Dominique (1863)/15

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L. Hachette et Cie. (p. 308-318).


XV


Il y avait plus d’un grand mois que je n’avais vu Madeleine cinq minutes de suite sans témoin, et plus longtemps encore que je n’avais obtenu d’elle quoi que ce fût qui ressemblât à ses aménités d’autrefois. Un jour je la rencontrai, par hasard, dans une rue déserte du quartier que j’habitais. Elle était seule à pied. Tout le sang de son cœur reflua vers ses joues quand elle m’aperçut, et j’eus besoin, je crois, de toute ma résolution pour ne pas courir à sa rencontre et la serrer dans mes bras, en pleine rue.

« D’où venez-vous et où allez-vous ? »

Ce fut la première question que je lui adressai, en la voyant ainsi égarée et comme aventurée dans une partie de Paris qui devait être le bout du monde pour Mme de Nièvres.

« Je vais à deux pas d’ici, me répondit-elle avec un peu d’embarras, faire une visite. »

Elle me nomma la personne chez qui elle allait.

« Que je sois reçue ou non, reprit-elle aussitôt, séparons-nous. Il est bon qu’on ne nous voie pas ensemble. Il n’y a plus rien d’innocent dans vos démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c’est à moi d’être prudente.

— Je vous quitte, lui dis-je en la saluant.

— À propos, reprit Madeleine au moment où je m’éloignais, je vais ce soir au théâtre avec mon père et ma sœur : il y a une place pour vous, si vous la voulez.

— Permettez…, lui dis-je en ayant l’air de réfléchir à des engagements que je n’avais pas, ce soir je ne suis pas libre.

— J’avais pensé…, ajouta-t-elle avec la douceur d’un enfant pris en faute, j’espérais…

— Cela me serait tout à fait impossible, » répondis-je avec un sang-froid cruel.

On eût dit que je prenais plaisir à lui rendre caprice pour caprice et à la torturer.

Le soir, à huit heures et demie, j’entrais dans sa loge. Je poussai la porte aussi doucement que possible. Madeleine eut le sentiment que c’était moi, car elle affecta de ne pas même tourner la tête. Elle resta tout entière occupée de la musique, les yeux attachés sur la scène. Ce fut seulement au premier repos des chanteurs que je pus m’approcher d’elle et la forcer à recevoir mon salut.

« Je viens vous demander une place dans votre loge, lui dis-je en la mettant de moitié dans une fourberie, à moins que cette place ne soit réservée à M. de Nièvres.

— M. de Nièvres ne viendra pas, » répondit Madeleine en se retournant du côté de la salle.

On donnait un immortel chef-d’œuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L’auditoire éclatait en applaudissements frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d’esprits lourds ou de cœurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d’inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s’y tint un moment dans l’attitude recueillie et un peu gauche d’un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j’aie voulu l’entendre. Tout était exquis, jusqu’à cette langue fluide, voltigeante et rythmée, qui donne à l’idée des chocs sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l’hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des cœurs bien épris. On eût dit qu’il s’adressait à Madeleine, tant sa voix nous arrivait directement, pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J’aurais cherché cent ans dans le fond de mon cœur torturé et brûlant, avant d’y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n’en éprouvait aucune.

Madeleine écoutait, haletante. J’étais assis derrière elle, aussi près que le permettait le dossier de son fauteuil, où je m’appuyais. Elle s’y renversait aussi de temps en temps, au point que ses cheveux me balayaient les lèvres. Elle ne pouvait pas faire un geste de mon côté que je ne sentisse aussitôt son souffle inégal, et je le respirais comme une ardeur de plus. Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine, peut-être pour en comprimer les battements. Tout son corps, penché en arrière, obéissait à des palpitations irrésistibles, et, chaque respiration de sa poitrine, en se communiquant du siège à mon bras, m’imprimait à moi-même un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma propre vie. C’était à croire que le même souffle nous animait à la fois d’une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le mien circulait dans mon cœur entièrement dépossédé par l’amour.

À ce moment, il se fit un peu de bruit dans une loge située de l’autre côté de la salle, où deux femmes entraient seules, en grand étalage, et fort tard pour produire plus d’effet. À peine assises, elles commencèrent à lorgner, et leurs yeux s’arrêtèrent sur la loge de Madeleine. Madeleine involontairement fit comme elles. Il y eut pendant une seconde un échange d’examen qui me glaça d’effroi, car au premier coup d’œil j’avais reconnu un visage témoin d’anciennes faiblesses et retrouvé des souvenirs détestés. En voyant ce regard persistant fixé sur nous, Madeleine eut-elle un soupçon ? Je le crois, car elle se tourna tout à coup comme pour me surprendre. Je soutins le feu de ses yeux, le plus immédiat et le plus clairvoyant que j’aie jamais affronté. Il se serait agi de sa vie que je n’aurais pas été plus déterminé dans un acte de témérité qui me demanda le plus grand effort. Le reste de la soirée se passa mal. Madeleine parut moins occupée de la musique et distraite par une idée gênante, comme si ce vis-à-vis malencontreux l’importunait. Une ou deux fois encore, elle essaya d’éclairer ses doutes ; puis elle devint étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle, et je compris qu’elle se retirait au fond de sa pensée.

Je la reconduisis jusqu’à sa voiture. Arrivé là, le marchepied baissé, Madeleine enfouie dans ses fourrures :

« Me permettez-vous de vous accompagner ? » lui dis-je.

