Don Juan (Byron)/Chant troisième

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1. Muse, salut ! et cœtera. — Nous avons laissé Juan endormi sur un sein charmant et heureux, veillé par des yeux qui jamais n’avaient pleuré, adoré par une jeune fille trop enivrée de bonheur pour sentir le poison qui glissait dans son ame. Cependant, un ennemi de son repos avait souillé le cours de ses innocentes années, et devait bientôt transformer en larmes le plus pur sang de son cœur.

2. Amour ! hélas ! pourquoi dans ce monde est-il si fatal d’être aimé ? pourquoi entourer les berceaux que tu formes de branches de cyprès, et choisir un soupir pour ton meilleur interprète ? Comme ceux qui recherchent les parfums arrachent souvent une fleur et la placent sur leur sein, — la placent pour y mourir, — ainsi nous portons dans notre cœur le fragile objet de notre amour ; mais c’est pour l’y voir bientôt périr.

3. La première fois, une femme n’aime que son amant ; ensuite elle n’aime plus que l’amour : c’est un vêtement qu’elle ne peut plus quitter, et qui prête à peu près aussi facilement qu’un gant large. Quiconque voudra l’éprouver en demeurera convaincu. D’abord, un homme seul touchera son cœur ; mais bientôt, redoutant moins l’embarras des additions, on verra l’homme, au nombre pluriel, devenir l’objet de ses préférences.

4. Je ne sais si la faute en est aux hommes ou bien à elles ; mais une chose du moins est certaine : c’est qu’une femme formée (si toutefois elle ne se jette pas dans la dévotion pour la vie) a besoin d’être courtisée après un intervalle exigé par la décence. Ce n’est pas que, dans sa première affaire d’amour, elle n’eût entièrement engagé son cœur, bien que même alors aucunes prétendent être restées libres ; mais pour celles qui ont aimé, soyez sûr qu’elles aimeront encore.

5. Il est triste, et c’est une cruelle preuve de la fragilité, de la folie, de la scélératesse humaine, que l’amour et le mariage, tous deux venus de même lieu, soient pourtant si rarement d’accord. Le mariage est né de l’amour, comme le vinaigre du vin ; — c’est un breuvage estimable, mais acide et rebutant ; — le tems en a transformé le parfum céleste en une saveur commune et singulièrement plate.

6. Il existe quelque chose d’antipathique entre la conduite présente des amans et celle qui devra la suivre : ils sont la dupe d’un certain jargon de flatterie, jusqu’au moment où la vérité tardive leur apparaît. — Mais alors que reste-t-il, sinon le désespoir ? Aussitôt les mêmes choses changent de nom : par exemple, — l’amant faisait de sa flamme un de ses titres de gloire ; le mari la regardera comme une faiblesse ridicule.

7. Les hommes finissent par rougir d’être si fortement épris. Il en est aussi (mais l’exemple en est rare) dont l’amour s’affaiblit, et que la force abandonne. On ne peut toujours admirer la même chose, et pourtant il est bien entendu « de convention expresse » que les deux époux seront unis jusqu’au décès de l’un d’entre eux. Désolante pensée ! perdre l’épouse qui embellissait nos jours, et faire en outre pour tous nos gens la dépense d’un deuil !

8. Au fait, il y a dans les détails domestiques quelque chose qui forme l’antithèse parfaite de l’amour. Les romans peignent sous toutes leurs formes le tems des soupirs de leurs personnages, mais ils offrent en buste le mariage qui les termine. Nul ne s’attendrirait au récit des soucis matrimoniaux, et il n’y a rien de bien audacieux dans les demandes conjugales. Croyez-vous que Pétrarque eût fait des sonnets toute sa vie, si Laure avait été sa femme ?

9. Toutes les tragédies finissent par une mort, et toutes les comédies par un mariage : les auteurs, dans l’un et l’autre cas, abandonnent le surplus à la foi des spectateurs, dans la crainte que leurs descriptions ne donnent une fausse idée, ou ne restent au-dessous de ces deux mondes nouveaux ; et quand ils ont mis l’un et l’autre héros entre les mains d’un prêtre, ils se gardent bien d’ajouter un mot relatif à la mort ou à la dame.

10. Les deux seuls auteurs qui aient jamais, si je m’en souviens bien, chanté le ciel, l’enfer ou le mariage, sont Dante et Milton. Tous deux virent dans le mariage leur tendresse déçue ; soit par leur faute, soit par l’effet de quelque différence de tempérament (pour troubler une union il faut si peu de chose !) : mais vous pensez bien que la Béatrice de Dante et l’Ève de Milton n’étaient nullement dessinées d’après leurs femmes.

11. Quelques personnes disent que Dante a désigné sous le nom de Béatrice la théologie, et non pas une maîtresse. — Pour moi, tout en demandant l’approbation des autres, il me semble que c’est là une rêverie de commentateur, qui a besoin d’être prouvée par des faits irrécusables, et je crois que les abstractions les plus extatiques de Dante ne tendent à autre chose qu’à personnifier les mathématiques[1].

12. Haidée et Juan n’étaient pas mariés, mais aussi le péché les regarde, non pas moi ; et vous auriez, chaste lecteur, mauvaise grâce à m’en blâmer, si réellement vous ne souhaitiez pas qu’ils le fussent. Si vous les voulez mariés, je vous conseille de fermer le livre consacré à ce couple égaré, avant que les conséquences de leur faute ne deviennent plus graves. Il ne faut jamais lire l’histoire d’un attachement illicite.

13. Toutefois, ils étaient heureux — heureux dans la jouissance criminelle de leurs innocens désirs ; mais bientôt, devenue plus imprudente à chaque nouvelle visite, Haidée oublia que son père était maître de l’île. Quand nous avons ce que nous souhaitions, nous le quittons avec peine, surtout dans les premiers tems ; elle revenait donc souvent près de Juan, sans perdre une seule minute, tandis que son bon écumeur de père était en course.

14. Bien qu’il s’adressât également à tous les pavillons, ne vous scandalisez pas de sa manière de trouver des fonds ; changez son nom en celui de premier ministre, elle ne sera plus qu’une sorte d’imposition. Mais plus modeste, notre homme élevait moins haut ses espérances ; il suivait à travers les mers une plus estimable vocation, et y remplissait à peu près la charge de commissaire de marine.

15. Le bon vieux gentilhomme[2] avait été retenu par les vents, les vagues et quelques prises importantes ; et, dans l’espoir d’augmenter son butin, il était resté en pleine mer, malgré les rafales qui mouillaient et endommageaient ses captures. Il avait mis ses prisonniers à la chaîne ; il les avait étiquetés comme les chapitres d’un livre ; et garnis de colliers et de manchettes, ils valaient à ses yeux, l’un dans l’autre, de dix à cent dollars.

16. Il disposa de quelques-uns d’entre eux sur le cap Matapan, en faveur de ses amis les Maynottes[3]. Il en vendit d’autres à ses correspondans de Tunis, à l’exception d’un seul qu’il laissa couché à bord sans penser à le vendre (attendu sa vieillesse). Le reste, — sauf çà et là quelque riche personnage qu’il mit à fond de cale pour demander plus tard sa rançon, — fut laissé sous la même chaîne ; étant, à l’égard des gens d’une classe ordinaire, porteur d’une large commission pour le dey de Tripoli.

17. Les marchandises furent également séparées et distribuées pour différens marchés du Levant, à l’exception de certains articles d’une utilité classique pour les femmes, comme des toiles, des dentelles, des pinces, des cure-dents, et une théière, venus de France ; des guitares et des castagnettes d’Alicante, tous objets mis à l’écart par l’excellent père qui venait de les voler pour sa fille.

18. Une guenon, un mâtin de Hollande, un magot, deux perroquets, une chatte de Perse et ses petits, avaient attiré son choix au milieu d’une foule d’animaux ; il prit aussi un chien terrier qui jadis avait appartenu à un Anglais ; mais celui-ci, étant mort sur la côte d’Ithaque, les paysans avaient pris soin de la pitance de la pauvre bête. Afin de les assurer contre les flots qui ballottaient le bâtiment, il enferma le tout dans une énorme cage d’osier.

