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ECCE HOMO

COMMENT ON DEVIENT CE QUE L’ON EST

INTRODUCTION

En présentant aujourd’hui, dans son intégrité, au public français, le dernier écrit de Frédéric Nietzsche nous obéissons surtout à un devoir de piété. Durant les semaines qui précédèrent sa maladie une des préoccupations dominantes du philosophe fut, en effet, de voir Ecce Homo traduit dans notre langue. Il était las d’être méconnu dans sa propre patrie, las de prêcher sans cesse dans le désert, a J’ai mes lecteurs partout, écrivait-il alors, à Vienne, à Copenhague et à Stockholm, à Paris et à Saint-Pétersbourg, je n’en ai pas dans le pays plat de l’Europe, en Allemagne… » Il voulait faire appel à l’opinion du monde civilisé pour qu’elle décidât de son génie.

Vingt ans se sont écoulés, presque jour pour jour, depuis que Nietzsche écrivit ce plaidoyer autobiographique qui devait faire connaître son nom à l’Europe. Commencé le i5 octobre 1888, quarante-quatrième anniversaire de sa naissance, Ecce Homo fut achevé, à peine trois semaines plus tard, le 4 novembre. Écrit immédiatement après le Cas Wagner, le Crépuscule des Idoles, les Dithyrambes à Dionysos et VAntéchrist, labeur formidable de quelques mois à peine, cet ouvrage reflète, à ses débuts, le sentiment de calme et de sérénité qui s’était emparé du philosophe à son arrivée à Turin. Divisé en quatre parties : Pourquoi je suis si sagePourquoi je suis si malin. —Pourquoi j’écris de si bons livres. — Pourquoi je suis une fatalité, il constitue, pour l’étude de Nietzsche, un document inappréciable. On y trouvera aussi bien l’analyse psychologique de son caractère qu’une interprétation des plus originales de son œuvre.

« 11 provoquera un étonnement sans pareil », disait-il dans une lettre à son éditeur, et, durant que l’on imprimait — car deux feuilles ont alors été composées — il se préoccupait déjàdetrouver des traducteurs. « Je suis de votre avis que, pour le tirage à*Ecce Homo, nous ne dépassions pas 1000 exemplaires. En Allemagne le nombre de 1000, pour un ouvrage de style élevé, apparaîtra peut-être un peu hasardé. En France, je compte très sérieusement sur 80.000 à 40.000 exemplaires. » Hippolyte Taine lui avait recommandé M.Jean Bourdeau,

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mais celui-ci, après avoir pris connaissance des ouvrages que lui adressait Nietzsche, déclara qu’il n’avait pas le temps. Nietzsche conçut alors l’idée singulière de confier à l’écrivain suédois Auguste Strindberg le soin de traduire Ecce Homo en français.

Avec la plus parfaite lucidité d’esprit il multipliait les démarches pour procurer à son œuvre la publicité qu’il croyait nécessaire et lui assurer le plus grand retentissement. En môme temps il s’agissait de répandre ses autres ouvrages. Comme l’apparition du Cas Wagner venait de le brouiller avec son principal éditeur, il songeait à s’aventurer dans une entreprise commerciale pour lancer lui-même ses publications. Le succès des dernières années a montré qu’il n’avait pas fait un si mauvais calcul. Faut-il autre chose que ce détail, d’apparence insignifiante, pour montrer que jusqu’à la catastrophe finale Nietzsche avait conservé toute sa lucidité d’esprit ?

Sans conteste, Ecce Homo porte, en certains endroits, les traces d’une nervosité excessive. Mais il faut se rappeler ce que cet homme avait souffert, ce que cet homme avait pensé, ce que cet homme avait écrit, pour comprendre cette exaltation. N’oublions pas un seul instant que c’est l’auteur de Zarathoustra qui parle. L’un des plus beaux livres de la littérature s’était perdu dans le silence…

« Depuis l’époque où j’ai mon Zarathoustra sur la conscience, écrivait Nietzsche à son ami Overbeck, je suis comme une bête perpétuellement blessée, ma blessure consiste en ceci que je n’ai pas entendu une seule réponse, pas même un souffle de réponse… Ce livre est tellement à l’écart, je veux dire tellement au delà de tous les livres,que c’est pour moi une torture de l’avoir créé… »

Et plus loin il ajoutait :

« La difficulté de trouver une distraction qui soit assez forte devient de plus en plus grande. Je me défends, comme bien tu penses, avec beaucoup d’ingéniosité, contre cet excès de sentiments. Mes derniers livres font partie de ces moyens de défense. Ils sont plus passionnés que tout ce que j’ai écrit d’autre. La passion engourdit* Elle me fait du bien. Elle me fait oublier un peu… »

Nous n’avons pas à examiner ici pourquoi Ecce homot dont l’impression était commencée en 1888, attendit vingt ans pourvoir le jour. Le tirage restreint (déjà épuisé du reste) qui vient d’en être fait en Allemagne peut, à la rigueur, correspondre aux dernières volontés exprimées par Nietzsche.

Quant à nous, nous ne croyons pas devoir nous en tenir aux mêmes réserves. Nous offrons cet ouvrage au public français, c’est-à-dire à ce public européen que le philosophe voulait appeler à témoigner en sa faveur, et nous avons confiance en son jugement.

H. A.

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MERCVRX D& FRANCK—16-M-1908
PRÉFACE I.

En prévision que d’ici peu j’aurai à soumettre l’humanité à une exigence plus dure que celles qui lui ont jamais été imposées, il me paraît indispensable de dire ici qui je suis. Au fond, on serait à même de le savoir, car je ne suis pas resté sans témoigner de moi. Mais le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifesté par ceci que l’on ne m’a ni vu ni même entendu. Je vis sur le crédit que je me suis fait à moi-même, et, de croire que je vis, c’est peut-être là seulement un préjugé I..– Il me suffît de parler à un homme « cultivé » quelconque qui vient passer l’été dansl’Engadine supérieure, pour me convaincre que je ne vis pas… Dans ces conditions il y a un devoir, contre lequel se révolte au fond ma réserve habituelle et, plus encore, la fierté de mes instincts, c’est le devoir de dire : Ecoutez-moi car je suis un tel. Avant tout ne me confondez pas avec un autre l

a. Je ne suis, par exemple, nullement un croque-mitaine, un monstre moral, — je suis même une nature contraire à cette espèce d’hommes que l’on a vénérés jusqu’à présent comme des modèles de vertu. Entre nous soit dit, je crois précisément que cela peut être pour moi un objet de fierté. Je suis un disciple du philosophe Dionysos ; je préférerais encore être considéré comme un satyre que comme un saint. Qu’on lise donc cet ouvrage ! Peut-être ai-je réussi à y exprimer ce contraste d’une façon sereine et bienveillante, peut-être qu’en l’écrivant je n’avais pas d’autre intention. Vouloir rendre l’humanité « meilleure », ce serait la dernière chose que je promettrais. Je n’érige pas de nouvelles idoles ; que les anciennes apprennent donc ce qu’il en coûte d’avoir des pieds d’argile ! Renverser des idoles — j’appelle ainsi toute espèce d’idéal — c’est déjà bien plutôt mon affaire. Dans la même mesure où l’on a imaginé par un mensonge le monde idéal, on a enlevé à la réalité sa valeur, sa signification, sa véridicité… Le « monde-vérité » et le a monde-apparence », traduisez : le monde inventé et la réalité… Le mensonge de l’idéal a été jusqu’à présent la malédiction suspendue au-dessus de la

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réalité. L’humanité elle-même, à force de se pénétrer de ce mensonge, a été faussée et falsifiée jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu’à l’adoration des valeurs opposées à celles qui garantiraient le développement, l’avenir, le droit supérieur à l’avenir.

3.

Celui qui sait respirer l’atmosphère qui remplit mon oeuvre sait que c’est une atmosphère des hauteurs, que l’air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme — mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! voyez comme l’on respire librement ! que de choses on sent au-dessous de soi 1 —

La philosophie, telle que je l’ai vécue, telle que je l’ai entendue jusqu’à présent, c’est l’existence volontaire au milieu des glaces et des hautes montagnes — la recherche de tout ce qui est étrange et problématique dans la vie, de tout ce qui, jusqu’à présent, a été mis au ban par la morale. Une longue expérience, que je tiens de ce voyage dans tout ce qui est interdit, m’a enseigné à regarder, d’une autre façon qu’il pourrait être souhaitable, les causes qui jusqu’à présent ont poussé à moraliser et à idéaliser. L’histoire cachée de la philosophie, la psychologie des grands noms qui l’ont illustrée se sont révélées à moi. Le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu’un esprit peut oser, c’est ce qui m’a servi de plus en plus à donner la véritable mesure de la valeur. L’erreur (c’est-à-dire la foi en l’idéal), ce n’est pas Paveuglement ; l’erreur, c’est la lâcheté… Toute conquête, chaque pas en avant dans le domaine de la connaissance a son origine dans le courage, dans la dureté à l’égard de soi-même, dans la propreté vis-à-vis de soi-même. Je ne réfute pas un idéal, je me contente de mettre des gants devant lui… Nilimur in vetitum, par ce signe ma philosophie sera un jour victorieuse, car jusqu’à présent on n’a interdit par principe que la vérité. —

4.

Dans mon œuvre, mon Zarathoustra tient une place à part. Avec lui j’ai faità l’humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait. Ce livre,avec l’accent de sa voix qui domine des mil-

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MBRCVfUt DE FRANCE—16-XI-1908
liersd’années,n’estpasseulementle livre le plus haut qu’ily ait, le véritable livre des hauteurs — l’ensemble des faits qui constitue « Phomme » se trouve au-dessous de lui, à une distance énorme —, il est aussi le livre le plus profond, né de la plus secrète abondance de la vérité,puits inépuisable où nul seau ne descend sans remontera la surface débordant d’or etde bonté. Ici ce n’est pas un a prophète » qui parle, un de ces horribles êtres hybrides composés de maladie et de volonté de puissance, que Ton appelle fondateurs de religions. Il faut avant tout entendre, sans se tromper, l’accent qui sort de cette bouche — un accent alcyonien—pour ne pas méconnaître pitoyablement le sens de sa sagesse. « Ce sont des paroles silencieuses qui apportent la tempête ; des pensées qui viennent sur des pattes de colombes dirigent le monde. »

Les figues tombent de F arbre, elles sont bonnes et douces, et en tombant leur rouge pelure se déchire.

Je suis un vent du nord pour les figues mûres.

C’est ainsi que, pareils à des figues, mes enseignements tombent jusqu’à vous : buvez donc leur suc et leur tendre chair t

L’automne est autour de nous, la pureté du ciel et de Vaprès-midi.

Ce n’est pas un fanatique qui parle ; ici l’on ne « prêche » pas, ici l’on n’exige pas la foi. D’une infinie plénitude de lumière, d’un gouffre de bonheur, la parole tombe goutte à goutte.Une tendre lenteur est l’allure de ce discours. De pareilles choses ne parviennent qu’aux oreilles des plus élus ; c’est un privilège sans égal que de pouvoir écouter ici ; personne n’est libre de comprendre Zarathoustra… Mais, en tout cela,Zarathoustra n’est-il pas un séducteur ?… Que disait-il donc lui-même lorsqu’il retourna pour la première fois à sa solitude ? Exactement le contraire de ce que diraient, en un pareil cas, un « sage », un « saint », un « Sauveur du monde # ou quelque autre décadent… Il ne parle pas seulement différemment, il est aussi différent…

Je m’en vais seul maintenant, mes disciples / Vous aussi, vous partirez seuls ! Je le veux ainsi.

En vérité, je vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! Et mieux encore i ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés,

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L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, mais aussi haïr ses amis.

On n’a que peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas déchirer ma couronne ?

Vous me vénères ; mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un jour ?Prenez garde à ne pas être tués par une statue !

Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra t Vous êtes mes croyants : mais <ju importent tous les croyants l

Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous ni’avez t rouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose.

Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-même ; et ce n’est que quand vous m’aurez tous renié que je reviendrai parmi vous.

En ce jour parfait où tout arrive à maturité, où le raisin n’est pas seul à brunir, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie : j’ai regardé derrière moi, j’ai regardé devant moi et jamais je ne vis autant de bonnes choses à la fois. Ce n’est pas en vain que j’ai enterré aujourd’hui ma quarante-quatrième année, car j’avais le droit de l’enterrer, — ce qui en elle était viable a pu être sauvé, est devenu immortel. Le premier livre de la Transmutation de toutes les Valeurs, les Chants de Zarathoustra, le Crépuscule des Idoles, ma tentative de philosopher à coups de marteau — tout cela ce sont des cadeaux que m’a faits cette année, et même le dernier trimestre de cette année. Pourquoi ne serais-je pas reconnaissant à ma vie tout entière ?

C’est pourquoi je me raconte ma vie à moi-même.

POURQUOI JE SUIS SI SAGE Le bonheur de mon existence, ce qui en fait peut-être le

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caractère unique, est conditionné par la fatalité qui lui est inhérente : je suis, pour m’exprimer sous une tonne énigmatique, déjà mort en tant que prolongement de mon père ; ce que je tiens de ma mère vit encore et vieillit. Cette double origine, tirée en quelque sorte de l’échelon supérieur et de l’échelon inférieur de la vie, procèdent à la fois du décadent et de quelque chose qui est à son commencement, explique, mieux que n’importe quoi,cette neutralité, cette indépendance de tout parti pris par rapport au problème général de la vie, qui est un de nos signes distinctifs. J’ai pour les symptômes d’une évolution ascendante ou d’une évolution descendante un flair plus subtil que n’importe qui. Dans ce domaine, je suis par excellence un maître. Je les connais toutes deux, je les incarne toutes deux.

Mon père est mort à l’âge de trente-six ans. Il était délicat, bienveillant et morbide, tel un être qui n’est prédestiné qu’à passer, —évoquant plutôt l’image d’un souvenir de la vie que la vie elle-même. Sa vie déclina a la même époque que la mienne : à trente-six ans je parvins au point inférieur de ma vitalité. Je vivais encore, mais sans être capable de voir à trois pas devant moi. Ace moment— c’était en 1879 —j’abandonnai mon professorat à Bâle, je vécus comme une ombre à Saint-Moritz et l’hiver suivant, l’hiver le plus pauvre en soleil de ma vie tout entière, à Naumbourg. J’étais alors devenu véritablement une ombre. Ce fut là mon minimum. J’écrivis le Voyageur et son ombre, et, sans conteste, je m’entendais alors à parler d’ombres… L’hiver qui vint ensuite, mon premier hiver à Gènes,cette espèce d’adoucissement et de spiritualisation,qui est presque la conséquence d’une extrême pauvreté de sang et de muscles, donna naissance à Aurore, La complète clarté, la disposition sereine, je dirai même l’exubérance de l’esprit que reflète cet ouvrage, s’accorde chez moi, non seulement avec la plus profonde faiblesse physiologique, mais encore avec un excès de souffrance. Au milieu des tortures provoquées par des maux de tête de trois jours, accompagnés de vomissements laborieux, je possédais une lucidité de dialecticien par excellence et je réfléchissais très froidement à des choses qui, si ma santé eût été meilleure, m’auraient trouvé dépourvu de raffinement et de froideur, sans l’indispensable audace du grimpeur de rochers.

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Mes lecteurs savent peut-être jusqu’à quel point je considère la dialectique comme un symptôme de décadence,, par exemple dans le cas le plus célèbre, le cas de Socrate. — Tous les troubles morbides de l’intellect, même cette demi-léthargie accompagnée de fièvre, sont demeurés pour moi, jusqu’à présent, des choses parfaitement inconnues, sur la nature et la fréquence desquelles j’ai dû me renseigner dans des ouvrages savants. Mon sang coule lentement. Personne n’a jamais pu constater chez moi de la fièvre. Un médecin, qui me traita longtemps pour une maladie nerveuse, finit par dire : « Non, ce ne sont pas vos nerfs qui sont malades,c’est seulement moi qui suis nerveux. » Il y a décidément chez moi, sans qu’elle puisse être démontrée, quelque dégénérescence locale ; je n’ai pas de maladie d’estomac qui affecte mon organisme, bien que je souffre, par suite d’épuisement général, d’une extrême faiblesse du système gastrique. Mes maux d’yeux, qui risquent parfois de me mener jusqu’à la cécité, ne sont qu’un effet et non point une cause, en sorte que, chaque fois que ma force vitale a augmenté, mes facultés visuelles me sont revenues jusqu’à un certain point.

Une longue, une trop longue série d’années équivaut chez moi à la guéiïson, elle signifie malheureusement aussi le retour en arrière, la décomposition, la périodicité d’une sorte de décadence. Ai-je besoin de dire, après tout cela, que j’ai de l’expérience dans toutes les questions qui touchent la décadence ? Je l’aiépelée dans tous les sens, en avant et en arrière. Cet art du filigrane lui-même, ce sens du toucher et de la compréhension, cet instinct des nuances, cette psychologie des détours, et tout ce qui m’est encore particulier, a été appris alors et constitue le véritable présent que m’a fait cette époque, où tout chez moi est devenu plus subtil, l’observation aussi bien que tous les organes de l’observation. Observer des conceptions et des valeurs plus saines, en se plaçant à un point de vue de malade, et, inversement, conscient de la plénitude et du sentiment de soi que possède la vie plus abondante, abaisser son regard vers le laboratoire secret des instincts de décadence — ce fut là la pratique à quoi je me suis le plus longuement exercé, c’est en cela que je possède une véritable expérience, et, si en quelque chose j’ai atteint la maîtrise, c’est bien en cela. Aujourd’hui je possède le tour de main, je connais la manière

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204	MJBRGVRB DE FRANCE— 16-xt– 1908

. de déplacer les perspectives : première raison qui fait que pour moi seul peut-être une Transmutation des valeurs a été possible.

2.

Sans compter que je suis un décadent, je suis aussi le contraire d’un décadent. J’en ai fait la preuve, entre autres, en choisissant toujours, instinctivement, le remède approprié au mauvais état de ma santé ; alors que le décadent a toujours recours au remède qui lui est funeste. Dans ma totalité j’ai été bien portant ; dans le détail, entant que cas spécial, j’ai été décadent. L’énergie que j’ai eue de me condamner à une solitude absolue, de me détacher de toutes les conditions habituelles de la vie, la contrainte que j’ai exercée sur moi-même en ne me laissant plus soigner, dorloter, médicamenter, tout cela démontre que je possédais une certitude instinctive et absolue de ce qui m’était alors nécessaire. Je me suis pris moi-même en. traitement, je me suis guéri moi-même. La condition pour réussir une telle cure—tout physiologiste en conviendra—c’est que l’on est bien portant au fond. Un être d’un type nettement morbide ne peut pas guérir et encore moins se guérir lui-même. Pour l’être bien portant la maladie peut au contraire faire office de stimulant énergique qui met en jeu et surexcite son instinct vital. C’est, en effet, sous cet aspect que m’apparaft maintenant cette longue période de maladie que j’ai traversée : j’ai en quelque sorte à nouveau découvert la vie, y compris moi-même ; j’ai goûté de toutes les bonnes choses et même des petites choses, comme d’autres pourraient difficilement en goûter. De telle sorte que, de ma volonté d’être en bonne santé, de ma volonté de vivre, j’ai fait ma philosophie… Car, qu’on y fasse bien attention, les années où ma vitalité descendit à son minimum ont été celles où je cessai d’être pessimiste. L’instinct de conservation m’a interdit de pratiquer une philosophie de lapauvreté et du découragement… Or, à quoi reconnaît-on en somme la bonne conformation ?Un homme bien conformé est un objet qui plaît à nos sens ; il est fait d’un bois à la fois dur, tendre et parfumé. Il ne trouve du goût qu’à ce qui lui fait du bien. Son plaisir, sa joie cessent dès lors qu’il dépasse la mesure de ce qui lui convient. Il devine les remèdes contre ce qui lui est préjudiciable ; il fait tourner à son avantage les mauvais hasards ; ce qui ne le fait pas périr le rend plus fort. De tout

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ce qu’il voit et entend, de tout ce qui lui arrive, il sait tirer une somme conforme à sa nature : il est lui-même un principe de sélection ; il laisse passer bien des choses sans les retenir. Il se plaît toujours dans sa propre société, quoi qu’il puisse fréquenter, des livres, des hommes ou des paysages : il honore en choisissant, en acceptant, en faisant confiance. Il réagit lentement à toutes les excitations, avec cette lenteur qu’il tient, par discipline, d’une longue circonspection et d’une fierté voulue. Il examine la séduction qui s’approche, il se garde bien d’aller à sa rencontre. Il ne croit ni à la ce mauvaise chance «, nia la « faute » : il sait en finir avec lui-même, avec les autres, il sait oublier. Il est assez fort pour que tout tourne, nécessairement, à son avantage.

Eh bien ! je suis le contraire d’un décadent, car c’est moi que je viens de décrire ainsi.

3.

Cette double série d’expériences, cet accès facile qui m’ouvre des mondes séparés en apparence, se répète dans ma nature, à tous les points de vue. Je suis mon propre sosie ; je possède la « seconde » vue aussi bien que la première ; peut-être bien que je possède aussi la. troisième… Mes origines déjà m’autorisent à jeter un regard au delà de toutes les perspectives purement locales, purement nationales ; il ne m’en coûte point d’être un « bon Européen ». D’autre part, je suis peut-être plus Allemand que ne peuvent l’être les Allemands d’aujourd’hui, les Allemands qui ne sont que des Allemands de l’empire, moi qui suis le dernier A llemand antipolitiqae.

Cependant mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais. Je tiens d’eux beaucoup d’instinct de race, qui sait ? peut-être même le liberum veto. Quand je songe combien de fois il m’est arrivé, en voyage, de me voir adresser la parole en polonais même par des Polonais ; quand je songe combien rarement j’ai été pris pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme. Ma mère cependant, Franscisca Œhler, a certainement quelque chose de très allemand, de même ma grand’mère du côté paternel, Erdmuthe Krause. Cette dernière vécut durant toute sa jeunesse au milieu de l’excellent Weimar d’autrefois, non sans être en relations avec le cercle de Goethe. Son frère, le profes-

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seur de théologie Krause, à Kœnigsberg, a été appelé à Weimar comme surintendant général, après la mort de Herder. Il ne serait pas impossible que sa mère, mon arrière-grand’mère, figurât sur le journal du jeune Goethe sous le nom de « Muth-gen ». Elle épousa en secondes noces le surintendant Nietzsche, à Eilenbourg. Le 10 octobre I8I3, Tannée de la grande guerre, le jour où Napoléon entra avec son état-major à Eilenbourg, elle accoucha d un fils. Etant Saxonne, elle eut toujours une grande admiration pour Napoléon ; il se pour* rait bien que je la partage, aujourd’hui encore.

Mon père, né en I8I3, est mort en 1849. Avant de prendre possession de sa cure dans la commune de Rœcken, non loin de Lûtzen, il passa quelques années au château d’Àltenbourg, où il fut chargé de l’instruction,des quatre princesses. Ses élèves étaient la reine de Hanovre, la grande-duchesse Constantin, la grande-duchesse d’Oldenbourg et la princesse Thérèse de Saxe-Altenbourg. Il était rempli d’une piété profonde à l’égard du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, lequel le nomma à sa paroisse. Les événements de 1848 l’attristèrent au delà de toute mesure. Moi-même, né le jour anniversaire dudit roi, le i5 octobre, je reçus comme de juste les prénoms Frédéric-Guillaume, usités dans la maison de Hohenzollern. Le choix de ce jour eut en tous les cas un avantage : durant toute ma jeunesse, mon anniversaire coïncida avec un jour de fête.

Je considère que ce fut pour moi un privilège considérable d’avoir eu un pareil père ; il me semble même que par là s’explique tout ce que je possède de privilèges, — abstraction faite de la vie, de la grande affirmation de la vie. Je lui dois avant tout de n’avoir pas besoin d’une intention spéciale, mais seulement d’une certaine attente, pour entrer volontairement dans un monde de choses supérieures et délicates. C’est là que je me sens chez moi ; ma passion la plus intime s’y sent libérée. Que j’aie payé ce privilège presque avec ma vie, ce n’est là certes pas un marché de dupe.

Pour pouvoir comprendre quelque chose à mon Zarathoustra, il faut peut-être se trouver dans une condition analogue à la mienne, avec un pied au delà de la vie…

4. Je n’ai jamais été habile dans l’art de prévenir quelqu’un

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contre moi — ceci aussi je le dois à mon incomparable père — lors même que cela eût été de mon intérêt. Je n’ai même pas de prévention contre moi, bien que cela puisse paraître très peu chrétien. On peut retourner ma vie dans tous les sens, comme on voudra, on n’y trouvera que rarement, et en somme seulement une fois, de la part d’autrui des traces de mauvais vouloir à mon endroit ; bien plutôt on y rencontrera des traees de trop bonne volonté.

Les expériences que j’ai faites,même avec ceux qui déçoivent tout le monde, parlent plutôt en faveur de ceux-ci. J’apprivoise tous les ours, je rends sages même les pantins. Durant les sept années où j’ai enseigné le grec dans la classe supérieure du lycée de Bâle, je n’ai jamais eu l’occasion d’édicter une punition ; chez moi les plus paresseux travaillaient. Je sois toujours à la hauteur du hasard ; il faut que je ne sots pas préparé pour être maître de moi. Quel que soit l’instrument, qu’il soit désaccordé autant que l’instrument « homme » peut l’être, à moins que je ne sois malade, je parviendrai toujours à en tirer quelque chose que l’on puisse écouter. Il m’est souvent arrivé d’entendre dire, par les instruments eux-mêmes, que jamais encore ils n’étaient parvenus à produire de pareils sons. Celui qui me l’a exprimé de la plus jolie façon était peut-^tre cet Henri de Stein, mort impardonnablement jeune, Henri de Stein, qui arriva une fois, pour trois jours, à Sils-Maria, après avoir eu soin d’en demander la permission, déclarant à chacun qu’il ne venait nullement à cause de l’Engadine. Cet homme excellent qui, avec toute l’impétueuse naïveté d’un hobereau prussien, s’était aventuré dans le marécage wagnérien (— et aussi dans le marécage de Dûhring !) fut, durant trois jours, comme transformé par un ouragan de liberté, pareil à quelqu’un qui se sent élevé soudain à son altitude et à qui il pousse des ailes. Je ne cessais de lui répéter que c’était le bon air qui faisait cela, qu’il en était ainsi pour tout le monde et que l’on ne se trouvait pas en vain à 6.000 pieds au-dessus de Bayreuth… Mais il ne voulait pas me croire…

Si, malgré cela, il s’est commis à mon endroit quelques grandes et petites infamies, il ne faut pas en chercher la cause dans la « volonté » et moins encore dans la mauvaise volonté. J’aurais plutôt lieu — je viens de l’indiquer— de me plaindre

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de la bonne volonté qui n’a pas exercé dans ma vie de petits ravages. Mon expérience m’autorise à me méfier, d’une façon générale, de tout ce que l’on appelle les instincts « désintéressés », de cet « amour du prochain » toujours prêt à secourir et à donner des conseils. Cet amour m’apparaît comme une faiblesse, comme un cas particulier de l’incapacité de réagir contre des impulsions. La pitié n’est une vertu que chez les décadents. Je reproche aux miséricordieux de manquer facilement de pudeur, de respect, de délicatesse, de ne pas savoir garder les distances. La compassion prend en un clin d’oeil l’odeur de la populace et ressemble à s’y méprendre aux mauvaises manières. Des mains apitoyées peuvent avoir lune action destructive sur les grandes destinées, elles s’attaquent aune solitude blessée,au privilège que donne une lourde ; faute. Surmonter la pitié c’est pour moi une vertu noble. J’ai •’ décrit, sous le titre de la Tentation de Zarathoustra, le cas ! où un grand cri de détresse vient aux oreilles de Zarathoustra, 1 où la compassion l’assaille comme un dernier péché pour le rendre infidèle à lui-même.C’est là qu’il faut demeurer maître, c’est là qu’il faut conserver la hauteur de sa tâche, pure de l’approche de toutes les impulsions, beaucoup plus basses et à courte vue, qui agissent dans ce que l’on appelle les actions désintéressées. Ceci est la preuve, peut-être la dernière preuve, que doit faire Zarathoustra — la véritable démonstration de sa force…

5.

