Drames de la vie réelle/Chapitre XXIII

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J. A. Chenevert (p. 76-77).

XXIII

Cependant, notre bon curé n’était pas au bout de ses tribulations, ainsi qu’on va le voir. En effet, le lendemain, il recevait, en même temps que plusieurs autres, un subpœna, lui enjoignant, au nom de Sa Majesté, de comparaître sans délai aux assises criminelles de Montréal, dans le procès de Jones accusé du meurtre de Marcoux.

Il en coûtait au vieillard de laisser Julie seule avec Mathilde, mais il fallait bien obéir à l’ordre de la cour, et après s’être assuré de l’aide de deux bonnes dames du village auprès de Mathilde, il partit le lendemain, son absence devant durer au moins huit jours.

Jones, accusé du meurtre de Marcoux, avait, disait-on un complice, qui, peu de temps après son arrestation, avait été administré par le Grand-Vicaire et était mort. Les deux accusés avaient été admis à un cautionnement illusoire, les tribunaux d’alors étant entre les mains de l’Exécutif tory, qui tenait le peuple en esclavage. Et lorsque les juges sont ainsi dans la dépendance et sous le bon plaisir de l’Exécutif, que le gouvernement soit oligarchique, démocratique, libéral ou tory, peu importe, du moment que les juges sont les créatures, les âmes damnées de l’Exécutif, la liberté du sujet, sa vie même, sont choses illusoires. Tel était le cas à l’époque à laquelle nous nous reportons.

Hélas ! peut-on, même aujourd’hui, assurer que tous les juges frais sortis de la politique sont considérés être, comme la femme de César, au-dessus du soupçon !……

Toujours est-il que le Grand-Vicaire arriva à Montréal juste à temps pour l’ouverture du procès de Jones, marchand, de William Henry, accusé du meurtre de John Marcoux, boulanger, du même lieu. Le Procureur Général, qui représentait alors la Couronne, était un francophobe et un sanguinaire tory. Cependant le Grand-Vicaire, le connaissant bien, obtint la faveur, d’être entendu le plus tôt possible. En effet, les préliminaires accomplis, il prit place dans la boîte aux témoins. Entre autres questions on lui demanda en substance si, directement ou indirectement, de quelque façon que ce fut, il était à sa connaissance personnelle que Jones était le meurtrier de Marcoux, et si c’était celui qu’on avait arrêté comme complice, mort depuis, et que le curé connaissait bien pour l’avoir administré, qui avait tiré le coup de pistolet fatal. Le Grand-Vicaire déclara respectueusement qu’il ne pouvait pas répondre à cette question faite par le représentant de la Couronne……

Il était clair que le Procureur Général ne tenait pas du tout, par ordre des autorités, à la condamnation de Jones, et qu’il voulait, au contraire, le libérer, comptant pour cela sur une réponse irréfléchie du Grand-Vicaire. Il se trompait d’enseigne, car le témoin persista dans son refus.

— Pourquoi, dit le juge avec hauteur, ce mépris de cour de la part d’un homme de votre position.

— Ce n’est pas de ma part, dit le prêtre, avec énergie, par mépris pour la cour, mais par respect pour ma conscience, que je suis forcé de ne pas répondre. Quelle que soit ma réponse, on l’interpréterait comme une violation du secret de la confession. Je suis, du reste, ajouta-t-il, dans mon droit strict, car lors de la cession du pays à l’Angleterre, toutes nos immunités religieuses ont été garanties……

Et il allait continuer, lorsque le juge dit avec chaleur :

— Il est défendu au témoin de faire des discours…… Que demandez-vous ? dit le juge au Procureur Général.

Ce dernier, voyant la fermeté du témoin, et se ravisant, dit au juge qu’il allait suspendre l’audition de ce témoin, pensant bien qu’il pourrait s’en passer, mais, en attendant, le Grand Vicaire fut, par ordre de la cour, mis sous la garde du shérif jusqu’à la fin du procès, ce qui, on le voit, n’avançait pas beaucoup les affaires du Grand Vicaire et augmentait son anxiété.

Pendant que cela se passait, il y avait dans la foule qui bondait la salle d’audience, un pauvre malheureux de St-Ours, affligé d’un tic nerveux, lequel devenait plus intense et causait du bruit lorsqu’il était excité. L’incident du curé avait augmenté son affliction au point d’attirer sur lui l’attention du juge, homme irritable, le devenant davantage par suite de la contrariété que lui avait fait éprouver le Grand-Vicaire.

— Conduisez cet homme en prison, dit le juge en indiquant l’individu au tic nerveux…… Sa figure me déplaît, ajouta le brutal magistrat……

Un huissier mit la main au collet de l’homme au tic nerveux ; mais celui-ci, qui avait des muscles, et ne comprenant rien à la tentative, repoussa l’huissier…… puis un second…… puis un troisième vinrent à la rescousse, et sans les bâtons avec lesquels on assomma le malheureux, on n’en serait pas venu à bout……

— Vous garderez ce vaurien en prison, dit brutalement le juge au shérif, jusqu’à la fin du procès……

Et on procéda.

Tel était le régime colonial anglais avant la révolution canadienne !

Le procès de Jones ne dura pas longtemps ; ça fut un véritable déni de justice. Un patriote avait été tué d’un coup de pistolet, ça valait mieux pour lui que la potence ! Le réquisitoire du Procureur Général fût anodin, et la charge du juge fut violente contre les rebelles : — La preuve ne révélait pas, dit-il, que c’était Jones qui avait tiré, que ça pouvait être l’autre qui était mort, en sorte que le jury, composé de fanatiques torys et de choyens français, acquitta Jones sans même sortir du banc. Ça fût aussi la libération, au bout de cinq jours, du Grand-Vicaire, qui s’empressa de revenir au presbytère de Sorel.