Vers et Prose (Mallarmé)/Seconde divagation

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SECONDE DIVAGATION


CÉRÉMONIALS


» Quelle représentation, le monde y tient : un livre, dans notre main, s’il énonce quelque idée auguste, supplée à tous les théâtres, non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement, au contraire. Le ciel métaphorique qui se propage à l’entour de la foudre du vers, artifice évocateur par excellence au point de simuler peu à peu et d’incarner les héros eux-mêmes (juste dans ce qu’il faut apercevoir pour n’être pas gêné de leur présence, bref le mouvement), ce spirituellement et magnifiquement illuminé fond d’extase, c’est, c’est bien le pur de nous-mêmes par nous porté, toujours prêt à jaillir à l’occasion laquelle dans l’existence ou hors l’art fait toujours défaut. Musiques certes que l’instrumentation d’un orchestre tend à reproduire seulement et à feindre. Admirez dans sa toute-puissante simplicité ou foi en un moyen vulgaire et supérieur, l’élocution, puis la métrique l’affinant à une expression dernière, comme quoi un esprit qui se réfugia au vol de plusieurs feuillets, défie la civilisation négligeant de construire à son rêve, faute du motif qu’elles aient lieu, la salle prodigieuse et la scène. Le mime absent et finales ou préludes aussi par les bois, les cuivres et les cordes, il attend, cet esprit placé au-delà des circonstances, l’accompagnement obligatoire d’arts, ou s’en passe. Seul venu à l’heure parce que l’heure est sans cesse aussi bien que jamais, à la façon d’un messager, du geste il apporte le livre ou sur ses lèvres, avant que de s’effacer ; et l’être qui retient l’éblouissement général, le multiplie chez tous, du fait de la communication.

» La merveille d’un haut poème comme ici me semble que, naissent des conditions pour en autoriser le déploiement visible et l’interprétation, d’abord il s’y prêtera et ingénument au besoin ne remplace tout que faute de tout.

» J’imagine que la cause de s’assembler, dorénavant, en vue de fêtes inscrites au programme humain, ne sera pas le théâtre, borné ou incapable tout seul de répondre à de très subtils instincts, ni la musique du reste trop fuyante pour ne pas décevoir la faute ; mais à soi fondant ce que ces deux isolent de vague et de brutal, l’Ode, dramatisée par des effets de coupe savant : ces scènes héroïques ou une ode à plusieurs voix

Oui, le culte promis à des Cérémonials songez quel il peut être, réfléchissez ! Simplement l’ancien ou de tous temps, que l’afflux par exemple de la symphonie récente des concerts a cru mettre dans l’ombre, au lieu que c’est l’affranchir, installé mal sur les planches et l’y faire régner : aux convergences des autres arts située, issue d’eux et les gouvernant, la Fiction, ou Poésie. »



» Une simple adjonction orchestrale change du tout au tout, annulant son principe même, l’ancien théâtre, et c’est comme strictement allégorique, que l’acte scénique maintenant, vide et abstrait en soi, impersonnel, a besoin, pour s’ébranler avec vraisemblance, de l’emploi du vivifiant effluve qu’épand la Musique.

» Sa présence, rien de plus ! à la Musique, est un triomphe, pour peu qu’elle ne s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais éclate la génératrice de toute vitalité : un auditoire éprouvera cette impression que, si l’orchestre cessait de déverser son influence, l’idole en scène resterait, aussitôt, statue. »


» Le Ballet illustre ce principe, mais si médiocrement aujourd’hui, que sied de ne pas insister sur son apport délicieux.

» L’unique entraînement imaginatif consiste aux heures ordinaires de fréquentation dans les lieux de danse, sans visée quelconque préalable, patiemment et passivement, à se demander devant tout pas, chaque attitude si étranges, ces pointes et taquetés, allongés ou ballons « Que peut signifier ceci » ou mieux, d’inspiration, le lire. À coup sûr on opèrera en pleine rêverie, mais adéquate : vaporeuse, nette et ample, ou restreinte, telle seulement que l’enferme en ses circuits ou la transporte par une fugue la ballerine illettrée se livrant aux jeux de sa profession. Oui, celle-là (serais-tu perdu en une salle, spectateur très étranger, Ami) pour peu que tu déposes avec soumission à ses pieds d’inconsciente révélatrice ainsi que les roses qu’enlève et jette en la visibilité de régions supérieures au jeu de ses chaussons de satin pâle vertigineux, la Fleur d’abord de ton poétique instinct, n’attendant de rien autre la mise en évidence et sous le vrai jour des mille imaginations latentes : alors, par un commerce dont son sourire paraît verser le secret, sans tarder elle te livre à travers le voile dernier qui toujours reste, la nudité de tes concepts et silencieusement écrira la vision à la façon d’un Signe, qu’elle est. »