Il y a encore un autre domaine où je ne suis que l’égal de mon père, en quelque sorte son prolongement après une mort trop précoce. Comme tous ceux qui n’ont jamais vécu parmi leurs pareils et chez qui l’idée de « représailles » est aussi inconnue que celle de « droits égaux », je m’interdis, dans les cas où l’on m’a causé un tort léger ou même un grand préjudice, toute mesure de sûreté ou de protection et, comme de juste, aussi toute défense, toute « justification ». Ma réplique consiste à faire suivre aussi vite que possible la sottise par une malice. De la sorte on parvient peut-être à se rattraper. Pour m’exprimer en image, je jette un pot de confitures pour me débarrasser de Yaigreur.

Avec moi il n’y a rien à « arranger ». Je prends ma revanche,

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on peut en être certain. Je trouve toujours, tôt ou tard, une occasion pour exprimer ma reconnaissance à un « malfaiteur » (au besoin pour son méfait) ou pour lui demander quelque chose, ce qui, dans certains cas, oblige plus que de donner… Il me paraît aussi que les paroles les plus impertinentes, la lettre la plus insolente, ont quelque chose de plus poli, de plus honnête que le silence. Ceux qui se taisent manquent presque toujours de subtilité et de politesse du cœur. Le silence est une objection ; avaler son dépit, c’est une preuve de mauvais caractère — cela gâte l’estomac. Tous ceux qui se taisent sont des dyspepsiques.

On le voit, je ne voudrais pas que Ton estime trop bas l’impertinence ; elle est de beaucoup la forme la plus humaine de la contradiction et, au milieu de l’excès de faiblesse moderne, une de nos premières vertus. Elle peut même être un véritable bonheur quand on est assez riche pour cela. Un dieu qui viendrait sur la terre ne devrait pas faire autre chose que des injustices. Prendre sur soi non pas la punition, mais la/aufe,

’est cela qui serait véritablement divin.

6.

L’absence de ressentiment, la clarté sur la nature du ressentiment —• qui sait si, en fin de compte, je ne les dois pas aussi à ma longue maladie 1 Le problème n’est pas précisément simple : il faut en avoir fait l’expérience en partant de la force et en partant de la faiblesse. Si l’on peut faire valoir quelque chose contre l’état de faiblesse, contre l’état de maladie, c’est que le véritable instinct de guérison s’affaiblit, et chez l’homme cet instinct est un instinct dedéfense. On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à rien rejeter. Tout blesse.Les hommes et les choses s’approchentindiscrètement de trop près ; tous les événements laissent des traces ; le souvenir est une plaie purulente. Etre malade, c’est véritablement une forme du ressentiment. Contre tout cela le malade ne possède qu’un seul grand remède, je l’appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte dont est animé le soldat russe qui trouve la campagne trop rude, et finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien prendre, renoncer à absorber n’importe quoi, — ne plus réagir d’aucune façon… La raison profonde de ce fatalisme, qui n’est pas toujours le courage de la mort, mais bien plus

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souvent la conservation de la vie, dans les circonstances qui mettent le plus la vie en danger, c’est l’abaissement des fonctions vitales, le ralentissement de la désassimilation, une sorte de volonté d’hibernation. Avancez de quelques pas dans cette logique et vous aurez le fakir qui dort pendant des semaines dans un tombeau.

Parce que l’on s’userait trop vite si l’on réagissait, on n réagit plus du tout. C’est la logique qui l’exige. Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger, l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dangereuses. 11 en résulte une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l’estomac. Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus naturel. Le profond physiologiste qu’était Bouddha l’a compris. Sa « religion », qu’il faudrait plutôt appeler une hygiène, pour ne pas la confondre avec une chose aussi pitoyable que le christianisme, subordonne ses effets à la victoire sur le ressentiment. Libérer l’âme du ressentiment, c’est le premier pas vers la guérison. « Ce n’est pas par l’inimitié que l’inimitié finit, c’est par l’amitié que l’inimitié finit »,

— cela se trouve écrit au commencement de la doctrine de Bouddha. Ce n’est pas la morale qui parle ainsi, mais l’hy giène.

Le ressentiment né de la faiblesse n’est nuisible qu’aux êtres faibles. Dans les cas où l’on se trouve en présence d’une nature abondante, c’est un sentiment superflu, un sentiment dont il faut se rendre maître pour démontrer sa force. Celui qui connaît le sérieux qu’a mis ma philosophie à entreprendre la lutte contre les sentiments de vengeance et de rancune, poursuivant ce sentiment jusque dans la doctrine du « libre arbitre », —la lutte contre le christianisme n’en est qu’un cas particulier,

— celui-là comprendra pourquoi je tiens à mettre en lumière mon attitude personnelle, la sûreté démon instinct dans la pra tique. Dans mes moments de décadence je me suis gardé de ces sentiments, parce que je les considérais comme nuisibles ; de que chez moi la vie redevenait assez abondante et assez fière, je

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me les interdisais parce que je les trouvais au-dessous de moi. Ce « fatalisme russe », dont j’ai parlé, s’est manifesté chez moi en ceci que je me suis cramponné âprement, pendant des années, à des situations,à des sociétés presque insupportables, après que le hasard me les eut données. Il vallait mieux n’en pas ehanger, pour ne pas sentir la possibilité de les changer, que de succomber à un mouvement de révolte… J’en voulais alors à mort à celui qui me troublait dans ce fatalisme, à celui qui voulait me réveiller brusquement. Et, de fait, il y avait chaque fois danger mortel. — Se considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire « autrement » que l’on est, dans des conditions semblables, c’est la raison même.

7-

La guerre, par contre, est une autre affaire. Je tiens de nature les aptitudes guerrières. L’attaque est, chez moi, un mouvement instinctif. Pouvoir être ennemi, être ennemi — cela fait peut-être supposer une nature vigoureuse ; de toute façon c’est une condition qui ae rencontre chez toute nature vigoureuse. Celle-ci a besoin de résistance, par conséquent elle cherche la résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de raft-eune appartient à la faiblesse. La femme, par exemple, est rancunière ; cela tient à sa faiblesse, tout aussi bien que sa sensibilité devant la misère étrangère.

La force de l’agression peut se mesurer à la qualité de l’ad versaire plus puissant, ou d’un problème plus dur, car un phi losophe qui est belliqueux engage la lutte même avec les pro blèmes. La tâche ne consiste pas à surmonter les difficultés d’une façon générale, mais à surmonter des difficultés qui permettent d’engager sa force tout entière, toute son ha bileté et toute sa maîtrise dans le maniement des armes

pour se rendre maître d’adversaires qui vous soient égaux… L’égalité devant l’ennemi — première condition pour qu’un duel soit loyal. Quand on méprise on ne peut pas faire la guerre ; quand on commande alors que Ton se sent en présence de quelque chose qui est au-dessous de soi, on ne doit pas faire la guerre.

Ma pratique de la guerre peut se résumer en quatre propositions :

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En premier lieu : je n’attaque que les choses qui sont ric-torieuses ; si cela est nécessaire, j’attends jusqu’à ce qu’elles le soient devenues.

En deuxième lieu : je n’attaque que jles choses contre lesquels je ne trouverais pas d’allié, où je suis seul à combattre, seul à me compromettre… Je n’ai jamais fait publiquement un pas qui ne m’eût compromis. C’est là chez moi le critérium de la véritable façon d’agir.

En troisième lieu : je n’attaque jamais de personnes, je ne me sers des personnes que comme d’un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible une calamité publique encore cachée et difficilement saisissable. Cest ainsi que j’ai attaqué David Strauss ou plus exactement le succès d’un livre caduc auprès du public allemand cultivé. Ce faisant j’ai pris sur le fait cette « culture » allemande… C’est ainsi que j’ai attaqué Wagner, plus exactement le caractère mensonger et hybride de notre « civilisation » qui confond ce qui est raffiné avec ce qui est abondant,cequiest tardif avec ce qui est grand.

En quatrième lieu : je n’attaque que les choses où toute différence de personnes est exclue, où tout arrière-plan d’expériences fâcheuses fait défaut. Au contraire, attaquer c’est chez moi une preuve de bienveillance ; dans certains cas c’est même un témoignage de reconnaissance. Je rends hommage, je distingue en unissant mon nom à une chose, à une personne —que ce soit pour la défendre ou pour la combattre, c’est après tout sans importance. Si je fais la guerre au christianisme, je crois pouvoir la faire parce que de son fait je n’ai jamais subi nul désagrément, nulle entrave. Les chrétiens sérieux ont toujours été disposés favorablement à mon égard. Moi-même, bien que je sois par principe un ennemi du christianisme, je suis loin d’en vouloir aux individus à cause d’une chose qui est la fatalité de plusieurs milliers d’années.

8. Puis-je hasarder d’indiquer encore un dernier trait de ma nature qui, dans mes rapports avec les hommes, n’a pas été sans me créer des difficultés ? Je suis doué d’une impressionnable absolument inquiétante du sens de la propreté, de sorte que je perçois physiologiquement l’approche— que dis-je ? ’— l’intimité de la nature la plus cachée de l’âme que j’ai

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devant moi. Je la flaire. Grâce à cette impressionnabilité j’ai comme des antennes psychologiques à l’aide desquelles je puis tâter et palper toutes sortes de mystères : toute la pourriture tachée qui croupit au fond de certaines natures, mais qui tire peut-être son origine de quelque vice de sang dissimulé par l’éducation, je la perçois presque toujours dès le premier contact. Si j’ai bien observé, ce genre de natures, incompatible avec mon sens de la propreté, devine généralement la méfiance que m’inspire mon dégoût. Gela ne leur fait pas avoir une meilleure odeur…

Ainsi que j’en ai pris l’habitude — une pureté absolue, en moi et autour de moi, m’est une nécessité vitale, je dépéris dans des conditions d’existence douteuses — je me baigne et je nage en quelque sorte perpétuellement dans l’eau claire, ou dans quelque autre élément parfait, transparent et plein d’éclat. C’est pourquoi les rapports que j’ai avec les hommes mettent sans cesse ma patience à l’épreuve ; mon « humanité » ne consiste pas à sympathiser avec mon prochain, mais à supporter que je le sente près de moi. — Mon humanité est une perpétuelle victoire sur moi-même.

Mais j’ai besoin de la solitude, je veux dire du retour à la santé, du retour à moi-même ; j’ai besoin d’un air léger qui se joue librement. Mon Zarathoustra tout entier est un dithyrambe à la solitude, ou, si l’on m’a bien compris, à la pureté… Heureusement que ce n’est pas à la pure folie. Celui qui possède des yeux pour voir les couleurs dira qu’il est de diamant.

Le dégoût que m’inspiraient les hommes, la « racaillle », fut toujours mon plus grand danger. Veut-on écouter le discours où Zarathoustra parle de sa délivrance du dégoût :

Que m’est-il donc arrivé ? Comment me suis-je délivré du dégoût ?Qui a rajeuni mes yeux ? Comment me suis-je en-volé vers les hauteurs où il n’y a plus de canaille assise à la fontaine ?

Mon dégoût lui-même m’a-t-il créé des ailes et les forces qui pressentaient les sources ? En vérité, j’ai dû voler au plus haut pour retrouver la fontaine de la joie !

Oh ! je l’ai trouvée, mes frères l Ici, au plus haut jaillit pour moi la fontaine de la joie ! Et il y a une vie où Von s’abreuve sans la canaille !

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Tu jaillis presque avec trop de violence, source de joie 1 Et souvent tu renverses de nouveau la coupe en voulant la remplir !

Il faut que j’apprenne à f approcher plus modestement : avec trop de violence mon cœur afflue à ta rencontre : —

Mon cœur oà se consume mon été, cet été court, chaud, mélancolique et bienheureux : combien mon cœur estival désire ta fraîcheur, source de joie !

Passée, l’hésitante affliction de mon printemps ! Passée, la méchanceté de mes flocons de neige en juin ! Je devins estival tout entier, tout entier après-midi d’été !

Un été dans les plus grandes hauteurs, avec de froides sources et une bienheureuse tranquillité : venez, 6 mes amis, que ce calme grandisse en félicité /

Car ceci est notre hauteur et notre patrie : notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et la soif des impurs.

Jetez donc vos purs regards dans la source de ma joie, amis I Comment s’en troublerait-elle ? Elle vous sourira avec sa pureté.

Nous bâtirons notre nid sur F arbre de r avenir ; des aigles nous apporteront la nourriture, dans leurs becs, à nous au-tres solitaires 1

En vérité, ce ne seront point des nourritures que les impurs pourront partager I Car les impurs s’imagineraient dévorer du feu et se brûler la gueule !

En vérité, ici nous ne préparons point de demeures pour les impurs. Notre bonheur semblerait glacial à leur corps et à leur esprit !

Et nous voulons vivre au-dessus d’eux comme des vents forts,voisins des aigles, voisins de la neige, voisins du soleil. ainsi vivent les vents forts.

Et, semblable au vent, je soufflerai un jour parmi eux ; à leur esprit je couperai la respiration, avec mon esprit : ainsi le veut mon avenir.

En vérité, Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds ; et il donne ce conseil à ses ennemis et à tout ce qui crache et vomit ; « Gardez-vous de cracher contre le vent î » (A saiore.)

FRÉDÉRIC NIETZSCHE. Traduit par HENRI ALBUM-.

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COMMENT ON DEVIENT CE QUE L’ON EST l

POURQUOI JE SUIS SI MALIN

I

Pourquoi je sais certaines choses de plus que les autres ? pourquoi, d’une façon générale, je suis si malin ? — Je n’ai jamais réfléchi à des questions qui n’en sont pas, je ne me suis jamais gaspillé. Les véritables difficultés religieuses, par exemple, je ne les connais pas par expérience. Il m’a toujours complètement échappé comment je pourrais être « enclin au péché ». De même, tout critérium positif me manque pour savoir ce que c’est qu’un remords : d’après ce que l’on en entend dire, le remords ne me semble être rien d’estimable…. Il me déplairait de laisser en plan une action, après coup ; je préférerais omettre par principe, dans le problème de la valeur, le dénouement fâcheux, les conséquences. Quand une chose finit mal, il arrive trop facilement que l’on manque de coup d’œil pour ce que l’on a fait : le remords me parait être une sorte de mauvais œil. Garder en honneur une chose qui ne réussit pas, précisément parce qu’elle n’a pas réussi, voilà qui serait bien plutôt conforme à ma morale.

« Dieu », « l’immortalité de l’âme », « le salut », « l’au-delà »,ce sont là des conceptions auxquelles je n’ai pas accordé d’attention, au sujet desquelles je n’ai pas perdu mon temps, pas même lorsque j’étais enfant—peut-être n’étais-je pas assez ingénu pour celai L’athéisme n’est pas chez moi le résultat de quelque chose et encore moins un événement de ma vie : chez moi il va de soi, il est une chose instinctive. Je suis trop curieux, trop incrédule, trop pétulant pour permettre que l’on me pose une question grosse comme le poing. Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs. Je dirai même qu’il n’est, en somme, qu’une interdiction grosse comme le poing : 11 est défendu de penser I

(i) Voy. Mercure de France, n » 374.

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Une autre question m’intéresse bien davantage et le salut de l’humanité en dépend bien plus que d’une quelconque curiosité pour théologiens, c’est la question de la nutrition. On peut la formuler ainsi pour l’usage ordinaire : « Comment faut-il que tu te nourrisses, toi, pour atteindre ton maximum de force, de tuWu, dans le sens que la Renaissance donne à ce mot, de vertu, libre de moraline ? » — Les expériences personnelles que j’ai faites sur ce domaine sont aussi mauvaises que possible ; je suis étonné maintenant que je me sois posé si tard cette question, que je n’aie pas su profiter plus tôt de ces expériences pour entendre « raison ». Seule la vilenie absolue de notre culture allemande — son « idéalisme » — peut m’expliquer tant soit peu pourquoi, sur ce chapitre, j’étais arrivé à un point qui confinait à la sainteté. Cette « culture » qui, dès l’abord, enseigne à perdre de vue lés réalités, pour courir à tout prix après un but problématique — ce que l’on appelle les fins idéales — pour courir, par exemple, après ce que Ton appelle la « culture classique », comme si l’effort de réunir ces deux idées « classique » et « allemand » n’était pas condamné d’avance à un échec certain ! Cet effort prête même à rire. Qu’on essaye donc de s’imaginer un habitant de Leipzig avec une « culture classique » 1

Le fait est que, jusqu’au moment où j’ai atteint l’âge de la maturité j’ai toujours mal mangé ; pour m’exprimer au point de vue moral, j’ai mangé d’une façon « impersonnelle », « désintéressée », » altruiste »,pour le plus grand bien des cuisiniers et de mes autres prochains. Avec la cuisine de Leipzig, par exemple, en même temps que je faisais mes premières études de Schopenhauer(i 865), j’ai nié très sincèrement ma « volonté de vivre ». S’abîmer l’estomac en se nourrissant insuffisamment, la dite cuisine me semble résoudre ce problème d’une façon singulièrement heureuse. (On m’affirme que l’année 1866 a amené sous ce rapport un changement.) Mais si Ton considère la cuisine allemande dans son ensemble, que de choses elle a sur la conscience 1 La soupe avant le repas (dans les livres de cuisine véniliens du xvi* siècle cela s’appelle encore alla tedescà) ; la viande cuite ; les légumes rendus gras et farineux ; l’entre-mets dégénéré au point qu’il devient un véritable presse-papier I Si l’on y ajoute encore le besoin véritablement animal de boire après le repas, en usage chez les vieux

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Allemands et non pas seulement chez les Allemands vieux, on comprendra aussi l’origine de Y esprit allemand… de cet esprit qui vient des intestins affligés. L’esprit allemand est une indigestion, il n’arrive à en finir avec rien.

Pour ce qui en est du régime anglais qui, si on le compare au régime allemand et même au français, apparaît comme une sorte de « retour à la nature », c’est-à-dire au cannibalisme, elle est profondément contraire à mon propre instinct ; il me semble qu’elle donne à l’esprit des pieds pesants — des pieds d’Anglaises… La meilleure cuisine est celle du Piémont.

Les boissons alcooliques me sont préjudiciables. Un verre <le vin ou de bière par jour suffit largement pour que la vie devienne pour moi semblable à une vallée de larmes. Cest à Munich que vivent mes antipodes. En admettant que j’aie appris cela un peu tard, dès mon enfance j’en avais fait l’expérience. Lorsque j’étais gamin, je m’imaginais que de boire du vin et de fumer, ce n’est au début qu’une vanité de jeune homme et plus tard une mauvaise habitude. Peut-être bien que le vin de Nauembourg a contribué à provoquer chez moi ce jugement un peu dur. Pour croire que le vin rassérène, il faudrait que je fusse chrétien, je veux dire qu’il faudrait que j’eusse la foi, ce qui est pour moi une absurdité. Chose curieuse, si les petites doses d’alcool très dilué me mettent de mauvaise humeur, les fortes doses font de moi un véritable matelot. Dès mon plus jeune âge je mettais à cela une sorte de bravoure. Rédiger une longue dissertation latine en une seule veillée nocturne et la mettre au propre, avec l’ambition dans la plume d’imiter, par l’exactitude et la concision, mon modèle Saluste ; verser sur mon latin quelques grogs du plus fort calibre, quand j’étais élève de la vénérable Ecole de Pforta, tout cela n’était nullement en contradiction avec ma physiologie, ni même avec celle de Saluste — quoi qu’en puisse penser la vénérable Ecole de Pforta.

A vrai dire, plus tard, vers le milieu de ma vie, je me déci– I dai, de plus en plus, contre l’usage de toute espèce de boisson spiritueuse. Moi qui suis, par expérience, l’adversaire du végé-tarianisme, tout comme Richard Wagner, qui m’a converti, je j ne saurais conseiller assez énergiquement l’abstention absolue de l’alcool, à toutes les natures d’espèce spirituelle. L’eau fait l’affaire… J’ai une prédilection pour les endroits où Ton a

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partout l’occasion de puiser dans les eaux courantes (Nice, Turin, Sils) ; un petit verre d’eau me court après comme un chien. « In vino veritas » : il semble bien que pour la notion de « vérité » me voilà encore en désaccord avec tout le monde. Chez moi l’esprit plane sur les eaux,

Voici quelques indications encore au sujet de ma morale. Un repas substantiel est plus facile à digérer qu’un repas léger. Une des premières conditions pour une bonne digestion, c’est que l’estomac entre en activité dans sa totalité. Il faut connaître la dimension de son estomac. Pour la même raison, il faut éviter ces repas interminables que j’appellerai des sacrifices interrompus, les repas que l’on prend à table d’hôte. — Pas de collations entre les repas, point de café, le café assombrit. Le thé n’est salutaire que le matin. Il faut le prendre en petites quantités, mais très fort ; il devient préjudiciable et peut indisposer pour toute la journée s’il est d’un degré trop faible. Sur ce chapitre chacun a sa propre mesure qui oscille parfois entre les limites les plus étroites et les plus délicates. Dans un climat très agaçant, il faut déconseiller le thé pris à jeun : il faut commencer une heure auparavant avec une tasse de cacao épais et déshuilé.

Etre assis le moins possible ; ne pas ajouter foi à une idée qui ne serait venue en plein air, alors que l’on se meut librement. Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête. Tous les préjugés viennent des intestins. Le cul de plomb —je l’ai déjà dit — c’est le véritable péché contre le saint-esprit.

2

La question du lieu et du climat est étroitement liée à la question de la nutrition. Personne n’est libre de vivre indifféremment n’importe où ; celui qui a de grands problèmes à résoudre, des problèmes qui mettent à contribution toute sa vigueur, n’a même qu’un choix très restreint à faire. L’influence du climat sur l’assimilation et la désassimilation> leur ralentissement et leur accélération, va si loin qu’une erreur de lieu ou de climat peut non seulement éloigner quelqu’un de sa tâche, mais encore lui rendre celle-ci parfaitement étrangère. Elle reste hors de sa vue. La vigueur animale n’a jamais été assez grande chez lui, pour qu’il parvienne à ce sen-

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timent de liberté qui envahit l’esprit, où quelqu’un peut dire : « Moi seul je puis faire cela »…

Une petite paresse des intestins qui s’est transformée en mauvaise habitude suffit amplement pour faire d’un génie quelque chose de médiocre, quelque chose d’ « allemand ». Le climat de l’Allemagne est suffisant à lui seul pour décourager de fortes entrailles et même celles qui sont portées à l’héroïsme. L’allure de l’assimilation est en rapport direct avec la mobilité ou la paralysie des organes de l’esprit. L’ « esprit » lui-même n’est, en fin de compte, qu’une forme dans l’évolution de la matière. Groupez les lieux où il y eut de tous temps des hommes spirituels, où l’esprit, le raffinement, la malice faisaient partie du bonheur ; où le génie se sentait presque nécessairement chez lui ; ils jouissent tous d’un air merveilleusement sec. Paris, la Provence, Florence, Jérusalem, Athènes — ces noms démontrent quelque chose. Le génie est conditionné par un air sec, par un ciel clair, — c’est-à-dire par une rapide assimilation et désassimilation, par la possibilité de se procurer sans cesse de grandes et même d’énormes quantités de force.

J ai devant les yeux l’exemple d’un esprit remarquable et de dispositions libres, qui, parce qu’il manquait de discernement dans les questions de climat, devint étroit, rampant, spécialiste et grognon. Et moi-même j’aurais, en fin de compte, pu illustrer ce cas, en admettant que la maladie ne m’eût pas fait entendre raison, ne m’eût pas forcé à réfléchir sur la raison dans la réalité. Maintenant que, par suite d’une longue expérience, je déduis les effets d’origine climatérique et météorologique sur moi-même, comme sur un instrument subtil et éprouvé, maintenant qu’un court voyage, par exemple de Turin à Milan, me suffit à contrôler physiologique ment, sur moi-même, le degré d’humidité de l’air, je songe avec terreur à ce fait inquiétant que ma vie, jusqu’à ces dix dernières années (les années qui ont mis mes jours en danger), s’est toujours déroulée en des lieux inappropriés et qui eussent dû m’être littéralement interdits. Nauembourg, l’Ecole de Pforta, la Thuringe en général, Leipzig, Bâle, Venise — autant de lieux de malheur pour ma physiologie particulière. Si, d’une façon générale, de toute mon enfance et de toute ma jeunesse, je ne possède pas un seul souvenir agréable, ce serait une

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erreur de faire valoir ici des excuses dites « morales », par exemple l’indiscutable pénurie d’une société suffisante ; car cette pénurie existe encore aujourd’hui, comme elle a toujours existé, sans que cela m’empêchât d’être gai et brave. Par contre, l’ignorance en matière physiologique — le maudit « idéalisme » — est la véritable fatalité de ma vie, ce qu’il y a de superflu et de bête en elle, quelque chose dont rien de bon n’est sorti, quelque chose pour qui nul accommodement, nulle compensation n’est possible. C’est par cet « idéalisme » que je m’explique toutes les méprises, toutes les grandes aberrations de l’instinct, tous les actes d’ « humiliation » que j’ai commis, en m’écartant de la tâche véritable de ma vie. Pourquoi suis-je par exemple devenu philologue ? Pourquoi pas médecin ou du moins quelque chose qui m’eût ouvert les yeux ? Pendant que j’étais à Bâle, tout mon régime intellectuel, sans en excepter la division du temps, n’était qu’un gaspillage absolument insensé de forces extrordinaires, sans qu’il y ait eu compensation par l’adduction de forces nouvelles, sans que j’aie songé même à trouver une compensation à ce gaspillage. C’était l’absence de tout quant à soi, de toute sauvegarde d’un instinct impératif, c’était une assimilation de soi-même à n’importe qui, un « désintéressement », un oubli des distances, — quelque chose que je ne me pardonnerai jamais ! Lorsque je fus presque au bout, par le fait que j’étais presque à bout, je me mis à réfléchir à la profonde déraison de ma vie, à 1’ « idéalisme ». La maladie seule me ramena à la raison.