19. Ayant ainsi mis ordre à ses affaires maritimes, et son vaisseau ayant besoin de quelques réparations, il envoya çà et là quelques simples croisières, et dirigea sa course vers les lieux où sa charmante fille continuait à remplir tous les devoirs de l’hospitalité. Mais comme l’abord rude et garni de rescifs de la côte sur laquelle elle se tenait était dangereux à plusieurs milles de distance, il avait placé son havre sur le côté opposé de l’île.

20. Il gagna sans délai le rivage, n’ayant rencontré aucun lieu d’octrois ni de quarantaine où il fût obligé d’indiquer les lieux qu’il avait parcourus et le tems qu’il y avait employé. Il fit le lendemain démanteler son vaisseau, avec ordre à ses gens de le radouber aussitôt. On se hâta donc de jeter à toutes mains, sur la rive, les marchandises, les ballots, les munitions et les caisses d’argent.

21. Quand il eut atteint le sommet d’une montagne d’où l’on apercevait les blanches murailles de sa maison, il s’arrêta. — Combien d’étranges émotions remplissent l’ame de ceux qui se sont laissés aller à voyager ! Combien de doutes inquiétans sur le bon ou mauvais état de leur intérieur ! — Quels transports d’amour chez les uns, quels mouvemens de crainte chez les autres ! tous les sentimens que les années avaient fait évanouir viennent alors en foule sur nos cœurs reprendre leur ancienne place.

22. Mais c’est surtout aux pères et aux maris que l’approche de la maison, après une longue traversée sur terre ou sur mer, doit naturellement présenter des sujets d’inquiétudes. — Une famille de dames n’est pas une petite affaire (personne plus que moi n’estime ou n’admire le beau sexe ; mais il hait la flatterie, et je ne l’emploierai pas) : quelquefois les filles, en l’absence du père, descendent avec le sommelier à la cave, tandis que les épouses montent de leur côté au grenier.

23. Le plus honnête gentilhomme du monde peut fort bien n’avoir pas à son retour le bonheur d’Ulysse ; toutes les matrones isolées ne regrettent pas leurs maris, toutes n’ont pas la même répugnance pour les baisers des prétendans : le pis, c’est quand il retrouve une belle urne consacrée à sa mémoire ; deux ou trois jouvencelles, enfans d’un ami qui retient sa femme et sa fortune, et Argus, son chien lui-même, qui vient lui mordre — les jambes.

24. S’il est encore célibataire, il retrouvera sa belle fiancée devenue pendant son absence l’épouse de quelque riche avare ; mais alors rien de mieux. L’heureux couple ne sera pas toujours d’accord, et la dame, devenant plus sage, pourra lui permettre, sous le titre de cavalier sirvente, de reprendre ses fonctions galantes ; peut-être aimera-t-il mieux mépriser celle qui l’aura trahi ; et, pour que son chagrin ne soit pas perdu, il écrira des odes sur l’inconstance de la femme.

25. Ainsi donc, vous qui avez déjà quelque chaste liaison de cette espèce, — j’entends une honnête intimité avec une femme mariée, — la seule qui soit susceptible de durée, — la plus solide de toutes les connexions, le véritable hymen en un mot (l’autre ne pouvant servir que d’écran), — n’allez pas pour cela faire de trop longues courses, j’ai connu des absens que l’on trompait quatre fois par jour.

26. Lambro, notre solliciteur maritime, qui devinait mieux ce qu’on faisait sur l’Océan que ce qu’on pouvait faire sur terre, ressentait un vif plaisir à la vue de la fumée de ses foyers. Mais il ne savait pas pourquoi il n’était pas triste, ou pourquoi il éprouvait toute autre émotion ; il ne connaissait pas la métaphysique : il aimait son enfant, il en aurait pleuré la perte ; mais il ne fallait pas lui en demander la cause, plus qu’à un philosophe.

27. Il voyait ses blanches murailles que le soleil rendait éclatantes, et la verdure ombragée des arbres de son jardin ; il entendait le doux bourdonnement de son petit ruisseau, et les aboiemens éloignés de son chien de garde. À travers les ombres d’un bois frais et touffu, il apercevait des figures en mouvement, des armes étincelantes (tout le monde est en armes dans l’Orient), et diverses nuances de costumes, légers et brillans comme des ailes de papillon.

28. Comme il approchait davantage, et qu’il s’étonnait de ces signes inaccoutumés d’allégresse, il entendit, — non pas, hélas ! la musique des sphères, mais les sons profanes et terrestres d’un violon ; ces accords lui firent douter de la fidélité de ses oreilles, ils confondaient toutes ses conjectures ; puis il distingua une flûte, un tambour, et bientôt après les éclats de rire les moins orientaux.

29. Il avança plus près encore, et comme il descendait la pente à la hâte, il remarqua à travers les branches agitées, et parmi d’autres indices de fête, une troupe de ses gens qui dansaient sur le gazon, et qui, semblables à des derviches, tournaient sur eux-mêmes comme sur un pivot. Ils exécutaient la Pyrrique, cette danse guerrière, objet de la préférence des Levantins.

30. Plus loin, en groupe, des jeunes filles grecques, dont la première et la plus grande laissait flotter un long voile blanc, se tenaient toutes ensemble comme un collier de perles ; les mains entrelacées, elles dansaient en laissant flotter sur un blanc cou de longues et noires boucles de cheveux — (dont la moindre eût rendu fous dix poètes). Celle qui les conduisait chantait, et la virginale et attentive réunion lui répondait en chœur des pieds et de la voix.

31. Là, réunies à l’écart, et les jambes croisées autour de leurs plats, quelques autres sociétés commençaient à dîner : la vue était délectée par des pilaus[4] et des mets de toute espèce, des flacons de vins de Samos et de Chio, des sorbets tenus au frais dans des vases poreux. Au-dessus d’eux se montraient sur leurs tiges les fruits de dessert ; les oranges parfumées et les succulentes grenades, balancées au-dessus de leurs fronts, n’attendaient que le plus léger toucher pour descendre sur leurs genoux.

32. Ici, une bande d’enfans se pressait autour d’un bélier blanc comme la neige, et couronnait de fleurs ses vénérables cornes ; paisible comme l’agneau qui vient de naître, le patriarche du troupeau courbe obligeamment sa tête grave et apprivoisée. Tantôt il accepte les palmes qu’on lui présente à manger, tantôt il baisse en jouant son front comme pour frapper ceux qui l’entourent, puis aussitôt il recule comme dompté par leurs faibles mains.

33. Un profil d’une pureté classique, des vêtemens pleins d’éclat, de grands yeux noirs, des joues d’une fraîcheur angélique et rosées comme des grenades entr’ouvertes, des cheveux longs, des gestes enchanteurs, des yeux parlans, et cette innocence, apanage heureux de l’enfance, tel était le tableau exact que formaient ces petits Grecs : à cette vue le philosophe ne pouvait s’empêcher de soupirer, en pensant qu’un jour ils deviendraient des hommes.

34. Plus loin, un bouffon d’une taille de nain racontait devant un cercle paisible de vieux fumeurs maintes histoires sur les trésors secrets trouvés dans un vallon écarté ; les merveilleuses reparties des jongleurs arabes ; les charmes nécessaires pour faire l’or pur et guérir les morsures venimeuses ; les rochers enchantés qui s’ouvrent quand on les touche ; et enfin (mais cela était bien réel) les dames magiciennes qui, d’un seul coup, changent leurs époux en bêtes.

35. Il ne manquait aucun des plaisirs innocens qui peuvent flatter l’imagination ou les sens. Le chant, la danse, le vin, la musique, les histoires persanes, tout offrait d’agréables et inoffensifs passe-tems : mais Lambro ne put sans déplaisir voir ces choses ; il songeait aux dépenses qu’on avait faites pendant son absence, et prévoyait le comble de tous les malheurs, l’inutilité de ses dispositions testamentaires.

