Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910/Notice

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Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910
Don Juan ou le Festin de pierre, Texte établi par Charles LouandreCharpentierŒuvres complètes, tome II (p. 54-59).


NOTICE.


Un commentateur à qui l’on doit de précieuses recherches sur les sources où Molière a puisé les premières données de ses inspirations dramatiques, M. Aimé Martin, cite, d’après une brochure anonyme, une anecdote espagnole, comme offrant le sujet du Festin de Pierre.

« Les chroniques de Séville, dit M. Aimé Martin, parlent de don Juan Tenorio, l’un des vingt-quatre, homme débauché, pervers, et mettant son immoralité sous la protection de son rang ; il enleva la fille du commandeur Gonzalo de Ulloa, et joignit au rapt l’homicide : le vieillard, essayant de poursuivre le ravisseur, tomba percé d’un coup d’épée ; sa famille, au désespoir, ne put obtenir justice : elle fut obligée de dévorer en silence sa honte et sa douleur. Don Juan, enhardi par son triomphe, épouvantoit Séville ; nul n’osoit lui faire obstacle.

» Le commandeur avoit été inhumé dans l’église des moines de Saint-François, où la famille de Ulloa avoit une chapelle. Ces religieux, du fond de leur cloître, entreprirent d’arrêter don Juan au milieu de sa carrière criminelle, et de suppléer à l’impuissance des lois ou à la lâcheté des magistrats. Un seul moyen se présenta à eux : la mort du coupable. Don Juan fut condamné. Il reçut une lettre d’une femme inconnue qui se disoit jeune et belle, et qui lui donnoit rendez-vous dans l’église des franciscains, à une heure avancée de la nuit. Don Juan y alla, et n’en revint jamais ; son corps même ne fut pas retrouvé. Les moines, le lendemain, firent courir le bruit que don Juan étoit venu insulter la statue du commandeur jusque dans sa chapelle ; l’homme de marbre s’étoit animé, la terre s’étoit ouverte, et l’impie étoit tombé vivant dans les enfers. Quel Espagnol eût osé douter d’un miracle attesté par des moines, et d’ailleurs si utile au bien général ! Le miracle fut donc reconnu vrai, et la justice humaine ne fit point de poursuite.

» Alors vivoit dans ce couvent un religieux appelé frère Gabriel Tellez, théologien, poëte, prédicateur. Ce religieux, ayant été nommé commandeur de son ordre, crut devoir adopter pour le théâtre un nom supposé ; il choisit celui de Tirso de Molina ; c’est sous ce nom qu’il traita le sujet de don Juan.

» Le drame espagnol est divisé en trois journées. La scène s’ouvre à Naples et se ferme à Séville. Le poëte fait passer sous vos yeux une foule de personnages de toutes conditions : un roi, des pêcheurs, des bourgeois, des paysans, etc. C’est, à peu de chose près, la marche suivie par Molière jusqu’au dénoûment, qui se passe dans une église, et qui, chez Tirso de Molina, se termine par le repentir de don Juan, qui demande vainement un confesseur pour en obtenir l’absolution : Il est trop tard, lui répond la statue ; c’est la justice de Dieu : selon les œuvres le paiement ; et don Juan est englouti avec le sépulcre et la statue. »

Le drame du moine Tellez était de nature à produire une impression profonde sur l’imagination d’un peuple ardent et religieux, comme le peuple espagnol. Aussi le succès en fut-il tout à fait populaire. Don Juan devint le type du gentilhomme impie, débauché, spadassin, de l’époux sans foi, de l’amant sans cœur. La punition dont il était frappé rendait acceptables, pour les gens religieux eux-mêmes, toutes les hardiesses de la pièce dont il était le héros. Après avoir joui d’une grande vogue en Espagne, le Festin de Pierre fut imité en Italie et applaudi avec la même faveur. Sa réputation s’étendit jusqu’en France, et les troupes d’acteurs qui se trouvaient alors à Paris, « voulurent avoir, dit La Harpe, et eurent en effet leur Festin de Pierre. Molière, pour contenter ses comédiens, fut obligé d’en faire un. »

Don Juan fut représenté le 15 février 1665, mais avec peu de succès, et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’une grande comédie en prose était alors une nouveauté qui répugnait aux habitudes et au goût du public, que le sujet en était connu, car depuis six ans déjà, une troupe de campagne, la troupe italienne et ensuite celle de l’hôtel de Bourgogne, en avait rassasié le public, et ensuite, parce que les trois premiers actes du Tartufe, joués aux fêtes de Versailles, avaient donné l’éveil, non pas seulement, comme on l’a dit, aux faux dévots et aux jésuites, mais aussi aux personnes sincèrement pieuses, dont la conscience n’acceptait pas comme une sanction suffisante l’approbation de Louis XIV. Sincère ou non, inspirée par l’hypocrisie ou les véritables sentiments religieux, la colère des adversaires de l’auteur fut portée aux dernières limites.