C’est vers un petit nombre de vieux auteurs français que je retourne toujours à nouveau. Je ne crois qu’à la civilisation française et tout le reste que l’on appelle en Europe culture me semble un malentendu, pour ne rien dire de la civilisation allemande… Les rares cas de haute culture que j’ai trouvés en Allemagne étaient tous d’origine française ; ainsi et surtout en était-il de M"* Cosima Wagner, la voix de beaucoup la plus autorisée en matière de goût que j’aie jamais entendue* — Si je lis Pascal, si je l’aime comme la victime la plus intéressante du christianisme, lequel a lentement assassiné d’abord son corps, puis son âme, comme le résultat logique de cette forme la plus effroyable de la cruauté inhumaine ; si j’ai quelque chose de la fantaisie capricieuse de Montaigne dans l’esprit et— qui sait— peut-être dans le corps ; si mon goût artistique

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défend — et non sans une certaine âpreté — les noms de Molière, de Corneille et de Racine contre un génie inculte comme Shakespeare : cela ne m’empêche nullement de trouver aussi un très grand charme dans la compagnie des tout derniers venus d’entre les Français. Je ne vois pas dans quel siècle de l’histoire on pourrait réunir, par un plus beau coup de filet, des psychologues si curieux et en même temps si délicats que dans le Paris actuel : je nomme au hasard — car leur nombre est considérable — MM. Paul Bourget, Pierre Loti, Gyp, Meilhac, Anatole France, Jules Lemaître et pour en distinguer un autre, de ceux de la forte race, un vrai latin que j’aime particulièrement, Guy de Maupassant. Je préfère, entre nous soit dit, cette génération même à ses maîtres qui ont été corrompus par la philosophie allemande. Partout où atteint l’Allemagne elle corrompt la culture. Ce n’est que depuis la Guerre que l’esprit a été « libéré » en France…

Stendhal est un des plus beaux hasards de ma vie, car tout ce qui fait époque chez moi m’a été amené par le hasard et nullement par des recommandations. 11 est absolument inappréciable à cause de sa psychologie qui anticipe, à cause de son art de saisir les faits, un art qui rappelle celui du plus grand des réalistes (ex lingue Napoleonem —) enfin, et ce n’est pas là sa moindre qualité, comme honnête athée — une espèce rare en France et que l’on a de la peine à découvrir — honneur soit rendu à Prosper Mérimée !… Peut-être suis-je même jaloux de Stendhal ? Il m’a enlevé l’une des meilleures plaisanteries d’athée que j’aurais pu faire : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas »… Moi-même j’ai dit quelque part : Quelle fut jusqu’à présent la plus grande objection contre l’existence ? Dieu

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La plus haute conception du lyrisme m’a été donnée par Henri Heine. Je cherche en vain, dans tous les domaines qui s’étendent sur des milliers d’années, une musique à ce point douce et passionnée. 11 possédait cette méchanceté divine sans laquelle je ne saurais imaginer la perfection. Je juge la valeur des hommes et des races selon le besoin qu’ils ont d’identifier leur dieu avec un satyre. — Et comme il manie la langue allemande ! On dira un jour que Henri et moi nous avons été de

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beaucoup les plus grands artistes de la langue allemande et que nous laissons bien loin derrière nous tout ce qui a été fait par ceux qui n’étaient que des Allemands…

Je dois avoir une parenté intime avec le Manfred de Byron. Tous les gouffres de son âme je les ai trouvés au fond de moi-même. A treize ans,j’étais mûr pour cette œuvre. Je ne perds pas un mot, à peine un regard pour ceux qui, en présence de Manfred, osent parler de Faust. Les Allemands sont incapables de concevoir le sublime, sous quelque forme que ce soit : témoin Schumann ! De rage contre toutes les choses doucereuses, j’ai composé à dessein une « contre-ouverture » de Manfred dont Hans de Bulow disait qu’il n’avait jamais rien vu de semblable sur du papier à musique ; il appelait cela violer Euterpe.

Lorsque je cherche ma formule la plus élevée de Shakespeare je n’en trouve pas d’autre, sinon celle-là, qu’il a conçu le type de César. Voilà des choses que l’on ne devine pas. On est César ou on ne l’est pas. Le grand poète ne puise jamais que dans sa réalité propre, au point qu’il lui arrive après coup de ne plus pouvoir supporter son œuvre. Quand il m’arrive de jeter un regard sur mon Zarathoustra, je me promène pendant une demi-heure dans ma chambre, incapable de me rendre maître d’un intolérable accè3 de sanglots. —Je ne connais pas de lecture qui déchire le cœur autant que Shakespeare : combien un homme a du souffrir pour avoir, à ce point, besoin de faire le pitre ! — Comprend-on Hamlet ? Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. Mais pour sentir ainsi, il faut être profond, il faut être philosophe, il faut avoir un abîme en soi… Nous avons tous peur de la vérité… Et, que je fasse ici un aveu, je suis instinctivement certain que lord Bacon est le créateur, le tortionnaire de celte sorte de littérature, la plus inquiétante qui soit. Que m’importe le pitoyable bavardage de ces esprits américains plats et confus. La prodigieuse puissance dans la réalité des visions est non seulement compatible avec la puissance de l’action, du crime, elle en est même le corollaire… Nous sommes loin d’en savoir assez sur lord Bacon, ce premier réaliste, au sens le plus vaste du mot, pour savoir tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a voulu, tout ce qu’il a vécu avec lui-même… Allez donc au diable, messieurs les critiques ! En admettant que j’aie signé mon Zarathoustra

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d’un nom qui n’était pas le mien, par exemple du nom de Richard Wagner, la sagacité de deux mille années n’aurait pas suffi pour deviner que l’auteur d’Humain, trop humain était le visionnaire de Zarathoustra

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En cet endroit où je parle des récréations de ma vie, i ! faut que je dise un mot pour exprimer ma reconnaissance envers ce qui m’a toujours et de tous temps récréé le plus profondément et le plus cordialement. Sans aucun doute, ce furent mes relations intimes avec Richard Wagner. Je fais bon marché de tous mes autres rapports avec les hommes. A aucun prix je ne voudrais effacer de ma vie les journées passées à Triebschen, des journées de confiance, de gaieté, de hasards sublimes, de moments profonds… Je ne sais pas ce qui est arrivé à d’autres avec Wagner : au-dessus de notre ciel jamais un nuage n’a passé.

Et, en parlant ainsi, je reviens encore une fois à la France. Je n’ai pas de raisons à invoquer contre les wagnériens et hoc genus omnes qui croient honorer Wagner, en le trouvant semblable à eux-mêmes. Ils ne font que m’arracher une grimace… Tel que je suis, étranger dans mes instincts les plus intimes à tout ce qui est allemand, à un point que le voisinage d’un Allemand suffit à retarder ma digestion, le premier contact avec Wagner fut le premier moment dans ma vie où je pus respirer librement. Je considérai Wagner, je le vénérai comme un produit de l’étranger, comme un contraste, comme une protestation vivante contre les « vertus allemandes ».

Nous autres qui, tout enfants, avons respiré l’air marécageux des années i85o, nous sommes nécessairement des pessimistes pour tout ce qui touche à « l’idée allemande ». Il nous est impossible d’être autre chose que des révolutionnaires ; nous n’admettons pas un état de choses où les tartufes ont la haute main. Qu’ils aient arboré aujourd’hui d’autres couleurs, qu’ils soient vêtus d’écarlate ou qu’ils paradent en uniforme de hussard, cela m’est parfaitement indifférent… Eh bien ! Wagner était un révolutionnaire ! Il avait pris la fuite devant les Allemands… En tant qu’artiste, on ne saurait avoir, en Europe, d’autre patrie que Paris. La délicatesse des cinq sens en art, qui est une des conditions de l’art wagnérien, le sens

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des nuances, la morbidesse psychologique, tout cela ne se rencontre qu’à Paris. Nulle part ailleurs on ne trouve cette passion pour tout ce qui touche aux questions de la forme, ce sérieux dans la mise en scène— c’est par excellence le sérieux parisien. En Allemagne on ne se doute pas de l’ambition énorme que nourrit au fond de son âme un artiste parisien. L’Allemand est bonasse —Wagner n’était rien moins que bonasse… Maisj’ai déjà suffisamment expliqué à quel domaine appartient Wagner (Par delà le Bien et le Mal, paragraphe 256), quels sont ses proches parents. Il est un de ces romantiques français de la seconde période, de l’espèce sublime et entraînante à laquelle appartenaient des artistes comme Delacroix, comme Berlioz, possédant dans l’intimité de leur être un fond de maladie, quelque chose d’incurable, tous fanatiques de l’expression, virtuoses de part en part… Qui donc fut le premier partisan intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, le même qui fut le premier à comprendre Delacroix, ce décadent-type en qui toute une génération d’artistes s’est reconnue—ilfut peut-être aussi le dernier…

Ce que je n’ai jamais pardonné à Wagner, c’est qu’il condescendit à l’Allemagne— qu’il devint Allemand de l’empire. Partout où va l’Allemagne elle corrompt la civilisation.—

5

Tout bien considéré, ma jeunesse ne m’eût pas été tolérable-sans la musique wagnérienne. Car j’étais condamné aux Allemands. Quand on veut se débarrasser d’une insupportable oppression on prend du haschisch. Eh bien ! moi j’avais besoin de Wagner,Wagnerestl’antidotecontretoutce quiestallemand, par excellence, — il est un poison, je n’y contredis pas…Dès le moment où il y eut une partition pour piano de Tristan — mes compliments M. de Bulow ! — je fus wagnérien. Les ouvrages antérieurs de Wagner m’apparaissaient comme au-dessous de moi — ils étaient encore trop vulgaires, trop « allemands »… Aujourd’hui encore, je cherche vainement, dans tous les arts, une œuvre qui égale Tristan par sa fascination dangereuse, par son épouvantable et douce infinité. Toutes les étrangetés deLéonard de Vinci perdent leur charme lorsque l’on écoute la première mesure de Tristan, Cette œuvre est absolument le nec plus ultra de Wagner ; les

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Maîtres chanteurs et VAnneau n’étaient ensuite qu’un délassement. Devenir plus sain, pour une nature comme Wagner, cela équivaut à un recul…

Je considère que c’est pour moi un bonheur de tout premier ordre d’avoir vécu en temps voulu, d’avoir vécu précisément parmi les Allemands, pour être mûr pour cette oeuvre. La curiosité du psychologue va chez moi jusque-là ! Le monde est pauvre pour celui qui n’a jamais été assez malade pour goûter cette « volupté du ciel ». Il est permis, presque commandé, d’employer ici une formule mystique. Je crois que je sais mieux que n’importe qui de quels prodiges Wagner est capable : l’évocation de cinquante univers de ravissements étranges que personne autre que lui ne peut atteindre à tire d’ailes. Et, tel que je suis, assez fort pour faire tourner à mon avantage ce qu’il y a de plus problématique et de plus dangereux, afin de devenir plus fort encore, j’appelle Wagner le plus grand bienfaiteur de ma vie. Ce qui nous unit, c’est que nous avons profondément souffert, souffert aussi l’un par l’autre, plus que les hommes de ce siècle seraient capables de souffrir. Cette alliance associera éternellement nos noms dans l’avenir. Si Wagner n’est parmi les Allemands qu’un malentendu, je le suis avec autant de certitude et le serai toujours.

Il vous faudrait d’abord deux siècles de discipline psychologique et artistique, messieurs les Germains !… Mais on ne rattrape pas de pareilles choses. —

6 (1)

Je veux encore dire un mot pour expliquer à mes auditeurs les plus choisis ce que j’exige en somme de la musique. Il faut qu’elle soit sereine et profonde comme une après-midi d’octobre. Il faut qu’elle soit particulière, exubérante et tendre, que sa rouerie et sa grâce en fassent une douce petite femme… Je n’admettrai jamais qu’un Allemand puisse savoir ce que c’est que la musique. Ce que l’on appelle des musiciens allemands, et avant tout les plus grands, ce sont des étrangers, des Slaves,

(1) Ce paragraphe devait primitivement faire partie de Nietssche contre Wagner, et il se trouve en effet sous le titre Intermezzo dans l’édition privée de cet opuscule, publiée en 1889, à 5o exemplaires chez C.-G. Naumann, à Leipzig. Mais pendant l’impression, Nietzsche écrivit à son éditeur, en date du ao décembre 1888, peur 1 crier de faire passer ce morceau, en supprimant le titre, dans le manuscrit d bece homo. — H. A.

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des Croates, des Italiens, des Hollandais — on encore des juifs ; dans d’autres cas des Allemands de la forte race, de celle qui est aujourd’hui éteinte, des Allemands comme Henri Schûtz, Bach et Haendel. Moi-même je me sens encore assez Polonais pour faire bon marché du reste de la musique devant Chopin. Pour trois raisons, j’excepte le Siegfried-Idyll de Wagner, peut-être encore certaines choses de Liszt, qui surpasse tous les musiciens par les accents nobles de son orchestration et, en fin de compte, tout ce qui est né de l’autre côté des Alpes. De ce côté-ci… Je ne saurais me passer de Rossini et moins encore de mon midi dans la musique, la musique de mon maître vénitien Pietro Gasti. Et, lorsque je dis de l’autre côté des Alpes, je dis en somme seulement Venise. Lorsque je cherche un autre mot, pour exprimer le terme « musique », je ne trouve toujours que le mot Venise. Je ne sais pas faire de différence entre les larmes et la musique : je connais le bonheur de ne pas pouvoir imaginer autrement le midi qu’avec un frisson de terreur.

Accoudé au pont,

fêtais debout dans la nuit brune.

De loin un chant venait Jusqu’à moi :

des gouttes d’or ruisselaient

sur la face tremblante de Peau.

Des gondoles, des lumières, de la musique

Tout cela voguait vers le crépuscule

Mon âme, F accord d’une harpe,

se chantait à elle-même,

invisiblement touchée

un chant de gondolier,

tremblante d’une béatitude diaprée. ’

Quelqu’un P écoute-t-il ?… (1).

7 Dans tout cela — dans le choix de la nourriture, du lieu et du climat, dans le choix des divertissements — l’instinct de

(1) Nietzsche se mit à chanter ces vers étranges sur lesquels il avait composé une mélodie plus étrange encore, sous le tunnel du Saint-Gotnard, lorsque, dans les premiers jours de janvier 1889, déjà en proie à la folie, il fut conduit de Turin à

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conservation commande, un instinct qui s’exprime de la façon la moins équivoque sous forme de défense de soi. S’abstenir de voir certaines choses, de les entendre, de les laisser venir à vous, premier commandement de la sagesse, première démonstration que l’on n’est pas un objet du hasard, mais une nécessité. Le mot courant pour cet instinct de défense s’appelle le goût. Son impératif commande non seulement de dire « non » quand le « oui » serait une preuve de « désintéressement », mais encore de dire « non » le moins possible. Se séparer, se mettre à part de ce qui obligerait toujours et encore à répondre par un « non ». La raison nous montre que les dépenses de force qui vont à la défensive, si petites qu’elles soient, lorsqu’elles deviennentia règle, l’habitude, provoquent chez nous un appauvrissement extraordinaire et parfaitement inutile. Mes grandes dépenses de forces ce sont les accumulations de petites dépenses. La préservation de soi, la défense des approches nécessitent une déperdition de forces — que l’on ne s’y trompe pas — une dilapidation de l’énergie, dans un but purement négatif. Quand on se tient sur la défensive, en prolongeant l’état précaire qui est conditionné par cette tactique, on finit par devenir tellement faible qu’on ne peut plus se défendre.

Admettez que je sorte de ma maison, et qu’au lieu de me trouver dans une rue de la calme et aristocratique ville de Turin je sois dans une petite ville allemande : mon instinct aurait alors à se garer, pour repousser tout ce qui viendrait à moi de ce monde écrasé et lâche. Ou bien encore je me trouverais dans une grande ville allemande,une création du vice, où rien ne pousse, où toute chose, en bien et en mal, est introduite du dehors. N’en serais-je pas réduit à me transformer en hérisson ? — Mais, se laisser pousser des piquants se serait du gaspillage, double luxe, lors même qu’il nous est loisible de nous en passer et de garder les mains ouvertes.

Une autre mesure de la sagesse et de la défense de soi consiste à réagir aussi rarement que possible, à se soustraire aux situations et aux conditions où l’on serait condamné à suspendre en quelque sorte sa « liberté », son initiative, pour devenir un simple organe de réaction. Je prends comme terme de comparaison nos rapports avec les livres. Le savant qui en somme se contente de « déplacer » des volumes, — chez Je

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philologue de dispositions moyennes, ce chiffre s’élève à envi

ron 200 par jour — ce savant finit par perdre complètement la capacité de penser par lui-même. S’il ne remue pas de volu mes il ne pense pas. Il répond à une excitation ( — une idée qu’il lit) quand il pense, et finalement il se contente de réagir. Le savant dépense toute sa force à approuver et à contredire, à critiquer des choses qui ont été pensées par d’autres que lui, — lui-même ne pense plus jamais…L’instinct de défense s’est affaibli chez lui, autrement il se mettrait en garde contre les livres. Le savant est un décadent. J’ai vu de mes propres yeux des natures douées, de disposition abondante et libre, qui, lorsqu’elles ont atteint la trentaine, sont ruinées par la lecture. Elles ressemblent àdes allumettes qu’il faut frotter pour qu’elles donnent des étincelles — des « idées ». Dès la première heure du matin, quand le jour se lève, quand l’esprit possède toute sa fraîcheur, quand la force est à son aurore, lire alors un livre, j’appelle cela du vice !

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En cet endroit je ne puis plus éviter de donner la véritable réponse à la question, comment Ton devient ce que l’on est. Et par là je touche au chef-d’œuvre dans l’art de la conservation de soi, dans l’art de Cégoïsme… Si l’on admet, en effet, que la tâche, la détermination, la destinée de la tâche dépassent de beaucoup la mesure moyenne, il n’y aurait pas de plus grand danger que de s’apercevoir soi-même en même temps que l’on aperçoit cette tâche. Devenir » ce que l’on est, cela fait supposer que l’on ne se doute même pas de ce que l’on est. Considérées à ce point de vue, les méprises que l’on commet dans la vie prennent un sens et une valeur propres.On prend parfois des chemins de traverse, on fait des détours, on s’arrête aux bords de la route, on se plaît aux situations modestes, on met tout son sérieux à accomplir des tâches qui se trouvent de l’autre côté de la tâche propre.Ainsi se manifeste une grande sagesse et même la suprême sagesse : là où nosce te ipsum serait le sûr moyen de se perdre, s’oublier, se méconnaître, se rapetisser, se rendre plus étroit et plus médiocre devient la raison même. Pour m’exprimer au point de vue moral : l’amour du prochain,la vie au service des autres et d’une autre cause peu-vent devenir des mesures de sûreté pour conserver le plus dur

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amour de soi.C’est là le cas exceptionnel, où, contre ma règle et ma conviction, je prends parti pour les instincts ce désintéressés » : ils travaillent ici au service de Vègoïsme et de la discipline personnelle.

Il faut conserver intacte toute la surface delà conscience — la conscience est une surface— la préserver du contact de l’un des grands impératifs. Gardez-vous même de tout grand mot, de toute grande attitude ! On court le danger de voir l’instinct « se comprendre » trop tôt lui-môme. — Dans l’intervalle, Tidée organisatrice, l’idée qui est appelée à la domination, ne cesse de grandir dans les profondeurs, — elle commence à ordonner, elle ramène peu à peu, des chemins de traverse et des détours, vers la directive, elle prépare certaines qualités et certaines capacités qui, comme moyens vers le but général, se montreront un jour indispensables ; — elle forme, les uns après les autres, tous les pouvoirs esclaves, avant de laisser entendre quelque chose de la lâche dominatrice, du « but »,de la « fin », du « sens final ».

Si je la considère sous cette face, ma vie est simplement merveilleuse.Pour accomplir la tâche d’écrire une Transmutation de toutes les valeurs, il fallait peut-être plus de capacité qu’il y en eut jamais réunies chez un seul individu ; il fallait aussi, avant toute autre chose, des contradictions entre ces différentes capacités, sans que celles-ci fussent à même de se gêner les unes les autres ou de se détruire. La hiérarchie des capacités ; la distance ; l’art de séparer sans brouiller ; ne rien confondre et ne rien « réconcilier » ; une multiplicité prodigieuse qui, malgré cela, est l’opposé du chaos — voilà quelles furent les conditions premières, le long travail secret et la maîtrise de mon instinct. La sauvegarde supérieure de cet instinct se montra tellement ancrée au fond de moi-même qu’en aucun cas je ne me suis jamais douté de ce qui grandissait en moi, en sorte que toutes mes facultés jaillirent un jour, soudain, dans leur dernière perfection.

Je n’ai pas souvenir que j’aie jamais fait un effort en vue de quelque chose ; dans toute ma vie,’on ne retrouve pas un seul trait de lutte, je suis le contraire d’une nature héroïque ; « vouloir » quelque chose, « aspirer » à quelque chose, avoir en vue un « but », un « désir », tout cela je ne le connais pas par expérience. En ce même moment encore, je jette un

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regard sur mon avenir — un avenir lointain t — comme on regarde la mer calme, nul désir n’en agite la surface. Je ne souhaiterais nullement que les choses fussent autrement qu’elles ne sont ; moi-même je ne veux pas changer… Mais c’est ainsi que j’ai toujours vécu. Je n’ai jamais eu de désir. Quelqu’un qui, après sa quarante-quatrième année, peut dire qu’il ne s’est jamais soucié d’honneurs, de femmes et d’argent t — Non point qu’ils ne m’eussent jamais manqué… C’est ainsi qu’un beau jour je devins par exemple professeur d’université, et sans y avoir songé, même de loin, car j’étais à peine âgé de vingt-quatreans. C’est ainsi que, deux années plus tôt, je fus un jour philologue, en ce sens que mon premier travail philologique, mon début à tous les points de vue, me fut demandé par mon professeur, Ritschl, qui le fit paraître dans son Rheinisches Muséum. (Ritschl, je le dis avec vénération, fut le seul savant génial que j’aie vu jusqu’à présent. Il possédait cette agréable dépravation qui nous distingue, nous autres habitants de la Thuringe, et qui rend sympathique même un Allemand. Pour arriver à la vérité, nous préférons parfois les voies détournées. Par ces paroles je ne voudrais nullement avoir estimé trop bas mon compatriote plus proche, le malin Léopold deRanke…)

9 On me demandera peut-être pourquoi j’ai raconté toutes ces petites choses, insignifiantes selon les jugements traditionnels ; on m’objectera que je ne fais que me nuire, alors que j’ai de grandes tâches à défendre. Je répondrai que toutes ces petites choses — nutrition, lieu et climat, récréation, toute la casuistique de l’amour de soi — sont à tous les points de vue beaucoup plus importantes que tout ce que l’on a considéré jusqu’ici comme important. C’est là précisément qu’il faut commencer à changer de méthode. Tout ce que l’humanité a évalué sérieusement jusqu’à présent, ce ne sont même pas des réalités, ce ne sont que des chimères, plus exactement des mensonges, nés des mauvais instincts de natures maladives et foncièrement nuisibles — toutes les notions, telles que a Dieu », « l’âme », « la vertu », « le péché », « l’au delà », « la vérité », « la vie éternelle ». Mais on y a cherché la grandeur de la nature humaine, sa « divinité »… Toutes les

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questions de politique, d’ordre social, d’éducation, ont été faussées à l’origine, parce que Ton a pris les hommes les plus nuisibles pour des grands hommes, parce que l’on a enseigné à mépriser les « petites » choses, je veux dire les affaires fondamentales de la vie… Or, si je me compare aux hommes que l’on a vénérés jusqu’à présent comme les premiers hommes la différence qu’il y a entre eux et moi saute aux yeux. Ces prétendus « premiers » je ne les compte même pas parmi les nommes, — ils sont pour moi le rebut de l’humanité, produits de la maladie et de l’instinct de vengeance. Ce ne sont que des monstres néfastes et profondément incurables, qui veulent se venger de la vie.

Je veux être l’opposé de ces gens-là. Mon privilège c’est d’avoir les sens très aiguisés pour tous les symptômes des instincts bien portants. 11 n’y a chez moi aucun trait maladif ; même dans mes moments de maladies graves, je ne suis pas devenu morbide. On cherche en vain dans mon être un trait de fanatisme. A aucun moment de ma vie on ne pourra découvrir chez moi une attitude prétentieuse ou pathétique. Le pathétique de l’attitude n’appartient pas à la grandeur. Celui qui a communément besoin d’attitudes n’est pas/ra/ic… Gardez-vous des hommes pittoresques !

La vie m’est apparue facile, le plus facile quand elle exigeait de moi les choses les plus difficiles. Celui qui m’a vu durant les soixante-dix jours de cet automne, où, sans interruption, je n’ai écrit que des choses de premier ordre, des choses que personne ne pourrait imiter ou m’enseigner, avec la responsabilité des milliers d’années qui vont venir, celui-là n’aura su percevoir chez moi nulle trace de tension, mais bien plutôt une fraîcheur d’esprit et une gaieté débordantes. Je n’ai jamais mangé avec des sentiments plus agréables, je n’ai jamais mieux dormi.

Je ne connais pas d’autre manière, dans les rapports avec les grandes tâches, que le jeu. Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. La moindre contrainte, k mine sombre, la moindre attitude dure dans la nuque, tout cela sont des objections que l’on peut soulever contre un homme, et combien davantage contre une œuvre L.On n’a pas le droit d’avoir des nerfs… souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection. Pour ma part je n’ai jamais souffert que de la

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multitude. A une époque où j’étais absurdement jeune, à l’âge de sept ansje savais déjà qu’aucune parole humaine ne pourrait jamais m’atteindre : m’a-t-on jamais vu triste à cause de cela ? — Aujourd’hui encore, je possède la même affabilité à l’égard de tout le monde, je suis même plein d’égards pour les inférieurs ; dans tout cela, il n’y a pas un grain de fierté ou de mépris déguisé. Quand je méprise quelqu’un, il devine que je le méprise : je révolte par ma seule présence tout ce qui a du sang corrompu dans les veines… Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. 11 ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il faut non seulement supporter ce qui est nécessaire,et encore moins le cacher — tout idéalisme c’est le mensonge devant la nécessité — il faut aussi Y aimer.,.

FRÉDÉRIC NIETZSCHE. Traduit par HENRI ALBERT.

(A suivre.)


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ECCE HOMO

COMMENT ON DEVIENT CE QUE L’ON EST l

POURQUOI J’ÉCRIS DE SI BONS LIVRES

I.

Je suis une chose, mon œuvre en est une autre.

Avant que je parle de mes livres, je veux toucher ici un mot au sujet de la compréhension et de l’incompréhension qu’ils ont rencontrées. Je le fais avec autant de nonchalance qu’il peut convenir, car cette question est encore loin d’être d’actualité. En ce qui me concerne personnellement, je ne suis pas encore d’actualité. Quelques-uns naissent d’une façon posthume.

Il viendra un jour, que je ne saurais préciser, où l’on aura besoin d’institutions qui enseigneront ma doctrine, qui enseigneront à vivre comme je m’entends à vivre. Peut-être alors créera-t-on même des chaires pour l’interprétation de Zarathoustra. Mais je serais en contradiction absolue avec moi-même, si je m’attendais aujourd’hui déjà à trouver des oreilles, à trouver des mains pour mes vérités. Qu’on ne m’écoute pas, qu’on ne veuille rien prendre de moi, cela me parait non seulement compréhensible, mais juste. Je ne veux pas être confondu avec un autre, je ne me confonds pas moi-même.

