Documents inédits sur Gassendi/Avant-propos

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DOCUMENTS
inédits
SUR GASSENDI


Depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu’à notre temps, on s’est beaucoup occupé de Pierre Gassendi, dit Gassendi. Biographes et critiques semblent avoir tout dit sur celui qui eut la triple gloire d’être un grand philosophe, un grand astronome et un grand érudit. Pourtant, même après les travaux de François Bernier, de Samuel Sorbière, du P. Bougerel, de l’abbé de Levarde, de M. Degérando, de M. B. Aubé, etc., on lira, si je ne me trompe, avec quelque intérêt les documents qu’un hasard heureux me permet de publier le premier.

Ces documents sont conservés dans le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale sous le no 12270 du fonds français[1] et je m’étonne qu’ils n’aient encore été mis à profit par aucun des nombreux travailleurs qui, de nos jours, ont si activement recherché tout ce qui regarde les personnages célèbres du plus beau siècle de notre histoire. Comment, par exemple, M. Victor Cousin, qu’attirait doublement vers Gassendi l’amour de la philosophie et l’amour de l’époque où vécut l’illustre rival de Descartes, n’a-t-il pas remarqué le précieux recueil, lui qui, pendant de longues années, a fouillé avec tant de zèle les manuscrits de l’admirable établissement de la rue de Richelieu ? Combien il aurait été ravi de la longue et curieuse lettre autographe que l’on y trouve, adressée aux consuls de la ville de Digne, le 29 mars 1650[2], et surtout des notes sur la vie de l’éminent critique rédigées sous la forme d’un journal, par quelqu’un qui l’avait parfaitement connu, puisque c’était un de ses meilleurs amis, son secrétaire Antoine de La Poterie[3] dont le travail, transcrit et sur certains points retouché par un neveu de Gassendi[4], acquiert ainsi toute l’autorité d’un mémorial de famille.

Un écrivain provençal dont les ouvrages ont obtenu le plus éclatant et le plus légitime succès[5], M. Charles de Ribbe, a mêlé à ses touchants et fortifiants récits divers fragments des vieux livres de raison où l’on inscrivait la naïve histoire de chaque jour. On peut rapprocher de ces pages, où se reflète si doucement la pure et tranquille flamme du patriarcal foyer d’autrefois, les notes écrites avec la plus aimable simplicité par le biographe de Gassendi. Il y a là une foule de détails intimes que l’on chercherait vainement ailleurs, de faits qui parfois, j’en conviens, paraîtraient un peu trop minutieux, si dans leur ensemble ils n’éclairaient d’une vive lumière la sympathique physionomie d’un des plus savants professeurs du collége de France, et si ce n’était le cas de répéter ces paroles d’Auteserre à l’égard de Cujas : « On a curiosité de savoir les choses les plus menues de la vie des grands hommes[6]. »

J’appelle d’une façon toute particulière l’attention du bienveillant lecteur sur l’importance des renseignements que les Mémoires de La Poterie nous fournissent au sujet des sentiments religieux de Gassendi. On sait avec quelle ardeur a été discutée cette question l’auteur du Syntagma philosophiæ Epicuri était-il, au fond, spiritualiste ou sensualiste[7] ? Je ne veux pas intervenir dans le débat, mais il me semble que les assertions si précises de celui qui fut le témoin de la vie de Gassendi ne permettent pas de douter de la profonde piété du prétendu disciple d’Épicure. Quand bien même la publication des pages que l’on va lire n’aurait d’autre résultat que de rendre incontestable la vivacité des sentiments religieux dont Gassendi fut animé jusqu’à son dernier jour, et, par conséquent, de le replacer définitivement parmi les plus fidèles croyants, malgré toutes les apparences contraires qui ont séduit divers historiens de la philosophie, un tel résultat me paraîtrait assez considérable pour que je redise, à cette occasion, avec mon héros lui-même « Je suis dans la joie de mon cœur quand je découvre la vérité[8] »


  1. Autrefois no 5252 du Supplément français. Le volume (in-4o) est intitulé : Lettres et papiers de Gassendi.
  2. M. Cousin aurait éprouvé, en face de cette lettre, une surprise d’autant plus agréable qu’il était persuadé que Gassendi « n’a guère écrit qu’en latin et presque jamais en français. » Voir Histoire générale de la philosophie. 4e édition, in-12, 1861, p. 352.
  3. Voir sur lui, en faisant la part des préventions et de la malice de l’écrivain, deux lettres de Guy Patin, l’une du 9 juin 1654, l’autre du 5 juillet 1658. S’il fallait en croire Guy Patin, La Poterie aurait eu des torts envers la mémoire de Gabriel Naudé, sous lequel il avait été employé dans la bibliothèque du cardinal Mazarin, et envers la mémoire de Gassendi, ayant « changé et ajouté en divers endroits quelque chose dans les écrits de son maître. »
  4. On lit en tête de ce recueil : Mémoires de La Poterie touchant la naissance, vie et mœurs de Monsieur Gassendy mon oncle. Je suppose que le neveu qui a copié les notes de La Poterie était ce Pierre Gassendi, filleul du philosophe en même temps que son neveu par alliance, qui fut avocat du Roi à Digne. Plusieurs des lettres qu’il écrivit à son parrain ont été réunies dans le volume 12270, à la suite de la copie des Mémoire.
  5. Les Familles et la Société en France avant la révolution (1873) ; La vie domestique, ses modèles et ses règles, d’après des documents originaux (1876)
  6. Lettres inédites d’A. Dadine d’Auteserre publiées avec notice, notes et appendices, 1876, p.37.
  7. Voir notamment divers opuscules publiés par M. le professeur Jeannel et par M. l’abbé Mottes. J’ai sous les yeux une plaquette de 19 pages in-8, intitulée : Quelques mots aux lecteurs impartiaux au sujet de la brochure de M. Jeannel intitulée Gassendi spiritualiste, par l’abbé Flottes ancien vicaire, général, professeur honoraire à la Faculté des lettres (Montpellier, 1850). Les brochures des deux adversaires ne sont pas mentionnées à l’article Gassendi dans le Catalogue de l’histoire de France, tome IX, p. 588. On y indique, en revanche, outre les travaux déjà cités du Père Bougerel et de M. Aubé, deux éloges de Gassendi par le Révérend Père Menc (Marseille, 1667) et par M. L… de L.…(Nimes. 1768), un Abrégé de la vie et du système de Gassendi par M. de Camburat (1770, et une Histoire de la vie et des écrits de Gassendi par l’abbé A. Martin (Paris, 1853, in-12).
  8. Passage traduit de la Préface des Exercitationes parodixiæ adversus Aristotelæos etc. (Grenoble, 1624, in-8o). Je me reprocherais de ne pas remercier publiquement de leur parfaite obligeance deux travailleurs qui m’ont rendu chacun un grand service : je dois à M. Adolphe Bouyer, archiviste paléographe, la consciencieuse révision du texte des Mémoire de La Poterie ; d’autre part, M. Gustave Mouravit, aimant mieux, quoique bibliophile des plus fervent, ses confrères que ses livres, m’a gracieusement donné son exemplaire de la Vie de Pierre Gassendi, par le Père Bougerel (Paris, in-12, 1737), volume qu’il est difficile de rencontrer et qui m’était indispensable, ce qui, en doublant le prix du bienfait, double aussi ma reconnaissance.