36. Hélas ! qu’est-ce que l’homme ! à quels périls sont encore exposés les plus heureux mortels, même après leur dîner ! — Un jour d’or pour un siècle de fer, voilà tout ce que le mieux partagé des réprouvés peut espérer dans cette vie ; le plaisir (du moins quand il chante) est une sirène qui séduit les jeunes imprudens, pour ensuite les écorcher tout vivans. En accueillant Lambro au milieu d’eux, les convives s’exposaient au sort de la flamme que vient toucher une couverture mouillée.

37. Lui qui n’avait guère l’habitude de prodiguer ses paroles, et qui voulait procurer une surprise agréable à sa fille (il surprenait en général les hommes avec l’épée), — n’avait envoyé personne pour avertir de son arrivée ; personne ne se remua donc : long-tems il s’arrêta pour bien convaincre ses yeux de ce qu’il voyait ; et réellement il était plutôt surpris qu’enchanté de trouver une si belle compagnie invitée.

38. Il ne savait pas (oh ! que les hommes sont menteurs) qu’un rapport (et surtout les Grecs) avait garanti la certitude de sa mort (comme si ces gens-là mouraient jamais), et répandu pendant plusieurs semaines le deuil dans sa maison. Mais depuis ce tems leurs paupières et même leurs lèvres s’étaient desséchées ; les roses étaient revenues sur les joues d’Haidée ; ses pleurs étaient remontés à leur source, et elle conduisait pour elle-même les affaires de la maison.

39. De là tous ces mets, ces danses, ce vin et ce violon qui faisaient de l’île un séjour de plaisirs ; les valets étaient tous à boire ou les bras croisés, passe-tems qui les rend les plus heureuses gens du monde. L’hospitalité du père semblait sordide, comparée à l’usage que faisait Haidée de ses trésors ; et l’on ne peut assez dire combien on approuvait sa noble conduite, quand elle n’avait pas une heure qu’elle ne consacrât à l’amour.

40. Vous croyez peut-être qu’en tombant au milieu de ces divertissemens il ne pourra se contenir, et, à vrai dire, il n’était pas obligé d’en être fort satisfait ; peut-être vous vous attendez à de promptes exécutions, qui apprendront mieux à ses gens leur devoir ; au fouet, à la question ou à la prison pour le moins ; vous ne doutez pas qu’en faisant quelques exemples mémorables, il ne développe les inclinations royales d’un pirate !

41. Vous êtes dans l’erreur ; — c’était l’homme le plus doux et le mieux élevé qui jamais eût coupé une gorge ou conduit un vaisseau. Il était si familier avec tous les usages du monde, que jamais on n’aurait pu deviner sa véritable pensée. Il ne le cédait pas sous ce rapport à un courtisan ; et c’est à peine si une femme même eût pu cacher plus de fourberie sous ses jupes. Quel dommage qu’un tel homme eût tant de goût pour les courses d’aventures ! c’eût été une excellente acquisition pour la bonne société.

42. Il s’avance près du premier groupe de convives, et, frappant sur l’épaule de l’un de ceux-ci, il demande avec un sourire singulier qui, dans tous les cas, n’annonçait rien de bon, quelle était la cause de cette fête ? Trop ivre pour faire attention à ses paroles, le Grec auquel il s’adressait versa du vin dans un verre.

43. Et sans prendre la peine de tourner sa tête joyeuse, il tendit le rouge-bord par-dessus son épaule, et d’un ton de voix peu ferme : « Les paroles altèrent, je n’ai pas de tems à perdre. » Un second ajouta en laissant échapper un hoquet : « Notre vieux maître est mort ; vous feriez mieux de vous adresser à son héritière, notre maîtresse. — Notre maîtresse, ajouta un troisième, ah ! ah ! notre maîtresse ! c’est-à-dire, notre maître, — pas le vieux, mais le jeune. »

44. Ces drôles étant de nouveaux venus, ne connaissaient pas celui auquel ils parlaient. — Lambro changea de couleur, — un nuage couvrit un instant ses yeux, mais il fit un effort pour reprendre son premier air de sérénité, et cherchant même à rappeler son sourire, il pria l’un d’entre eux de lui dire le nom, la qualité du nouveau maître qui, suivant toutes les apparences, avait donné à Haidée le titre d’épouse.

45. « Je ne sais pas, répondit le garçon, qui, ou ce qu’il est, ni d’où il vient, — et je ne m’en soucie pas beaucoup ; ce que je sais bien, c’est que ce chapon rôti est délicieux, et que cet excellent vin n’a jamais été servi pour un meilleur dîner : et si vous avez à demander quelque chose de plus, adressez vos questions à mon voisin de ce côté ; il vous répondra sur tout, bien ou mal, car personne n’aime plus à s’écouter parler<ref>Imitation de Morgante Maggiore, poème trop peu connu en France :

Rispose allor’Margatte, a dir tel tosto
Io non credo più al nero ch’all’azzurro ;
Ma nel cappone o lesso o vuogli arrosto,
E credo alcuna volta anco nel burro !
Nella cervigia e quando io n’ho nel mosto,
E molto più nel espro che il mangurro

Ma sopra tutto nel buon vino ho fede
E credo che sia salvo che gli crede.

« Marguet répondit alors : « À dire de suite ce que j’en pense, je ne crois ni noir ni bleu, mais bien au chapon bouilli, ou, si tu l’aimes mieux, rôti ; je crois aussi, par fois, au beurre, à la cervoise, au moust quand j’en ai, et bien plus dans les menaces que dans coups : mais, avant tout, j’ai foi dans le bon vin, et je pense que celui qui croit en lui sera sauvé. »

(Ch. XVIII, st. CLI.) </ref>. »

46. Je disais que Lambro était un homme patient, et certes il montra dans cette occasion un respect des convenances digne de l’homme le mieux élevé de la France, ce parangon des nations. Malgré les railleries lancées contre les siens même, il sut dissimuler et ses inquiétudes et les plaies de son cœur, et les insultes de cette valetaille gourmande — et acharnée sur son propre mouton.

47. Maintenant, dans un homme aussi habitué à commander, — à faire aller et venir ses gens, — à voir ses désirs exécutés en un tour de main, — soit que sa voix demandât une mort ou des fers, — on peut s’étonner de trouver d’aussi bonnes manières ; la chose est cependant bien réelle, quoique je ne sache comment l’expliquer ; et dans tous les cas celui qui peut ainsi se commander, peut être aussi capable de gouverner — qu’un Guelfe[5].

48. Non qu’il ne montrât jamais de colère, mais c’est quand il n’était pas sérieusement irrité ; dans ce dernier cas il restait calme, concentré, lent et silencieux, il se repliait sur lui-même comme le boa ; jamais il ne parlait et frappait en même tems ; s’il menaçait, c’est qu’il ne voulait pas de sang : mais son silence était bien plus redoutable, et son premier coup rendait ordinairement un second inutile.

49. Il ne poussa pas ses questions plus loin et continua d’avancer vers la maison, mais par un chemin détourné. Ceux qu’il vint à rencontrer par hasard ne firent pas attention à lui, tant on s’attendait peu à le revoir. Si l’amour paternel plaidait en ce moment dans son cœur pour Haidée, c’est plus que je ne puis dire ; en tous cas, pour un père arrivant quand on le croyait mort, ces fêtes devaient paraître un singulier genre de deuil.

50. Si tous les morts (Dieu nous en préserve) revenaient maintenant à la vie, ou seulement quelques-uns, tel qu’un époux ou bien sa femme (autant citer un exemple conjugal que tout autre), ne doutez pas, quelle qu’eût été la violence de leurs anciennes querelles, que cet incident imprévu n’en occasionât de plus vives encore, et que les pleurs répandus sur l’époux expirant ne coulassent avec plus d’abondance sur l’époux ressuscité.