Encore une fois, je n’ai rencontré dans ma vie que fort peu l de « mauvaise volonté ». Il me serait même difficile de citer

un cas de mauvaise volonté littéraire. Par contre, je n’ai été que trop accablé de pure ignorance… Il me semble que c’est un des plus rares hommages que* quelqu’un puisse se rendre à I lui-même que de prendre en main un de mes livres. J’admets

même qu’il se déchausse, ou peut-être ira-t-il encore jusqu’à ôter ses bottes. Un jour le docteur Henri de Stein se plaignit loyalement à moi de ne pas comprendre un mot à mon Zarathoustra. Je lui répondis que c’était tout à fait dans les règles ;

(1) Voy, Mercure de France, nM 374 et « 76.

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En comprendre six phrases, ce qui veut dire les avoir vécues, cela suffirait à vous élever parmi les mortels à un degré supérieur à celui que les hommes « modernes « pourraient atteindre. Comment, avec un pareil sentiment de la distance,pourrais-je seulement souhaiter d’être lu par les « modernes » que je connais !

Mon triomphe est l’opposé de celui de Schopenhauer. Je dis : « non legor, non legar. » Non point que je veuille estimer trop bas la joie que m’a procurée maintes fois Y innocence que l’on mettait à dénier toute valeur à mes œuvres. Cet été encore, à une époque où, par l’accent sérieux, beaucoup trop sérieux de ma littérature, j’étais capable de déplacer l’équilibre de tout le reste de la littérature, un professeur de l’Université de Berlin me donna à entendre, avec bienveillance, que je ferais mieux de me servir d’une autre forme ; car, me disait-il, ce que je fais personne ne le lit.

En fin de compte, ce ne fut pas l’Allemagne, mais la Suisse qui fournit les deux cas les plus extrêmes. Un article consacré à Par delà le Bien et le Mal dans le Bund de Berne, par le docteur V. Widmann, sous le titre de le Livre le plus dangereux de Nietzsche, et un compte-rendu général de tous mes ouvrages de la plume de M. Karl Spittler, dans le même Bund, représentent un maximum dans ma vie… Je me garde bien de dire un maximum de quoi… Ce dernier traite par exemple mon Zarathoustra d’ « exercice supérieur de style », en souhaitant que, dans l’avenir, je prisse également soin du contenu. Le docteur Widmann m’exprime sa considération pour le courage que je mets à tendre vers l’abolition de tous les sentiments convenables. Par une petite malice de la destinée, chaque phrase, avec une logique que j*ai admirée, semblait être une vérité à rebours. En somme,il suffisait de retourner, de a transmuer toutes les valeurs », pour frapper juste à mon égard, d’une façon même fort remarquable, au lieu de me river mon clou… J’ai d’autant plus de raison pour chercher une explication.

Bref, personne ne peut trouver dans les choses, sans en excepter les livres, plus qu’il n’en sait déjà. On ne saurait entendre exactement ce à quoi des événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrême : qu’un livre ne parle que d’événements qui se trouvent complé-

IL
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te ment en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment, ou même rarement seulement, dans la vie de quelqu’un ; que c’est la première fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série de possibilités nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène extrêmement simple : on n’entend rien de ce que dit l’auteur et l’on a l’illusion de croire que là où l’on n*entend rien il n’y a rien… C’est l’expérience que j’ai faite dans la plupart des cas et c’est, si Ton veut, ce que mon expérience personnelle présente d’original. Celui qui croit avoir compris quelque chose dans mon œuvre s’en est fait une idée à sa propre image, une idée qui, le plus souvent, est en contradiction absolue avec moi-même. On fait de moi, par exemple, un « idéaliste ». Quand on n’a rien compris du tout, on se contente de nier ma valeur, on dit que je n’entre pas en ligne de compte.

Le mot « Surhumain », par exemple, qui désigne un type de perfection absolue, en opposition avec l’homme « moderne », l’homme « bon », avec les chrétiens et d’autres nihilistes, lorsqu’il se trouve dans la bouche d’un Zarathoustra, le destructeur de amorale, prend un sens qui donnebeau-coup à réfléchir. Presque partout, en toute innocence, on lui a donné une signification qui le met en contradiction absolue avec les valeurs qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je veux dire qu’on en a fait le type « idéaliste » d’une espèce supérieure d’hommes, à moitié « saint », à moitié

« génie » D’autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce

mot, m’ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le « culte des héros » de ce grand faux monnayeur inconscient qu’était Carlyle,ce culte que j’ai si malicieusement rejeté. Quand je soufflais à quelqu’un qu’il ferait mieux de s’enquérir d’un César Borgia que d’un ParsifaI, il n’en croyait pas ses oreilles.

Il faudra me pardonner si je suis sans aucune curiosité à l’endroit des comptes-rendus de mes livres, surtout en ce qui concerne ceux qui paraissent dans les journaux. Mes amis, mes éditeurs le savent et ne m’en parlent jamais. Dans un cas particulier, il m’est arrivé d’avoir sous les yeux tous les péchés qui ont été commis au sujet d’un de ces livres. Il s’agissait de Par delà le Bien et le Mal et je pourrais en conter long à ce sujet. Croirait-on que la Gazette nationale y un journal

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6M>	MERCVRE DE FRANCK— 16-X11-1908

prussien (ceci dit pour mes lecteurs étrangers, pour ma part je ne lis, avec votre permission, que le Journal des Débats) allait jusqu’à interpréter sérieusement mon œuvre comme une signe des temps », comme la véritable philosophie des hobereaux, cette philosophie pour laquelle la Gazette de la Croix ne fait que manquer de courage ?…

2.

Ceci a été dit pour les Allemands, car partout ailleurs qu’en Allemagne j’ai des lecteurs — rien que des intelligences de choix, des caractères, élevés dans des situations et des tâches supérieures, et qui ont fait leurs preuves ; j’ai même de véritables génies parmi mes lecteurs. A Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Copenhague, à Paris et à New-York — partout j’ai été découvert : je ne l’ai pas été dans le pays plat de l’Europe, en Allemagne… J’avoue que je me réjouis davantage encore de ceux qui ne me lisent pas, de ceux qui n’ont jamais entendu ni mon nom ni le mot philosophie. Mais partout où je vais, ici à Turin, par exemple, chaque visage s’épanouit et s’adoucit en me voyant. Ce qui, jusqu’à présent, m’a le plus flatté, c’est que de vieilles marchandes n’ont de repos qu’elles n’aient choisi pour moi, dans leurs paniers, les meilleurs de leurs raisins. Il faut étred ce point philosophe. Ce n’est pas en vain que Ton appelle les Polonais les Français parmi les Slaves. Une charmante Russe ne se trompera pas un instant sur mon origine. Je ne parviens pas à être solennel, c’est tout au plus si j’arrive à paraître embarrassé.

Penser en allemand, sentir en allemand, je suis capable de tout, mais cela dépasse mes forces. Mon vieux maître Ritschl prétendait même que je concevais mes dissertations philologiques comme un romancier parisien — d’une façon captivante jusqu’à l’absurdité. A Paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » — l’expression est de M. Taine — ; je crains même que jusque dans les formes les plus élevées du dithyrambe, on ne trouve mêlé chez moi de ce sel qui ne perd jamais sa saveur — qui ne devient jamais allemand — : de l’esprit !… Je ne puis faire autrement ; que Dieu m’aide l Amen.

Tout le monde sait, il y en a même qui le savent par expérience, quel est l’animal qui a de longues oreilles. Eh bien !

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j’ose prétendre que j’ai les plus petites oreilles que Ton puisse voir. Cela ne manquera pas d’intéresser quelque peu les petites femmes. Il me semble qu’elles se sentiront mieux comprises par moi. Je suisVanti-âne par excellence, ce qui fait de moi un monstre historique. Je suis en grec — et non pas seulement en grec— Y anti-chrétien

3.

Je connais quelque peu mes privilèges, en tant qu’écrivain. Dans des cas déterminés, je me suis aperçu à quel point le goût se « corrompt » au contact de mes écrits. On en arrive à ne plus pouvoir supporter d’autres livres, les livres philosophiques moins que tous les autres. Il y a une distinction sans exemple à être introduit dans ce monde noble et délicat, mais pour le pouvoir il ne faut à aucun prix être Allemand. En fin de compte, c’est une distinction qu’il faut avoir méritée. Celui, pourtant, qui m’est apparenté par la hauteur du vouloir, celui-là sera en proie à de véritables extases dans la compréhension ; car je viens des hauteurs que nul oiseau n’a jamais atteintes, je connais des abîmes où nul pas ne s’est jamais égaré. On m’a dit qu’il n’était pas possible de laisser inachevé un de mes livres, je trouble même le repos de la nuit… Il n’existe nulle part une espèce de livres plus fière et plus raffinée tout à la fois. Ils atteignent çà et là le maximum de ce qui peut être atteint sur la terre : le cynisme. Il faut les conquérir en se servant à la fois des doigts les plus délicats et des poings les plus courageux. Toute décrépitude de l’âme en éloignera nécessairement une fois pour toutes, et même la moindre atteinte de dyspepsie ; il ne faut pas avoir de nerfs, il faut posséder de joyeuses entrailles. Ce n’est pas seulement la pauvreté de l’âme, l’atmosphère des recoins qui interdit l’approche de mes livres, c’est davantage encore la lâcheté, la malpropreté, le ressentiment secret qui se cachent au fond des intestins. Un mot de moi suffît à faire éclater sur le visage tous les mauvais instincts. J’ai parmi mes relations plusieurs objets d’expérience qui me servent à connaître les réactions différentes et très difiFéremment instructives que produisent lues écrits. Ceux qui ne veulent pas s’occuper de ce que contiennent ceux-ci, mes prétendus amis, par exemple, deviennent aussitôt « impersonnels » : ils me félicitent d’en être de nou-

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veau « arrivé là » et ils me disent qu’il y a progrès, parce que je suis parvenu à une grande sérénité dans le ton… Les « esprits » profondément vicieux, les « belles âmes », ceux qui sont mensongers de fond en comble, ne savent décidément pas ce qu’ils doivent faire de ces livres, par conséquent ils les considèrent comme quelque chose qui est au-dessous d’eux. Voilà la belle logique de toutes les « belles âmes ».

Les bêtes à cornes de ma connaissance — il ne s’agit que d’Allemands,avec votre permission — me donnent à entendre qu’elles ne partagent pas toujours mes opinions, mais que pourtant de ci de là… J’ai entendu dire cela même au sujet du Zarathoustra.

De même, tout « féminisme » chez les hommes et même chez l’homme est pour moi lettre close : jamais les féministes n’auront accès dans ce labyrinthe d’audacieuse Connaissance ! Il faut ne jamais s’être ménagé soi-même ; il faut que la dureté fasse partie de vos habitudes, pour être joyeux et de bonne humeur au milieu des dures vérités. Quand je veux imaginer le type parfait d’un de mes lecteurs, j’en fais toujours un monstre de courage et de curiosité qui possède en outre quelque chose de souple, de rusé, de circonspect, ce qui constitue l’aventurier et l’explorateur né. En fin décompte, je ne saurais mieux dire que ne l’a fait Zarathoustra, à qui je m’adresse au fond. A qui donc veut-il conter ses énigmes ?

A vous, chercheurs audacieux, tentateurs, et à tous ceux qui jamais s’embarquèrent avec des voiles astucieuses sur des mers épouvantables, —

à vous qui êtes ivres d’énigmes, contents du demi-jour9 dont l’âme est attirée par des Jïâtes vers tous les gouffres dangereux :

car jamais vous ne voudrez, d*une main poltronne, suivre un fil conducteur ; et où vous pouvez deviner vous n9 aimez pas à ouvrir les portes,

4.

Je tiens à dire en même temps quelques généralités au sujet de mon art du style. Communiquer un état d’âme, une tension intérieure, une émotion, par des signes — y compris l’allure de ces signes —,voilà le sens de toute espèce de style. Etant donné que la multiplicité des états d’âme est extraordinaire chez moi, il y a chez moi beaucoup de possibilités

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de style, Fart le plus varié du style qu’homme eut jamais à sa disposition. Tout style est bon qui communique véritablement un état d’âme, qui ne se méprend pas sur l’allure des signes, sur les gestes, (Toutes les lois de la période correspondent à l’art de l’attitude.) Sur ce point, mon instinct est infaillible.

Le bon style en soi est une pure sottise de 1’ « idéalisme » pur, à peu près de même que le « beau en soi », le « bon en soi », la « chose en soi »…En admettant bien entendu qu’il y ait des oreilles qui entendent, des hommes qui soient capables et dignes d’une émotion identique, de ceux à qui l’on ait le droit de se communiquer. Mais Zarathoustra, par exemple, les attend toujours. — Hélas ! il lui faudra les chercher longtemps I II faut être digne de l’entendre… Et jusqu’à ce moment il n’y aura personne qui comprenne Y art qui a été gaspillé là. Jamais personne n’a eu à jeter au vent plus de moyens inédits, plus de procédés d’art absolument nouveaux et créés véritablement pour la circonstance. Il restait à démontrer qu’une pareille chose fût possible.précisément dans la langue allemande : moi-même je l’aurais nié autrefois le plus catégoriquement. On ignorait avant moi ce que l’on peut faire avec la langue allemande, ce que Ton peut faire avec le langage en général. L’art du grand rythme, du grand style dans la période, pour exprimer le formidable mouvement ascendant et descendant d’une passion sublime et surhumaine, a été découvert par moi. Avec un dithyrambe comme celui qui ter- » mine la troisième partie de Zarathoustra et qui s’intitule : « Les Sept Sceaux », j’ai volé à mille lieues au-dessus de ce qui s’est jamais appelé poésie.

5.

Que, dans mes écrits, c’est un psychologue qui parle, un psychologue qui n’a pas son égal, c’est peut-être là la première conviction à laquelle arrive un bon lecteur, un de ces lecteurs comme j’en mérite, qui me lisent comme les bons phi* lologues d’autrefois lisaient leur Horace. Les propositions au sujet desquelles tout le monde est d’accord — pour ne point parler des philosophes de tout le monde, les moralistes et autres têtes creuses et têtes de choux (i)— apparaissent chez

(i) Jeu de mot intraduisible sur Hohttœpfe et Kohlkœpfe.

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moi comme les plus naïves des méprises : par exemple cette croyance que les termes « altruiste » et « égoïste » sont des antithèses, alors que Vego lui-même n’est qu’une « suprême duperie », un « idéal »… Il n’y a ni actions égoïstes ni actions non-égoïstes. Les deux idées sont des contre-sens psychologiques. Il en est de même des maximes : « L’homme aspire au bonheur. » Ou bien : « Le bonheur est la récompense de la vertu. » Ou bien encore : « Le plaisir et la peine sont des antithèses »… La morale, cette Circé de l’humanité, a faussé, a envahi de son essence, tout ce qui est psychologie, jusqu’à formuler ce non-sens que l’amour est quelque chose de « non-égoïste »… Il faut presque être assis sur soi-même, il faut se tenir bravement sur ses deux jambes, autrement on ne saurait être capable d’aimer. Les femmes ne le savent, en fin de compte, que trop bien. Elles se soucient comme de leur première chemise des hommes non-égoïstes, des hommes objectifs.

Puis-je affirmer en passant que je crois bien connaître les femmes ? Cela fait partie de mon patrimoine dionysien. Qui sait ? peut-être suis-je le premier psychologue de l’éternel féminin ?

Elles m’aiment toutes… C’est une vieille histoire. Exception faite des femmes malheureuses^ des femmes émancipées, de celles qui n’ont pas l’étoffe pour faire des enfants. Heureusement que je n’ai pas l’intention de me laisser déchirer. La femme parfaite déchire quand elle aime… Je connais ces aimables ménades. Quel dangereux petit fauve qui sait ramper et ronger I Et si agréable avec cela !… Une petite femme qui court après sa vengeance renverserait même la destinée. La femme est infiniment plus méchante que l’homme, elle est aussi plus maligne. Chez la femme la bonté est déjà une forme de la dégénérescence. Toutes celles que l’on appelle des « belles âmes » souffrent au fond d’elles-mêmes d’un inconvénient physiologique. Je ne dis pas tout, autrement je deviendrais médi-cynique.

La lutte pour les droits égaux est déjà un symptôme de maladie. Tous les médecins le savent. La femme, plus elle est femme, se défend des pieds et des mains contre toute espèce de droit : l’état primitif, la guerre perpétuelle entre les sexes, lui assigne de beaucoup le premier rang. A-t-on prêté l’oreille

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à ma définition de l’amour ? Elle est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour, son moyen, c’est la guerre et il cache au fond la haine mortelle des sexes. A-t-on entendu ma réponse à la question comment on guérit une femme, comment on fait son « salut » ? On luifait un enfant. La femme a besoin d’avoir des enfants, l’homme n’est toujours qu’un moyen vers ce but —ainsi parlait Zarathoustra.

« Emancipation de la femme », c’est le nom que prend la haine instinctive de la femme manquéey c’est-à-dire incapable d’enfantement, contre la femme d’une bonne venue. La lutte contre l’« homme » n’est jamais qu’un moyen, un prétexte, une tactique. En s’élevant elles-mêmes, sous le nom de « femme en soi », de a femme supérieure », de « femme idéaliste », ces femmes tendent à abaisser le niveau général de la femme ; il n’y a pas de plus sûr moyen pour cela que l’éducation des lycées, les culottes et les droits politiques de la bête électorale. Au fond, les femmes émancipées sont les anarchistes dans le monde de « l’éternel féminin ». Toute une catégorie de cet « idéalisme » d’espèce maligne —lequel se rencontre du reste aussi chez les hommes, par exemple chez Henrik Ibsen, cette vieille fille typique — a pour but d’empoisonner la bonne conscience, la nature dans l’amour sexuel. Et pour ne point laisser de doute sur mon opinion aussi honnête que sévère en cette matière, je veux encore faire part d’un article de mon code moral contre le vice. Sous le nom de vice je combats toute espèce de contre-nature ou, si l’on aime les beaux mots, toute espèce d’idéalisme. Voici cet article : « La prédication de la chasteté est une incitation publique à la contre-nature. Le mépris de la vie sexuelle, toute souillure decelle-ci par l’idée d’« impureté », est un véritable crime contre la vie, le vrai péché contre la vie, le vrai péché contre le Saint-Esprit de la Vie. »

6.

Pour donner de moi une idée en tant que psychologue, je détache ici une page curieuse qui se trouve dans Par delà le Bien et le Mal. Je ne permets du reste aucune supposition au sujet de celui que je décris dans ce passage : « Le génie du cœur, tel que le possède ce grand mystérieux, ce dieu tentateur, ce preneur de rats des consciences, dont la voix sait descendre jusque dans le monde souterrain de toutes les âmes, ce

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dieu qui ne dit pas un mot, qui ne hasarde pas un regard où ne se trouve une arrière-pensée de séduction, chez qui savoir paraître fait partie delà maîtrise —pour qui ne point paraître ce qu’il est, mais ce qui, pour ceux qui le suivent, est une obligation déplus à se presser toujours plus près de lui et de le suivre plus intimement et plus radicalement… Le génie du cœur qui force à se taire et à écouter tous les êtres bruyants et vaniteux ; qui polit les âmes rugueuses et leur donne à savourer un nouveau désir, le ;désir d’être tranquille, comme un miroir, afin que le ciel profond se reflète en eux… Le génie du cœur qui enseigne à la main, maladroite et trop prompte, comment il faut se modérer et saisir plus délicatement ; qui devine le trésor caché et oublié, la goutte de bonté et de douce spiritualité sous la couche de glace trouble et épaisse, qui est une baguette divinatoire pour toutes les parcelles d’or longtemps enterrées sous un amas de bourbe et de sable… Le génie du cœur, grâce au contact duquel chacun s’en va plus riche, non pas béni et surpris, non pas gratifié et écrasé comme par des biens étrangers, mais plus riche de lui-même, se sentant plus nouveau qu’auparavant, débloqué, pénétré et surpris comme par un vent de dégel, peut-être plus incertain, plus délicat, plus fragile, plus brisé, mais plein d’espérances qui n’ont encore aucun nom, plein de vouloirs et de courants nouveaux, de contre-courants et de mauvais vouloirs nouveaux… »

L’ORIGINE DB LA. TRAGÉDIE

1.

Pour être juste à l’égard de/ ’Originedelà Tragédie(1872), il vafalloiroubliercertaines choses. Ellea/ai7 de l’effet et même fasciné avec ce qui y était manqué, avec son application à la Wagner ie, comme si celle-ci était le symptôme de quelque chose qui commence. Par là même cet écrit était un événement dans la vie de Wagner. C’est seulement à partir du moment de son apparition que le nom de Wagner représenta de grands espoirs. Aujourd’hui encore on me rappelle parfois, en plein Parsifal, que c’est de ma faute qu’une si haute opinion, au sujet de la valeur culturelle de ce mouvement, ait prévalu.

J’ai plusieurs fois vu citer l’ouvrage sous le titre de la Renaissance de la Tragédie par l’esprit de la Musique ».On n’a

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prêté l’oreille qu’à une formule nouvelle de l’art, du but, de la tâche chez Wagner. On semblait ne pas s’apercevoir de ce que cet écrit cachait de précieux. « Hellénisme et Pessimisme », ’ c’eût été là un titre sans équivoque, vu qu’il est enseigné pour la première fois dans cet ouvrage comment les Grecs parvin-rentà en finir avec le pessimisme, comment ils l’ont surmonté… La tragédie précisément est la preuve que les Grecs n’étaient pas des pessimistes. Schopenhauer s’est trompé là comme il s’est trompé partout.

Pris en main avec quelque peu d’impartialité, VOrigine de la Tragédie a l’air très inactuelle. On ne se douterait pas en rêve qu’elle a été commencée sous les coups de canon de la bataille de Wœrth. J’ai réfléchi à ces problèmes sous les murs de Metz, pendant de froides nuits de septembre, alors que j’étais attaché au service de santé. On pourrait croire bien plutôt qu’elle est de cinquante ans plus ancienne. Politiquement, elle est indifférente, « non-allemande », comme on dirait aujourd’hui. Elle sent l’hégélianisme d’une façon assez scabreuse et, seulement dans certaines formules, le parfum de croque-mort particulier à Schopenhauer y est attaché. Une « idée 9 — l’opposition entre dionysien et apollinien — y est traduite méta-physiquement ; l’histoire elle-même y est considérée comme le développement de cette idée ; dans la tragédie, l’antithèse avec l’unité est supprimée ; sous cette optique, des choses qui ne s’étaient jamais vues face à face sont opposées l’une à l’autre, éclairées et comprises Tune par l’autre. L’Opéra, par exemple, et la Révolution…

Les deux innovations définitives du livre sont d’abord l’interprétation du phénomène dionysien chez les Grecs — il en donne pour la première fois la psychologie, il y voit Tune des racines de l’art grec tout entier — ; et ensuite l’interprétation du socratisme : Socrate y est présenté pour la première fois comme l’instrument de la décomposition grecque, comme le décadent-type. La « raison » s’oppose à l’instinct. La a raison » à tout prix apparaît comme une puissance dangereuse, comme une puissance qui mine la vie. Dans le livre tout entier, il y a un silence profond et hostile pour tout ce qui touche le christianisme. Celui-ci n’est ni apollinien ni dionysien ; il nie toutes les valeurs esthétiques^ les seules que reconnaisse £ Origine de la Tragédie ; il est nihiliste au sens le plus

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profond, alors que dans le symbole dionysien la limite extrême de Y affirmation est.atteinte. Une fois il est fait allusion aux prêtres chrétiens,comme aune « espèce sournoise de nains », comme à des êtres « souterrains »…

2.

Ce début est singulier au delà de toute expression. J’avais découvert, pour mon expérience personnelle,le seul symbole, la seule réplique que possède l’histoire, et je fus ainsi le premier à comprendre le merveilleux phénomène du dionysien. De même, par le fait que j’ai démasqué Socrate pour reconnaître en lui un décadent, j’ai démontré sans équivoque que la sûreté de mon tour de main psychologique ne courait nul danger du fait d’une idiosyncrasie morale quelconque. La morale elle-même considérée comme un symptôme de décadence, c’est là une innovation, une chose unique et de premier ordre dans l’histoire de la connaissance. Dans les deux cas, j’ai fait un bond formidable par-dessus le plat et triste bavardage qu’est la querelle entre l’optimisme et le pessimisme.

Je fus le premier à voir la véritable antithèse : l’instinct qui dégénère et qui se tourne contre la vie avec une haine souterraine (christianisme, philosophie de Schopenhauer, en un certain sens déjà la philosophie de Platon, l’idéalisme tout entier, comme formules typiques) et une formule de l’affirma-tion supérieure, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans restriction, l’approbation même de la souffrance, même de la faute, de tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange. Celte dernière et joyeuse confirmation de la vie, confirmation débordante et impétueuse, répond non seulement à l’entendement supérieur, elle répond aussi à l’entendement le plus profond, celui que la vérité et la science ont confirmé et soutenu avec le plus de sévérité. Rien de ce qui existe ne doit être supprimé,rien n’est superflu. Les côtés de l’existence que rejettent les chrétiens et autres nihilistes sont même d’un ordre infiniment supérieur dans la hiérarchie des valeurs que ceux auxquels les instincts de déca-dance donnent et ont le droit dedonoer leur approbation.Pour comprendre cela il faut avoir du courage et, ce qui est une condition du courage, un excédent de force ; car, exactement

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dans la mesure où le courage peut se hasarder en ayant, selon le même degré de force, on s’approche de la vérité. La connaissance de la réalité, l’approbation de la réalité sont pour le fort une nécessité aussi grande que l’est pour le . faible, sous l’inspiration de la faiblesse,la lâcheté et la fuite devant la réalité, — Y « idéal »… Il ne leur est pas loisible de connaître ; les décadents ont besoin du mensonge, il est une de leurs conditions d’existence.

Celui qui non seulement ! comprend le terme « dionysien », mais encore se comprend dans ce terme, n’a pas besoin d’une réfutation de Platon, du christianisme ou de Schopenhauer. — Il flaire la décomposition

3.

Jusqu’à quel point j’avais trouvé là l’idée du « tragique », la notion définitive de ce qu’est la psychologie de la tragédie, je l’ai exprimé en dernier lieu à la page 139 du Crépuscule des Idoles (1) : « L’affirmation de la vie même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant de faire le sacrifice de ses types les plus élevés, au bénéfice de son propre caractère inépuisable—c’est ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur qui mène à la psychologie du poète tragique. Non pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d’une passion dangereuse par sa décharge véhémente — c’est ainsi que l’a entendu Aristote—, mais pour personnifier soi-mème> au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir, — cette joie qui porte encore en elle la joie de Y anéantissement… »

Dans ce sens j’ai le droit de me considérer moi-même comme le premier philosophe tragique, c’est-à-dire comme l’antithèse extrême et l’antipode d’un philosophe pessimiste. Avant moi, cette transposition du dionysien en une émotion philosophique n’a pas existé. La sagesse tragique faisait défaut. J’en ai vainement cherché les traces, même chez les grands Grecs parmi les Philosophes, ceux des deux siècles qui ont précédé Socrate. Un doute me restait au sujet d’Heraclite, dans le voisinage de qui je sentais un certain bien-être, une certaine chaleur que je n’ai rencontrés nulle part ailleurs. L’affirmation

(1) Page a3g de l’édition française.

