Ce Dieu l’avoit travaillé avec tout l’art dont il étoit capable, et la perte de l’or que la lime en avoit ôté, ne l’avoit rendu que plus précieux par l’excellence et la beauté de l’ouvrage. Parmi un grand nombre de colombes, qui étoient autour de l’appartement de la Déesse, on en choisit quatre blanches, dont le col paroissoit de différentes couleurs, et on les attèle à ce char, en passant leurs têtes dans un joug tout brillant de pierreries. Vénus n’y fut pas plutôt montée, que ces coursiers aîlés partent et percent les airs. Quantité de moineaux, et d’autres petits oiseaux volent autour du char, et annoncent par-tout l’arrivée de la Déesse par leurs ramages et leurs chants mélodieux, sans rien craindre des aigles, ni des autres oiseaux de proie. Les nuages s’écartent, le ciel s’ouvre, et reçoit sa fille avec joie.

Vénus va trouver Jupiter dans son palais, et, d’un air impérieux, lui demande Mercure, dont elle avoit besoin pour publier ce qu’elle vouloit faire savoir. Jupiter le lui açcorde ; et cette Déesse fort contente, descend du ciel avec lui, et lui parle ainsi. Vous savez, mon frère, que je n’ai jamais rien fait sans vous le communiquer, et vous n’ignorez pas aussi, je crois, qu’il y a fort long-temps que je cherche une de mes esclaves, sans la pouvoir trouver. Je n’ai point d’autre ressource pour en venir à bout, que de faire publier par-tout que je donnerai une récompense à celui qui m’en apprendra des nouvelles. Je vous prie de vous charger de ce soin, sans y perdre un moment, et de la désigner de manière qu’elle soit aisée à reconnoître, afin que ceux qui se trouveront coupables de l’avoir recelée, ne puissent s’excuser sur leur ignorance. En disant cela, elle donne à Mercure un écrit qui contenoit le nom de Psiché, et les signes qui pouvoient la faire connoître, et s’en retourne dans son palais.

Mercure exécute aussi-tôt sa commission ; il va chez toutes les nations de la terre, et publie cet avis en tous lieux : Si quelqu’un sait des nouvelles de la fille d’un roi, nommée Psiché, à présent esclave de Vénus, et fugitive, qu’il puisse l’arrêter, ou découvrir le lieu où elle est cachée, il n’a qu’à venir trouver Mercure, chargé de la publication de cet avis, derrière les piramides Murtiennes ; et, pour ses peines, il recevra sept baisers de Vénus, et un autre assaisonné de tout ce qu’un baiser peut avoir de plus doux et de plus voluptueux. Mercure n’eut pas plutôt fait cette proclamation, que tous les hommes, animés par l’espoir d’une récompense si agréable, se mirent à chercher les moyens de la mériter, et c’est ce qui acheva de déterminer Psiché à ne pas perdre un moment à s’aller livrer elle-même.

Comme elle approchoit du palais de Vénus, une des suivantes de cette Déesse, nommée l’Habitude, vint au-devant d’elle, et lui cria de toute sa force : Enfin, esclave perfide, vous commencez à connoître, que vous avez une maîtresse, n’aurez-vous pas encore l’impudence de faire semblant d’ignorer toutes les peines que nous nous sommes données à vous chercher ; mais vous ne pouviez mieux tomber qu’entre mes mains, et vous n’échapperez pas au châtiment que vous méritez. En achevant ces mots, elle la prend aux cheveux et la traîne cruellement, quoique Psiché ne fît aucune résistance.

Si-tôt que Vénus la vit, elle secoua la tête, en se grattant l’oreille droite, et avec un ris moqueur, à la manière de ceux qui sont transportés d’une violente colère : Enfin, dit-elle, vous daignez venir saluer votre belle-mère, ou peut-être êtes-vous venue rendre visite à votre mari qui est dangereusement malade de la blessure que vous lui avez faite ; mais ne vous embarrassez de rien, je vais vous traiter en vraie belle-mère. Où sont, continua-t-elle, deux de mes suivantes ; l’Inquiétude et la Tristesse ? Elles parurent dans le moment, et Vénus leur livra Psiché pour la tourmenter. Elles exécutèrent ses ordres ; et après l’avoir chargée de coups, et lui avoir fait souffrir tout ce qu’elles purent imaginer de plus cruel, elles la lui ramenèrent. Vénus se mit à rire une seconde fois en la voyant. Elle pense, dit-elle, que sa grossesse excitera ma compassion, et que je l’épargnerai en faveur du digne fruit dont je dois être la grand’mère. Ne serai-je pas fort heureuse d’être ayeule à la fleur de mon âge, et que l’enfant d’une vile esclave soit appellé le petit-fils de Vénus ; mais, que dis-je, cet enfant ne me sera rien, les conditions sont trop inégales : de plus, un mariage fait dans une maison de campagne, sans témoin et sans le consentement des parens, ne peut jamais rien valoir ; ainsi ce ne pourroit être qu’un enfant illégitime, quand même, jusqu’à sa naissance, je laisserois vivre la mère.