51. Lambro entra dans la maison, mais non plus chez lui ; pensée vraiment — insupportable, et tout au plus comparable aux angoisses mentales du trépas : trouver la pierre de notre foyer transformée en pierre funéraire, voir éparses autour d’un âtre jadis étincelant, les pâles cendres de nos espérances, c’est un tourment profond que ne concevra jamais un célibataire.

52. Il entra dans la maison, mais non plus chez lui, car, sans affections, il n’est pas de chez soi. — Il sentit les amertumes de la solitude, en passant le seuil de sa porte sans être accueilli par un salut. C’était pourtant là que le tems lui avait filé des jours paisibles, que son cœur et ses yeux avaient suivi avec tant de délices les jeux innocens d’une fille chérie, seul vertueux objet de ses sentimens ordinaires.

53. C’était un homme d’un caractère singulier : doux dans ses habitudes, quoique d’une humeur sauvage ; modéré dans sa conduite, ennemi de tout excès dans les plaisirs et dans la nourriture, d’une perception facile, d’un courage à toute épreuve, en un mot capable de mener une vie plus honorable, sinon sans reproche. Les malheurs de sa patrie et son désespoir de l’affranchir l’avaient déterminé à faire des esclaves, au lieu de rester esclave lui-même.

54. L’amour du pouvoir et le rapide accroissement de ses richesses ; la dureté, fruit d’une longue habitude ; la vie périlleuse dans laquelle il avait vieilli ; l’abus qu’on avait fait de sa clémence ; les soupirs qu’il avait si souvent entendus ; les mers implacables et les hommes grossiers qui lui servaient de compagnons ordinaires, tout avait contribué à le rendre terrible pour ses ennemis, et du reste bon ami et mauvaise rencontre.

55. Mais un reste de l’ancien esprit de la Grèce répandait encore quelques rayons héroïques dans son ame, comme jadis dans celle des conquérans de la toison d’or, au tems de la Colchide. Il est vrai que sa passion pour la paix n’était pas très-ardente ; — mais hélas ! sa patrie n’offrait aucun espoir d’illustration, et c’était la rage de la voir asservie qui l’avait porté à haïr l’univers et à combattre toutes les nations.

56. L’influence du climat avait aussi donné à son esprit une certaine élégance ionienne dont souvent, sans qu’il s’en doutât, il laissait deviner l’influence. — Le meilleur goût avait présidé au choix de sa résidence ; il aimait la musique, il admirait les scènes sublimes de la nature, et c’était en entendant un petit ruisseau tomber devant lui en nappes de cristal, c’était en contemplant la beauté des fleurs, qu’il charmait son esprit dans les heures de calme.

57. Mais tout ce qu’il avait de tendresse reposait sur sa fille ; elle seule, au milieu des scènes furieuses dont il avait été l’auteur ou le spectateur, avait conservé de l’empire sur son cœur. L’affection qu’il avait pour elle était pure, isolée et sans partage. En perdant ce sentiment, il eût perdu ce qui lui restait encore de tendresse pour l’humanité, et le nouveau Cyclope serait tombé dans le plus furieux aveuglement.

58. La tigresse à laquelle on a ravi ses petits, épouvante, dans sa furie, le berger et le troupeau ; l’Océan, quand il soulève ses vagues irritées, brise souvent le vaisseau que des rochers avoisinent ; mais une fois leur rage épuisée, le tigre et l’Océan se calmeront avant le ressentiment silencieux, grave, austère et profond d’une ame vigoureuse, et surtout quand c’est celle d’un père.

59. C’est une chose commune, et pourtant bien douloureuse, que l’ingratitude de nos enfans. — Eux qui devaient nous rappeler nos beaux jours, eux qui semblaient d’autres petits nous-mêmes, composés toutefois d’une matière plus fine, ils nous quittent tendrement dès que la vieillesse nous saisit, et que des nuages obscurcissent le soir de notre vie ; à la vérité ils nous laissent une compagnie excellente, — la goutte et la pierre.

60. Une belle famille est pourtant une jolie chose (quand elle ne se présente pas après dîner[6]). Il est agréable de voir une mère nourrir elle-même ses enfans (quand elle n’en est pas devenue plus maigre). Semblables à des chérubins placés aux angles d’un autel, ils se groupent autour du foyer (et ce tableau est capable d’attendrir un pécheur). Une dame, environnée de ses filles et de ses nièces, brille comme une guinée au milieu de pièces de sept schellings.

61. Inaperçu, le vieux Lambro prit une porte secrète et entra dans sa maison, à la nuit tombante. Cependant la dame et son amant présidaient au festin, dans tout l’éclat de leur beauté : une table incrustée d’ivoire était placée devant eux et entourée d’une foule de beaux esclaves. Les pierreries, l’or et l’argent formaient la matière de la vaisselle, les vases les moins précieux étaient de nacre et de corail.

62. Cent plats environ composaient le dîner : de l’agneau aux noix de pistaches, — en un mot toute espèce de mets ; des soupes au safran, des friandises, des poissons les plus beaux qu’eussent jamais renfermés des filets ; le tout accommodé au-delà des vœux du plus délicat sibarite : les boissons consistaient en sorbets variés de raisin, d’orange et de jus de grenade exprimé à travers les pores de l’écorce, ce qui ajoute encore à leur saveur.

63. Ces rafraîchissemens étaient disposés autour de la salle, dans leurs carafons de cristal : des fruits, des gâteaux de datte terminèrent le repas, qui fut aussitôt remplacé par la fève du plus pur moka, servie dans de petites coupes de la Chine ; sous elles, et pour empêcher la main de se brûler, étaient des tasses en filigrane d’or ; dans le café on avait fait bouillir des clous de girofle, de la canelle et du safran ; mais (à mon goût) cela lui enlevait de sa qualité.

64. Les tentures de la salle étaient une tapisserie formée de pans de velours diversement peints, et brochés en fleurs de soie damassée ; une bordure jaune les enveloppait, et celle du haut, richement travaillée, déployait en lettres-lilas, brodées délicatement en bleu, de belles sentences persanes, tirées des poètes et des moralistes les plus estimés.

65. Ces inscriptions orientales, placées si communément dans ces contrées sur les murs, sont une espèce de moniteurs chargés de rappeler à l’esprit, comme les crânes des banquets de Memphis, les mots qui déconcertèrent Balthasar dans son palais, et qui lui enlevèrent son royaume[7]. Mais les sages auront beau prodiguer les trésors de leurs sentences, vous sentirez toujours qu’il est un moraliste plus sévère encore : c’est le plaisir.

66. Une beauté devenue étique à la fin de l’hiver ; un grand génie qui trouve la mort au fond d’un verre ; un roué transformé tout d’un coup en méthodistique ou éclectique — (c’est le nom sous lequel ils aiment maintenant à dire des prières), mais surtout un alderman frappé d’apoplexie, sont des exemples qui réellement confondent l’esprit, et prouvent bien que les trop longues veilles, le vin et l’amour, ont des résultats aussi funestes que les excès de table.

67. Haidée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi, bordé d’un bleu pâle. Leur sopha occupait trois parties complètes de l’appartement, — et semblait de la dernière fraîcheur. Le velours des coussins — (plutôt faits pour garnir un trône) était écarlate ; du milieu jaillissait un brillant soleil broché en or, dont les rayons tissus rappelaient le vif éclat de ceux qui remplissent les cieux vers le milieu du jour.

68. Quant à la splendeur, on en avait confié le soin au cristal, au marbre, à la porcelaine et à l’argenterie ; sur les carreaux étaient jetés des nattes indiennes et des tapis de Perse que le cœur eût tremblé de salir. Des gazelles, des chats, des nains et des noirs, et telles autres gens habitués à gagner leur pain en qualité de ministres et favoris (c’est-à-dire par dégradation) étaient là réunis en foule comme à la cour ou à la foire.