Cette pièce fut attaquée avec violence par un sieur de Rochemont, qui, en demandant la punition de Molière, osa rappeler « qu’Auguste fit mourir un bouffon qui avoit fait raillerie de Jupiter, et défendit aux femmes d’assister à des comédies plus modestes que celles de Molière. Il ajoute que Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournoient en dérision nos cérémonies, dans des pièces qui n’approchoient point de l’emportement qui paroît au Festin de Pierre. » Saint-Évremond portait du Festin de Pierre un jugement à peu près semblable, et disait qu’il n’avait jamais vu jouer cette pièce, sans désirer que l’auteur fût foudroyé comme son athée.

Abstraction faite des faux dévots et des jésuites, ce scandale s’explique facilement quand on se reporte au dix-septième siècle ; et si, d’une part, on a exagéré dans le blâme, il nous semble que, d’autre part, on n’a pas moins exagéré, en prêtant à Molière l’intention d’effrayer les impies par l’exemple d’un châtiment terrible.

Le passage suivant, emprunté aux Notes historiques de M. Bazin, nous paraît présenter la question sous son véritable jour : « Malheureusement, dit M. Bazin, il y a au fond même du sujet de Don Juan, quelque bonne foi qu’on y apporte, quelque sérieuse intention qu’on ait de le faire servir à l’édification du prochain, un inconvénient contre lequel nul talent ne saurait prévaloir. C’est que le libertin amuse, qu’il met le spectateur de son parti, tant que dure son péché en action, et que le châtiment surnaturel, qui arrive à la fin pour terminer la pièce, n’épouvante et ne corrige personne. Et, dans le fait, on ne voit pas que Molière, qui pouvait assurément beaucoup, se soit donné trop de peine pour éviter ce mauvais résultat. Son don Juan incrédule, moqueur, brave, mettant toujours l’honneur à part dans sa mauvaise conduite, toujours heureux jusqu’à ce qu’un miracle s’opère, n’était pas fait certainement pour rendre odieux le libertinage, surtout quand l’auteur n’avait songé à lui opposer qu’un valet poltron, gourmand et cupide, dont il eut encore le tort de se donner le rôle sous le nom de Sganarelle. Aussi personne n’y fut-il trompé, et le Festin de Pierre, joué le 15 février 1665, aggrava ce qu’il semblait vouloir réparer. On doit permettre aux partis, même à ceux dont on se tient le plus éloigné, d’être clairvoyants sur leurs intérêts. Les dévots sentirent bien qu’on leur faisait un nouvel outrage, et ils s’en plaignirent. Dès la seconde représentation, il fallut retrancher quelques passages, cette scène « du pauvre » notamment, dont le dernier mot a de quoi confondre, lorsqu’on l’entend prononcer à deux siècles en arrière de nous. Une polémique violente s’engagea contre la pièce, qui disparut bientôt de la scène sans être imprimée. L’effet qu’elle avait produit sur les personnes sincèrement pieuses, sur les plus purs adeptes du jansénisme, se retrouve encore dans l’ouvrage déjà cité du prince de Conti. « Y a-t-il, s’écrie le prince théologien, une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ? Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ! » Tout cela pouvait être mieux dit, mais ne manquait pas de raison, et, s’il était possible de croire que Molière eût conçu le dessein candide d’écrire un drame contre l’impiété, il faudrait reconnaître qu’il n’y avait pas réussi. »

Aujourd’hui, entre Molière et nous, il y a le dix-huitième siècle et la révolution française. Les querelles soulevées par ce qu’on pourrait appeler les cas de conscience, sont apaisées depuis longtemps, et le Festin de Pierre est tout simplement à nos yeux une œuvre d’art, le premier et sans aucun doute le plus beau de tous les drames romantiques qui aient paru sur la scène française. Si cette pièce éprouva, lors de son apparition, une opposition violente, on peut dire qu’elle n’a plus aujourd’hui que des admirateurs. Faut-il en conclure que les vices dont le personnage de don Juan offre le modèle le plus accompli, aient trouvé auprès de la société moderne encouragement et indulgence ? M. Saint-Marc Girardin répondra, mieux que nous ne le saurions faire, à cette question, qui se présente naturellement ici : « La société, dit M. Saint-Marc, applaudit aux hardiesses de don Juan, tant qu’il parle, tant qu’il fait des drames et des romans. Mais que don Juan ne s’avise pas de vouloir pratiquer ses maximes, qu’il ne s’avise pas de vouloir agir comme il parle : notre société ne veut de don Juan qu’au théâtre, elle le redoute et le réprime dans le monde ; singulière contradiction que don Juan ne comprend pas. — Eh quoi ! dit-il, ce que j’ai voulu faire une fois, je l’ai dit cent fois, et vous m’avez applaudi ! — C’est vrai. — J’ai ri cent fois de la fidélité des femmes et de l’honneur des maris, et vous avez ri avec moi ! — C’est vrai. — Je me suis fait le défenseur des jeunes filles qui se croient sacrifiées et des jeunes gens de génie qui se trouvent méconnus, et vous m’avez encouragé ! — C’est vrai. — Pourrquoi donc aujourd’hui, gens bizarres que vous êtes, pourquoi cette secrète répugnance que je sens contre moi ? pourquoi ce délaissement que je ne comprends pas ? — Je vais vous le dire, don Juan ; mais je ne sais pas si vous me comprendrez. Notre société vit et se soutient à l’aide de la dernière vertu qui reste aux peuples raisonneurs : l’inconséquence. Les hommes choisissent leurs femmes autrement que leurs héroïnes, et leurs gendres autrement que leurs tribuns ou leurs prophètes : ils sont plus sages dans leurs affaires que dans leurs idées. Voulez-vous réussir, don Juan : soyez toujours un drame ou un poëme, ne soyez jamais un homme à établir. Sinon, M. Dimanche lui-même, que vous railliez si bien autrefois, M. Dimanche se moquera de vous, aujourd’hui surtout que M. Dimanche est électeur, député ou ministre, et que vous, de votre côté, vous n’êtes plus gentilhomme, puisqu’il n’y en a plus. »