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de l’anéantissement et de la destruction, ce qu’il y a de décisif I dansunephilosophiedionysienne, l’approbation de la contradiction et de la guerre, le devenir avec la négation radicale même de la conception de 1’ « être », dans tout cela il faut que je reconnaisse, en tous cas, ce qui ressemble le plus à mes idées au milieu de tout ce qui fut jamais pensé. La doctrine del’ « £■ ternel Retour », c’est-à-dire de la répétition absolue et infinie de toutes choses — cette doctrine de Zarathoustra pourrait, en fin de compte, déjà avoir été enseignée autrefois. Les stoïciens du moins, qui ont hérité d’Heraclite presque toutes leurs idées fondamentales, en présentent des traces. —

4.

Dans cet écrit s’affirme un espoir formidable. Je n’ai après tout aucune raison de renoncera l’espoir que je place en an avenir dionysien de la musique. Projetons nos regards à un siècle en avant. Admettons que mon attentat contre vingt j siècles de contre-nature et de violation de l’humanité réussisse. Ce nouveau parti, qui sera le parti de la vie et qui prendra es mains la plus belle de toutes les tâches, la discipline et le perfectionnement de l’humanité, y compris la destruction impitoyable du tout ce qui présente des caractères dégénérés et i parasitaires, ce parti rendra de nouveau possible la présence sur terre de cet excédent de vie, d’où sortira certainement de nouveau la condition dionysienne. Je | promets la venue d’une époque tragique : l’art le plus élevé, dans l’affirmation de la vie, naîtra encore quand l’humanité aura derrière elle la conscience des guerres les plus dures, mais les plus nécessaires, sans qu’elle en ait souffert.

Un psychologue pourrait ajouter que ce que j’ai entendu, dans mes jeunes années, en écoutant de la musique dionysienne, n’a absolument rien de commun avec Wagner ; que, lorsque je décris la musique dionysienne, je décris ce que i j’avais entendu, car instinctivement je devais tout traduire | et transfigurer en vue du nouvel esprit que je portais en j moi. La preuve s’en trouve dans mon livre Richard Wagner à j Bayreuth et cette preuve est aussi décisive qu’elle peut l’être. Dans tous les passages qui ont une signification psychologique ! il n’est jamais question que de moi : on peut, sans avoir égard à rien, placer mon nom ou le mot « Zarathoustra », là où le

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texte indique Wagner. L’image que je présente de l’artiste dithyrambique n’est autre chose que l’image du poète préexistant de Zarathoustra, jetée sur le papier avec une singulière profondeur de vue et sans que la réalité wagnérienne soit seulement touchée. Wagner fut seul à s’en rendre compte : il lui fut impossible de se reconnaître dans le volume.

De même 1’ « idée de Bayreuth » s’était transformée en quelque chose qui n’aura rien d’énigmatique pour ceux qui connaissent mon Zarathoustra.On la retrouve dans ce Grand Midi où ceux qui sont élus entre tous se vouent à la plus sublime de toutes les tâches. Qui sait ? c’est peut-être la vision d’une fête que je verrai encore… Ce que les premières pages ont de pathétique appartient à l’histoire universelle ; le regard dont il est question à la septième page est le véritable regard de Zarathoustra. Wagner, Bayreuth, cette petite chose pitoyable et allemande,c’est un nuage où se reflète le palais de la fée Morgane, l’infini mirage de l’avenir. Même au point de vue psychologique, tous les traits définitifs de ma propre nature sont inscrits dans l’image de Wagner — le côte-à-côte des forces les plus lumineuses et les plus fatales, une Volonté de Puissance, telle que jamais homme ne l’a possédée ; la bravoure implacable dans les choses de l’esprit ; la force illimitée d’apprendre, sans que la volonté d’agir soit éloufFée. Tout dans cet écrit est annoncé d’avance : le prochain retour de l’esprit grec, la nécessité d’hommes qui seraient des contre-Alexandre, de ceux qui lieraient de nouveau le nœud gordien de la civilisation

grecque après qu’il a été tranché Qu’on écoute l’accent

vraiment universel que je mets à introduire à la page 3o (i) l’idée de « sentiment tragique » ; il n’y a que des accents historiques dans cet écrit. Ceci est « l’objectivité » la plus étrange qui puisse exister : la certitude absolue au sujet de ce que je suis est projetée sur une quelconque réalité du hasard… la vérité à mon sujet parle au fond d’un gouffre plein d’épouvante. A la page 71 (2), le style de Zarathoustra est décrit par anticipation avec\une incisive sûreté de main ; et jamais on n’aura trouvé une expression plus grandiose pour l’événement qu’est Zarathoustra, un acte prodigieux de purification

(1) Page 67 delà traduction française. (a) Ib., id.t page ia3.

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et de sanctification de l’humanité, que ce que Ton peut lire aux pages 43 à 46 Ci). —

LES CONSIDÉRATIONS INACTC7ELLBS I.

Les quatre Considérations inactuelles sont absolument combatives. Elles démontrent que je n’étais pas un rêvasseur, que je prends plaisir à tirer l’épée, — peut-être aussi que je suis doué d’une singulière habileté du poignet. La première attaque (1873) fut dirigée contre la culture allemande que je considérais alors déjà avec un mépris sans ménagements. Pour moi elle était dépourvue de signification, sans substance et sans but. Elle ne représentait qu’une « opinion publique ». Il n’y a pas de plus dangereux malentendu que de croire que le grand succès des armées allemandes prouve quelque chose qui soit en faveur de cette culture,que ce succès signifie même la victoire de cette culture sur la France.

La seconde Considération inactuelle (1874) met en lumière ce qu’il y a de dangereux, ce qui ronge et empoisonne la vie dans notre façon de faire de la science. La vie est malade à cause de ce rouage inhumain et mécanique, à cause du travail « impersonnel » de l’ouvrier, à cause de la fausse économie dans la « division du travail ». Le but qui est la culture se perd ; le moyen, l’activité scientifique moderne, barbarise… Dans ce traité, le « sens historique » dont ce siècle se montre si fier est pour la première fois présenté comme une maladie, comme l’indice typique de la décomposition.

Dans la troisième et la quatrième Considération inactuelle, on oppose, comme l’indication d’une conception supérieure de la culture, du rétablissement de la « culture », deux images du plus pur personnalisme et de la discipline de soi, deux types qui sont par excellence inactuels, animés d’un mépris souverain pour tout ce qui, autour d’eux, s’appelait a Empire », « Culture », « Christianisme », « Bismarck », « Succès », — Schopenhauer et Wagner, ou, pour mieux dire, en un seul mot Nietzsche…

2

Parmi ces quatre attentats, le premier eut un succès extrait) Jb., id., pages 36 à go.

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ordinaire. Le bruit qu’il fît fut magnifique à tous les points de vue. J’avais touché une nation victorieuse à son point vulnérable, j’avais montré que sa victoire n’était pas un événement dans l’histoire de la civilisation, mais peut-être tout autre chose… Les réponses vinrent de tous les côtés et non pas seulement des vieux amis de ce David Strauss, que j’avais rendu ridicule comme le type d’un satisfait et d’un philistin de la culture allemande, bref comme l’auteur de cet évangile de brasserie qu’est Y Ancienne et la Nouvelle Foi. (Le mot « philistin de la culture » a passé dans le langage courant à la suite de mon livre.) Ces vieux amis, dont je blessai profondément la vanité de Wurtembergeois et de Souabes, lorsque je m’avisai de trouver comique leur prodige, leur Strauss, répondirent d’une façon aussi honnête et grossière que je pouvais souhaiter. Les répliques prussiennes furent plus malignes : on y reconnaissait le « bleu berlinois ». Une feuille de Leipzig, ces Grenzboten tant décriés, se permit d’écrire ce que l’on pouvait imaginer de plus inconvenant. J’eus beaucoup de peine à empêcher les Bâlois indignés de se livrer à certaines manifestations. Seuls, quelques vieux messieurs se décidèrent en ma faveur, pour des raisons très différentes et souvent inexplicables. Parmi eux se trouvait Ewald de Gœttingue, qui donna à entendre que mon attentat avait été mortel pour Strauss. De même le vieil hégélien Bruno Bauer qui fut depuis lors un de mes lecteurs les plus attentifs. II aimait, durant les dernières années de sa vie, à s’appuyer sur moi, pour indiquer par exemple à M. de Treilschke, l’historiographe prussien, où il pourrait trouver des renseignements sur l’idée de « culture » dont il avait complètement perdu la notion. Celui qui consacra à l’ouvrage et à son auteur les pages les plus graves et aussi les plus longues était un ancien disciple du philosophe von Baader, un certain professeur Hoffmann, à Wurzbourg. Il prévoyait pour moi, d’après cet écrit, une vocation supérieure, celle de provoquer une sorte de crise et d’arrêt décisif dans le problème de l’athéisme, dont il devinait que j’étais un des types les plus instinctifs et les plus radicaux. L’athéisme était ce qui m’avait conduit à Schopenhauer. Ce qui fut, de beaucoup, écouté avec le plus d’attention, ce à quoi l’on a été le plus amèrement sensible, ce fut un plaidoyer extrêmement vigoureux et courageux de ce Cari Hillebrand,

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généralement si doux, Garl Hillebrand, ce dernier Allemand

humain qui savait tenir une plume. On lisait son article dans la Gazette d’Augsbourg ; on peut le lire aujourd’hui sous une forme un peu atténuée dans ses Œuvres complètes. Là l’ou vrage était présenté comme un événement, un moment criti que, une première détermination personnelle, un excellent \ symptôme, comme le véritable retour du sérieux allemand

dans les choses de l’esprit. Hillebrand était plein d’éloges pour la forme du livre, pour son goût mûri, pour son tact parfait dans le discernement des personnes et des choses. Il le considérait comme le meilleur écrit polémique de la langue allemande, le meilleur écrit dans cet art de la polémique, si dangereux pour les Allemands et dont il convient de les dissuader. Il m’approuvait du reste, il allait même plus loin que moi dans ce que j’avais osé dire au sujet de l’aveulissement du langage en Allemagne (—aujourd’hui ils jouent aux puristes et ne sont pas capables de construire une phrase) — ; il méprisait comme moi les « premiers écrivains » de cette nation, et finissait par m’exprimer son admiration pour mon courage,— ce « courage suprême qui mène au banc des accusés los favoris d’un peuple »…

Le contre-coup de cet écrit fut véritablement inestimable dans ma vie. Personne ne s’est mis, depuis lors, à discuter avec moi.On se tait maintenant, on me traite en Allemagne avec des ménagements astucieux. Depuis des années j’ai fait usage d’une absolue liberté de langage, un privilège dont personne ne Jouit plus, du moins dans l’empire. Mon paradis se trouve « à l’ombre de mon épée »… Au fond, j’avais mis en pratique une maxime de Stendhal qui conseille de faire son entrée dans le monde avec un duel. Et comme j’avais bien choisi mon adversaire 1 C’était le premier libre penseur de l’Allemagne… A vrai dire, c’était une espèce toute nouvelle de libre-pensée qui s’exprimait pour la première fois. Jusqu’à présent rien ne m’a été plus étranger que toute la catégorie des « libres penseurs », qu’ils soient Européens ou Américains. Avec ceux-là, qui sont les têtes creuses et les pantins de 1’ « idée moderne », je me trouve même beaucoup plus complètement en contradictioa qu’avec n’importelequel de leurs adversaires. Ils veulent aussi rendre l’humanité « meilleure », à leur façon et à leur image. Ils déclareraient une guerre implacable à tout ce que je suis,

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à tout ce que je veux, en admettant qu’ils soient capables de le comprendre. Ils croient tous encore à Y « Idéal »… Je suis le premier immoraliste »

3.

Je ne voudrais pas prétendre que les deux Considérations désignées par les noms de Schopenhauer et de Wagner pourraient servir particulièrement à l’intelligence de ces deux cas,ni même à en poser le problème psychologique, exception faite bien entendu de certains détails. Cependant, avec une profonde sûreté d’instinct, ce qu’il y a d’élémentaire dans la nature de Wagner était déjà désigné comme un don de comédien qui,dans tous ses moyens et toutes ses intentions, ne tire que ses propres conséquences. Au fond, avec ces deux écrits, je voulais faire toute autre chose que de la psychologie. Un problème d’éducation qui n’avait pas son pareil, une nouvelle conception de la discipline de soi, de la défense de soi, allant jusqu’à la dureté, une poussée vers le sublime et vers la tâche historique, — cherchait à trouver là sa première expression. Tout bien considéré, je me suis emparé de deux types célèbres et nullement encore fixés, je les ai pris aux cheveux, comme on prend une occasion aux cheveux, simplement pour exprimer quelque chose, pour avoir en mains quelques formules, quelques indi-cations,quelques moyens d’expression de plus. Du resteje fais allusion à cette particularité, avec une sagacité absolument inquiétante, à la 93e page de la troisième Considération inac-’ tuelle. Platon s’est servi de Socrate de la même façon, comme d’une sémiotique pour Platon.

Maintenant que je reviens avec un certain recul aux états d’âme dont ces écrits sont le témoignage, je ne voudrais pas disconvenir qu’au fond ils ne parlent que de moi-même. L’ouvrage Wagner à Bayreuth est une vision de mon avenir ; par conlre,d&ns Schopenhauer éducateur,sont inscrits à la fois mon histoire intime, et mon devenir. On y trouve, avant tout, le vœu que j’ai fait !

Ce que je suis aujourd’hui, je suis aujourd’hui — une hauteur où je ne parle plus avec des mots, mais avec des coups de foudre — ô combien loin j’en étais alors encore 1 Mais je voyais la terre,… je ne me trompai pas un seul instant sur la route qui restait à parcourir, sur l’état de la mer, sur les dangers et le succès ! Il y a un grand calme dans la promesse, une

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heureuse perspective dans un avenir qui ne doit pas rester seulement en vain une promesse !—Ici chaque mot est vécu, profondément, intimement. Il n’y manque pas de choses douloureuses, il y est des mots qui sont véritablement sanglants. Mais le vent d’une grande liberté souffle par-dessus tout cela, la blessure même n’apparaît pas comme une objection.

Gomment j’entends le philosophe, comme un terrible explosif qui met tout en danger ; comment je sépare mon idée du « philosophe », par une distance de plusieurs lieues, delà notion que renferme encore la personnalité de Kanl, pour ne rien dire du tout des « ruminants » académiques et autres professeurs de philosophie : au sujet de tout cela cet écrit donne un enseignement inépuisable, en concédant même que ce n’est pas, au fond, « Schopenhauer éducateur »,mais son antipode, « Nietzsche éducateur », qui prend ici la parole. En considérant que mon métier était alors celui d’un savant et aussi que je m9entendais à mon métier, le morceau de sévère psychologie du savant qui apparaît soudain dans cet écrit n’est pas sans importance. Il exprime le sentiment de la distance, la profonde sûreté de main, pour discerner ce qui peut être chez moi la tâche, de ce qui n’est que moyen, intermède, œuvre accessoire. Ce fut ma sagesse d’avoir été beaucoup de choses, dans des endroits différents, pour pouvoir devenir Uny % pour pouvoir aboutir à un seul.Il était nécessaire que pendant un certain temps je fusse savant.

HUMAIN, TROP HUMAIN I.

Humain, trop humain, avec ses deux continuations, est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi à’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : a Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois … des choses humaines, hélas ! trop humaines ! » — Je connais mieux l’homme. — Un « esprit libre » ne signifie pas autre chose qu’un esprit affranchi, un esprit qui a repris possession de lui-même. Le ton, l’allure apparaissent complètement chan-

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gés : on trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. On dirait qu’un certain « intellectualisme » au goût aristocratique s’efforce constamment de dominer un courant de passioa qui gronde par en dessous. A cet égard il est dans l’ordre que ce soit le centenaire de la mort de Voltaire précisément qui serve, en quelque sorte, d’excuse à une publication de ce genre en 1878 déjà. Car Voltaire est, par contraste avec tout ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de l’esprit : ce que je suis moi aussi. — Le nom de Voltaire sur un écrit de moi, c’est là en réalité un progrès — vers moi-même,

— Si l’on regarde de plus près, on découvre un esprit impitoyable qui connaît tous les recoins où s’abrite l’idéal, où se trouvent ses oubliettes et son dernier refuge. Armé d’une torche, mais dont la flamme ne tremble pas, il projette une lumière crue dans ce monde souterrain de l’idéal. C’est la guerre, mais la guerre sans poudre ni fumée, sans attitudes guerrières, sans gestes pathétiques ni contorsions, — car tout cela serait de T « idéalisme ». Tranquillement une erreur après l’autre est posée sur la glace ; l’idéal n’est pas réfuté, — il est congelé. — — Ici,par exemple,c’est « le génie » qui gèle ; tournez le coin et vous verrez geler « le saint » ; sous une épaisse chandelle de glace gèle « le héros n y pour finir c’est « la foi », ce qu’on appelle « la conviction »,qui gèle : « la pitié » aussi se réfrigère considérablement, — presque partout gèle la « chose en soi »… — 2.

L’origine de ce livre remonte à l’époque des premières représentations solennelles de Bayreuth ; le sentiment que tout ce qui m’entourait là-bas m’était foncièrement étranger est une des conditions préalables de sa naissance. Celui qui se fait une idée des visions qui à ce mornent-là déjà avaient surgi sur mon chemin devinera sans peine ce que je ressentis, quand un beau jour je me réveillai à Bayreuth. Il me semblait rêver.

— Où donc élais-je ? Je ne reconnaissais rien, c’est à peine si je reconnaissais Wagner. En vain je feuilletais mes souve nirs. Tribschen, — une lointaine Ile bienheureuse : — pas l’ombre d’une ressemblance. Les jours incomparables, lors de la pose de la première pierre fêtée par un petit groupe d’ini tiés qui se trouvaient là à leur place et à qui point n’était be soin de souhaiter le doigté délicat pour les choses subtiles : pas

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l’ombre d’une ressemblance. Qu’est-ce qui s’était passé ? On avait traduit Wagner en allemand. Le Wagnérien s’était rendu maître de Wagner ! — l’art allemand ! le maître allemand t la bière allemande 1 … Nous autres, qui ne savons que trop bien à quels artistes raffinés, à quel cosmopolitisme du goût, l’art de Wagner s’adresse seulement, nous étions hors de nous de trouver Wagner habillé de « vertus » allemandes. —J’ai la prétention de connaître le Wagnérien. J’en ai « vécu » trois générations, depuis feu Brendel, qui confondait Wagner avec Hegel, jusqu’aux « idéalistes » du Journal de Bayreuth, qui confondent Wagner avec eux-mêmes,— j’ai entendu toutes sortes de confessions de « belles âmes » sur Wagner. Un royaume pour un mot sensé ! — La prodigieuse société, en vérité ! Nohl, Pohl et autres « drôles » de cet acabit jusqu’à l’infini ! Toutes les difformités s’y coudoient, aucune n’y manque,môme l’antisémite. — Le pauvre Wagner ! Où s’était-il fourvoyé ! — Si du moins il était allé parmi les pourceaux ! Mais parmi les Allemands ? — On devrait bien une fois, pour l’édification de la postérité, empailler un Bayreuthien authentique, ou mieux encore le mettre dfcns l’esprit-de-vin — car c’est l’esprit qui manque ici — avec l’inscription suivante : Spécimen de « l’esprit » en vue de qui fut fondé « l’empire allemand ».— Bref, au milieu des réjouissances, je partis toute coup pour quelques semaines, je partis soudain, bien qu’une charmante Parisienne eût cherché à me consoler. Auprès de Wagner, je m’excusai seulement par un télégramme fataliste. Dans un coin perdu du Bœhmerwald, Klingenbrunn, j’allai porter, comme une maladie, ma mélancolie et mon mépris de l’Allemand ; — et de temps en temps, je notais sous le titre général de le Soc de la charrue quelques phrases dans mon carnet, — de mordantes remarques de psychologie qu’on retrouverait peut-être encore dans Humain, trop humain.

3.

Ce qui se décida à ce moment, ce ne fut pas ma rupture avec Wagner. Je pris conscience d’une aberration générale de mes instincts dont mes erreurs de détails — qu’elles eussent nom « Wagner » ou « professorat de Bâle » — n’étaient que des symptômes particuliers. Je fus pris d’une véritable impatience contre moi-même ; je vis qu’il était grand temps de

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songer à redevenir moi-même. Soudain je m’aperçus, avec une inexorable clarté, combien de temps j’avais déjà gaspillé, combien toute mon existence de philologue se révélait stérile et fortuite en regard de ma véritable mission. J’eus honte de cette modestie mensongère..,

J’avais derrière moi dix années de ma vie, dix années où Xalimentation de l’esprit avait été, à proprement parler, suspendue chez moi, où je n’avais rien appris d’utile, où j’avais oublié énormément de choses, absorbé comme je l’étais avec un bric-à-brac d’érudition poussiéreuse. Cheminer à pas de tortue parmi les mélriciens grecs, avec minutie et de mauvais yeux — voilà où j’en étais venu I — Je me voyais avec pitié tout maigre et décharné : les « réalités » faisaient absolument défaut dans ma provision de science, et les « idéalités » ne valaient pas le diable ! — Une soif véritablement brûlante me saisit : depuis ce moment je n’ai plus rien fait que de la physiologie, de la médecine et des sciences naturelles, — je ne suis même retourné aux études proprement historiques qu’autant que ma tâche m’y contraignait impérieusement. C’est alors que je devinai aussi pour la première fois la corrélation qui existe entre cette activité choisie contrairement à l’instinct naturel, entre ce qu’on appelle une « vocation », encore que rien ne vous y « appelle », et ce besoin d’assoupir le sentiment de vide et d’inanition du cœur à l’aide d’un art qui sert de narcotique — de l’art wagnérien, par exemple. Un regard jeté avec précaution autour de moi m’a fait découvrir qu’une foule déjeunes hommes souffrent du même mal. Une violence faite à la nature en entraîne forcément une seconde. En Allemagne, dans « l’empire allemand » (pour éviter toute méprise possible), il n’y a que trop déjeunes gens qui sont condamnés à prendre une décision prématurée, puis à mourir lentement de consomption, écrasés sous le poids d’un fardeau qu’ils ne peuvent plus rejeter. — Ceux-là réclament Wagner en guise de narcotique, — ils s’oublient, ils se débarrassent d’eux-mêmes pendant un instant. — Que dis-je ! —pendant cinq à six heures !

FRÉDÉRIC NIETZSCHE.

Traduit par HENRI ALBERT. (A suivre.)


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COMMENT ON DEVIENT CE QUE L’ON EST l

POURQUOI J’ÉCRIS DE SI. BONS LIVRES

HUMAIN. TROP HUMAIN

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A ce moment-là, mon instinct s’est décidé implacablement contre l’habitude que j’avais prise de céder, de suivre, de me trompersur moi-même. N’importe quel genre de vie, les conditions les plus défavorables, la maladie, la pauvreté — tout cela me semblait préférable à ce « désintéressement » indigne, oùj’étais tombé d’abord par ignorance, par excès de jeunesse, où je m’étais accroché ensuite par indolence, par je ne sais quel « sentiment du devoir ».

C’est alors que me vint en aide, d’une façon que je ne saurais assez admirer, et précisément au bon moment, ce mauvais héritage que je tiens de mon père et qui est en somme une prédisposition à mourir jeune. La maladie me dégagea lentement de mon milieu ; elle m’épargna toute rupture, toute démarche violente et scabreuse. A ce moment je n’ai perdu aucun des témoignages de bienveillance dont on m’entourait, j’en ai même gagné de nouveaux. La maladie me conféra en outre le droit de changer complètement toutes mes habitudes ; elle me permit, elle m’ordonna de me livrer à l’oubli ; elle me fit hommage de l’obligation de demeurer couché, de rester oisif, d’attendre, de prendre patience… Mais c’est là précisément ce qui s’appelle penser !… Mes yeux seuls suffirent à mettre fin à toute préoccupation livresque, à toute philologie. Je fus délivré des « livres » ; pendant des annéesje ne lus plus rien et ce fut le plus grand bienfait que je me sois jamais accordé !

Ce « moi » intérieur, ce moi en quelque sorte enfoui et rendu silencieux, à force d’entendre sans cesse un. autre moi (— et lire n’est pas autre chose), ce moi s’éveilla lentement,

(1) Voy.Mercure de France, n° » 274, 275 et 276.

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timidement, avec hésitation, mais il finit enfin par parler de nouveau. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à regarder en moi-même que durant les périodes les plus maladeset lesplus douloureuses de ma vie. Il suffit de lire Aurore ou, par exemple, le Voyageur et son ombre pour comprendre ce qu’était ce « retour à moi-même » : une forme supérieure de la guérison. L’autre guérison ne^fit que sortir de celle-ci. —

5.

Humain, trop humain, ce monument d’une rigoureuse discipline de soi, par laquelle je mis brusquement fin à tout ce qui s’était infiltré en moi de « délire sacré », d’ « idéalisme », de « beaux sentiments » et autres féminités, Humain, trop humain, fut rédigé pour l’essentiel à Sorrente ;il reçut sa conclusion et sa forme définitives pendant un hiver passé à Bâle, dans des conditions bien plus défavorables qu’à Sorrente. Au fond c’est M. PeterGast, lequelfaisait alors ses études à l’université de Bâle et m’était très dévoué, quia celivresurla conscience. Je dictais, la tête douloureuse et emmailloltée de compresses ; il transcrivait, il corrigeait aussi ; il fut, en réalité, le véritable « écrivain », tandis que moi je n’étais que l’auteur.

Quand enfin le volume achevé fut entre mes mains — au profond étonnement du malade que j’étais, — j’en envoyai aussi deux exemplaires àBayreuth. Par un trait d’esprit miraculeux du hasard, je reçus, à ce même moment, un bel exemplaire du livret de Parsifal avec cette dédicace de Wagner : « A mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller ecclésiastique. » — Les deux livres s’étaient croisés. Il me sembla entendre comme un bruit fatidique : n’était-ce pas comme le cliquetis de deux épées qui se croisent ?… Vers la même époque parurent les premiers numéros des Feuilles deBayreuth ; je compris alors de quoi il était grand temps. — 0 prodige : Wagner était devenu pieux.,.

6.

Comment je pensais alors à mon sujet Ci876), aveG quelle prodigieuse certitude je tenais en main ma tâche et cequ’ellea d’universel, le livre tout entier en témoigne, et particulièrement un passage très significatif. Pourtant, avec l’instinctive astuce

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qui m’est coutumière5 je pris soin d’y éviter de nouveau le mot « moi »t non point pour écrire cette fois-ci encore Schopen-hauer et Wagner, mais pour prêter un rayonnement de gloire historique à l’un de mes amis, l’excellent docteur Paul Rée… C’était heureusement une bête beaucoup trop maligne pour tomber dans le panneau. D’autres furent moins subtils. J’ai toujours reconnu ceux de mes lecteurs dont il faut désespérer —’ par exemple le caractéristique professeur allemand — à ceci qu’en s’appuyant sur ce passage ils croyaient pouvoir interpréter le livre tout entier comme du /idéalisme supérieur. A vrai dire, il était en contradiction avec cinq ou six propositions de mon ami. Que l’on lise à ce sujet la préface de la Généalogie de la Morale.

