Le Coffret de santal (éd. 1879)/Distrayeuse

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Le Coffret de santalTresse (p. 251-256).
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DISTRAYEUSE



La chambre est pleine de parfums. Sur la table basse, dans des corbeilles, il y a du réséda, du jasmin et toutes sortes de petites fleurs rouges, jaunes et bleues.

Blondes émigrantes du pays des longs crépuscules, du pays des rêves, les visions débarquent dans ma fantaisie. Elles y courent, y crient et s’y pressent tant, que je voudrais les en faire sortir.

Je prends des feuilles de papier bien blanc et bien lisse, et des plumes couleur d’ambre qui glissent sur le papier avec des cris d’hirondelles. Je veux donner aux visions inquiètes l’abri du rythme et de la rime.

Mais voilà que sur le papier blanc et lisse, où glissait ma plume en criant comme une hirondelle sur un lac, tombent des fleurs de réséda, de jasmin et d’autres petites fleurs rouges, jaunes et bleues.

C’était Elle, que je n’avais pas vue et qui secouait les bouquets des corbeilles sur la table basse.

Mais les visions s’agitaient toujours et voulaient repartir. Alors, oubliant qu’Elle était là, belle et blanche, j’ai soufflé contre les petites fleurs semées sur le papier et je me suis repris à courir après les visions, qui, sous leurs manteaux de voyageuses, ont des ailes traîtresses.

J’allais en emprisonner une, — sauvage fille au regard vert, — dans une étroite strophe,

Quand Elle est venue s’accouder sur la table basse, à côté de moi, si bien que ses seins irritants caressaient le papier lisse.

Le dernier vers de la strophe restait à souder. C’est ainsi qu’Elle m’en a empêché, et que la vision au regard vert s’est enfuie, ne laissant dans la strophe ouverte que son manteau de voyageuse et un peu de la nacre de ses ailes.

Oh ! la distrayeuse !… J’allais lui donner le baiser qu’elle attendait, quand les visions remuantes, les chères émigrantes aux odeurs lointaines ont reformé leurs danses dans ma fantaisie.

Aussi, j’ai oublié encore qu’Elle était là, blanche et nue. J’ai voulu clore l’étroite strophe par le dernier vers, indestructible chaîne d’acier idéal, niellée d’or stellaire, qu’incrustaient les splendeurs des couchants cristallisées dans ma mémoire.

Et j’ai un peu écarté de la main ses seins gonflés de désirs irritants, qui masquaient sur le papier lisse la place du dernier vers. Ma plume a repris son vol, en criant comme l’hirondelle qui rase un lac tranquille, avant l’orage.

Mais voilà qu’Elle s’est étendue, belle, blanche et nue, sur la table basse, au-dessous des corbeilles, cachant sous son beau corps alangui la feuille entière de papier lisse.

Alors les visions se sont envolées toutes bien loin, pour ne plus revenir.

Mes yeux, mes lèvres et mes mains se sont perdus dans l’aromatique broussaille de sa nuque, sous l’étreinte obstinée de ses bras et sur ses seins gonflés de désirs.

Et je n’ai plus vu que ce beau corps alangui, tiède, blanc et lisse où tombaient, des corbeilles agitées, les résédas, les jasmins et d’autres petites fleurs rouges, jaunes et bleues.



LE MEUBLE



À Madame Mauté de Fleurville



Il m’a fallu avoir le regard bien rapide, l’oreille bien fine, l’attention bien aiguisée,

Pour découvrir le mystère du meuble, pour pénétrer derrière les perspectives de marqueterie, pour atteindre le monde imaginaire à travers les petites glaces.

Mais j’ai enfin entrevu la fête clandestine, j’ai entendu les menuets minuscules, j’ai surpris les intrigues compliquées qui se trament dans le meuble.

On ouvre les battants, on voit comme un salon pour des insectes, on remarque les carrelages blancs, bruns et noirs en perspective exagérée.

Une glace au milieu, une glace à droite, une glace à gauche, comme les portes dans les comédies symétriques. En vérité ces glaces sont des portes ouvertes sur l’imaginaire.

Mais une solitude évidemment inaccoutumée, une propreté dont on cherche le but en ce salon où il n’y a personne, un luxe sans raison pour un intérieur où ne régnerait que la nuit.

On est dupe de cela, on se dit « c’est un meuble et voilà tout », on pense qu’il n’y a rien derrière les glaces que le reflet de ce qui leur est présenté.

Insinuations qui viennent de quelque part, mensonges soufflés à notre raison par une politique voulue, ignorances où nous tiennent certains intérêts que je n’ai pas à définir.

Pourtant je n’y veux plus mettre de prudence, je me moque de ce qui peut en arriver, je n’ai pas souci des rancunes fantastiques.