Une belle réjouissance d’à présent, due aux sortilèges divers de la Poésie, ne vaut, que mêlée à un fonctionnement de capitale, et en résulte ; comme apothéose. L’État, en raison de sacrifices inexpliqués et conséquemment relevant d’une foi, exigés de l’individu, ou notre insignifiance, doit un apparat : c’est improbable, en effet, que nous soyons, vis-à-vis de l’absolu, les messieurs qu’ordinairement nous paraissons. Une royauté environnée de prestige militaire, suffisant naguère publiquement, a cessé : et l’orthodoxie de nos élans pyschiques, qui se perpétue, remise au clergé, souffre d’étiolement. Néanmoins pénétrons-y, en dilettante : et si (le sait-on) la fulguration de chants antiques jaillis consumait l’ombre et illuminait quelque divination longtemps voilée, lucide tout à coup et en rapport avec une joie à instaurer.

Toujours est-il que, dans cette église, se donne un mystère : où, à quel degré en reste-t-on spectateur, et présume-t-on y avoir un rôle ? Je néglige, notez, tout aplanissement chuchoté par la doctrine, et m’en tiens aux solutions que proclame l’éclat liturgique. Non que j’écoute en amateur peut-être soigneux ; excepté pour admirer comment, dans la succession de ces antiennes, proses ou motets, la voix, celle de l’enfant et de l’homme, disjointe, mariée, nue ou exempte d’accompagnement autre qu’une touche au clavier pour y poser l’intonation, évoque, à l’âme, l’existence d’une personnalité multiple et une, mystérieuse et rien qu’idéale. Quelque chose comme le Génie, aventureux, sans commencement ni chute, simultané, écho de soi, en l’arabesque de son intuition supérieure : il se sert des exécutants, par quatuor, duo, etc., ainsi que des puissances d’un unique instrument l’aidant à jouer la virtualité. Contrairement par exemple aux usages d’opéra ; où tout advient pour rompre la céleste liberté de la mélodie, sa condition, et l’entraver par la vraisemblance du développement régulier humain. Ainsi même contradictoirement m’obséde, parmi le plaisir, une assimilation d’effets extraordinaires retrouvés ici et de quelque rite pour nos fastes futurs attribuable peut-être au théâtre et j’ai le sentiment, dans ce sanctuaire, d’un agenecement dramatique exact, comme je sais que ne le montra autre part jamais séance constituée pour un tel objet. Suivez, trois éléments, ils se commandent. La nef avec un peuple je ne dirai d’assistants, c’est d’élus : quiconque y peut de la source la plus humble du gosier jeter aux voûtes le répons en latin incompris mais exultant, participe entre tous et pour lui, de la sublimité se reployant vers le chœure : car tel est le miracle de chanter qu’on se projette à la hauteur où va le cri. Dites si artifice, préparé mieux et pour beaucoup, égalitaire, que cette communion, je parle au sens esthétique, avec le héros du Drame divin. Une remarque est, que le prêtre céans n’a qualité d’acteur, il officie : désigne et recule la présence mythique avec qui on vient se confondre ; loin de l’obstruer du même intermédiaire que le comédien, qui arrête la pensée à son encombrant personnage. Je finis par l’orgue, relégué aux portes, il exprime le dehors, un balbutiement de ténèbres énorme, dans cette exclusion du refuge, avant de s’y déverser extasiées et pacifiées, l’approfondissant ainsi de l’univers entier et causant aux hôtes une plénitude de fierté et de sécurité. Telle, en l’authenticité de fragments distincts, la mise en scène de la religion d’état, par nul cadre encore dépassée et qui, selon une œuvre triple, invitation directe à l’essence du type (ici, le Christ), puis invisibilité de celui-ci, enfin élargissement du lieu par vibrations jusqu’à l’infini, satisfait étrangement un souhait moderne philosophique et d’art. Et, j’oubliais la tout aimable gratuité de l’entrée.