Il n’y avait aucune réponse à me faire, surtout en présence de M. d’Orsel et de Julie. La demande était d’ailleurs des plus simples. Je montai avant même qu’on me l’eût permis.

Il n’y eut pas un mot de prononcé pendant ce trajet sur un pavé bruyant, au pas rapide et retentissant des chevaux. M. d’Orsel fredonnait en souvenir de la pièce. Julie m’examinait à la dérobée, puis se collait le visage aux vitres et regardait les rues. Madeleine, à demi renversée, comme elle l’eût été sur un lit de repos, froissait par un geste nerveux un énorme bouquet de violettes qui toute la soirée m’avait enivré. Je voyais l’éclat bizarre et fiévreux de ses yeux fixes. J’étais dans un grand trouble, et je sentais distinctement qu’il y avait d’elle à moi je ne sais quoi de très-grave, comme un débat décisif.

Elle descendit la dernière, et je tenais encore sa main que déjà M. d’Orsel et Julie montaient devant nous le perron de l’hôtel. Elle fit un pas pour les suivre, et laissa tomber son bouquet. Je feignis de ne pas m’en apercevoir.

« Mon bouquet, je vous prie ? » me dit-elle, comme si elle eût parlé à son valet de pied.

Je le lui tendis sans dire un seul mot ; j’aurais sangloté. Elle le prit, le porta rapidement à ses lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût voulu le mettre en pièces.

« Vous me martyrisez et vous me déchirez, » me dit-elle tout bas avec un suprême accent de désespoir ; puis, par un mouvement que je ne puis vous rendre, elle arracha son bouquet par moitiés : elle en prit une, et me jeta pour ainsi dire l’autre au visage.

Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers. Je m’en allais au hasard, ivre de joie, me répétant un mot qui m’éblouissait comme un soleil levant. Je ne m’inquiétais ni de l’heure ni des rues. Après m’être égaré dix fois dans le quartier de Paris que je connaissais le mieux, j’arrivai sur les quais. Je n’y rencontrai personne. Paris tout entier dormait, comme il dort entre trois et six heures du matin. La lune éclairait les quais déserts et fuyants à perte de vue. Il ne faisait presque plus froid : c’était en mars. La rivière avait des frissons de lumière qui la blanchissaient, et coulait sans faire le moindre bruit entre ses hautes bordures d’arbres et de palais. Au loin s’enfonçait la ville populeuse, avec ses tours, ses dômes, ses flèches, où les étoiles avaient l’air d’être allumées comme des fanaux, et le Paris du centre sommeillait, confusément étendu sous des brumes. Ce silence et cette solitude portèrent au comble le sentiment subit qui me venait de la vie, de sa grandeur, de sa plénitude et de son intensité. Je me rappelais ce que j’avais souffert, soit dans les foules, soit chez moi, toujours dans l’isolement, en me sentant perdu, médiocre, et continuellement abandonné. Je compris que cette longue infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait d’un défaut de bonheur. « Un homme est tout ou n’est rien, me disais-je. Le plus petit devient le plus grand ; le plus misérable peut faire envie ! » Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil remplissaient Paris.

Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui seraient sans excuse s’ils n’avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais voir Madeleine le lendemain, la voir à tout prix. « Il n’y aura plus, me disais-je, ni subterfuges, ni déguisements, ni habileté, ni barrières, qui prévaudront contre ce que je veux et contre la certitude que je tiens. » J’avais toujours à la main ces fleurs brisées. Je les regardais ; je les couvrais de baisers ; je les interrogeais comme si elles avaient gardé le secret de Madeleine ; je leur demandais ce que Madeleine avait dit en les déchirant, si c’étaient des caresses ou des insultes… Je ne sais quelle sensation effrénée me répondait que Madeleine était perdue et que je n’avais plus qu’à oser !

Dès le lendemain, je courus chez Mme de Nièvres. Elle était sortie. J’y revins les jours suivants : Madeleine était introuvable. J’en conclus qu’elle ne répondait plus d’elle-même, et qu’elle recourait aux seuls moyens de défense qui fussent à toute épreuve.

Trois semaines à peu près se passèrent ainsi, dans une lutte contre des portes fermées et dans des exaspérations qui faisaient de moi une sorte de brute égarée, entêtée contre des barrières. Un soir, on me remit un billet. Je le tins un moment fermé, suspendu devant moi, comme s’il eût contenu ma destinée.

« Si vous avez la moindre amitié pour moi, me disait Madeleine, ne vous obstinez pas à me poursuivre ; vous me faites mal inutilement. Tant que j’ai gardé l’espoir de vous sauver d’une erreur et d’une folie, je n’ai rien épargné qui pût réussir. Aujourd’hui je me dois à d’autres soins que j’ai trop oubliés. Faites comme si vous n’habitiez plus Paris, au moins pour quelque temps. Il dépend de vous que je vous dise : adieu, ou au revoir. »

Ce congé banal, d’une sécheresse parfaite, me produisit l’effet d’un écroulement. Puis à l’abattement succéda la colère. Ce fut peut-être la colère qui me sauva. Elle me donna l’énergie de réagir et de prendre un parti extrême. Ce jour-là même, j’écrivis un ou deux billets pour dire que je quittais Paris. Je changeai d’appartement, j’allai me cacher dans un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison, d’intelligence et d’amour du bien et je recommençai une nouvelle épreuve dont j’ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait être la dernière.