En d’autres termes, don Juan est à proprement parler un type littéraire et fantastique. Comme tel, il est devenu le héros de tout un cycle, et une foule de compositions plus ou moins importantes se sont groupées autour de la belle composition de Molière. Le drame, la poésie, la musique, le roman, ont exploité, imité, façonné de cent manières diverses le meurtrier du commandeur, le débiteur insolvable de M. Dimanche, le séducteur effronté de Mathurine et de Charlotte, l’impie qui bravait le ciel.

Thomas Corneille n’a point cru déroger en traduisant en vers la prose de Molière. Mozart, en s’inspirant de don Juan, a produit son chef-d’œuvre. Byron l’a transformé, tout en l’imitant, pour en faire le héros du plus éblouissant de ses poèmes. Richardson l’a transporté, sous le nom de Lovelace, dans le roman de Clarisse Harlowe ; et de notre temps même, M. Mérimée, dans les Âmes du purgatoire, nous a raconté les dernières expiations de sa vie et son orageuse pénitence.

Aux détails qu’on vient de lire, et qui résument, dans le blâme comme dans l’éloge, les points principaux de la controverse à laquelle Don Juan a donné lieu, nous ajouterons quelques passages empruntés à la piquante comparaison que M. Génin a faite entre le drame de Molière et celui du moine Tellez. D’après les justes remarques de M. Génin, ce qui domine dans la pièce de Tellez, c’est l’imagination, la foi et l’honneur religieux. On est en plein moyen âge ; c’est un moine qui parle à des croyants, et le merveilleux, qui est l’essence même de toutes les légendes, y trouve naturellement sa place, parce que le drame n’est en réalité qu’une légende ; chez Molière, au contraire, la légende disparaît pour faire place à la comédie.

Le don Juan espagnol, au milieu de tous ses désordres, n’est en réalité qu’un fanfaron d’impiété, qui trahit sa frayeur et ses remords, en s’enquérant auprès du spectre du commandeur des mystères de l’autre vie. Le don Juan français, au contraire, est un athée qui rit du ciel et de l’enfer, et qui n’est sincère que dans une seule chose, l’athéisme. « Molière, dit M. Génin, a donc refait ce caractère ; c’est lui qui a créé le don Juan adopté par les arts, sceptique universel, railleur de toutes choses, incrédule en amour comme en religion et en médecine, type du vice élégant et spirituel, qui cependant intéresse et s’élève à force d’orgueil et d’énergie, comme le Satan de Milton.

» Il répandit ainsi une couleur philosophique sur sa pièce, et y intercala deux scènes excellentes : celle du pauvre et celle de M. Dimanche. La première fut jugée trop hardie, et supprimée à la seconde représentation ; l’autre est d’un comique si parfait et si vrai, qu’on n’a pas le courage d’observer qu’elle est tout à fait hors des mœurs espagnoles, hors surtout du caractère altier de don Juan. Don Juan se transforme tout à coup ici en un marquis de la cour de Louis XIV, contraint de ruser et de s’assouplir devant un créancier importun. Mais M. Dimanche et son petit chien Brusquet sont demeurés proverbes.

» Malheureusement cette philosophie et ces peintures de la société ne font que mettre mieux en relief l’absurdité de la fantasmagorie finale. Au moins dans le monde de Tirso tout est poétique, tout est impossible depuis le commencement jusqu’à la fin, actions et personnages : il y a unité. Le poëte ne demande à son spectateur que la foi, la foi aveugle. Molière demande au sien la foi et la raison tout ensemble. Il passe brusquement du monde réel et prosaïque, dans le domaine de l’imagination et de la poésie. C’est là le vice radical de sa pièce : aussi son malaise est-il sensible, et s’empresse-t-il de tourner court, lorsqu’après quatre actes d’une portée toute morale et philosophique, il lui faut se servir d’un dénoûment qui ne va qu’aux idées religieuses de Tirso. On a hasardé ces remarques, pour montrer que les plus admirables natures ne sauraient s’affranchir de certaines règles dictées par le bon sens vulgaire et l’expérierience. Ce qui n’empêche pas que le Don Juan ne soit une des plus fortes conceptions de Molière, et de celles qui font le plus d’honneur à son génie. »