En achevant ces mots, elle se jète sur elle, lui déchire sa robe en plusieurs endroits, lui arrache les cheveux, et lui meurtrit le visage de plusieurs coups. Prenant ensuite du blé, de l’orge, du millet, de la graine de pavot, des pois, des lentilles et des fèves, et les ayant bien mêlés ensemble et mis en un monceau : Tu me paroîs si déplaisante et si laide, dit-elle à Psiché, que tu ne peux jamais te faire aimer que par des services, et des soins empressés. Je veux donc éprouver ce que tu sais faire ; sépare-moi tous ces grains qui sont ensemble, et mets-en chaque espèce à part ; mais que je voie cela fait avant la nuit. Après avoir donné cet ordre, elle s’en alla à un festin de nôces, où elle avoit été invitée.

La pauvre Psiché, toute consternée d’un commandement si cruel, reste immobile devant cet affreux tas de grains différens, et croit qu’il est inutile de mettre la main à un ouvrage qui lui paroît impossible. Heureusement une fourmi se trouva là, qui ayant pitié de l’état où étoit réduite la femme d’un grand Dieu, et détestant la cruauté de Vénus, alla vîte appeler toutes les fourmis des environs. Laborieuses filles de la terre, leur dit-elle, ayez compassion d’une belle personne, qui est l’épouse du Dieu de l’Amour ; hâtez-vous et venez la secourir, elle est dans un pressant danger. Aussi-tôt les fourmis accourent de toutes parts, et l’on en voit une quantité prodigieuse qui travaillent à séparer tous ces grains différens, et après avoir mis chaque espèce en un monceau à part, elles se retirent promptement. Au commencement de la nuit, Vénus revient du festin, abreuvée de nectar, parfumée d’essences précieuses, et parée de quantité de roses. Ayant vu avec quelle diligence on étoit venu à bout d’un travail aussi surprenant qu’étoit celui-là : Maudite créature, dit-elle à Psiché, ce n’est pas là l’ouvrage de tes mains, mais bien plutôt de celui à qui, pour ton malheur et pour le sien, tu n’as que trop su plaire : et lui ayant fait jetter un morceau de gros pain, elle alla se coucher.

Cependant Cupidon étoit étroitement gardé dans une chambre, au milieu du palais de sa mère, de peur que, s’il venoit à sortir, il ne vînt retrouver sa chère Psiché, et n’aigrît son mal par quelque excès. Ces deux amans ainsi séparés sous un même toît, passèrent une cruelle nuit ; mais si-tôt que l’aurore parut, Vénus fit appeller Psiché, et lui donna cet ordre : Vois-tu, lui dit-elle, ce bois qui s’étend le long des bords de cette rivière, et cette fontaine qui sort du pied de ce rocher ; tu trouveras là des moutons qui ne sont gardés de personne, leur laine est brillante et de couleur d’or, et je veux, à quelque prix que ce soit, que tu m’en apportes tout présentement.

Psiché s’y en alla sans répugnance, moins pour exécuter les ordres de la Déesse, que dans le dessein de finir ses malheurs, en se précipitant dans le fleuve ; mais elle entendit un agréable murmure que formoit un Roseau du rivage, agité par l’haleine d’un doux Zéphir qui lui parla ainsi : Quelques malheurs, dont vous soyez accablée, Psiché, gardez-vous bien de souiller la pureté de mes eaux par votre mort, et encore plus d’approcher de ces redoutables moutons pendant la grande ardeur du soleil, alors ils sont furieux et très-dangereux par leurs cornes et leurs dents envenimés, dont les blessures sont mortelles ; mais vous pouvez vous cacher sous ce grand arbre, que ce fleuve arrose aussi bien que moi, et quand la grande chaleur du jour sera passée, et que ces bêtes moins irritées se reposeront au frais le long de ces eaux, alors vous entrerez dans ce prochain bocage, où vous trouverez beaucoup de cette laine précieuse que vous cherchez, que ces animaux y ont laissée en passant contre les buissons. Psiché profita de l’avis du Roseau qui s’intéressoit à sa conservation, et s’en trouva fort bien ; car ayant fait exactement ce qu’il lui avoit prescrit, elle prit facilement et sans danger beaucoup de cette laine dorée, et la porta à Vénus.