La première salle que possède la Foule, au Palais du Trocadéro, prématurée, mais intéressante avec sa scène réduite au plancher de l’estrade (tréteau et devant de chœur), son considérable buffet d’orgues et le public jubilant d’être là, indéniablement en une édifice voué aux fêtes, implique une vision d’avenir ; or on a repris à l’église plusieur traits insciemment. La représentation, ou l’office, manque, voilà ; deux termes, entre quoi, à distance voulue, hésitera toute pompe. Quand le vieux vice religieux, si glorieux, qui fut de dévier vers l’incompréhensible ou l’abscons les sentiments naturels, pour leur conférer une grandeur pure, se sera dilué aux ondes de l’évidence et du jour, cela ne demurera pas moins, que le dévouement à la Patrie, s’il doit trouver une sanction autre que sur le champ de bataille, dans quelque allégresse, requiert un culte ; étant de piété. Considérons aussi que rien, en dépit de l’insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens.

Solitaire autant que générale en surprises pour le poëte même, cette songerie restreinte par hasard, à quelques piliers de paroisse, perd de l’insolite, après un moment : la conclusion prévaut : en effet, c’était impossible que dans une religion, encore qu’à l’abandon depuis, la race n’eût pas mis sons secret intime d’elle ignoré. L’heure convient, avec le détachement nécessaire, d’y pratiquer les fouilles, pour exhumer d’anciennes et magnifiques intentions.





» Si l’esprit français, strictement imaginatif et abstrait, donc poétique, jette un éclat, ce sera ainsi : il répugne, en cela d’accord avec l’Art dans son intégrité, qui est inventeur, à la Légende. Voyez-le, des jours abolis ne garder aucune anecdote énorme et fruste, comme par une prescience de ce qu’elle apporterait d’anachronisme dans une représentation théâtrale, Sacre d’un des actes de la Civilisation[1]. À moins que cette Fable, vierge de tout, lieu, temps et personne sus, ne se dévoile empruntée au sens latent de la présence d’un peuple, celle inscrite sur la page des Cieux et dont l’Histoire même n’est que l’interprétation, vaine, c’est-à-dire un poème, l’Ode. Quoi ! le siècle, ou notre pays qui l’exalte, ont dissous par la pensée les Mythes, ce serait pour en refaire ! Le Théâtre les appelle, non ! pas de fixes, ni de séculaires et de notoires, mais un, dégagé de personnalité, car il figure notre aspect multiple : que de prestiges correspondant au fonctionnement de l’existence nationale, évoque l’Art, pour le mirer en nous. Type sans dénomination préalable, pour qu’en émane la surprise, son geste résume vers soi vos rêves de sites ou de paradis, qu’engouffre l’antique scène avec une prétention vide à les contenir ou à les peindre. Lui, quelqu’un ! ni cette scène, quelque part (l’erreur connexe, décor stable et acteur réel du Théâtre manquant de la Musique) : est-ce qu’un fait spirituel, l’épanouissement de symboles ou leur préparation, nécessite endroit, pour s’y développer, autre que le foyer fictif de vision dardé par le regard d’une foule ! Saint des Saints, mais mental.. alors y aboutissent, dans quelque éclair suprême, d’où s’éveille la Figure que Nul n’est, chaque attitude mimique prise par elle-même à un rythme inclus dans la symphonie, et le délivrant ! Alors viennent expirer comme aux pieds de cette incarnation, non sans qu’un lien certain les apparente ainsi à son humanité, ces raréfactions et ces somnités naturelles que la Musique rend, arrière-prolongement vibratoire de tout ainsi que la Vie.


» L’Homme, puis son authentique séjour terrestre, échangent une réciprocité de preuves.

» Ainsi le Mystère !

» La Cité, qui donna à cette expérience sacrée un théâtre imprime à la terre le Sceau universel.


» Quant à son peuple, c’est bien le moins qu’il ait témoigné du fait auguste, j’atteste la Justice qui ne peut que régner là ! puisque cette orchestration de qui tout à l’heure sortit l’évidence du dieu ne synthétise jamais autre chose que les délicatesses et les magnificences, immortelles innées, qui sont à l’insu de tous dans le cours d’une muette assistance. »

  1. Exposition, Transmission de Pouvoirs, etc. : t’y vois-je, Brünnhilde ou qu’y ferais-tu, Sigfrid.