69. On n’avait pas épargné les belles glaces et les tables, la plupart en ébène incrustées de nacre ou d’ivoire, celles-ci en écaille de tortue ; et celles-là en bois précieux, garnies d’or ou d’argent. — On avait pourvu à ce que la plus grande partie d’entre elles fût chargée de viandes, de sorbets glacés — et de vins — à la disposition de tous ceux qui arrivaient d’heure en heure pour dîner.

70. Entre tous les costumes, je choisis pour le peindre celui d’Haidée : elle portait deux jelicks[8], — dont le premier était jaune-pâle ; l’azur, le violet et le blanc formaient la couleur de sa chemise, — et l’on suivait au travers de son léger tissu les mouvemens de son sein, tels que ceux d’une faible vague ; son deuxième jelick, tout brillant d’or et de pourpre, était fermé avec des boutons de perle larges comme des pois ; une blanche gaze rayée de bouracan flottait autour de son beau corps, semblable à des flocons de nuages groupés autour de la lune.

71. Un large bracelet pressait chacun de ses bras charmans ; il n’avait pas d’attache, — l’or pur en étant assez flexible pour que la main le contournât sans peine, et que la forme du bras devînt aussitôt la sienne. C’était admirable, mais sa forme seule eût charmé les yeux, tant il semblait craindre de laisser échapper les contours qu’il pressait. Ainsi, l’or le plus fin entourait la peau la plus blanche que métal précieux eût jamais entourée[9].

72. Comme princesse des domaines de son père, une semblable plaque d’or roulée au-dessus de son coude-pied annonçait son haut rang. Douze anneaux brillaient autour de ses doigts ; ses cheveux rayonnans de pierreries ; les plis gracieux de son voile étaient comprimés au-dessous de son sein par une bande de perles d’une valeur presque inestimable ; et la soie orangée de son pantalon turc venait se terminer autour de la plus jolie cheville du monde.

73. Les ondes de ses longs et bruns cheveux tombaient jusqu’à ses pieds, semblables au torrent des Alpes sur lequel vient glisser la lumière matinale du soleil ; — s’ils n’avaient pas été enfermés, ils auraient pu voiler entièrement sa personne ; on eût dit qu’ils s’indignaient de se sentir comprimés dans la courbe soyeuse d’un filet, et dès qu’un zéphir venait offrir à Haidée son aile pour éventail, ils tentaient de rompre leur transparente étreinte.

74. Elle répandait autour d’elle une atmosphère de vie, et ses yeux semblaient donner à l’air lui-même plus de légèreté. Ils étaient si doux ! si beaux ! ils justifiaient tout ce que nous pourrions jamais imaginer des cieux ; purs comme ceux de Psyché, avant qu’elle n’eût perdu sa virginité, — trop purs même pour les nœuds terrestres les plus purs. En la voyant, on ne pouvait croire qu’il y eût de l’idolâtrie à s’agenouiller devant elle.

75. Ses cils, noirs comme la nuit, étaient cependant teints, mais c’était vainement ; car les franges de ses grands yeux noirs n’en conservaient pas moins leur beauté naturelle, et même opposaient leur éclat primitif au jais artificiel qui les recouvrait. Ses ongles avaient été touchés avec l’henna[10] ; mais encore ici, les efforts de l’art étaient inutiles, il ne pouvait rien ajouter à leur nuance rosée.

76. L’henna aurait eu en effet une teinte merveilleuse, si elle eût encore embelli la belle peau qu’elle avait touchée. Haidée n’en avait aucun besoin : jamais le jour ne lança sur les montagnes des rayons d’une blancheur plus céleste que la sienne ; l’œil en la contemplant ne pouvait se croire bien éveillé, il la prenait pour une vision : — peut-être me trompé-je, mais Shakspeare dit aussi :

…Est fol, à mon avis, Qui prétend dorer l’or ou reblanchir le lis[11].

77. Juan n’avait, sur un châle noir et or, qu’un vêtement blanc bouracan[12], encore si transparent que l’on apercevait, à travers le tissu, des pierreries scintillantes comme les petites étoiles de la voie lactée. Son turban formait une foule de plis gracieux, et une aigrette d’émeraude chargée d’un nœud de cheveux, présent d’Haidée, surmontait un croissant radieux dont la lumière, toujours tremblante, ne s’affaiblissait jamais.

78. En ce moment ils étaient divertis par leur suite ; des nains, des jeunes danseuses, des eunuques noirs et un poète : ce qui complétait leur nouveau train de maison. Ce dernier avait une grande réputation et il aimait à la justifier. Ses vers allaient rarement sans leurs justes pieds ; — quant aux sujets, rarement restait-il au-dessous d’eux, car on le payait pour satiriser ou applaudir ; et comme dit le psaume : « il demandait un gros intérêt. »

79. Contre la louable habitude des anciens jours, il vantait le présent et décriait le passé. Il avait fini par devenir une espèce d’anti-jacobin oriental, et il aimait mieux louer que de s’exposer à manquer de pudding. — Pendant quelques années il avait compromis sa destinée en mettant dans ses chants un certain air d’indépendance ; mais à présent, il chantait le sultan et le pacha avec la véracité de Southey et le talent poétique de Crashaw.

80. C’était un homme qui avait été témoin de nombreux changemens, et lui-même il avait varié avec la fidélité de l’aiguille ; mais l’astre polaire auquel il obéissait n’étant pas l’une des étoiles fixes, — il avait pris l’habitude des courbes et des lignes rétrogrades : sa bassesse le mettait à l’abri des représailles, et il était si fécond (à moins qu’on ne l’eût mal payé), il mentait avec une telle expansion de verve, — qu’il avait certes les plus beaux droits à la pension de poète lauréat.

81. Mais il avait du génie. — Quand un renégat, vates irritabilis, en possède, il ne laisse guère passer de pleine lune sans l’exercer ; il n’y a pas même jusqu’aux honnêtes gens qui n’aiment à capter l’attention publique : — mais à mon sujet. — Voyons, — de quoi s’agissait-il ? Ah ! — le chant troisième, — le charmant couple, — leurs amours, leurs fêtes, leur maison, leur costume, en un mot, le genre de vie qu’ils menaient dans leur île.

82. Leur poète, pauvre diable, mais du reste fort amusant en compagnie, avait été jadis le favori de plus d’une coterie ; quand il était à moitié ivre il haranguait ses auditeurs, et bien qu’ils fussent rarement en état d’apprécier ses paroles, ils ne manquaient pas de lui accorder, en vomissant et en mugissant, ces applaudissemens populaires dont jamais la première ne connaît la seconde cause[13].

83. Mais en ce moment, hissé dans la haute société, et ayant recueilli de ses voyages quelques bribes éparses çà et là de pensées libérales, il calculait si, pour varier un peu, il ne pourrait pas, dans une île isolée, au milieu de ses amis, et sans avoir à craindre d’exciter à la sédition, abjurer pour un instant ses mensonges prolongés, et conclure avec la vérité un léger armistice, en chantant comme il avait chanté dans son ardente jeunesse.

84. Il avait voyagé parmi les Arabes, les Turcs et les Francs, et connaissait le point d’honneur des nations diverses ; comme il avait fréquenté toutes les classes d’hommes, nulle occasion ne trouvait sa verve en défaut : — ce qui lui valut quelques présens et quelques remerciemens. Il savait habilement varier ses flatteries ; « faire à Rome comme les Romains, » tel était son principe de conduite en Grèce.

85. Ainsi, d’ordinaire, quand on lui demandait une chanson, il rappelait aux différens peuples quelque chose de leur pays ; le God save the King, ou le Ça ira, peu lui importait, il ne s’occupait que de l’à-propos. Sa muse trouvait partout des inspirations, depuis le sujet le plus sublime jusqu’aux plus prosaïques raisonnemens. Pindare avait bien chanté les chevaux de race, pourquoi lui aurait-on reproché de montrer la même flexibilité de talent ?