Voici le passage dont je veux parler :

« Qu’est-ce après tout que le principe auquel est arrivé un des penseurs les plus audacieux et les plus froids. Fauteur du livre De l’origine des sentiments moraux (lisez : Nietzsche, le premier immoraliste), grâce à son analyse incisive et tranchante des actions humaines ?« L’homme moral n’est pas plus près du inonde intelligible que l’homme physique — car il n’y à pas de monde intelligible… » Cette proposition, née avec sa dureté et son tranchant, sous le coup de marteau de la science historique (lisez Transmutation de toutes les valeurs), pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction de l’humanité, qui pourra le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grande conséquence, féconde et terrible tout à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les grandes sciences… (i). »

AURORE, RÉFLEXIONS SUR LES PREJUGES MORAUX

I.

Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non point que Ton y sente le moins du monde l’odeur de la poudre. On lui trouvera, au contraire, de tout autres senteurs, un parfum bien plus agréable, pour peu que Ton ait quelque délicatesse de flair. 11 n’y a pas là de fracas d’artille-

(i) Humain, trop humain,aph, 37.,

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rie, pas même de feu de tirailleurs. Si l’effet de ce livre est négatif, ses procédés ne le sont eu aucune façon, et de ees procédés l’effet se dégage comme un résultat logique, mais non pas avec la logique brutale d’un coup de canon. On sort de la lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l’endroit de.tout ce qu’on honorait et même de tout ce que Ton adorait jusqu’à présent sous le nom de morale ; et pourtant on ne trouve dans le livre tout entier ni une négation, ni une attaque, ni une méchanceté, — bien au contraire, il s’étend au soleil, lisse et heureux, tel un animal marin qui prend un bain de soleil parmi les récifs. Aussi bien étais-je moi-même cet animal marin : presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de rochers qui avoisine Gênes, et où je vivais tout seul, échangeant des secrets avec la mer. Maintenant encore, si par aventure je reprends contact avec ce livre, chaque phrase presque est pour moi comme un bout de fil à l’aide duquel je ramène des profondeurs quelque merveille incomparable ; sursa peau courent.partout des frissons délicats de souvenir.

L’art qui distingue ce livre n’est point à dédaigner, il sait surprendre les choses qui passeat’ légèrement et sans bruit, des instants que je compare à de divins lézards, et les fixer un instant, — non pas avec la cruauté de ce jeune dieu grec qui embrochait simplement les pauvres petits lézards, — mais pourtant à l’aide d’une pointe acérée — la plume… « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », cette inscription hindoue se dresse au seuil de ce livre. Où l’auteur cherche-t-il cette aube nouvelle, cette rougeur délicate, invisible encore, qui annonce un jour nouveau, —oh ! toute une série, tout un monde de jours nouveaux ? Dans une transmutation de tou-. tes les valeurs, par quoi l’homme s’affranchira de toutes les valeurs morales reconnues jusqu’alors, dira « oui » et osera croire à tout ce qui, jusqu’à présent, fut interdit, méprisé, maudit. Ce livre, tout d’affirmation, répand sa lumière, son amour, sa tendresse, sur toutes sortes de choses mauvaises, et il leur restitue leur « âme », la bonne conscience, leur droit souverain, supérieur à l’existence. La morale n’est pas attaquée, elle ne compte plus… Ce livre se termine par un : « Ou bien ! », —c’est le seul livre au monde qui finisse par : « Ou bien ! »…

54	MERGVRE DE FRANCE—1-1-1909

2.

Ma tâche de préparer à l’humanité un instant de suprême retour sur elle-même, un grand Midi, où elle pourrait regarder en arrière et regarder dans le lointain, où elle se soustrairait à la domination du hasard et des prêtres et où elle se poserait, pour la première fois, dans son ensemble, la question du pourquoi et du comment,—cette tâche découle nécessairement de la conviction que l’humanité ne suit pas d’elle-même le droit chemin, qu’elle n’est nullement gouvernée par une providence divine, que, bien au contraire, sous ses conceptions des valeurs les plus saintes, se cachait d’une façon insidieuse l’instinct de la négation, l’instinct de la corruption, l’instinct de décadence. Le problème de l’origine des valeurs morales est pour moi une question de tout premier ordre, parce que l’avenir de l’humanité en dépend. L’obligation de croire que toutes choses se trouvent dans les meilleures mains, qu’un seul livre, la bible, rassure définitivement au sujet du gouvernement divin et de la sagesse dans les destinées de l’humanité, si on la transcrit dans la réalité, équivaut à la volonté d’étouffer la vérité qui démontrerait exactement le contraire, à savoir cette conviction lamentable que jusqu’à présent l’humanité aétéen de mauvaises mains, qu’elle a été gouvernée par les déshérités qu’anime la ruse et la vengeance, par ceux que l’on appelle les « saints », ces calomniateurs du monde qui souillent la race humaine.

La preuve décisive, d’où il ressort que le prêtre ( — sans en excepter les prêtres masqués, les philosophes) est devenu le maître non seulement dans les limites d’une communauté religieuse déterminée, mais d’une façon générale, que la morale de décadence, la volonté de la fin, passe pour la morale par excellence, c’est la valeur absolue dont on investit partout les actes non-égoïstes et l’inimitié dont on poursuit tout ce qui est égoïste. Celui qui n’est pas d’accord avec moi sur ce point, je le considère comme infecté… Mais c’est le monde entier qui n’est pas d’accord avec moi… Pour un physiologiste une telle contradiction de valeurs ne laisse plus aucun doute. Quand, dans l’ensemble de l’organisme le moindre organe se relâche, fût-ce même en une très petite inesure, et cesse de faire valoir avec une sûreté parfaite sa conserva-

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’ ■ - _ _ i i - . . - _ . i i » – -[-

tionde soi, son énergie propre, son « égoïsme », l’ensemble0 aussitôt dégénère. Le physiologiste exige Y ablation de la partie dégénérée, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il-est loin de le prendre en pitié. Mais le prêtre veut précisément la dégénérescence de l’ensemble, de l’humanité. C’est pour cette raison qu’il conserve ce qui dégénère ; c’est à ce. prix qu’il domine l’humanité…

Quel sens ont ces conceptions mensongères, les conceptions auxiliaires de la morale — « l’âme », « V esprit », « le libre arbitre », « Dieu », — si ce n’est de ruiner physiologique-ment l’humanité ?… Lorsque Ton détourne le sérieux de la conservation de soi, de l’accroissement de la force corporelle, c’est-à-dire de la oie, lorsque l’on fait de la chlorose un. idéal, du mépris du corps le « salut de l’âme », qu’est-ce autre chose, sinon une recettepouv aboutir à la décadence ? — La perte de l’équilibre, la résistance contre les instincts naturels, en un mot le « désintéressement », c’est ce que l’on a appelé jusqu’à présent la morale,.. Avec Aurore j’ai entrepris pour la première fois la lutte contre la morale du renoncement à soi. —

LE GAI SAVOIR (LA GAYA SCIENZA)

Aurore est un livre affirmatifj un livre profond, mais clair et bienveillant. Il en est de même, mais à un degré supérieur, delà Gaya Scienza. Presque’dans chaque phrase la profondeur et la pétulance se tiennent tendrement par la main. Une strophe qui exprima ma reconnaissance pour le merveilleux mois de janvier que j’ai vécu — le livre tout entier est un présent de ce mois — laisse deviner suffisamment du fond de quelle profondeur la « science » s’est faite gaie ici :

Toi qui d’une lance de flamme

De mon âme as brisé la glace,

Et qui la chasses maintenant vers la mer

De ses plus hauts, espoirs :

Toujours plus clair et mieux portant,

Libre dans une aimante contrainte :

Ainsi elle célèbre tes miracles,

Toi le plus beau mois de janvier ! —

Ce que je veux dire en parlant des « plus hauts espoirs >y

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personne ne saurait en douter qui, à la fin du quatrième livre, voit apparaître, dans un rayonnement, la beauté diamantine des premières paroles de Zarathoustra ! Personne qui lit les phrases de granit à la fin du troisième livre, où la destinée pour la première fois et pour tous les temps est mise en formules !

Les Chants du prince « Vogeljrei », composés pour une bonne partie en Sicile, rappellent très expressément la conception provençale de laGaya Sciensa, avec cette unité du mènes* trel, du chevalier et de Yesprit libre qui différencie cette merveilleuse civilisation précoce des Provençaux de toutes les cultures équivoques. Le dernier poème, en particulier, Pour le Mistral^ une exubérante chanson à danser, où, avec votre permission, on danse par-dessus la morale, est parfaitement dans l’esprit provençal.

AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA UN LIVRE POUR TOUS ET POUR PERSONNE

I.

Je veux raconter maintenant l’histoire de Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de Y éternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir, date du mois d’août de 1881. Elle est jetée sur une feuille de papier avec cette inscription : « A 6.000 pieds pai ; delà l’homme et le temps. » Je parcourais ce jour-là la forêt, le long du lac de Silvaplana ; près d’un formidable bloc de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C’est là que cette idée m’est venue.

Si, à compter de ce jour, je me reporte à quelques mois en arrière, je trouve, comme signe précurseur de cet événement, une transformation soudaine, profonde et décisive de mes goûts, surtout en musique. Peut-être faut-il ranger mon Zarathoustra sous la rubrique « Musique ». Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il supposait au préalable une « régénération » totale de l’art à ?écouter. Dans une petite ville d’eau en pleine montagne, près de Vicence, à Recoara, où je passai le printemps de l’année 1881, je découvris en compagnie de mon maestro et ami Peter Gast — un « régénéré » lui aussi, — que le phénix musique volait près de nous, paré d’un plumage plus léger et plus brillant qu’autrefois. Si, pourtant, à compter de ce jour, je me

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transporte en pensée jusqu’à la date de l’enfantement, qui se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables au mois de février i883 — (la partie finale, celle dont j’ai cité quelques passages dans la préface, fut achevée précisément à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise) — je constate que l’incubation fut de dix-huit mois. Ce chiffre d’exactement dix-huit mois pourrait donner à penser — entre bouddhistes tout au moins — que je suis au fond un éléphant femelle. L’intervalle appartient à la composition du Gai savoir, qui contient déjà cent indices annonçant l’approche de quelque chose d’incomparable ; en fin de compte, on y trouve même le début de Zarathoustra^ car l’avant-dernière pièce du quatrième livre en contient l’idée fondamentale.

A cette période intermédiaire appartient également la composition de cet Hymne à la vie. (avec chœur mixte et orchestre) dont la partition a paru il y a deux ans chez E.-W. Fritsch, à Leipzig. Et ce n’était peut-être pas là un symptôme sans importance pour l’état d’esprit de cette année, où l’émotion affirmative par excellence, appelée par moi émotion tragique, m’animait à son suprême degré. On le chantera plus tard un jour en mémoire de moi. — Le texte, je tiens à le dire expressément parce qu’il y a eu malentendu à ce sujet, le texte n’est pas de moi. Il est dû à l’étonnante inspiration d’une jeune Russe avec qui j’étais alors lié d’amitié, Mlle Lou de Salomé.

Pour qui est capable de saisir le sens qui s’attache aux derniers vers de ce poème, il sera facile de deviner pourquoi je leur accordai ma préférence et mon admiration. Ils ont de la grandeur. La douleur n’y est point présentée comme une objection contre la vie : « S’il ne te reste plus de bonheur à me donner, eh bien ! tu as encore ta peine /… »

Peut-être qu’en cet endroit ma musique n’est pas non plus dépourvue de grandeur.

L’hiver suivant je vécus dans cette baie riante et silencieuse deRapallo, près de Gênes, qui s’incurve entre Chiavari et le cap de Porto fino. Ma santé n’était pas des meilleures ; l’hiver était froid et pluvieux au delà de toute expression. La petite auberge où j’étais descendu était située tout près de la mer, de telle sorte que le bruit des flots rendait la nuit le sommeil impossible. Elle offrait donc, en toutes choses, à peu près

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exactement le contraire de ce qui m’eût été nécessaire. Malgré cela, et, en quelque sorte pour démontrer que tout ce qui est décisif naît « malgré » les circonstances, ce fut durant cet hiver et dans ces circonstances défavorables que mon Zarathoustra prit naissance.

Le matin je montais généralement la superbe route de Zoa-gli, en me dirigeant vers le sud, le long d’une forêt de pin ; je voyais se dérouler devant moi la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon ; l’après-midi je faisais le tour de toute la baie, depuis Santa Margherita jusque derrière Porto fino. Ce lieu, ce paysage s’est encore rapproché de mon cœur par le grand amour qu’éprouvait à son égard l’empereur Frédéric III. Le hasardvoulutqu’en automne i886jeme trouvai de nouveau sur cette côte, lorsqu’il visita pour la dernière fois ce petit univers de bonheur, oublié à l’écart. C’est sur ces deux chemins que m’est venue l’idée de toute la première partie de Zarathoustra, avant tout Zarathoustra lui-même considéré comme type ; mieux encore j’ai été surpris (1) par Zarathoustra…

2.

Pour comprendre ce type, il faut d’abord se rendre compte de sa première condition physiologique : elle est ce que j’appelle la grande santé* Je ne saurais mieux expliquer cette idée, l’interpréter d’une façon plus personnelle que je ne l’ai déjà fait dans l’un des derniers morceaux du cinquième livre du Gai Savoir :

« Nous autres hommes nouveaux et innommés, hommes difficiles à convaincre — y est-il dit, — nous qui sommes nés trop tôt pour un avenir dont la démonstration n’est pas encore faite, nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d’un moyen nouveau, je veux dire d’une nouvelle santé, d’une santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne furent jusqu’à présent toutes les santés. Celui dont l’âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu’à présent., de visiter toutes les côtes de cette « méditerranée » idéale, celui qui veut connaître, par les aventures de sa propre expérience, quels sont les sentiments d’un conquérant et d’un explorateur de l’idéal, et, de même, quels sont les senti-

(1) Jeu de mot sur er fiel ein et er iiberûel mich.

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ments d’un artiste, d’un saint, d’un législateur, d’un sage, d’un savant, d’un homme pieux, d’un devin, d’un divin solitaire d’autrefois : celui-là aura avant tout besoin d’une chose, de la grande santé — d’une santé que Ton possède non seulement, mais qu’il faut aussi conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier !… Et maintenant, après avoir été ainsi longtemps en chemin, nous, les Argonautes de l’Idéal, plus courageux peut-être que ne l’exigerait la prudence, souvent naufragés et endoloris,’ mais mieux portants que Ton ne voudrait nous le permettre, dangereusement bien portants, bien portants toujours à nouveau, — il nous semble avoir devant nous, comme récompense, un pays inconnu, dont personne encore n’a vu les frontières, un au-delà de tous les pays, de tous les recoins de l’idéal connus jusqu’à ce jour, un monde si riche en choses belles, étranges, douteuses,terribles etdivi-nes, que notre curiosité, autant que notre soif de posséder, sont sorties de leurs gonds, — hélas ! que maintenant rien n’arrive plus à nous rassasier !…

a Gomment pourrions-nous, après de pareils aperçus et avec une telle faim dans la conscience, une telle avidité de science, nous satisfaire encore des hommes actuels ? C’est assez grave, mais c’est inévitable, nous ne regardons plus leurs butsetleurs espoirs les plus dignes qu’en tenant mal notre sérieux,et peut-être ne les regardons-nous même plus. Un autre idéal court devant nous, un idéal singulier, tentateur, plein de dangers, un idéal que nous ne voudrions recommander à personne, parce qu’à personne nous ne reconnaissons facilement le droit à cet idéal : c’est l’idéal d’un esprit qui se joue naïvement, c’est-à-dire sans intention, et parce que sa plénitude et sa puissance débordent de tout ce qui jusqu’à présent s’est appelé sacré, bon, intangible, divin ; pour qui les choses les plus hautes qui servent, avec raison, de mesure au peuple signifieraient déjà quelque chose qui ressemble au.danger, à la décomposition, à l’abaissement ou du moins à la convalescence, à l’aveuglement, à l’oubli momentané de soi ; c’est l’idéal d’un bien-être et d’une bienveillance humains-surhumains, un idéal qui apparaîtra souvent inhumain,.par exemple lorsqu’il se place à côté de tout ce qui jusqu’à présent a été sérieux, terrestre, à côté de toute espèce de solennité dans l’attitude, la parole, l’intonation, le regard, la morale et la tâche, comme leur vivante

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parodie involontaire — et avec lequel, malgré tout cela, le grand sérieux commence peut-être seulement, le véritable problème est peut-être seulement posé, la destinée de l’âme se retourne, l’aiguille marche, la tragédie commence… »

3.

Quelqu’un a-t-il, en cette fin du xixe siècle, la notion claire de ce que les poètes, aux grandes époques de l’humanité, appelaient Y inspiration ? Si nul ne le sait, je vais vous l’expliquer ici.

Pour peu que Ton ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre del’idéequ’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. Le mot révélation, entendu dans ce sens que tout à coup « quelque chose » se révèle à notre vue ou à notre ouïe, avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, « quelque chose » qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu’au plus intime de notre être, — est la simple expression de l’exacte réalité. On entend, on ne cherche pas ; on prend, on ne se demande pas qui donne. Tel un éclair, la penséejaillit soudain avec une nécessité absolue, sans hésitation ni recherche. Je n’ai jamais eu à faire un choix. C’est un ravissement où notre âme démesurément tendue se soulage parfois par un torrent de larmes, où nos pas, sans que nous le voulions, tantôt se précipitent tantôt se ralentissent ; c’est une extase qui nous ravit entièrement à nous-mêmes, en nous laissant la perception distincte de mille frissons délicatsqui nousfont vibrer tout entiers, jusqu’au bout des orteils ; c’est une plénitude de bonheur où l’extrême souffrance et l’horreur ne sont plus éprouvés comme un contraste, mais comme parties intégrantes et indispensables, comme une nuance nécessaire au sein de cet océan de lumière. C’est un instinct du rythme qui embrasse tout un monde de formes (la grandeur, le besoin d’un rythme ample est presque la mesure de la puissance de l’inspiration, et comme une sorte de.compensation à un excès d’oppression et de tension).

Tout cela se passe sans que notre liberté y ait aucune part, et pourtant nous sommes entraînés, comme en un tourbillon, par un sentiment plein d’ivresse, de liberté, de souveraineté, de toute-puissance, de divinité. Ce qu’il y a de plus étrange,

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c’est ce caractère de nécessité par quoi s’impose l’image, la métaphore : on perd toute notion de ce qui est image, métaphore ; il semble que ce soit toujours l’expression la plus naturelle, la plus juste, la plus simple, qui s’offre à vous.. On dirait vraiment que, selon la parole de Zarathoustra, les choses elles-mêmes viennent à nous, désireuses de devenir symboles (— « et toutes les choses accourent avec des caresses empressées pour trouver place en ton discours, et elles te sourient, flatteuses, car elles veulent voler portées par toi. Sur l’aile de chaque symbole tu voies vers chaque vérité. Pour toi s’ouvrent d’eux-mêmes tous les trésors du Verbe ; tout Être veut devenir Verbe, tout Devenir veut apprendre de toi à parler » —). Telle est mon expérience de l’inspiration ; et je ne doute pas qu’il ne faille remontera des milliers d’années en arrière, pour trouver quelqu’un qui ait le droit de dire : « C’est aussi la mienne. » —

Je fus malade à Gènes, successivement pendant quelques. semaines. Ensuite vint un printemps mélancolique à Rome, où j’acceptai la vie — ce ne fut pas facile. Au fond, j’étais excédé au delà de toute mesure par ce lieu, le plus inconvenant du monde pour le poète de Zarathoustra et que je n’avais pas choisi. J’essayai de me libérer. Je voulus me rendre à Aquila, cet endroit qui incarne l’idée contraire de Rome et qui fut fondé par inimitié contre Rome, de même que je fonderai un jour un lieu, en souvenir d’un athée et d’un ennemi de l’église comme il faut, à qui me lie une parenté très proche, le grand empereur de Hohenstaufen Frédéric IL Mais, dans toutcela,ilyavait une fatalité. Je fus forcé de revenir. En fin de compte, je me contentai de la piazza Barbarini, après que la recherche d’une contrée anti-chrétienne m’eut fatigué. Je crains bien que pour-échapper autant que possible aux mauvaises odeurs il ne me soit arrivé de m’enquérir, dans le palais même duQuirinal,. d’une chambre silencieuse pour un philosophe.

Dans une loggia qui domine la piazza en question, d’où l’on aperçoit tout Rome et d’où l’on entend mugir au-dessus de soi la fontana, ce chant solitaire fut composé, ce chant le plus solitaire qu’il y eut jamais, le Chant de la Nuit. A cette^ époque une mélodie d’une mélancolie indiciblejiantait mon.

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esprit. J’en retrouvai le refrain dans ces mots : « Mort d’immortalité… »

Revenu en été à ce lieu sacré où j’avais été touché par le pre-, mier éclair lumineux de l’idée de Zarathoustra,]*en trouvai la seconde partie. Dix jours suffirent.Dans aucun cas, ni pour le premier, ni pour le troisième et le dernier je n’ai mis davantage.

L’hiver suivant, sous le ciel alcyonien de Nice, qui, pour la première fois, rayonna alors dans ma vie, j’ai trouvé le troisième Zarathoustra — et j’avais ainsi terminé. Beaucoup de coins cachés et de hauteurs silencieuses dans le paysage de Nice ont été sanctifiés pour moi par des moments inoubliables. Cette partie décisive, qui porte le titre : Des vieilles et des nouvelles Tables, fut composée pendant une montée des plus pénible de la gare au merveilleux village maure Eza, bâti au milieu des rochers. L’agilité des muscles fut toujours la plus grande chez moi lorsque la puissance créatrice était la plus forte. Le corps est enthousiasmé. Laissons F« âme » hors du jeu… On m’a souvent vu danser. Je pouvais alors, sans avoir la notion de la fatigue, être en route dans les montagnes, pendant sept ou huit heures de suite. Je dormais bien, je riais beaucoup. J’étais dans un parfait état de vigueur et de patience.

5.

Abstraction faite de ces œuvres de dix jours, les années de la composition de Zarathoustra et surtout les années qui suivirent furent des années de détresse sans égale. On paye chèrement d’être immortel : il faut mourir plusieurs fois durant que l’on est en vie.

Il y a quelque chose que j’appelle la rancune delagrandeur ; tout ce qui est grand, une œuvre, une action, se tourne immédiatement après l’achèvement contre son auteur. Par le fait même qu’il l’a accompli, il devient faible, il n’est plus capable de supporter son action, il ne la regarde plus en plein visage. Avoir quelque chose derrière soi que l’on n’a jamais, pu vouloir, quelque choseoù s’attache le nœud dans la destinée de l’humanité… et être dès lors forcé à en supporter le poids !… On en est presque écrasé… La rancune de la grandeur 1

Autre chose est l’épouvantable silence que l’on entend

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autour de soi. La solitude est enveloppée de sept voiles, rien ne les traverse plus. On vient parmi les hommes, on salue des amis : ce n’est qu’un nouveau désert, car aucun regard ne vous fait signe. Au meilleur cas, on rencontre une sorte de révolte. J’ai constaté une pareille révolte, en une mesure très variable, mais presque de la part de chacun de ceux qui mè touchaient de près. Il semble que rien n’offense plus que de faire observer brusquement qu’il y a une distance. Les natures nobles qui ne savent pas vivre sans aussi vénérer sont rares.

Il y a une troisième chose encore, c’est cette absurde irritabilité de la peau à l’égard des petites piqûres. On éprouve une sorte de-détresse devant toutes les petites choses. Gela sembletenir à cet énorme gaspillage de toutes les forces défensives qui est une des conditions de toute action créatrice, toute action qui tire son origine de ce qu’il y a de plus particulier, de plus intime, de plus profond. Les petites capacités défensives sont ainsi abolies en quelque sorte ; elles ne sont plus alimentées.

J’ose encore indiquer que l’on digère plus mal, que l’on n’aime pas à se mouvoir, que l’on est exposé aux sensations de froid et aux sentiments de méfiance, — car la méfiance n’est dans beaucoup de cas qu’une erreur étiologique. Me trouvant un jour dans un état semblable, l’approche d’un troupeau de vaches provoqua chez moi le retour de sentiments plus doux et plus humains, avant même qu’il ne fût possible de l’apercevoir. Cela communique de la chaleur…

6.

Cette œuvre est absolument à part. Ne parlons pas ici des poètes. Il se peut que jamais rien n’ait été créé avec une pareille abondance de force. Ma conception du « dionysien » devint ici un acte d’éclat. Evalué à sa mesure tout le reste des actions humaines apparaît comme pauvre et sans liberté. Qu’un Gœthe, un Shakespeare ne sauraient respirer seulement un instant dans cette atmosphère de passion formidable et d’altitude vertigineuse ; que Dante, si on le compare à Zarathoustra, n’est qu’un croyant, et non point quelqu’un quicrée d’abord la vérité, un esprit qui domine le monde, une fatalité — ; que les poètes des Veda sont des prêtres,indignes mêmede

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dénouer les cordons des sandales de Zarathoustra : tout cela n’est pas encore grand chose et ne donne pas une idée de la distance, de la solitude azurée où vit cette œuvre.

Zarathoustra possède un droit éternel à dire : « Je forme des cercles autour de moi et des frontières sacrées ; le nombre diminue sans cesse de ceux qui montent avec moi sur des montagnes toujours plus hautes, —j’élève une chaîne de montagnes avec des sommets toujours plus sacrés. » Que l’on réunisse le souffle et laqualité des âmes les plushautes, àellestou-tesellesn’auraienlpas été capables de produire un seul discours de Zarathoustra. L’échelle est immense, où il monte et descend, il a vu plus loin, il a voulu aller plus loin, il a pu aller plus loin qu’aucun homme au monde. Il contredit, avec chacune de ses paroles, cet esprit le plus affirmatif qu’il y ait ; en lui toutes les contradictions sont liées pour une unité nouvelle. Les forces les plus hautes et lesplusbasses delà nature humaine, ce qu’il y a de plus doux, de plus léger et de plus terrible, jaillit d’une seule source avec une immortelle certitude. Jusque-là on ne savait pas ce que c’était que la hauteur, ce que c’était que la profondeur : on savait encore moins ce que c’était que la vérité. Il n’y a pas un instant, dans celte révélation de la vérité, qui ait déjà été deviné, par anticipation, par un de, ceux qui sont les plus grands. Avant Zarathoustra, il n’existait pas de sagesse, pas de recherchede l’âme, pas d’art de la parole ;ce qui paraît le plus proche, ce qui parait le plus vulgaire parle ici de choses inouïes. La sentence tremble de passion, l’éloquence est devenue musique ; des foudres sont lancés vers des avenirs qui n’ont pas encore été devinés. La plus puissante force imaginative qui a jamais existé est pauvreté et jeu d’enfant, si on la compare à ce retour de la langue à la nature même de l’image.