Quelque périlleuse qu’eût été cette seconde commission, dont elle venoit de s’acquitter, Vénus n’en fut pas plus appaisée qu’elle l’avoit été de la première ; et fronçant le sourcil avec un souris qui marquoit son dépit : Je n’ignore pas, lui dit-elle, qui est le perfide qui t’a donné les moyens de venir à bout de ce que je t’avois ordonné ; mais je veux encore éprouver ton courage et ta prudence. Vois-tu bien, continua-t-elle, ce rocher escarpé qui est au haut de cette montagne, c’est là qu’est la source des fleuves infernaux ; de là sortent ces eaux noirâtres, qui se précipitant avec un bruit terrible dans la vallée voisine, arrosent les marais du Styx, et grossissent le fleuve de Cocyte. Vas tout présentement puiser de ces eaux dans leur source, et m’en apporte dans ce vaisseau. En même-temps, elle lui donna un vase de crystal fort bien travaillé, et la menace des plus cruels supplices, si elle ne s’acquitte bien de sa commission.

Psiché y va avec empressement, et monte sur le haut de la montagne, dans l’espérance d’y trouver au moins la fin de sa déplorable vie. Si-tôt qu’elle y fut, elle vit l’impossibilité d’exécuter les ordres de la Déesse. Un rocher prodigieux par sa grandeur et inaccessible par ses précipices, vomit ces affreuses eaux, qui tombant dans un vaste gouffre, et suivant ensuite le penchant de la montagne, se perdent dans le sentier profond d’un canal resserré, et sans être vues, sont conduites dans la vallée prochaine. De deux cavernes qui sont à droite et à gauche de cette source, deux effroyables dragons s’avancent et alongent la tête ; le sommeil n’a jamais fermé leurs yeux, et ils font en ce lieu une garde perpétuelle ; de plus, ces eaux semblent se défendre elles-mêmes, et par leur mouvement rapide, articuler ces mots : Retires-toi, que fais-tu ? prens garde à toi, fuis, tu vas périr.

Tant de difficultés insurmontables, abattirent tellement l’esprit de Psiché, qu’elle resta immobile, comme si elle eût été changée en pierre. Elle étoit saisie d’une si grande douleur, qu’elle n’avoit pas même la force de verser des larmes pour se soulager ; mais la providence jetta les yeux sur cette infortunée, qui souffroit injustement. L’aigle, cet oiseau du souverain des Dieux, se ressouvenant du service que l’Amour avoit rendu à Jupiter, dans l’enlèvement de Ganimède, et respectant ce jeune Dieu dans Psiché son épouse, descendit du haut des cieux, et vint auprès d’elle. Vous êtes, lui dit-il, bien crédule, et vous avez bien peu d’expérience des choses du monde, si vous espérez dérober une seule goutte de l’eau de cette fontaine, non moins terrible que respectable, et si vous croyez même en approcher. N’avez-vous jamais oui dire combien ces eaux sont redoutables, et que les Dieux jurent par le Styx, comme les mortels jurent par les Dieux ; mais donnez-moi ce vase. Et en même-temps cet oiseau le prenant des mains de Psiché, vole vers cette fontaine, et voltigeant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre entre les têtes des dragons, il puise de ces eaux, malgré la répugnance qu’elles témoignent, et les avertissemens qu’elles lui donnent de se retirer ; mais l’aigle supposa qu’il en venoit chercher par l’ordre exprès de Vénus, et que c’étoit pour elle, ce qui lui en rendit l’abord un peu plus aisé. Il revint et rendit le vase plein à Psiché, qui s’en alla bien joyeuse le présenter vîte à Vénus.

Cela ne fut point capable de désarmer la colère de cette Déesse. Avec un souris plein d’aigreur, elle menaça Psiché de l’exposer à des peines nouvelles et plus cruelles. Il faut, lui dit-elle, que tu sois quelque habile magicienne, pour avoir ainsi exécuté les ordres que je t’ai donnés. Mais ce n’est pas tout ; il faut, ma belle enfant, que vous me rendiez encore quelques petits services : Prenez cette boîte, et vous en allez dans les enfers la présenter à Proserpine. Dites-lui : Vénus vous prie de lui envoyer un peu de votre beauté, seulement autant qu’il lui en faut pour un jour, parce qu’elle a usé toute la sienne pendant la maladie de son fils ; mais sur-tout revenez vite, ajouta-t-elle, j’en ai besoin pour me trouver à une assemblée des Dieux.