86. Par exemple, en France, il eût écrit une chanson ; en Angleterre, un récit de six chants in-4º ; en Espagne, il eût fait une ballade ou une romance sur la dernière guerre ; — autant en Portugal ; en Allemagne, il eût grimpé sur le Pégase du vieux Goëthe. — (Voyez ce qu’en dit de Staël.) En Italie, il eût imité les Trecentisti[14], et, en Grèce, il eût chanté quelque hymne dans le genre de celle-ci :


I

O des arts le premier séjour,
Iles de Grèce, îles de Grèce !
Où Sapho chanta son ivresse,
Où naquit le père du jour !
Un été constant vous colore :
Mais Phébus seul vous reste encore.

II.

Au nom des pères glorieux
Dont la mémoire les accuse,

Aux chants de leur antique muse
Vos fils restent silencieux :
Et quand l’univers les admire,
Seuls, ils n’osent plus les redire !

III.

Marathon domine les mers
Et s’étend au bas des montagnes.
Hier, rêvant dans ces campagnes,
J’oubliais nos cruels revers ;
Car, foulant aux pieds tant de braves,
Je ne pouvais nous croire esclaves.

IV.

Un roi s’assit sur les rochers
D’où l’on aperçoit Salamine :
Là, méditant notre ruine,
Il suivait ses flots de guerriers ;
Il les comptait avant l’aurore,
Et le soir étaient-ils encore ?

V.

Où sont-ils, où toi-même es-tu,
O ma déplorable patrie ?
Pour te rappeler à la vie
Mes accens n’ont pas de vertu.
Oh ! pourquoi la lyre d’Alcée
Dans mes mains est-elle tombée ?

VI.

Au moins, si j’ai perdu l’honneur
Et si je suis dans l’esclavage,
Je sens courir sur mon visage
Une généreuse rougeur ;
Au moins je pleure sur la Grèce
Quand un lâche tyran l’oppresse.

VII.

Mais sur notre honte et nos maux
Ne faut-il verser que des larmes ?
Sparte autrefois courait aux armes :
O terre ! rends-nous ses héros !

Que trois seuls réveillent nos villes,
Et nous marchons aux Thermopyles !

VIII.

Mais tout reste silencieux !…
Non ! — Les morts raniment leur cendre ;
Les morts, les morts se font entendre
Comme un torrent impétueux !
« Brisez, disent-ils, vos entraves !
Venez !… » Et vous restez esclaves.

IX.

 — « Versez-nous le vin de Samos ;
Vous ! faites frémir d’autres cordes :
Combattez, musulmanes hordes,
Coulez pour nous, jus de Seos. »
Voyez la soudaine allégresse
Qu’inspirent ces accens d’ivresse !

X.

Comme vos pères, au plaisir
La danse pyrrhique vous porte ;
Mais de la pyrrhique cohorte
N’avez-vous plus de souvenir ?
Vos accens sont nobles et graves ;
Conviennent-ils à des esclaves ?

XI.

— « Versez-nous le vin de Samos !
C’est Bacchus seul qui nous inspire.
Bacchus seul conduisait la lyre
Du tendre vieillard de Téos ;
Il servait et savait se taire. — »
Ah ! du moins il servait un frère !

XII.

— « Ce Miltiade tant vanté
De la couronne fut avide… »
— Mais le tyran de la Tauride
Protégea notre liberté ;
Il mit en fuite les barbares ;
— Et vous, vous servez des Tartares !

XIII.


— « Versez-nous le vin de Samos ! »
De Parga le rocher stérile
Est désormais le seul asile
Des dignes enfans des héros.
Un jour ces guerriers intrépides
Rappelleront les Héraclides.

XIV.

Parga ! Souli ! craignez les Francs !
Ils ont des rois prêts à tout vendre :
La Grèce ne doit rien attendre
Que de ses généreux enfans.
Craignez les Francs ! tous ils fléchissent
Sous des rois qui les avilissent.

XV.

— « Versez-nous le vin de Samos ! »
— Nos filles dansent sous l’ombrage :
Je vois à travers le feuillage
Leurs contours si doux et si beaux ;
Mais leur sein, digne des plus braves,
N’allaitera que des esclaves.

XVI.

Que l’on me place au bord des flots :
De Sunium je vois la plage,
J’y veux mourir ; son nu rivage
Recevra mes derniers sanglots.
Traînez les chaînes que j’abhorre,
Moi je meurs : je suis libre encore !

87. Ainsi chanta, sinon eût pu, dû, ou voulu chanter en vers passables le moderne enfant de la Grèce : sans valoir ceux qu’Orphée récitait quand la Grèce était dans son printems, on aurait pu, dans ces derniers tems, en composer de plus mauvais encore. Ses accens n’étaient pas sans expression — s incère ou factice ; et la sensibilité est dans un poète la source de tous les autres sentimens ; mais ces gens-là sont des menteurs, et comme la main des teinturiers, — ils revêtent toutes les couleurs.

88. Mais les mots sont des choses, et une légère goutte d’encre, tombant comme la rosée sur une idée, produit ce qui fera penser des milliers et des millions d’hommes. Chose singulière, que la plus petite lettre par laquelle l’homme déposera une pensée au lieu de l’exprimer de vive voix, puisse établir une chaîne durable entre les siècles ! À quelle exiguité le tems ne réduit-il pas la fragile nature humaine, tandis que le papier, — un chiffon comme celui-ci, lui survit à lui-même, à sa tombe, à tout ce qui lui était propre.

89. Et quand ses os sont en poussière, et que sa tombe a disparu ; quand ses biens, ses enfans, sa nation elle-même ne conservent plus qu’une seule place dans les commémorations chronologiques, quelque lourd manuscrit qui avait dû à l’oubli sa conservation, quelque inscription lapidaire retrouvée à la place d’une barraque, en travaillant aux fondations d’un cabinet, peuvent restaurer son nom et le faire regarder comme un précieux et rare monument.

90. Et la gloire a fait long-tems sourire les sages ; c’est quelque chose, un rien, des mots, de l’illusion, du vent, — mieux fondé sur le style de l’historien que sur le souvenir que le héros laisse après lui. Homère a rendu à Troie le service que Hoyle a rendu au Whist ; les hommes de nos jours avaient oublié que le grand Marlborough donnait joliment des coups de poings, quand, heureusement, sa vie a été publiée par l’archidiacre Coxe.

91. Milton est le prince des poètes — à notre avis : un peu lourd, mais divin dans tous les cas. C’était un indépendant, de son tems ; — un citoyen docte, pieux et continent en amour et à la table. Mais sa vie s’étant offerte sur le chemin de Johnson, nous avons aussitôt lu que ce grand pontife des neuf vierges avait reçu le fouet au collége, — qu’il était colère, et — mauvais époux ; la première mistress Milton ayant déserté son logis.

92. Voilà certes des faits bien intéressans ; comme le daim volé de Shakspeare[15], les épices de lord Bacon, la jeunesse de Titus et les premières aventures de César ; comme les fredaines de Burns (que va retracer fidèlement le docteur Currie) et celles de Cromwell : — mais bien que l’amour de la vérité inspire ordinairement aux historiens ces détails, et qu’ils les jugent fort essentiels à la vie de leur héros, il est rare qu’ils contribuent beaucoup à sa gloire.

93. Tout le monde n’est pas moraliste comme Southey, quand il prêchait dans le monde la Pantisocratie ; ou comme Wordsworth, non imposé, non salarié, quand il saupoudrait de démagogie[16] ses poèmes de colporteur ; ou comme Coleridge, long-tems avant que sa plume inconstante ne déposât dans le Morning-Post son aristocratie : alors que, lié avec Southey et marchant sur les mêmes traces, ils épousaient les deux sœurs (établies mercières à Bath).

94. De pareils noms sont désormais atteints et convaincus ; ils forment dans la géographie morale une véritable Botany-Bay, et leurs plus discrets biographes auront encore bonne grâce à décrire leurs franches trahisons et leurs généreuses apostasies. À ce propos, le dernier in-quarto de Wordsworth est le volume le plus lourd que l’on ait publié depuis la découverte de l’imprimerie : c’est un obscur et grossier poème, ayant nom l’Excursion, rimaillé dans un style que j’ai en aversion.

