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Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 6

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Marc Michel Rey (p. 158-171).
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LIVRE III

CHAPITRE VI.

De la Monarchie.


Jusqu’ici nous avons considéré le Prince comme une personne morale & collective, unie par la force des loix, & dépositaire dans l’Etat de la puissance exécutive. Nous avons maintenant à considérer cette puissance réunie entre les mains d’une personne naturelle, d’un homme réel, qui seul ait droit d’en disposer selon les loix. C’est ce qu’on appelle un Monarque ou un Roi.

Tout au contraire des autres administrations, où un être collectif représente un individu, dans celle-ci un individu représente un être collectif ; en sorte que l’unité morale qui constitue le Prince est en même tems une unité physique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit dans l’autre avec tant d’effort se trouvent naturellement réunies.

Ainsi la volonté du peuple, & la volonté du Prince, & la force publique de l’État, & la force particuliere du Gouvernement, tout répond au même mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la même main, tout marche au même but, il n’y a point de mouvemens opposés qui s’entredétruisent, & l’on ne peut imaginer aucune sorte de constitution dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable. Archimede assis tranquilement sur le rivage & tirant sans peine à flot un grand Vaisseau, me représente un monarque habile gouvernant de son cabinet ses vastes États, & faisant tout mouvoir en paroissant immobile.

Mais s’il n’y a point de Gouvernement qui ait plus de vigueur, il n’y en a point où la volonté particuliere ait plus d’empire & domine plus aisément les autres ; tout marche au même but, il est vrai ; mais ce but n’est point celui de la félicité publique, & la force même de l’Administration tourne sans cesse au préjudice de l’Etat.

Les Rois veulent être absolus, & de loin on leur crie que le meilleur moyen de l’être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très belle, & même très vraye à certains égards. Malheureusement on s’en moquera toujours dans les Cours. La puissance qui vient de l’amour des peuples est sans doute la plus grande ; mais elle est précaire & conditionnelle, jamais les Princes ne s’en contenteront. Les meilleurs Rois veulent pouvoir être méchans s’il leur plait, sans cesser d’être les maitres : Un sermoneur politique aura beau leur dire que la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable : ils savent très bien que cela n’est pas vrai. Leur intérêt personnel est premierement que le Peuple soit foible, misérable, & qu’il ne puisse jamais leur résister. J’avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l’intérêt du Prince seroit alors que le peuple fut puissant, afin que cette puissance étant sienne le rendit rédoutable à ses voisins ; mais comme cet intérêt n’est que secondaire & subordonné, & que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les Princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est ce que Samuël représentoit fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains.

Nous avons trouvé, par les rapports généraux que la monarchie n’est convenable qu’aux grands États, & nous le trouvons encore en l’examinant en elle-même. Plus l’administration publique est nombreuse, plus le rapport du Prince aux sujets diminue & s’approche de l’égalité, en sorte que ce rapport est un ou l’égalité-même dans la Démocratie. Ce même rapport augmente à mésure que le Gouvernement se resserre, & il est dans son maximum quand le Gouvernement est dans les mains d’un seul. Alors il se trouve une trop grande distance entre le Prince & le Peuple, & l’État manque de liaison. Pour la former il faut donc des ordres intermédiaires : Il faut des Princes, des Grands, de la noblesse pour les remplir. Or rien de tout cela ne convient à un petit État, que ruinent tous ces degrés.

Mais s’il est difficile qu’un grand État soit bien gouverné, il l’est beaucoup plus qu’il soit bien gouverné par un seul homme, & chacun sait ce qu’il arrive quand le Roi se donne des substituts.

Un defaut essenciel & inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n’éleve presque jamais aux premieres places que des hommes éclairés & capables, qui les remplissent avec honneur : au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigans, à qui les petits talens qui font dans les Cours parvenir aux grandes places, ne servent qu’à montrer au public leur ineptie aussi-tôt qu’ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le Prince, & un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministere, qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain. Aussi, quand par quelque heureux hazard un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une Monarchie presque abimée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu’il trouve, & cela fait époque dans un pays.

Pour qu’un État monarchique put être bien gouverné, il faudroit que sa grandeur ou son étendue fut mésurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d’un doigt on peut ébranler le monde, mais pour le soutenir il faut les épaules d’Hercule. Pour peu qu’un État soit grand, le Prince est presque toujours trop petit. Quand, au contraire il arrive que l’État est trop petit pour son chef, ce qui est très rare, il est encore mal gouverné, parce que le chef, suivant toujours la grandeur de ses vues, oublie les intérêts des peuples, & ne les rend pas moins malheureux par l’abus des talens qu’il a de trop, qu’un chef borné par le défaut de ceux qui lui manquent. Il faudroit, pour ainsi dire, qu’un royaume s’étendit ou se resserrât à chaque regne selon la portée du Prince ; au lieu que les talens d’un Sénat ayant des mésures plus fixes, l’État peut avoir des bornes constantes & l’administration n’aller pas moins bien.