Psiché connut alors tout ce que sa destinée avoit d’affreux. Elle vit bien qu’on en vouloit ouvertement à sa vie. Que pouvoit-elle penser autre chose, puisqu’on l’envoyoit dans le séjour des morts. Sans différer davantage, elle s’achemine vers une tour fort élevée ; elle y monte dans le dessein de se précipiter du haut en bas. Elle croyoit que c’étoit-là le moyen le plus sûr et le plus aisé pour descendre dans les enfers. Mais la tour commença à parler : Pourquoi, malheureuse Psiché, lui dit-elle, voulez-vous finir vos jours de cette manière ? pourquoi succombez-vous si facilement sous le dernier péril, où Vénus doit vous exposer. Si votre ame est une fois séparée de votre corps, certainement vous irez aux enfers, mais vous n’en reviendrez jamais ; ainsi écoutez mes avis. Assez proche de la fameuse ville de Lacédémone, qui n’est pas loin d’ici, cherchez dans des lieux détournés et à l’écart, vous y trouverez le Ténare ; c’est un soupirail des enfers, et une de ses portes, où vous verrez un chemin impratiqué, qui vous conduira droit au palais de Pluton ; mais gardez-vous bien d’aller les mains vuides dans ces lieux ténébreux, il faut que vous ayez dans chaque main un gâteau de farine d’orge pétri avec du miel, et deux pièces de monnoie dans votre bouche.

Quand vous serez environ à moitié chemin, vous trouverez un âne boiteux, chargé de bois, conduit par un ânier qui sera boiteux aussi ; il vous priera de lui ramasser quelques petits bâtons, qui seront tombés de la charge de son âne, passez sans lui répondre un seul mot. Vous arriverez ensuite au fleuve des morts où vous verrez Caron qui attend qu’on le paie, pour embarquer les passagers dans son méchant petit bateau, et les rendre à l’autre rive. Faut-il donc que l’avarice règne aussi parmi les morts ? que Caron lui-même, quelque grand Dieu qu’il soit, ne fasse rien pour rien, et que, si un pauvre mourant n’a pas de quoi payer son passage, il ne lui soit pas permis de mourir ; donnez donc à cet avare nautonnier une des pièces de monnoie que vous aurez apportées, de manière cependant qu’il la prenne lui-même de votre bouche. Traversant ensuite ces tristes eaux, vous y verrez nager le spectre hideux d’un vieillard, qui vous tendant les mains, vous priera de lui aider à monter dans le bateau ; n’en faites rien, et ne vous laissez pas toucher d’une pitié qui vous seroit funeste.

Lorsque vous serez arrivée à l’autre bord du fleuve, vous n’aurez pas beaucoup marché, que vous trouverez de vieilles femmes occupées à faire de la toile, qui vous prieront de leur aider un moment, il ne faut pas seulement que vous touchiez à leur ouvrage. Ce sont autant de pièges que Vénus vous tendra pour vous faire tomber des mains au moins un des gâteaux que vous devez porter avec vous, et ne croyez pas que ce fût une perte légère ; car si vous en laissez échapper un, vous ne reverrez jamais la lumière. Vous trouverez devant le palais de Proserpine un chien d’une grandeur énorme, qui a trois têtes, dont il aboie d’une manière effrayante, et qui, ne pouvant faire de mal aux morts, tâche de les épouvanter par ses hurlemens. Il garde continuellement l’entrée de ce palais ; si vous lui jettez un de vos gâteaux, vous passerez devant lui sans peine, et vous arriverez à l’appartement de Proserpine, qui vous recevra avec bonté, et vous invitera de vous asseoir, et de vous mettre avec elle à une table magnifiquement servie ; mais gardez-vous bien d’en rien faire ; asseyez-vous à terre, et demandez du pain noir que vous mangerez. Ensuite ayant dit à Proserpine le sujet qui vous amène, recevez ce qu’elle vous donnera, et retournant sur vos pas, sauvez-vous de la fureur du chien, en lui jettant le gâteau qui vous restera ; donnez ensuite à Caron votre autre pièce de monnoie, et ayant repassé le fleuve, reprenez le même chemin par où vous aurez été, et vous reverrez la lumière des cieux. Mais sur toutes choses, je vous avertis de vous bien garder d’ouvrir cette boîte que vous rapporterez, de ne pas succomber à la curiosité de voir ce trésor de beauté divine qu’elle renferme. C’est ainsi que cette tour s’acquitta de la commission qu’elle avoit d’apprendre à Psiché ce qu’elle devoit faire.

Aussi-tôt Psiché s’en alla vers le Tenare, et ayant fait provision de deux gâteaux et de deux pièces d’argent, elle prend la route des enfers, elle passe devant l’ânier boiteux, sans lui dire un mot, elle paie Caron d’une de ses pièces pour son passage, elle méprise l’instance que lui fait le vieillard qui nageoit sur le fleuve, elle résiste aux prières trompeuses des vieilles qui faisoient de la toile ; et après avoir appaisé la rage de Cerbère, en lui jettant un de ses gâteaux, elle entre dans le palais de Proserpine, où après avoir refusé constamment de s’asseoir et de se mettre à table avec cette Déesse, elle s’assied humblement à ses pieds, et se contente de gros pain. Elle lui apprend ensuite pour quel sujet Vénus l’avoit envoyée. Proserpine remplit la boîte, la referme et la lui remet entre les mains ; et Psiché ayant donné son autre gâteau à Cerbère, et sa dernière pièce de monnoie à Caron, revient au monde avec joie. Si-tôt qu’elle eut revu la lumière de ce monde, par une curiosité indiscrète, elle sentit rallentir son empressement d’aller chez Vénus. Ne serois-je pas bien simple, dit-elle en elle-même, si ayant entre mes mains la beauté des Déesses, je n’en prenois pas un peu pour moi-même, afin de regagner par-là le cœur de mon cher amant. En même-temps, elle ouvre la boîte ; mais, au lieu de la beauté qu’elle y croyoit trouver, il en sort une vapeur noire, une exhalaison infernale qui l’environne, et dans l’instant un si profond sommeil s’empare de tous ses sens, qu’elle tombe sans mouvement, et comme un corps privé de vie.