95. C’est là qu’il érige un pont formidable entre l’intelligence de ses lecteurs et la sienne : malheureusement les poèmes de Wordsworth et de ses imitateurs, comme la Siloe de Joannah Southcote sont des œuvres qui frappent faiblement l’attention publique, tant est petit le nombre des élus, en ce siècle ; et d’abord, annoncés comme des divinités, les premiers fruits de leur virginité compromise se sont bientôt métamorphosés en hydropisies périodiques.

96. Mais revenons à mon sujet. Je suis bien forcé d’avouer que si j’ai quelque défaut c’est celui des digressions ; je laisse aller seuls mes gens, tandis que je m’amuse à soliloquer sans fin : mais ce sont mes adresses de la couronne, remettant les affaires à la prochaine session. J’ai l’air d’oublier que chacune de mes omissions est une perte pour le public, non pas, il est vrai, aussi grande que l’eussent été celles d’Arioste.

97. Je le sais ; ce que nos voisins appellent des longueurs (nous n’avons pas un mot aussi juste ; mais nous avons bien la chose dans la parfaite ordonnance des poèmes que Bob Southey met au monde chaque printems) ; les longueurs, dis-je, ne sont pas un appât bien puissant pour le lecteur ; mais il n’est peut-être pas mal à propos de lui présenter quelques beaux morceaux dépopée, pour mieux lui prouver que lennui en est le principal ingrédient.

98. Nous lisons dans Horace qu’il arrive parfois à Homère de s’endormir ; nous pourrions même sans lui nous en apercevoir : quand il arrive à Wordsworth de se réveiller, c’est pour nous dire avec quelle complaisance il se traîne autour des lacs, avec ses chers voituriers[17]. Il invoque le secours d’une barque pour franchir les abîmes — de l’Océan ? — Nullement, mais de l’air. Ensuite il fait une seconde invocation pour obtenir une chaloupe et se hâte de répandre assez de bave pour la mettre à flot.

99. S’il veut absolument fendre les plaines éthérées, bien que Pégase soit rétif à son roulage, que n’emprunte-t-il plutôt les coursiers du char de David ? ou que ne sollicite-t-il un seul des dragons de Médée ? Ce bidet, trop classique pour son vulgaire cerveau, lui ferait-il craindre de se casser le cou ? Pourquoi donc si le sot veut absolument voir la lune de plus près, ne demande-t-il pas le secours d’un ballon ?

100. Des colporteurs, des barques, et des roulages ! Ombres de Pope et de Dryden, en sommes-nous donc réduits là ? ces misérables drogues sont non-seulement à l’abri du mépris, mais surnagent comme l’écume, au lieu de s’engouffrer dans le vaste abîme du pathos. Bien plus, ces Jacques Cades[18] du sens commun et de la poésie viennent siffler sur vos tombeaux. — Le petit batelier et son Peter bell sourient de pitié en parlant de celui qui traça la peinture d'Achitophel[19] !

101. Revenons. — La fête avait cessé : esclaves, nains, danseuses, tout était retiré. Les récits de l’Arabe, les chants du poète, les derniers accens du plaisir, tout venait d’expirer. — La dame et son amant, laissés seuls, contemplaient les flocons rosés de nuages qui accompagnaient le crépuscule. — Je te salue, Marie ! sur la terre et sur les mers, la plus céleste heure du jour est la plus digne de toi !

102. Ave Maria ! Ah ! bénie soit cette heure ! bénis le tems, le climat, et le lieu où j’ai vu si souvent avec délice tomber sur la terre ce doux, ce ravissant moment ! tandis que se balançait la lourde cloche dans une tour éloignée, et que les derniers accens de l’hymne du soir se faisaient entendre ; quand le plus léger souffle ne traversait pas les airs embaumés, et que les feuilles de la forêt semblaient elles-mêmes partager le recueillement universel.

103. Ave Maria, c’est l’heure de la prière ! Ave Maria, c’est l’heure de l’amour ! Ave Maria, est-ce bien toi que nos esprits contemplent auprès de ton fils ? Ave Maria, que ta figure est belle ! quel charme dans tes yeux baissés au-dessous de la toute-puissante colombe ! — Oui, bien que ce soit devant une peinture que mes genoux fléchissent, — ce tableau n’est pas une idole, c’est une seconde elle-même.

104. Quelques casuistes trop tendres ont bien voulu dire, dans une publication anonyme, — que je n’avais pas de dévotion : mais que l’on mette ces personnes en prières à côté de moi, et l’on pourra décider qui de nous connaît mieux le droit chemin du ciel. Mes autels sont l’Océan et les montagnes, l’air, la terre, les astres, — en un mot, tous les ouvrages du grand tout, qui produisit l’ame et doit un jour la recueillir.

105. Douce heure du crépuscule ! — Ah ! combien je t’aimais dans l’ombrageuse solitude de pins[20], et sur le silencieux rivage qui borne la forêt de Ravenne ; là des racines immémoriales croissent où venaient auparavant se briser les flots de l’Adriatique. Bois toujours verts, où s’élevait la dernière forteresse des Césars, et que les récits de Boccace et les chants de Dryden contribuaient encore à me rendre plus chers !

106. Les perçantes cigales, citoyennes des pins, qui font de leur existence d’un été une chanson continuelle, étaient, avec mes pas, ceux de mon coursier et la cloche du soir, les seuls échos qui pénétrassent dans les branches ; mes yeux alors se reportaient en esprit au spectre chasseur de la race d’Onesti, à sa meute infernale, à leur chasse, et à toutes les belles qui, par cet exemple, apprirent à ne pas rebuter un amant fidèle<ref>Voyez la cinquième journée, nouvelle VIII, du Décaméron. Nastagio degli Onesti, amant de l’une des filles de Paolo Traversaro, avait dépensé toutes ses richesses sans parvenir à se faire aimer. Dans sa douleur il s’éloigna de Ravenne, avec la résolution de se tuer. À trois milles de la ville, il renvoie ses gens, et, tout en rêvant, il entre dans la forêt de pins. Bientôt un grand bruit vient rompre sa rêverie ; une belle femme, nue et ensanglantée, est poursuivie par un chevalier noir qui l’atteint, lui arrache le cœur et le donne à dévorer à ses chiens. Nastagio apprend que cette infortunée était, pendant sa vie, une ingrate, et qu’en punition de sa froideur, son ancien amant la poursuit dans ce lieu tous les vendredis. Il s’empresse alors d’inviter à une fête la famille des Traversari pour le vendredi suivant, et tandis qu’ils sont à table sous les pins de la forêt, le bruit de la chasse infernale se fait entendre ; le fantôme recommence le même récit, et la tremblante Traversaro, troublée elle-même, s’empresse d’offrir à Nastagio son amour, ses faveurs et sa main. « Cette peur, dit le conteur en terminant, ne fut seulement occasion de ce bien : ains elle fut cause que toutes les femmes de Ravenne en devindrent si paoureuses, qu’elles ont tousjours esté, depuis, plus complaisantes aux voulentés des hommes qu’elles n’avoient esté auparavant. »

(Anc. traduct. de M. Anthoine le Maçon.)</ref>.

107. O Hespérus[21] ! tu donnes toutes les bonnes choses : — à l’homme harassé, sa maison ; un repas à celui qui a faim ; au jeune oiseau l’aile providente de sa mère ; au bœuf chargé son étable désirée. Tout le charme paisible qui se rattache à nos foyers, tout ce que nos dieux domestiques nous rappellent de cher se rassemble autour de nous à ton premier regard : c’est encore toi qui élèves l’enfant jusqu’aux mamelles de sa mère.

108. Heure suave ! qui fais naître les regrets et attendris le cœur de ceux qui traversent les mers, quand ce jour-là ils ont dit adieu à leurs doux amis ; ou qui enivres d’amour le pélerin, quand il interrompt sa marche au bruit lointain de la cloche des vêpres, qui semble déplorer le déclin du jour mourant[22] ? — Est-ce là une illusion que doive repousser notre raison ? Non, non ! rien n’expire sans que dans le monde quelque chose ne pleure.