Le plus sensible inconvénient du Gouvernement d’un seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme dans les deux autres une liaison non interrompue. Un Roi mort, il en faut un autre ; les élections laissent des intervalles dangereux, elles sont orageuses, & à moins que les Citoyens ne soient d’un désintéressement, d’une intégrité que ce Gouvernement ne comporte gueres, la brigue & la corruption s’en mêlent. Il est difficile que celui à qui l’Etat s’est vendu ne le vende pas à son tour, & ne se dédommage pas sur les foibles de l’argent que les puissans lui ont extorqué. Tôt ou tard tout devient venal sous une pareille administration, & la paix dont on jouit alors sous les rois, est pire que le désordre des interregnes.

Qu’a-t-on fait pour prévenir ces maux ? On a rendu les Couronnes héréditaires dans certaines familles, & l’on a établi un ordre de Succession qui prévient toute dispute à la mort des Rois : C’est-à-dire que, substituant l’inconvénient des régences à celui des élections, on a préféré une apparente tranquillité à une administration sage, & qu’on a mieux aimé risquer d’avoir pour chefs des enfans, des monstres, des imbéciles, que d’avoir à disputer sur le choix des bons Rois ; on n’a pas considéré qu’en s’exposant ainsi aux risques de l’alternative on met presque toutes les chances contre soi. C’étoit un mot très-sensé que celui du jeune Denis, à qui son pere en lui reprochant une action honteuse, disoit, t’en ai-je donné l’exemple ? Ah, répondit le fils, votre pere n’étoit pas roi !

Tout concourt à priver de justice & de raison un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup de peine, à ce qu’on dit, pour enseigner aux jeunes Princes l’art de regner ; il ne paroit pas que cette éducation leur profite. On feroit mieux de commencer par leur enseigner l’art d’obéir. Les plus grands rois qu’ait célébrés l’histoire n’ont point été élevés pour regner ; c’est une science qu’on ne possede jamais moins qu’après l’avoir trop apprise, & qu’on acquiert mieux en obéissant qu’en commandant. Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus, cogitare quid aut nolueris sub alio Principe aut volueris[1].

Une suite de ce défaut de cohérence est l’inconstance du gouvernement royal qui, se réglant tantôt sur un plan & tantôt sur un autre selon le caractere du Prince qui regne ou des gens qui regnent pour lui, ne peut avoir longtems un objet fixe ni une conduite conséquente : variation qui rend toujours l’Etat flottant de maxime en maxime, de projet en projet, & qui n’a pas lieu dans les autres Gouvernemens où le Prince est toujours le même. Aussi voit-on qu’en général, s’il y a plus de ruse dans une Cour, il y a plus de sagesse dans un Sénat, & que les Républiques vont à leurs fins par des vues plus constantes & mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans le Ministere en produit une dans l’Etat ; la maxime commune à tous les Ministres, & presque à tous les Rois, étant de prendre en toute chose le contrepied de leur prédécesseur.

De cette même incohérence se tire encore la solution d’un sophisme très familier aux politiques royaux ; c’est, non seulement de comparer le Gouvernement civil au Gouvernement domestique & le prince au pere de famille, erreur déjà réfutée, mais encore de donner libéralement à ce magistrat toutes les vertus dont il auroit besoin, & de supposer toujours que le Prince est ce qu’il devroit être : supposition à l’aide de laquelle le Gouvernement royal est évidemment préférable à tout autre, parce qu’il est incontestablement le plus fort, & que pour être aussi le meilleur il ne lui manque qu’une volonté du corps plus conforme à la volonté générale.

Mais si selon Platon[2] le roi par nature est un personnage si rare, combien de fois la nature & la fortune concourront-elles à le couronner, & si l’éducation royale corrompt nécessairement ceux qui la reçoivent, que doit-on espérer d’une suite d’hommes élevés pour regner ? C’est donc bien vouloir s’abuser que de confondre le Gouvernement royal avec celui d’un bon Roi. Pour voir ce qu’est ce Gouvernement en lui-même, il faut le considérer sous des Princes bornés ou méchans ; car ils arriveront tels au Trône, ou le Trône les rendra tels.

Ces difficultés n’ont pas échappé à nos Auteurs, mais ils n’en sont point embarrassés. Le remede est, disent-ils, d’obéir sans murmure. Dieu donne les mauvais Rois dans sa colére, & il les faut supporter comme des châtimens du Ciel. Ce discours est édifiant, sans doute ; mais je ne sais s’il ne conviendroit pas mieux en chaire que dans un livre de politique. Que dire d’un Medecin qui promet des miracles, & dont tout l’art est d’exhorter son malade à la patience ? On sait bien qu’il faut souffrir un mauvais Gouvernement quand on l’a ; la question seroit d’en trouver un bon.


  1. Tacit : hist. L. I.
  2. In Civili.