Mais l’Amour, dont la blessure étoit assez bien guérie, ne pouvant supporter plus long-temps l’absence de sa Psiché, s’envole par une fenêtre de la chambre, où on le gardoit ; et comme un assez long repos avoit fortifié ses aîles, il va d’un seul vol à l’endroit où elle étoit. Il ramasse toute cette vapeur assoupissante dont elle étoit entourée, et la renferme dans la boîte ; ensuite il l’éveille, en la piquant doucement d’une de ses flêches. Eh bien ! lui dit-il, infortunée Psiché, votre curiosité ne vous a-t-elle pas mis encore à deux doigts de votre perte ; mais ne perdez point de temps, allez, exécutez l’ordre que ma mère vous a donné, je prendrai soin du reste. Il s’envole en achevant ces mots, et Psiché se hâte d’aller porter à Vénus le présent de Proserpine.

Cependant Cupidon brûlant d’amour, et craignant que sa mère ne le livrât bientôt à la Sobriété, dont elle l’avoit menacé, eut recours à ses ruses ordinaires. Il élève son vol jusques dans les cieux, va se jetter aux pieds de Jupiter, et lui fait entendre ses raisons. Ce maître des Dieux, après l’avoir baisé, lui dit, mon fils, dont j’éprouve moi-même le pouvoir, quoique tu ne m’aies jamais rendu les honneurs que je reçois des autres Dieux ; quoique tu m’aies souvent blessé, moi qui règle les élémens et le cours des astres, et que m’ayant enflammé tant de fois pour des beautés mortelles, tu m’aies diffamé parmi les hommes, en me faisant commettre contre les bonnes mœurs et contre les loix un grand nombre d’adultères, et m’obligeant de couvrir ma divinité sous je ne sai combien de formes ridicules, de serpent, de feu, de bêtes farouches, d’oiseaux et d’autres animaux ; cependant je n’écouterai que ma bonté ordinaire, d’autant plus que tu as été élevé dans mes bras. Tu peux donc t’assurer que je t’accorderai tout ce que tu demandes, à condition néanmoins que tu auras des égards pour ceux qui aiment comme toi, et que si tu vois sur la terre quelque fille d’une excellente beauté, tu la rendras sensible pour moi, en reconnoissance du service que je te vais rendre.

Jupiter ayant ainsi parlé, donne ordre à Mercure de convoquer promptement une assemblée de tous les Dieux, et de déclarer que ceux qui ne s’y trouveroient pas, seroient mis à une grosse amende. La crainte de la payer les fait venir de toutes parts ; ils prennent tous leurs places ; et Jupiter, assis sur son trône, leur parle ainsi : Dieux, dont le nom est écrit dans le livre des Muses, vous connoissez tous cet enfant, leur dit-il en leur montrant l’Amour, il a été élevé dans mes bras ; j’ai formé le dessein de mettre un frein à l’impétuosité de ses premiers feux ; il est assez perdu de réputation, par tous les mauvais discours qu’on tient de ses débauches ; il faut lui ôter l’occasion de les continuer, et modérer par le mariage l’ardeur de sa jeunesse : il a fait choix d’une fille, il l’a séduite, je suis d’avis qu’il l’épouse, et qu’il soit heureux et content avec Psiché, dont il est amoureux. S’adressant ensuite à Vénus : Et vous, ma fille, lui dit-il, ne vous affligez point, et ne craignez point que votre fils déroge à sa naissance, en épousant cette mortelle ; je vais rendre les conditions égales, et faire un mariage dans toutes les formes. Et sur le champ ayant donné ordre à Mercure d’amener Psiché dans le ciel, il lui présente un vase plein d’ambroisie ? Prenez, Psiché, lui dit-il, et soyez immortelle ; jamais l’Amour ne se séparera de vous, je l’unis à vous pour toujours par les liens du mariage.