Voyez comme Zarathoustra descend de sa montagne pour dire à chacun les choses les plus bienveillantes ! Voyez de quelle main délicate il touche même ses adversaires, les prêtres, et comme il souffre avec eux, d’eux-mêmes. — Ici, à chaque minute, l’homme est surmonté, l’idée du « Surhumain » est devenu ici la plus haute réalité. Dans un lointain infini, tout ce qui jusqu’à présent a été appelé grand chez l’homme, se trouve au-dessous de lui. Le caractère alcyonien, les pieds légers, la coexistence de la méchanceté et de l’impétuosité et

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tout ce qu’il y a encore de typique dans la figure de Zarathoustra, n’a jamais été rêvé comme attribut essentiel de la grandeur.

Zarathoustra se considère précisément, dans ces limites de l’e space dans cet accès facile pour les choses les plus contradictoires, comme Y espèce supérieure de tout ce qui est ; et si l’on veut écouter comment il définit cela, on renoncera à vouloir chercher son égal :

L’âme qui a la plus longue échelle et qui peut descendre le plus bas,

V âme la plus vaste qui peut courir, au milieu d’elle* même s’égarer et errer le plus loin, celle qui est la plus nécessaire, qui se précipite par plaisir dans le hasard, — — Pâme qui est, qui plonge dans le devenir ; l’âme qui possède, qui veut entrer dans le vouloir et dans le désir, — — l’âme qui se fuit elle-même et qui se rejoint elle-même dans le plus large cercle ; Pâme la plus sage que la folie

invite le plus doucement,

l’âme qui s’aime le plus elle-même, en qui toutes choses ont leur montée et leur descente, leur flux et leur reflux.

Mais ceci est précisément l’idée même de Dionysos. Une autre considération conduit également à cette idée. Le problème psychologique dans le type de Zarathoustra est formulé de la façon suivante : comment celui qui s’en tient à un suprême degré de négation, qui agit par négation, en face de tout ce qui jusqu’à présent a été affirmé,peut être malgré cela le plus léger et le plus lointain, — Zarathoustra est un danseur-— ; comment celui qui procède à l’examen le plus dur et le plus terrible de la réalité, qui a imaginé les « idées les plus profondes » n’y trouve néanmoins pas d’objection contre l’existence et pas même contre l’éternel retour de celle-ci, comment il y trouve même une raison pour être lui-même l’éternelle affirmation de toutes choses, « dire oui et amen d’une façon énorme et illimitée »,.. « Je porte dans tous les gouffres mon affirmation qui bénit… » Mais, ceci, encore une fois, c’est l’idée même de Dionysos.

7-,Quel langage parlera un pareil esprit, Iorsqu’il|se parle à lui-même ? Le langage du dithyrambe. Je suis l’inventeur du

4

5

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dithyrambe. Que Ton écoute donc comment Zarathoustra se parle à lui-même, avant le lever du soleil (III, p. 234). Un pareil bonheur d’émeraude, une pareille tendresse divine, avant moi n’avait pas encore trouvé son expression. Même la plus profonde tristesse, chez un pareil Dionysos, se transforme en dithyrambe. Je veux en donner pour preuve le Chant de la Nuit, — la plainte immortelle d’être condamné par l’abondance de la lumière et de la puissance, par sa propre nature solaire, à ne pas aimer.

Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.

Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.

Il y a en moi quelque chose d*inapaisé et d’inapaisable qui veut élever la voix. Il y u en moi un désir d’amour qui parle lui-même le langage de Vamour.

Je suis lumière’ ah ! si j’étais nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être enveloppé de lumière.

Hélas ! que ne>suis-je ombre et ténèbres ! Comme j’étanche-rais ma soif aux mamelles de la lumière !

Et vous-mêmes, je vous bénirais, petits astres scintillants, vers luisants du ciel ! et je me réjouirais de la lumière que vous me donneriez.

Mais je vis de ma propre lumière, j’absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent dé moi.

Je ne connais pas la joie de ceux qui prennent ; et souvent j’ai rêvé que voler était une volupté plus grande encore que de prendre.

Ma pauvreté, c’est que ma main ne se repose jamais de donner ; ma jalousie, c’est de voir des yeux pleins d’attente et des nuits illuminées de désir :

0 misère de tous ceux qui donnent ! 0 obscurcissement de mon soleil ! 0 désir de désirer ! 0 faim dévorante dans là satiété !

Ils prennent ce que je leur donne : mais suis-je en contact avec leurs âmes ? Il y a un abîme entre donner et prendre ; et le plus petit abîme est le plus difficile à combler.

Une faim naît de ma beauté : je voudrais faire du mal à ceux que j’éclaire ; je voudrais dépouiller ceux que je comble

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de mes présents : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.

Retirant la main, lorsque déjà la main se tend ; hésitant comme la cascade qui dans sa chute hésite encore : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.

Mon opulence médite de telles vengeances : de telles malices naissent de ma solitude.

Mon bonheur de donner est mort à force de donner, ma vertu s’est fatiguée d’elle-même et de son abondance !

Celui qui donne toujours court le danger de perdre la pudeur ; celui qui toujours distribuera force de distribuer,finit par avoir des callosités à la main et au cœur.

Mes yeux ne fondent plus en larmes sur la honte des suppliants ; ma main est devenue trop dure pour sentir le tremblement des mains pleines.

Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon cœur ? O solitude de tous ceux qui donnent ! O silence de tous ceux qui luisent !

Bien des soleils gravitent dans l’espace désert ’ : leur lumière parle à tout ce qui est ténèbres, — c’est pour moi sem qu’ils se taisent.

Hélas t telle est F inimitié de la lumièrepour ce qui est lumineux ! Impitoyablement, elle poursuit sa course.

Injustes au fond du cœur contre tout, ce qui est lumineux^ froids envers les soleilsainsi tous les soleils poursuivent leur course.

Pareils à l’ouragan9les soleils, volent le long de leur voie ; c’est là leur route. Ils suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur.

Oh ! c’est vous seuls, êtres obscurs et nocturnes, qui créez la chaleur par la lumière ! Oh ! c’est vous seuls, qui buvez un lait réconfortant aux mamelles de la lumière.

Hélas ! la glace m’environne, \ ma main se brûle à des contacts glacés ! Hélas l la soif est en moi, unesoif altérée de votre soif !

Il fait nuit : hélas ! pourquoi me faut-il être lumière ! et soif de ténèbres ! et solitude !

Il fait nuit : voici que mon désir jaillit comme une source. — mon désir veut élever la voix.

Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fon-

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laines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante,

Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amou* reux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux » —

8.

De pareilles choses n’ontjamaisété écrites, jamais été senties, jamais été souffertes : ainsi souffre un dieu, un Dionysos. La réponse à un pareil dithyrambe de l’isolement où se trouve le soleil en pleine lumière pourrait être donnée par Ariane… Qui donc sait en dehorsde moi ce que c’est qu’Ariane !…De toutes ces énigmes personne ne pouvait jusqu’à présent donner la clef ; je doute même que quelqu’un y vit jamais une énigme.

Zarathoustra détermine une fois avec sévérité sa tâche et c’est aussi la mienne ! Il ne faut pas se tromper au sujet de la signification précise de cette tâche : Zarathoustra est affir-matif jusqu’à justifier aussi tout le passé, jusqu’à faire le salut du passé.

Je marche parmi les hommes,-comme parmi les fragments de l’avenir, de cet avenir que je vois.

Et à cela se réduit mon effort que je parvienne à réunir et à recomposer ce qui est fragment,, et énigme et épouvantable hasard ?

Et comment supporter ai-je d’être homme, si F homme n’était pas aussi poète et devineur d’énigme et sauveur du hasard ?

Sauver tout le passé et transformer tout <t ce qui était » pour en, faire « ce qui devrait être », c’est cela seul que je pourrais appeler le salut.

En un autre passage Zarathoustra détermine aussi sévèrement que possible ce qui, pour lui, pourrait seul être « l’homme »,— non point un objet d’amour ou même de pitié — Zarathoustra s’est aussi rendu maître du grand dégoût que lui inspire l’homme : l’homme est pour lui une chose informe, une matière, une laide pierre qui a besoin du sta-uaire :

Ne plus vouloir, et ne plus évaluer, et ne plus créerl ô que cette grande lassitude reste toujours loin de moi.

Dans la recherche de la connaissance, ce n9est encore que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir que je

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sens en moi, et s’il y a de Vinnocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer.

Cette volonté m !a attiré loin de Dieu et des Dieux ; qu’y aurait-il donc à créer, s’il y avait des Dieux ?

Mais, mon ardente volonté de créer me pousse sans cesse vers les hommes ; ainsi le marteau est poussé vers la pierre.

Hélas ! ôhommes, une statue sommeille pour moi dans la pierre, la statue des statues ! Hélas ! pourquoi faut-il quelle dorme dans la pierre la plus affreuse et la plus dure ?

Maintenant mon marteau frappe cruellement contre cette prison. La pierre se morcelle : que m’importe ?

Je veux achever cette statue : car une ombre m’a visitéla chose la plus silencieuse et la plus légère est venue auprès de moi !

La beauté du Surhumain m’a visité comme une ombre. Hélas, mes frères ! Que m’importent encoreles Dieux !…

Je fais ressortir un dernier point de vue. Le passage que j’ai souligné m’en fournit le prétexte. Pour une tâche dionysienne, la dureté du marteau, la joie même de la destruction, font partie, de la façon la plus décisive, des conditions premières. L’impératif « devenez durs ! », la certitude fondamentale que tous les créateurs sont durs9 voilà le véritable signe distinctif d’une nature dionysienne.—

FRÉDÉRIC NIETZSCHE.

Traduit par HENRI ALBERT. (A suivre.)



ECCE HOMO


COMMENT ON DEVIENT CE QUE L’ON EST « 


POURQUOI J’ÉCRIS DE SI BONS LIVRES


PAR DELA. LE BIEN ET LE MAL PRÉLUDE D’UNE PHILOSOPHIE DE X.’A VENIR


I.


La tâche qui incombait aux prochaines années était prescrite aussi sévèrement que possible. Après avoir accompli la partie affirmative de cette tâche, c’était le tour de la partie négative, où il fallait dire non, agir non. Il fallait entreprendre la transmutation de toutes les valeurs qui avaient eu cours jusqu’à présent, la grande guerre, l’évocation du jour où la bataille serait décisive. Pendantce temps je me suis aussi enquis lentement de natures semblables à la mienne, de celles qui, appuyées sur leur réserve de force, prêteraient la main à P œuvre de destraction.


Depuis cette époque tous mes écrits sont des hameçons que je lance. Peut-être que je m’entends mieux que n’importe qui à pêcher à la ligne ?… Si rien ne se laissa prendre, ce n’était pas de ma faute. Les poissons faisaient défaut


2.


Le livre (1886) est dans ses parties essentielles une critique de la modernité, les sciences modernes, les arts modernes, sans en exclure la politique moderne. Je donne également des indications au sujet du type contraire qui est aussi peu moderne que possible, un type noble, un type afBrmatif. Considéré ainsi, mon livre eslFécole du gentilhomme, le mot pris dans un sens plus intellectuel et plus radical qu’il n’a été fait jusqu’à présent. Rien que pour tolérer cette interprétation, il faut avoir du courage, il ne faut pas avoir appris la peur.


Toutes les choses dont notre époque est fière sont envisagées comme l’opposé de ce type ; j’y vois presque l’indice de mau-


ii) Voy.Mercure de France, a" 274, 375, 276 et 277.


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a« 


vaises manières. Je citerai, par exemple : la fameuse « objectivité » ; la « compassion avec tout ce qui souffre » ; le « sens historique » avec sa soumission devant le goût étranger, sa platitude devant les petits faits ; l’a esprit scientifique ».


—Si l’on considère que le livre est écrit après Zarathoustra, on devinera peut-être aussi le régime diététique d’où il tire son origine. L’œil qui,sous l’empire d’une nécessité formidable, a pris la mauvaise habitude de voir dans le lointain — Zarathoustra possède une plus longue vue que le tsar — est forcé à saisir ici d’un regard aigu ce qu’il y a de plus proche, le temps, ce qui se trouve autour de lui. On verra dans tous les détails, mais avant tout dans la forme, un pareil éloigne-ment despotique des instincts qui rendirent possible la création d’un Zarathoustra. Au premier plan il y a le raffinement dans la forme,dans l’intention, dans l’art du silence ; la psychologie est maniée avec une cruauté et une dureté voulues. Le livre tout entier ne contient pas un seul mot de bonté.


Toutcela repose. Qui donc saurait deviner en fin de compte quelle espèce de récréation rend nécessaire un tel gaspillage de bonté comme celui qui se trouve dans Zarathoustra ?… Pour parler théologiquement — écoutez, car je parle rarement en théologien—ce fut Dieu lui-même qui, sous la forme du serpent, se coucha sous l’arbre de la Connaissance, lorsqu’il eut accompli son oeuvre : il se reposait ainsi d’être Dieu. Tout ce qu’il avait fait, il l’avait fait trop beau… Le diable n’est que l’oisiveté de Dieu, à chaque septième jour…


GÉNÉALOGIE DE LA MORALE UNE ŒUVRE DE POLÉMIQUE


Les trois dissertations qui composent cette généalogie sont peut-être, pour ce qui concerne l’expression, l’intention et Tari de la surprise, ce qu’il a été écrit jusqu’à présent cîe plus inquiétant. Dionysos, on ne l’ignorepas, est aussi le dieu des ténèbres. Il y a là chaque fois un début qui doit induire en erreur ; ce début est froid, scientifique, ironique même ; il est mis en relief avec intention ; i ! est dilatoire à dessein. Peu à peu l’agitation augmente ; çà et là il y a des éclairs à l’horizon ; des vérités très désagréables viennent de loin avec de sourds grondements, jusqu’à ce qu’un tempo féroce soit ’’’atteint’’’, où ’’’tout’’’ se presse en avant avec une tension formidable. A la fin,


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l’on aperçoit chaque fois, au milieu de détonations absolument terribles, une nouvelle vérité, visible parmi d’épais nuaget.


La vérité de la première dissertation, c’est la psychologie du christianisme : la naissance du christianisme dans l’esprit du ressentiment, et non point, comme on pourrait le croire, dans Y « esprit »… De par toute son essence, c’est un mouvement de réaction, la grande insurrection contre la domination des valeurs nobles.


La seconde dissertation présentera psychologie de la conscience : celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, « la voix de Dieu dans l’homme ». C’est l’instinct de la cruauté qui se dirige en arrière, après qu’il ne lui a plus été possible de se décharger à l’extérieur. La cruauté, considérée comme un des plus anciens et des plus nécessaires fondements de fa civilisation, est ici mise en lumière pour la première fois.


La troisième dissertation résout le problème de l’origine de l’idéal ascétique et de sa puissance énorme, la puissance de l’idéal du prêtre, bien que cet idéal soit l’idéal nuisible par excellence, une volonté de la fin, un idéal de décadence. Celte puissance du prêtre provient non point du fait que Dieu est derrière lui, comme on pourrait le croire, mais du fait que l’idéal ascétique a été jusqu’à présent, faute de mieux, le seul idéal, un idéal qui n’avait pas de concurrence. « Car l’homme préfère vouloir le néant que de ne point vouloir du tout… » Avant tout un contre-idéal faisait défaut, jusqu’à l’apparition de Zarathoustra.


On m’a compris. Trois études préparatoires et déterminantes d’un psychologue, en vue d’une transmutation de toutes les valeurs. Ce livre contient la première psychologie de prêtre.


CRÉPUSCULE DES IDOLES COMMINT ON PHILOSOPHE À. COUPS DE MARTEAU


I.


Cet écrit qui n’a pas r5o pages, avec son allure à ta fois sereine et fatale — un démon qui rit — est la tâche de si peu de jours que j’ai des scrupules à en dire le nombre. Parmi tous les livres, il représente une exception ; il n’existe rien de plus substantiel, de plus indépendant, déplus révolutionnaire


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— de plus méchant. Si l’on veut se faire rapidement une idée à quel point avant moi tout était placé la tête en bas, îi faut commencer par la lecture de cet ouvrage. Ce qui, sur la page de titre, est appelé idole, c’est précisément ce qui jusqu’à présent a été appelé vérité. Crépuscule des idoles, cela signifie : la fin des vérités anciennes commence…


2.


II n’y a pas de réalïté,il a’y a pas « d’idéalité » qui ne soient touchées dans ce livre (— touché 1 quel euphémisme circonspect !) Non seulement les idoles éternelles, mais encore les plus jeunes, parconséquent ies plus séniles, « l’idée moderne » par exemple.Un grand vent souffle a travers les arbres, et, de tous les côtés, les fruits tombent sur le sol —ce sont des vérités. ÎI y a dans ce livre le gaspillage d’un automne trop abondant.Ou trébuche sur les vérités, on en écrase même quelques-unes, — elles sont trop !… Mais ce que l’on finit par prendre dans la main, ce n’est plus rien de problématique,ce sont des choses décisives. Moi seul, je tiens la mesure pour les « vérités », moi seul je suis capable de juger. C’est comme si une deuxième conscience s’était éveillée en moi, c’est comme si la « volonté » avait allumé en moi une lumière qui éclaire la pente oblique sur laquelle elle est descendue jusqu’à présent toujours plus bas… Cette pente oblique, on l’appelait le che-min de la « vérité « …C’en est tini de Y « obscure impulsion ». L’homme bon avait précisément le moins conscience du bon chemin… Et, très sérieusement,personne ne connaissait avant moi" le bon chemin, le chemin qui mène en haut. Ce n’est qu’à dater de moi qu’il existe de nouveau des espoirs, des tâches, des voies vers la culture dont le tracé est indiqué. Je suis le joyeux messager de cette culture… Par là même je suis aussi une fatalité. —


’’’3’’’.


Immédiatement après avoir terminé l’œuvre susdite, et sans même perdre un seul jour, j’attaquai la tâche formidable de la Transmutation, animé d’un sentiment de souveraine fierté que rien n’égale, certain à chaque minule de mon immortalité et inscrivant, un signe après l’autre, sur les tables d’airain, avec la certitude d’une fatalité.


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La préface fut écrite le 3 septembre 1888. Lorsque, le matin, après Tavoir rédigée, je sortis en plein air, je trouvai devant moi la plus belle journée que la Haute-Engadine m’eût jamais montrée, un jour transparent, ardent dans ses couleurs, recelant en lui tous les intermédiaires entre la glace et le midi. Je ne quittai Sils-Maria que le 20 septembre, retenu comme je Tétais par des inondations, n’étant bientôt et pour plusieurs jours que le seul hôte de ce lieu merveilleux à qui ma reconnaissance fera le don d’un nom immortel. Après un voyage plein d’incidents, où je fus même en danger de mort, atteignant tard dans la nuit Corne envahi par l’eau, je parvins à Turin le 21. Turin est mon lieu démontré et je l’ai choisi dès lors pour résidence. Je repris le même logement que j’avais déjà habité au printemps, Via Carlo Alberto 6m, en face du puissant palais Carignano, où est né Victor-Emmanuel, mes fenêtres ayant vue sur la place Charles-Albert et au sud sur un horizon bordé de collines. Sans hésitation, et sans me laisser distraire un moment, je me remis de nouveau au travail. Il ne me restait plus qu’à terminer le dernier quart de l’ouvrage. Le 3o septembre, grande victoire ; septième jour ; oisiveté d’un dieu qui se promène le long du Pô. Le même jour j’écrivis encore la préface du Crépuscule des Idoles, dont la correction d’épreuves m’avait servi de récréation durant le mois de septembre.


Je n’ai jamais vécu un semblable automne,jamais je n’aurais cru qu’une chose pareillefût possîblesur la terre,—un Claude Lorrain transporté dans l’infini, chaque jour d’une égale perfection effrénée. —


LE CAS WAGNER UN PROBLÈME MUSICAL


!.


Pour pouvoir rendre justice à cette œuvre,il fautsouffrir de la fatalité de la musique comme d’une plaie ouverte. — De quoije souffre, lorsque je souffre de la fatalité de la musique ? Je souffre de ce que la musique ait perdu son caractère affîr-maleur ettransfigurateur du monde, je souffre de cequ’elle soit une musique de décadence et non plus la flûte de Dionysos… En admettant cependant que l’on considère la cause de lamu-


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sique comme sa propre cause, comme l’histoire de sa propre souffrance, on trouvera que cet écrit est plein d’égards et qu’il est indulgent au delà de toute mesure. Etre joyeux dans ce cas et se persifler soi-même avec bonté — ridendo dicere sève-rum, alors que le uerum dicere justifierait toutes les duretés— c’est l’humanité même.Qui donc douleraitque jene sois capable, en vieil artilleur que je suis, de mettre en batterie contre Wagner mes lourdes pièces ? — Tout ce qu’il y avait de décisif en celte affaire, je l’ai réservé à part moi… J’aiaimé Wagner…


En fin de compte, il y a dans le sens que j’ai donné à ma tâche, dans la voie qu’elle suit, une attaque contre un subtil « inconnu » qu’un autre devinerait malaisément. Il me reste à démasquer encore bien d’autres 0 inconnus » qu’un Caglios-Iro de la musique. A vrai dire, il me reste aussi à tenter une attaque contre la nation allemande qui, dans les choses de l’esprit, devient de plus en plus paresseuse et pauvre dans ses instincts, de plus en plus honorable, cette nation allemande qui continue, avec un appétit enviable, à se nourrir de contradictions, qui avale la « foi » aussi bien que la science, la « charité chrétienne » aussi bien que l’antisémitisme, la volonté de puissance(del’« Empire ») aussi bienque l’évangile des humbles, sans en éprouver le moindre trouble de digestion. Ne jamais prendre fait et cause au milieu des contradictions ! Quel neutralité romantique ! Quel désintéressement ! Quel sens juste du gosier germanique qui confère à toutes choses des droits égaux, qui trouve que tout a du goût ! II n’y a pas à en douter, les Allemands sont des idéalistes…


Lorsque je me rendis en Allemagne pour la dernière fois, je trouvai le goût allemand préoccupé de rendre également justice à Wagner et au Trompette de Saekkingen (1). Moi-même je fus témoin de l’hommage que l’on rendit à Leipzig à l’un des musiciens les plus sincères et les plus allemands (le mot allemand pris dans son sens ancien, qui ne signifiait pas seulementallemand de l’Empire), le maître Henri Sénats. On fonda en son honneur une… Société Liszt, ayant pour but de cultiver et de répandre de la musique d’église rusée (2)… Il ne saurait y avoir aucun doute à ce sujet, les Allemands sont des idéalistes…


(’’’1’’’) ’’’Opéra de Nessler, d’après un poème de Scheffcl, très en vogue en Allemagne il y a vingt’’’ ans. — ’’’H. A’’’.


(’’’3’’’) ’’’Jeu de mot intraduisible sur Littt et’’’ listig (rusé).


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*’’’So’’’	’’’MKRCVRB DE FRANCK-ift-i-igor’’’)


2.


Mais ici rien ne m’empêchera d’être brutal et de dire anx Allemands quelques dures vérités : qui donc le ferait autrement ? Je parle de leur impudicité en matière historique. Non seulement les historiens allemands ont perdu complètement le coup d’œil vaste pour l’allure et pour la valeur de la culture, non seulement ils sont tous des pantins de la politique (ou de l’église), — ils vont même jusqu’à proscrire ce coup d’œil vaste. Il faut être avant tout « allemand », il faut être de la « race », alors seulement on a le droit de décider de toutes les valeurs et de toutes les non-valeurs en matière historique — on les détermine… « Allemand », c’est là un argument ; « FAllemagne* VAllemagne par-dessus tout », c’est un principe ; les Germains sont « Tordre moral » dans l’histoire ; par rapport à l’Empire romain ils sont les dépositaires de la liberté ; par rapport au xvin* siècle les restaurateurs de la morale, de I* « impératif catégorique »… Il y a une façon d’écrire l’histoire conforme Ô l’Allemagne de l’Empire ; il y a, je le crains, une façon antisémite d’écrire l’histoire, — il y a une façon d’écrire l’histoire pour la Cour^ et M. de Treitschke n’a pas honte…


Récemment une opinion d’idiot en matière historique, un mot de l’esthéticien souabe Vischer, heureusement décédé depuis, fit le tour des journaux allemands, comme une « vérité » que tout bon Allemand devrait approuver. Voici ce mot : « La Renaissance et la Réforme, toutes deux réunies, forment an tout ; elles constituent une régénération esthétique et une régénération morale. » — Quand j’entends de pareilles choses, ma patience est à bout, et j’ai envie de dire aux Allemands tout ce qu’ils ont déjà sur la conscience, je considère même que c’est un devoir de le leur dire. Ils ont sur la conscience tous les grands crimes contrela culture des quatre derniers siâclest


Et ceci toujours pour la même raison, à cause de leur profonde lâcheté en face de la réalité, qui est aussi la lâcheté en face de la vérité, à cause de leur manque de franchise qui chez eux est devenu une seconde nature, à cause de leur « idéalisme »… Les Allemands ont frustré l’Europe de la moisson qu’appor-tail la dernière grande époque, l’époque de la Renaissance, ils ont détourné le sens de cette époque, à un moment où une hiérarchie supérieure, où les valeurs nobles qui affirment la


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rie et qui garantissent l’avenir, étaient devenues triomphantes, au siège même des valeurs opposées, des valeurs de décadence, — devenues triomphantes dans les instincts mêmes de ceux qui s’y trouvaient !


Luther, ce moine fatal, a rétabli l’Eglise et, ce qui est mille fois plus grave, il a rétabli le christianisme, au moment où il succombait. Le christianisme, c’est celte négation de la volonté de vivre érigée en religion… Luther est un moine impossible qui, à cause de son « impossibilité », attaqua l’église et — par conséquent — provoqua son rétablissement… Les catholiques auraient des raisons pour célébrer des fêtes de Luther, pour composer desdrames en son honneur… Luther… et la « régénération morale » 1 Le diable soit de toute psychologie J — Sans aucun doute, les Allemands sont des idéalistes I


Deux fois déjà, lorsque, avec une bravoure extraordinaire et un formidable effort sur soi-même, un mode de penser absolument scientifique parvenait à se réaliser, les Allemands ont su trouver des voies détournées, pour revenir à l’ancien « idéal », pour réconcilier la vériléet Y « idéal » et ce n’étaient, en somme, que des formule » pour le droit de décliner la science, le droit au mensonge. Leibniz et Kant — ce sont les deux plus grands entraveurs de la véracité intellectuelle en Europe !


Enfin, lorsque, sur le pont entre deux siècles de décadence, une force majeure de génie et de volonté apparut enfin, une force assez grande pour faire de l’Europe une unité politique et économique qui eut dominé le monde, les Allemands ont, avec leurs « guerres d’indépendance », frustré l’Europe de la signification merveilleuse que recelait l’existence de Napoléon. De ce fait, ils ont sur la conscience tout ce qui est venu depuis lors, tout ce qui existe aujourd’hui ; ils ont sur la conscience cette maladie, cette déraison, la plus contraire à la culture qu’il y ait, le nationalisme, cette névrose nationale dont l’Europe est malade, cette prolongation à l’infini des petits Etats en Europe, de la petite politique. Us ont enlevé à l’Europe sa signification et sa raisont ils l’ont poussée dans un cul-de-sac. — Qui donc connaît, en dehors de moi, le chemin qui la fera sortir de ce cul-de-sac ?… Une tâche assez grande pour lier de nouveau les peuples ?…


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3.