109. Quand Néron périt par la sentence la plus juste qui jamais ait détruit un destructeur, au milieu des acclamations bruyantes de Rome délivrée, des nations affranchies et du monde enchanté, quelques mains cachées allèrent répandre des fleurs sur sa tombe[23]. Peut-être ces derniers honneurs attestaient-ils la reconnaissance d’un bienfait rendu par ce malheureux prince dans le seul instant que le sceptre ne fût pas parvenu à corrompre.

110. Mais je suis dans les digressions. Quel rapport existe-t-il entre la conduite de mon héros et celle de Néron ou de tout autre bouffon couronné comme lui ? le même à peu près qu’avec les hommes de la lune. Certes il faudra réduire mon ouvrage à zéro, et je vais devenir l’une des nombreuses « cuillers de bois » de la poésie (c’est sous ce dernier nom que nous autres collégiens aimions à désigner celui qui venait d’obtenir ses derniers degrés[24]).

111. Mon projet d’ennuyer les lecteurs ne sera jamais fort goûté. — On y trouve quelque chose de trop épique, et je serai forcé (en le recopiant) de diviser ce chant en deux. D’ailleurs, à moins que je n’en avertisse d’avance, personne ne s’en apercevra, si ce n’est quelques habiles gens ; et pour ceux-là même, cette résolution passera pour un perfectionnement louable ; car je prouverai qu’en cela l’opinion de la critique est celle d’Aristote, passim. — Voyez « Ποιητιχης. »


  1. Ce qui paraît le plus probable, pour parler sérieusement, c’est que Dante, après avoir aimé long-tems Bice ou Béatrice Portinari, se servit d’un nom dont le souvenir lui était cher, pour peindre, dans ses chants, l’amour divin et la sagesse.
  2. Gentleman a tout-à-fait la signification de notre mot gentilhomme ; mais comme les Anglais prennent tous ce titre, les Français craignent de le traduire littéralement : il répond au quirites des Romains. Ici, je n’ai trouvé que ce mot-là qui pût indiquer la légère ironie qui était dans l’intention du poète.
  3. Le cap Matapan est l’ancien promontoire de Ténare, à l’extrémité de la presqu’île du Peloponèse. Les Magnottes, ou Maynottes, ont remplacé les Lacons.
  4. Le pilau est un plat de riz que les orientaux mangent avec leurs mets : il remplace à peu près, chez eux, notre pain.
  5. Un Hanovrien. Les électeurs de Hanovre prétendent être descendus du fameux Guelfe qui donna son nom à l’une des deux grandes factions d’Italie, au treizième et au quatorzième siècle.
  6. On sait qu’en Angleterre l’usage ordonne aux femmes et aux enfans de sortir de table avant les hommes, et de laisser ensemble ces derniers, pendant la première partie de la soirée.
  7. « Balthasar donnait à ses grands, au nombre de mille, un grand festin, et chacun buvait suivant son âge… Le roi, les seigneurs, les femmes et les concubines buvaient le vin, et louaient leurs dieux d’or, d’argent, d’airain, de fer, de bois et de pierre. « Soudain apparurent des doigts… écrivant contre le candélabre, sur la surface du mur de la salle royale, et le roi regardait les mouvemens de la main qui écrivait ; sa face changea, et ses pensées la troublèrent, etc. » (Daniel, ch. V.)
  8. Ou plutôt tchelek : c’est une ceinture de soie. (Voyez le Dictionnaire turc de Meninsky.)
  9. Ce costume est moresque ; les bracelets et l’anneau y sont portés de la manière indiquée. Le lecteur s’apercevra par la suite que la mère d’Haidée étant de Bez, sa fille suivait les modes de sa patrie. (Note de Byron.)
  10. « Les femmes turques et grecques couvrent ordinairement leurs yeux d’une teinture noire qui, à quelque distance, ou bien aux lumières, ajoute beaucoup à leur vivacité. Je pense même que nos dames seraient enchantées de connaître ce secret ; mais, dans le jour, l’artifice est trop visible. Elles colorent aussi en rose leurs ongles ; mais j’avoue que je ne suis pas assez faite à cette mode pour la trouver gracieuse. » (Lettre de Lady Montague à la comtesse de Mare.)
  11. Le roi Jean, acte IV, sc. 2.
  12. Il faut bien se garder de confondre ce bouracan avec celui dont on fait un vulgaire usage en France. C’est un tissu assez semblable à celui des châles en bourre de soie ou de cachemire.
  13. C’est-à-dire, dont celui qui les excite ne connaît jamais celui qui les donne.
  14. Les poètes du treizième siècle.
  15. Les biographes de Shakspeare ne manquent pas de raconter que ce grand homme, dans sa jeunesse, déroba un daim à un gentilhomme de Straffort, jaloux à l’excès de son privilége de chasse.
  16. Allusion au titre d’un des personnages de Wordsworth, the Pedlar, dans l’Excursion.
  17. Wordsworth est l’un des poètes surnommés lakistes, à cause de leur affectation à peindre des lacs, des étangs et des barques. C’est ainsi qu’on pourrait appeler, en France, M. Lamartine, le lunatique, M. V. Hugo, le cadavéreux, etc. Nous recommandons instamment les strophes suivantes à nos romantiques très-illustres et à nos dramaturges très-précieux.
  18. Ouvrier qui, sous le règne de Henri VI, aspira au trône d’Angleterre. Il prêchait l’égalité, et surtout la haine des juges et des savans. (Voyez, dans Henri VI, deuxième partie, actes IV et V, comment Shakspeare a su le mettre en scène.)
  19. Achitophel et la Fête d’Alexandre sont les deux plus beaux morceaux lyriques de Dryden, de la poésie anglaise et de toutes les poésies modernes.
  20. Ce bois de pins s’appelle, à Ravenne, la Pigneta. (Voyez Boccace.)
  21. Εσπερε, παντα φερεις, φερεις οινον, φερεις αιγα, φερεις ματερι παιδα. (Fragment de Sapho.) Autrefois nous nous servions du mot vespres pour exprimer cette heure du jour qui précède le soir. On doit regretter que l’usage en soit perdu.
  22. Cette idée admirable n’est pas du siècle de Byron ; elle est traduite de Dante : c’est le début du chant VIII, Purgatorio.

    Era gia l’ora che volge’l disio,
    A naviganti e’ntenerisce il cuore
    Lo di ch’han detto a’dolci amici addio ;
    E che lo nuovo. Peregrin d’amore
    Punge, se ode squilla di lontano
    Che paja’l giorno pianger che si muore.

    Avant Byron, Gray avait, mais sans le dire, emprunté à Dante la même idée dans son Cimetière de campagne.

  23. « Et tamen non defuerunt qui per longum tempus vernis œstivisque floribus tumulum ejus ornarent. » (Suétone, Vie de Néron.) Malheureusement l’historien laisse ensuite deviner que ce n’était pas le regret de sa mort qui portait quelques Romains à honorer ainsi sa mémoire ; mais la crainte qu’il ne fût pas réellement mort, et qu’il ne revînt un jour se venger de ses ennemis : l’Église elle-même a long-tems partagé cette opinion. Jean Chrysostôme regardait Néron comme l’Anté-christ, et Augustin n’était pas éloigné de se ranger du même avis. Vingt ans après la mort de Néron, on craignait encore son retour. (Voyez Sulpitius Severus, Dialog. II. — Augustinus, de Civit. Dei, lib. XX.)
  24. À Harrow, et dans plusieurs autres grands colléges d’Angleterre, les écoliers reçoivent chevaliers de la cuiller de bois, les étudians qui viennent de passer leur thèse. Cette cérémonie burlesque est rarement du goût du récipiendaire. L’auteur veut dire ici que son poème aura le sort des thèses de ces chevaliers ; qu’il sera oublié dès sa naissance.