Aussi-tôt on dressa le somptueux appareil du festin de la nôce ; l’Amour et sa Psiché occupoient les premières places, Jupiter et Junon étoient ensuite, et après eux toutes les autres Divinités selon leur rang. Ganimède, ce jeune berger, l’échanson de Jupiter, lui servoit à boire du nectar. Bacchus en servoit aux autres Dieux, Vulcain faisoit la cuisine, les Heures semoient des fleurs de tous côtés, les Graces répandoient des parfums, et les Muses chantoient. Apollon joua de la lire, Vénus dansa de fort bonne grace ; et pendant que les neuf Muses formoient un chœur de musique, un Satire jouoit de la flûte, et Pan du flageolet. C’est ainsi que Psiché fut mariée en forme à son cher Cupidon. Au bout de quelque temps ils eurent une fille, que nous appelons la Volupté.

Voilà le conte que cette vieille, à moitié ivre, faisoit à la jeune fille, que les voleurs tenoient prisonnière, et moi qui l’avois écouté d’un bout à l’autre, j’étois véritablement fâché de n’avoir point de tablettes pour écrire une aussi jolie fable que celle-là. Dans le moment, nos voleurs arrivèrent tous chargés du butin ; il falloit qu’ils eussent essuyé quelque rude combat ; car il y en avoit plusieurs de blessés qui restèrent dans la caverne pour panser leurs plaies, pendant que ceux qui étoient les plus alertes se disposoient à aller quérir le reste de leur vol qu’ils avoient caché, à ce qu’ils disoient, dans une grotte. Après qu’ils eurent mangé un morceau à la hâte, ils nous amenèrent, mon cheval et moi, et nous firent marcher à coups de bâton par des valons et des lieux détournés, jusqu’au soir, que nous arrivâmes fort fatigués proche d’une caverne, d’où ils tirèrent beaucoup de hardes, et nous en ayant chargés, sans nous laisser prendre haleine, ils nous firent repartir dans le moment. Ils nous faisoient marcher avec tant de précipitation, craignant qu’on ne courût après eux, qu’à force de coups dont ils m’assommoient, ils me firent tomber sur une pierre qui étoit proche du chemin, d’où, tout blessé que j’étois au pied gauche et à la jambe droite, ils me firent relever en me maltraitant encore plus qu’auparavant. Jusqu’à quand, dit l’un d’eux, nourrirons nous cet âne éreinté, dont nous tirons si peu de service, et que voilà présentement encore boiteux. Il nous a apporté le malheur avec lui, dit un autre ; depuis que nous l’avons, nous n’avons pas fait une seule affaire un peu considérable ; nous n’avons presque gagné que des coups, et les plus braves de notre troupe ont été tués. Je vous jure, dit un troisième, que nous ne serons pas plutôt arrivés avec ces hardes, qu’il semble si fâché de porter, que je le jetterai dans quelque précipice pour en régaler les vautours.

Pendant que ces honnêtes gens raisonnoient ainsi entr’eux, sur la manière dont ils me feroient mourir, nous arrivâmes en peu de temps à leur habitation ; car la peur m’avoit, pour ainsi dire, donné des aîles. Ils déchargèrent à la hâte ce que nous apportions, et, sans songer à nous donner à manger, ni à me tuer, comme ils avoient dit, ils se remirent tous en chemin avec précipitation, emmenèrent avec eux leurs camarades, qui étoient restés d’abord à cause de leurs blessures. Ils alloient, disoient-ils, quérir le reste du butin qu’ils avoient fait, dont ils n’avoient pu nous charger.

Je n’étois pas cependant dans une petite inquiétude, sur la menace qu’on m’avoit faite de me faire mourir. Que fais-tu ici, Lucius, disois-je en moi-même, qu’attens-tu ? une mort cruelle que les voleurs te destinent. Ils n’auront pas grande peine à en venir à bout, tu vois bien ces pointes de rocher dans ces précipices ; en quelque endroit que tu tombes, ton corps sera brisé et tes membres dispersés. Que ne t’armes-tu d’une bonne résolution ? que ne te sauves-tu pendant que tu le peux faire ? tu as la plus belle occasion du monde de t’enfuir, présentement que les voleurs sont absens. Crains-tu cette misérable vieille qui te garde, qui ne vit plus qu’à demi, que tu peux même achever de faire mourir tout-à-fait d’un seul coup de pied, quand ce ne seroit que de ton pied boiteux. Mais où iras-tu ? qui voudra te donner retraite ? Voilà certainement, continuois-je en moi-même, une inquiétude bien ridicule et bien digne d’un âne ; car peut-il y avoir quelqu’un dans les chemins qui ne soit fort aise de trouver une monture, et qui ne l’emmène avec lui. Dans le moment, faisant un vigoureux effort, je romps le licou qui me tenoit attaché, et je m’enfuis à toutes jambes.