Et, en fin de compte, pourquoi ne formulerais-je pas mon soupçon ? Dans mon cas particulier, les Allemands essayeront de nouveau tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’une destinée formidable accouche d’une souris (i). Jusqu’à présent, ils se sont compromis avec moi, et je doute fort qu’il ne fassent pas mieux dans l’avenir. Hélas ! combien il me serait doux d’être ici un mauvais prophète !…


Mes lecteurs et mes auditeurs naturels sont maintenant déjà des Russes, des Scandinaves et des Français. Le seront-ils toujours davantage ? — Les Allemands ne sont représentés dans l’histoire de la Connaissance que par des noms équivoques, ils n’ont jamais produit que des faux monnayeurs « inconscients » (cette épilhète convient à Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hegel, Schleiermacher aussi bien qu’à Kant et à Leibnitz ; ils ne sont tous que des faiseurs de voiles) (2). Les Allemands nedoivent jamais avoir l’honneur de voir l’esprit le plus droit dans l’histoire de l’esprit, l’esprit dans lequel la vérité fait justice des faux monnayeurs de quatre mille ans, se confondre avec l’esprit allemand. L’ « esprit allemand » est pour moi une atmosphère viciée. Je respire mal dans le voisinage de cette malpropreté en matière psychologique, qui est devenue une seconde nature, de cette malpropreté que laissedeviner chaque parole, chaque attitude d’un Allemand.


Les Allemands n’ont jamais traversé un dix-septième siècle de sévère examen de soi-même, comme les Français. Un La Rochefoucauld, un Descartes sont cent fois supérieurs en loyauté aux premiers d’entre eux. Les Allemands n’ont pas eu jusqu’à présent de psychologues. Or, la psychologie est presque la mesure pour la propreté ou la malpropreté d’une race… Et, dès lors que l’on n’est pas propre, comment pourrait-on avoir de la profondeur ? Il en est de l’Allemand, presque comme de la femme, on n’arrive jamais à atteindre le fond, parce qu’il n’y en a pas, voilà tout. Mais, quand il en est ainsi, on n’est même pas plat. — Ce que l’on appelle en Allemagne « profond », c’est précisément celte malpropreté d’instinct à l’égard de soi-même, dont je viens de parler. On


(i) Les prescriptions de la récente • fondation Nietzsche » montrent qae les soupçons au philosophe n’étaient qae trop justifiés. — H. A. (a) Jeu de mot sur le nom de Schleiermacher, qui signifie « faiseur de voiles •.


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ne veut pas voir clair au fond de son propre être. Me permet -tra-t-on de proposer le mot « allemand », comme monnaie internationale, pour désigner cette dépravation psychologique ?


Voyez, par exemple, l’empereur allemand. Il dit qu’il croit que c’est son « devoir de chrétien » de délivrer les esclaves de l’Afrique. Parmi nous autres Européens on appellerait cela simplement « allemand »… Les Allemands ont-ils seulement produit un seul livre qui ait de la profondeur ? Ils ne possèdent même pas le sens de ce que c’est qu’un livre profond. J’ai connu des savants qui considéraient Kant comme profond ; je crains fort qu’à la Cour de Prusse on ne tienne M. de Treitsch-ke pour un écrivain profond. Et quand, à l’occasion, je vante Stendhal comme un psychologue, il m’est arrivé que des professeurs d’université allemande me demandent d’épeler ce nom…


’’’4’’’-


Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’au bout ? J’aime à faire table rase. Je m’enorgueillis même de passer pour le contempteur des Allemands par excellence. La méfiance que m’inspirait le caractère allemand je l’ai déjà exprimée à l’âge de vingt-six ans (troisième Considération inactuelley page 71). Les Allemands sont pour moi quelque chose d’impossible. Quand je veux imaginer une espèce d’homme absolument contraire à tous mes instincts, c’est toujours un Allemand qui se présente à mon esprit. La première chose que je me demande, lorsque je scrute un homme jusqu’au fond de son âme, c’est s’il possède le sentiment de la distance, s’il observe partout le rang, le degré, la hiérarchie d’homme à homme, s’il sait distinguer. Par là on est gentilhomme. Dans tout autre cas on appartient sans rémission à la catégorie si large et si débonnaire de la canaille. Or, les Allemands sont canaille — hélas ! ils sont si débonnaires… On s’amoindrit par la fréquentation des Allemands : les Allemands placent sur le même niveau.


Si je fais abstraction de mes rapports avec quelques artistes, avant tout avec Richard Wagner, je n’ai pas vécu une seule heure agréable avec des Allemands… Admettons que l’esprit le plus profond de tous les siècles apparaisse parmi les Allemands, une créature quelconque, de celles qui sauvent


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le Capilole, s’imaginerait que sa vilaine âme a au moins autant d’importance que lui…


Je ne saurais tolérer le voisinage de cette race qui ne possède aucun doigté pour la nuance — malheur à moi, je suis nuance 1 de cette race qui ne possède aucun esprit dans les pieds et qui ne sait même pas marcher… Tout compte fait, les Allemands n’ont pas du toutde pieds, ils n’ont que des jambes… Les Allemands n’ont aucune idée à quel point ils sont vulgaires, et ceci est le superlatif de la vulgarité, — ils iCont même pat honte de n’être que des Allemands… Ils veuleut dire leur mot à propos de tout, ils considèrent eux-mêmes leur opinion comme décisive, je crains même fort qu’ils n’aient décidé de moi… Toute ma vie est la démonstration rigoureuse de ces affirmations. C’est en vain que j’ai cherché une preuve de tact, de délicatesse à mon égard. Je l’ai trouvée chez des juifs, jamais chez des Allemands.


C’est dans ma nature d’être doux et bienveillant à Pégard de tout le monde. J’ai le droit de ne pas faire de dilîérence. Cela ne m’empêche pas d’avoir les yeux ouverts. Je n’excepte personne et, moins que personne, mes amis. J’espère, en lin de compte, que cela n’a pas nui aux preuves d’humanité que je leur ai données. Il y a cinq ou six choses dont j’ai toujours fait une question d’honneur. Malgré cela, il demeure certain que presque chaque lettre qui m’est parvenue depuis des années m’a fait l’effet de quelque chose de cynique. H y a plus de cynisme dans la bienveillance dont on fait preuve à mon endroit que dans une haine quelconque. Je le dis en plein visage à tous mes amis, aucun d’eux n’a pensé qu’il valait la peine d’étudier n’importe laquelle de mes œuvres. Je devine aux plus légers indices qu’ils ne savent même pas ce qui s’y trouve. Pour ce qui en est même de mon Zarathoustra, lequel de mes amis aurait pu y voir autre chose qu’une présomption illicite, heureusement in offensive ?…


Dix années se sont écoulées, et personne en Allemagne ne s’est fait un devoir de conscience de défendre mon nom contre le silence absurde dont on l’a enveloppé. Ce fut un étranger, un Danois, qui le premier eut assez de subtilité instinctive et assez de courage pour se révolter contre mes prétendus amis… A quelle université allemande’serait-il possible de faireaujour-d’hui des cours sur ma philosophie, comme ceux que ht au


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printemps dernier le docteur Georges Brandés,à Copenhague, qui par là démontra une fois de plus qu’il est psychologue ?


Moi-même, je n’ai jamais souffert de tout cela. Ce qui est nécessaire ne me blesse pas ; amorfati, c’est là ma nature la plus intime. Mais cela n’exclut pas que j’aime l’ironie et même l’ironie universelle. Et c’est ainsi que, deux ans environ avant le coup de fondre destructeur que sera la Transmutation et qui fera tomber la terre en convulsions, j’ai envoyé dans le monde le Cas Wagner, il était dit que les Allemands se tromperaient encore une fois sur mon compte et qu’ils s’immor-toi’itéraient ainsi ! Ils en ont encore le temps ! — Y sont-ils parvenu* ? C’est À ravir, messieurs les Germains ! Je vous fais mon compliment…


POURQUOI JE SUIS UNE FATALITÉ


I*


Je connais ma destinée. Un jour s’attachera à mon nom le souvenir de quelque chose de formidable, — le souvenir d’une crise comme il n’y en eut jamais sur terre, le souvenir de la plus profonde collision des consciences, le souvenir d’un jugement prononcé contre tout ce qui jusqu’à présent a été cru, exigé, sanctifié. Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. Et, avec cela, il n’y a en moi rien d’un fondateur de religion. Les religion* sont les affaires de la populace. J’ai besoin de me laver les mains, après avoir été en contact avec des hommes religieux… Je ne veux pas de « croyants », je crois que je suis trop méchant pour cela, je ne crois même pas en moi-même. Je ne parle jamais aux masses… J’ai une peur épouvantable qu’on ne veuille un jour me canoniser. On devinera pourquoi je publie d’abord ce livre ; il doit éviter qu’on se serve de moi pour faire du scandale… Je ne veux pas être pris pour un saint, il me plairait davantage d’être pris pour un pantin… Peut-être suis-jc un pantin… Et malgré cela — ou plutôt non, pas malgré cela, car, jusqu’à présent, il n’y a rien de plus menteur qu’un saint — malgré cela la vérité parle par ma bouche. — Mais ma vérité est épouvantable, car jusqu’à présent c’est le mensonge qui a été appelé vérité.


Transmutation de toutes les valeursy voilà ma formule pour an acte de suprême détermination de soi, dans l’humanité,


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qui, en moi, s’est faite chair et génie. Ma destinée veut que je sois le premier honnête homme, elle veut que je me sache en contradiction arec des milliers d’années… Je fus le premier à découvrir la vérité,par le fait que je fus le premier à considérer le mensonge comme un mensonge, à le sentir comme tel. Mon génie se trouve dans mes narines. Je proteste comme jamais il n’a été protesté, et pourtant je suis le contraire d’un esprit négateur. Je suis un joyeux messager comme il n’y en eut jamais, je connais des tâches qui sont d’une telle hauteur que la notion en a fait défaut jusqu’à présent. Ce n’est que depuis que je suis venu qu’il y a de nouveau des espoirs. Avec tout cela je suis nécessairement aussi l’homme de la fatalité. Car, quand la vérité entrera en lutte avec le mensonge millénaire, nous aurons des ébranlements comme il n’y en eut jamais, une convulsion de tremblements de terre, un déplacement de montagnes et de vallées, tels que l’on n’en a jamais rêvé de pareils. L’idée de politique sera alors complètement absorbée par la lutte des esprits. Toutes les combinaisons de puissances de la vieille société auront sauté en l’air — elles sont toutes appuyées sur le mensonge. Il y aura des guerres comme il n’y en eut jamais sur la terre. C’est seulement à partir de moi qu’il y a dans le monde une grande politique.


2.


Veut-on la formule d’unepareîlle destinée qui se fait homme ? Elle se trouve dans mon Zarathoustra ;


Et celui qui veut être créateur dans le bien et dans le mal devra d’’abord être destructeur et briser des valeurs.


Ainsi le suprême mal fait partie du suprême bien, mais le suprême bien est créateur.


Je suis de beaucoup l’homme le plus terrible qu’il y eut jamais ; cela n’exclut pas que je devienne le plus bienfaisant. Je connais la joie de détruire à un degré qui est conforme à ma force de destruction. Dans les deux cas j’obéis à ma nature dionysienne qui ne saurait séparer une action négative d’une affirmation. Je suis le premier immoraliste.C’est ainsi que je suis le destructeur par excellence.


3.


On ne m’a pas demandé, on aurait dû me demander, ce que


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signifie, dans la bouche du premier immoraliste, le nom de Zarathoustra : car ce qui fait le caractère formidable et unique de ce Persan dans l’histoire, c’est précisément le contraire de qu’il est chez moi. Zarathoustra fut le premier à apercevoir, dans la lutte du bien et du mal, le véritable rouage dans le jeu des choses. La transposition de la morale dans la métaphysique, de la morale considérée comme force, comme cause et comme but par excellence, voilà son œuvre. Mais cette question pourrait au fond être considérée déjà comme une réponse. Zarathoustra créa cette fatale erreur qu’est la morale ; par conséquent il doit aussi être le premier à reconnaître son erreur. Non seulement il possède ici une expérience plus longue et plus profonde que d’autres penseurs — toute l’histoire n’est pas autre chose que la réfutation par l’expérience de la proposition relative au prétendu « ordre moral » — mais, et ceci est le plus important, il est plus véridique que tout autre penseur. Sa doctrine, et elle seule, présente la véracité comme vertu supérieure — c’est-à-dire qu’il l’oppose à la lâcheté de F « idéalisme », lequel prend la fuite devant la réalité ; Zarathoustra est plus brave que tous les penseurs réunis. Dire la vérité, savoir bien tirer de rare, c’est là la vertu persane. — Me comprend-on ?… La victoire de la morale sur elle-même, par véracité, la victoire du moraliste sur lui-même, pour aboutir à son contraire, à mois c’est ceci que signifie dans ma bouche le nom de Zarathoustra.


Au fond, ce sont deux négations que renferme pour moi le mot immoraliste. Je contredis, d’une part, à un type d’homme qui était considéré jusqu’à présent comme le type supérieur, l’homme bon, bienveillant, charitable ; je contredis, d’autre part, à une espèce de morale qui a acquis de l’importance, qui est devenue puissante comme morale en soi : la morale de décadence, pour m’exprimer d’une façon plus précise, la morale chrétienne. Il sera permis de considérer la seconde contradiction comme la plus décisive, vu que l’estimation trop haute de la bonté et de la bienveillance, si on les juge en grand, apparaît déjà comme un résultat de la décadence, comme symptôme de faiblesse, comme incompatible avec une vie qui s’élève et qui affirme. Une des conditions


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essentielles de l’affirmation c’est la négation et la destruction.


Je m’arrête tout d’abord à la psychologie de l’homme bon. Pour évaluer ce que vaut un type d’homme, il faut calculer le prix que coûte sa conservation, — il faut connaître ses conditions d’existence. La condition d’existence de l’homme bon, c’est le mensonge. Pour m’exprimer autrement, c’est la volonté de ne pas voir, à tout prix, comment la réalité est faite en somme. Elle n’est pas faite pour inviter sans cesse à agir les instincts bienveillants et encore moins pour permettre sans cesse l’intervention de mains ignorantes et bonnes. Considérer en général les calamités de toute espèce comme une objection, comme quelque chose qu’il faut supprimer, c’est la niaiserie par excellence, une niaiserie qui peut provoquer de véritables malheurs, si l’on juge les choses de haut, une fatalité de bêtise — presque aussi bète que le serait la volonté de supprimer le mauvais temps, par exemple, par pitié pour les pauvres gens…


Dans la grande économie générale, les coups terribles de la réalité (dans les passions, les désirs, la volonté de puissance) sont nécessaires en une mesuré incalculable, bien plus que cette forme du bonheur mesquin que l’on appelle la « bonté ». 11 faut même être indulgent pour accorder une place à cette dernière, vu qu’elle a pour condition le mensonge des instincts. J’aurai l’occasion de démontrer les conséquences inquiétantes au delà de toute mesure que peut avoir pour l’histoire tout entière Y optimisme, celte création des homines optimi. Zarathoustra fut le premier à comprendre que l’optimiste est aussi décadent que le pessimiste et peut-être plus nuisible. Voici ses paroles :


Les hommes bons ne disent jamais la vérité. Les hommes bons vous enseignent de faux arts et de fausses certitudes. Vous êtes nés et vous avez été abrités dans les mensonges des bons. Tout a été foncièrement déformé et perverti par les bons.


Heureusement que le monde n’est pas construit en vue des instincts où la bète de troupeau au cœur bon trouverait son propre bonheur. Exiger que tous les « hommes bons », toutes les bêtes du troupeau aient des yeux bleus, de la bienveillance, une « belle âme » — ou, comme le désire M. Herbert Spencer, qu’ils deviennent altruistes — ce serait enlever à.


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l’existence son grand caractère, ce serait châtrer l’humanité et l’abaisser à une misérable chinoiserie. — Et c’est là ce que Con a essayétC’est cela précisément que F on a appelé morale… Dans ce sens, Zarathoustra appelle les bons, tantôt « les derniers hommes », tantôt le « commencement de la tin », avant tout il les considère comme l’espèce d’homme la plus dangereuse, vu qu’ils imposent leur existence, aussi bien au prix de la vérité qu’au prix de l’avenir.


Les bons ne peuvent pas créer, ils sont toujours le com mencement de la fin. — — — — Ils crucifient celui qui inscrit des valeurs nouvelles sur de nouvelles tables ; ils sacrifient t avenir à eux-mêmes, ils crucifient tout Pavenir des hommes ! — — — — Les bonsils furent toujours le commencement de la finEt quelque soit le dommage qu’occasionnent lescalomnia-teursdn monde, le dommage causé par les bons est le dommage le plus grand. — — — 5.


Zarathoustra, le premier psychologue des hommes bons, est par conséquent— un ami du mal. Quand une espèce décadente d’hommes est montée au rang de l’espèce la plus haute, elle n’a pu s’élever ainsi qu’au détriment de l’espèce contraire, l’espèce des hommes foris et certains de la vie. Quand la bête de troupeau rayonne dans la clarté de la vertu la plus pure, l’homme d’exception est forcément abaissé à un degré inférieur, au mal. Quand le mensonge à tout prix accapare le mot « vérité »,pour le faire rentrer dans son optique, l’homme véritablement véridique se trouve désigné sous les pires noms.Zarathous-tra ne laisse ici aucun doute : il dit que c’est la connaissance des hommes bons, des « meilleurs », qui lui a inspiré la terreur de l’homme ; c’est de cette répulsion que lui son nées des ailes, « pour planer au loin dans des avenirs lointains ». Il ne cache pas que son type homme, un type relativement surhumain, est surhumain précisément par rapport aux hommes bons, que les bons et les justes appelleraient démon son Surhumain. »


Hommes supérieurs que rencontre mon œil, ceci est le doute que vous m’inspirez et mon rire secret : j’ai deviné que vous appelleriez mon Surhumaindémon / Vous êtes tellement


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étrangers à la grandeur, dans votre âme, que le Surhumain vous paraîtrait terrible dans sa bonté


C’est de ce passage el d’aucun autre qu’il faut partir ’’’pour’’’ comprendre ce que veut Zarathoustra. Cette espèce d’hommes qu’il conçoit conçoit la réalité telle quelle est : elle est assez forte pour cela. La réalité ne lui paraît pas étrangère et éloignée, elle est pareille à elle-même, elle renferme en elle-même tout ce que cette espèce a de terrible et de problématique, car c’est par là seulement que l’homme peut avoir de la grandeur


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Mais, dans un autre sens encore, j’ai choisi le mot immoraliste comme insigne et comme emblème pour moi. Je suis heureux d’avoir ce mol qui me met en relief en face de toute l’humanité. Personne encore n’a considéré la morale chrétienne comme quelque chose qui se trouve au-dessous de lui ; il faut pour cela une hauteur, un coup d’ceil dans le lointain, une profondeur psychologique absolument inouïs. La inorale chrétienne fut jusqu’à présent la Circé de tous les penseurs, — ils s’étaient mis à son service. — Qui donc, avant moi, est descendu dans les cavernes d’où jaillit l’haleine empoisonnée de cet espèce d’idéal, l’idéal des calomniateurs du monde ? Qui donc a osé se douter seulement que c’étaient là des cavernes ? Oui donc, avant moi, fut, parmi les philosophes, un psychologue, et non point l’opposé du psychologue, un « charlatan supérieur », un « idéaliste » ? Avant moi, il n’y a pas eu de psychologie.


Etre ici le premier, cela peut être une malédiction, mais c’est dans tous les cas une fatalité, car c’est aussi, en tant que premier, que Ton méprise… Le dégoût de l’homme, voilà mon danger…


7-M’a-t-on compris ? — Ce qui me délimite, ce qui me met à part de tout le reste de l’humanité, c’est d’avoir découvert la morale chrétienne. C’est pourquoi j’avais besoin d’un mot qui possédât le sens d’un défi lancé à chacun. De n’avoir pas Ouvert les yeux plus tôt, à ce sujet, c’est pour moi la plus grande malpropreté que l’humanité ail sur la conscience. J’y vois la duperie de soi faite instinct, la volonté d’ignorer par


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principe tout ce qui arrive, toute cause, toute réalité, une sorte de faux monnayage en matière psychologique qui va jusqu’au crime. L’aveuglement devant le christianisme, c’est là le crime par excellence — le crime contre la vie. Les millénaires, les peuples, les premiers aussi bien que les derniers, les philosophes et les vieilles femmes — déduction faite de cinq ou six moments de l’histoire et de moi comme le septième — sur ce point ils se valent tous. Le chrétien a été jusqu’à présent r « être moral » par excellence, une curiosité sans exemple — et, en tant qu* « être moral », il fut plus absurde, plus mensonger, plus vaniteux, plus frivole, il s’est nui plus à lui-même que ne saurait l’imaginer même en rêve le plus grand contempteur de l’humanité. La morale chrétienne — la forme la plus maligne de la volonté du mensonge — elle est la Cir-cé de l’humanité, c’est elle qui l’a corrompue. Ce n’est pas l’erreur, en tant qu’erreur, qui m’épouvante en face de ce spectacle, ce n’est pas le manque de « bonne volonté » qui dure depuis des millions d’années, le manque de discipline, de bienséance, de bravoure dans les choses de l’esprit qui se laisse deviner dans la victoire de cette morale, c’est le manque de naturel, c’estcetétat de faits épouvantable que la contre-nature elle-même a reçu les honneurs suprêmes sous le nom de morale et qu’elle est restée suspendue au-dessus de l’humanité comme sa loi, son impératif catégorique !…


Peut-on se méprendre à ce point, non pas en tant qu’individu, non pas en tant que peuple, mais en tant qu’humanité ?… On a enseigné à mépriser les tout premiers instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une « âme », d’un « esprit », pour faire périr le corps ; dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d’impur ; dans la plus profonde nécessité de la croissance, dans le sévère amour de soi (le mot lui-même est déjà injurieux !) on a cherché un principe mauvais ; au contraire, dans le signe typique de la dégénérescence et de la contradiction des instincts, dans le « désintéressement », dans la perte du point d’appui, dans l’impersonnel et l’amour du prochain, on aperçoit la valeur supérieure, que dis-je, la valeur par excellence… Gomment ? l’humanité elle-même serait-elle en décadence ? le fut-elle toujours ? — Ce qui est certain, c’est qu’on ne lui a jamais pré-


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sente que des valeurs de décadence sous le nom de valeurs supérieures. La morale du renoncement à soi est par excellence la morale de dégénérescence, c’est la constatation : « je suis en train de périr » traduite par cet impératif : « vous devez tous périr », et non pas seulement par l’impératif !..* Cette seule morale quia été enseignée jusqu’à présent, la morale du renoncement, laisse deviner la volonté d’en finir, elle nie la vie à la base même de la vie.


Ici une possibilité demeure ouverte : ce n’est pas l’humanité qui est en dégénérescence, c’est seulement cette espèce parasitaire d’hommes, l’espèce des prêtres^ qui, par le monde, en s’aidant du mensonge, est parvenue à s’élever à la qualité d’arbitre pour la détermination des valeurs, qui a trouvé dans la morale chrétienne un moyen pour parvenir à la puissance… Et, de fait, ceci est ma conviction : les maîtres, les conducteurs de l’humanité furent tous des théologiens et tous aussi des décadents : de là vient la transmutation de toutes les valeurs en une inimitié de la vie, de là vientla morale… Défi-nitiqn de la morale : La morale c’est Tidiosyncrasie du décadent avec l’intention cachée de tirer vengeance de la vie — et cette intention a été couronnée de succès. J’attache de la valeur à cette définition.


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M’a-t-on compris ? — Je n’ai pas dit un mot tout à l’heure qui n’a pas été dit il y a cinq ans déjà, par la bouche de Zarathoustra. — La découverte de la morale chrétienne est un événement qui n’a pas son égal, une véritable catastrophe. — Celui qui donne des éclaircissements à son sujet est une force majeure, une fatalité, — il brise l’histoire de l’humanité en deux tronçons. On vit avant lui, on vit après lui… La foudre de la vérité a frappé ce qui jusqu’à présent était placé le plus haut. Que celui qui comprend ce qui a été détruit là, regarde s’il lui reste encore quelque chose entre les mains. Tout ce qui jusqu’à présent s’est appelé vérité a été démasqué comme le mensonge le plus dangereux,le plus perfide, le plus souterrain ; le prétexte sacré de rendre les hommes « meilleurs » apparat ! comme une ruse pour épuiser la vie eile-môme,pour l’anémier en lui tirant le sang. La morale considérée comme vampirisme… Celui qui découvre la morale a découvert, en même


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temps, la non-valeur de toutes les valeurs auxquelles on croit

et auxquelles on croyait.il ne voit plus rien de vénérable dans les types les pins vénérés de l’humanité, dans ceux mêmes qui ont été canonisés, il y voit la forme la plus fatale des êtres mal venus, fatale, parce qu’elle fascine… La notion de « Dieu »a été inventée comme antinomie de la vie, — en elle se résume, en une unité épouvantable, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomniateur, toute L’inimitié contre la vie.La notion de J’ « au- delà » du « monde-vérité » n’a été inventée que pour déprécier le seul monde qu’il y ait, — pour ne plus conserver à notra réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche 1 La notion de V « âme », 1’ « esprit » et en fin de compte même de r « âme immortelle »,a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade — « sacré » — pour apporter à toutes les choses qui méritent du sérieux dans la vie— les questions de nourriture, de logement, de régime intellectuel, les soins adonner aux malades, la propreté, la température — la plus épouvantable insouciance ! Au lieu de la santé, le « salut de l’âme » —je veux dire une folie circulaire qui va des convulsions de la pénitence à l’hystérie de la rédemption I La notion du « péché » a été inventée en même temps que l’instrument de torture qui la complète, le « libre-arbitre » pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l’égard des instincts une seconde nature 1 Dans la notion du « désintéressement », du « renoncement à soi » se trouve le véritable emblème de la décadence. L’attrait qu’exerce tout ce qui est nuisible, l’inca pacité de discerner son propre intérêt, la destruction de soi sont devenus des qualités, c’est le « devoir », la « sainteté », la « divinité » dans l’hommeI Enfin — et c’est ce qu’il y a de plus terrible — dans la notion de l’homme bon, on prend parti pour tout ce qui est faible, malade, mal venu, pour tout ce qui souffre de soi-même, pour tout ce qui doit disparaître. La loi de la sélection est contrecarrée. De l’opposition à l’homme fier et d’une bonne venue, à l’homme affirmatif qui garantit l’avenir, on fait un idéal. Cet homme devient l’homme méchant… Et l’on a ajouté foi à tout cela, sou* le nom de morale t —Écrasez l’infâme !


9-M’a-t-on compris ?— Dionysos en face du crucifié. ».


FRÉDÉRIC NIETZSCHE. Traduit par BENHI ALBERT.