Je ne pus cependant éviter que cette fine vieille ne m’apperçût. Si-tôt qu’elle me vit détaché, elle accourut à moi avec une force et une hardiesse au-dessus de son sexe et de son âge, me prit par le bout de mon licou, et fit tout ses efforts pour me ramener : mais comme j’avois toujours dans l’esprit la cruelle résolution que les voleurs avoient prise contre moi, je fus impitoyable pour elle, et lui lançant quelques ruades, je l’étendis tout de son long par terre. Quoiqu’elle fût en cet état, elle tint bon, et ne lâcha point mon licou, de manière qu’en fuyant, je la traînai quelques pas après moi. Elle se mit à crier de toute sa force, et à appeller du secours ; mais elle avoit beau crier et se lamenter, il n’y avoit personne pour lui aider que cette jeune fille que les voleurs avoient prise, qui, accourant au bruit, vit un fort beau spectacle. Elle trouva une vieille Dircé, traînée, non par un taureau, mais par un âne. Cette fille prenant une courageuse résolution, s’enhardit à faire une action merveilleuse ; car ayant arraché la longe de mon licou des mains de la vieille femme, et m’ayant flatté pour m’arrêter, elle monte tout d’un coup sur moi, et m’excite à courir de toute ma force.

L’envie que j’avois de m’enfuir et de délivrer cette jeune fille, jointe aux coups qu’elle me donnoit pour me faire aller plus vîte, me faisoit galoper, comme auroit pu faire un bon cheval. Je tâchois de répondre aux paroles flatteuses qu’elle me disoit par mes hennissemens, et quelquefois détournant la tête pour faire semblant de me gratter les épaules, je lui baisois les pieds. Cette fille poussant un profond soupir, et levant ses tristes yeux au ciel : Grands Dieux, dit-elle, ne m’abandonnez pas, dans l’extrême péril où je me trouve : et toi, fortune trop cruelle, cesse d’exercer tes rigueurs contre moi ; tu dois être contente de tous les maux que tu m’as fait souffrir. Mais toi, cher animal qui me procures la liberté, et me sauves la vie, si tu me portes heureusement chez moi, et que tu me rendes à ma famille et à mon cher amant, quelles obligations ne t’aurai-je point ! quels honneurs ne recevras-tu point de moi ! et comment ne seras-tu point soigné et nourri ! Premièrement, je peignerai bien le crin de ton encollure, et je l’ornerai de mes joyaux. Je séparerai le poil que tu as sur la tête et le friserai ; je démêlerai aussi ta queue qui est affreuse à force d’être négligée ; j’enrichirai tout ton harnois de bijoux d’or, qui brilleront sur toi comme des étoiles, et quand tu paroîtras ainsi pompeux dans les rues, le peuple te suivra avec empressement et avec joie. Je te porterai tous les jours à manger dans mon tablier de soie, tout ce que je pourrai imaginer de plus délicat et de plus friand pour toi, comme à l’auteur de ma liberté ; et même avec la bonne chère que tu feras, avec le repos et la vie heureuse dont tu jouiras, tu ne laisseras pas d’avoir beaucoup de gloire ; car je laisserai un monument éternel de cet événement et de la bonté des Dieux ; je ferai faire un tableau qui représentera cette fuite, que j’attacherai dans la grande salle de ma maison. On le viendra voir, on en contera l’histoire en tous lieux, et la postérité la verra écrite par les fameux auteurs, sous ce titre : L’illustre fille se sauvant de captivité sur un âne. Cette avanture sera au nombre des merveilles de l’antiquité ; et comme on saura qu’elle est véritable, on ne doutera plus que Phryxus n’ait traversé la mer sur un bélier, qu’Arion ne se soit sauvé sur le dos d’un Dauphin, et qu’Europe n’ait été enlevée par un taureau. Que s’il est vrai que Jupiter ait paru sous la forme d’un taureau, il n’est pas impossible que, sous la figure de cet ane, quelque homme ou quelque Dieu ne soit caché.

Pendant que cette fille raisonnoit ainsi, et qu’elle faisoit des vœux au ciel, en soupirant continuellement, nous arrivâmes à un carrefour. Aussi-tôt elle me tourna la tête avec mon licou, pour me faire aller à main droite, parce que c’étoit le chemin qui conduisoit chez son père ; mais moi qui savois que les voleurs avoient pris cette route, pour aller chercher le reste du vol qu’ils avoient fait, j’y résistois de toute ma force. À quoi penses-tu ? disois-je en moi-même, fille infortunée ! que fais-tu ? quel est ton empressement de chercher la mort ? pourquoi me veux-tu faire aller par un chemin, qui sera celui de notre perte à l’un et à l’autre ? Pendant que nous étions dans cette contestation, la fille me voulant faire aller à droite, et moi voulant aller à gauche, comme si nous eussions disputé pour les limites d’un héritage, pour la propriété d’un terrein, ou pour la séparation d’un chemin ; les voleurs qui revenoient chargés du reste de leur butin, nous rencontrent, et nous ayant reconnus de loin au clair de la lune, ils nous saluent avec un ris moqueur. Pourquoi, nous dit l’un de la troupe, courez-vous ainsi à l’heure qu’il est ? n’avez-vous point de peur des esprits et des fantômes qui rodent pendant la nuit ? étoit-ce pour aller voir vos parens en cachette, la bonne enfant, que vous faisiez tant de diligence ? Mais nous vous donnerons de la compagnie dans votre solitude, et nous vous montrerons un chemin plus court que celui-ci, pour aller chez vous. En achevant ces mots, il étend le bras, me prend par mon licou, et me fait retourner sur mes pas en me frappant rudement avec un bâton plein de nœuds qu’il tenoit en sa main.

Alors voyant qu’on me faisoit aller par force trouver la mort, qui m’étoit destinée, je me souvins de la blessure que j’avois au pied, et commençai à boiter tout bas, et à marcher la tête entre les jambes. Oh ! ho ! dit celui qui m’avoit détourné de notre chemin, tu chancelles et tu boites plus que jamais ; tes mauvais pieds sont excellens pour fuir ; mais, pour retourner, ils n’en ont pas la force : il n’y a qu’un moment que tu surpassois en vîtesse Pégase même avec ses aîles. Pendant que ce bon compagnon plaisantoit ainsi agréablement avec moi, me donnant de temps en temps quelques coups de bâton, nous avancions toujours chemin ; nous arrivâmes enfin à la première enceinte du lieu de leur retraite. Nous trouvâmes la vieille femme pendue à une branche d’un grand ciprès. Les voleurs commencèrent par la détacher, et la jettèrent dans un précipice, avec la corde qui l’avoit étranglée, qu’elle avoit encore au cou. Ayant ensuite lié et garotté la jeune fille, ils se jettent, comme des loups affamés, sur des viandes que la malheureuse vieille leur avoit apprêtées ; et pendant qu’ils les mangent, ou plutôt qu’ils les dévorent, ils commencent à délibérer entre eux quelle vengeance ils prendroient de nous, et de quel supplice ils nous feroient mourir.

Les opinions furent différentes, comme il arrive ordinairement dans une assemblée tumultueuse ; l’un disant qu’il falloit brûler la fille toute vive ; un autre étoit d’avis qu’elle fût exposée aux bêtes féroces ; le troisième la condamnoit à être pendue ; le quatrième vouloit qu’on la fît mourir au milieu des supplices ; enfin, soit d’une manière ou d’une autre, il n’y en avoit pas un seul qui ne la condamnât à la mort. Un d’entre eux s’étant fait faire silence, commença à parler ainsi.

Il ne convient point aux règles de notre société, à la clémence de chacun de vous en particulier, ni à ma modération, qu’on punisse cette fille avec tant de rigueur, et plus que sa faute ne le mérite. Il n’est pas juste de l’exposer aux bêtes, de l’attacher au gibet, de la brûler, de lui faire souffrir des tourmens, ni même de hâter sa mort. Suivez plutôt mon conseil, accordez-lui la vie, mais telle qu’elle le mérite. Vous n’avez pas oublié, je crois, la résolution que vous avez prise, il y a long-temps, touchant cet âne, qui travaille fort peu, et qui mange beaucoup ; qui faisoit semblant d’être boiteux il n’y a qu’un moment, et qui servoit à la fuite de cette fille. Je vous conseille donc d’égorger demain cet animal, de vuider toutes ses entrailles, et que cette fille qu’il a préféré à nous, soit enfermée toute nue dans son ventre ; de manière qu’elle n’ait que la tête dehors, et que le reste de son corps soit caché dans celui de l’âne, qu’on aura recousu ; et de les exposer l’un et l’autre, en cet état, sur un rocher à l’ardeur du soleil. Ils seront ainsi punis tous deux, de la manière que vous l’avez résolu, avec beaucoup de justice. L’âne souffrira la mort qu’il a mérité depuis long-temps, et la fille sera la pâture des bêtes, puisque les vers la mangeront. Elle souffrira le supplice du feu, quand les rayons brûlans du soleil auront échauffé le corps de l’âne ; elle éprouvera les tourmens de ceux qu’on laisse mourir attachés au gibet, quand les chiens et les vautours viendront dévorer ses entrailles. Imaginez-vous encore tous les autres supplices où elle sera livrée ; elle sera enfermée vivante dans le ventre d’une bête morte ; elle sentira continuellement une puanteur insupportable ; la faim l’accablera d’une langueur mortelle, et n’ayant pas la liberté de ses mains, elle ne pourra se procurer la mort. Après que ce voleur eut cessé de parler, tous les autres approuvèrent son avis ; ce qu’ayant entendu de mes longues oreilles, que pouvois-je faire autre chose que de déplorer ma triste destinée, mon corps ne devant plus être le lendemain qu’un cadavre.

Fin du sixieme Livre, et du Tome premier.