Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Du Pharisian

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 203-207).

Du Pharisian,


ou


C’EST D’YPOCRISIE,


ou


L’AUTRE DIST D’YPOCRISIE[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.
Séparateur



Seignor qui Dieu devez amer,
En qui amor n’a point d’amer,
Qui Jonas garda en la mer
Par grant amor
Les .iij. jors qu’il i fist demor,
A vous toz faz-je ma clamor
D’Ypocrisie
Cousine germaine Hérésie,
Qui bien a la terre saisie ;
Tant est grant dame
Qu’ele en enfer metra mainte âme.
Maint homme a mis[2] et mainte fame
En sa prison :
Mult l’aime-on et mult la prise-on ;
Ne puet avoir los ne pris hom

S’il ne l’oneure :
Honorez est qu’à li demeure,
Grant honor a, ne garde l’eure ;
Sanz honor est qui li cort seure[3]
En brief termine.
Gésir soloit en la vermine ;
Or n’est mès hom qui ne l’encline
Ne bien créanz,
Ainz est bougres et mescréanz.
Ele a jà fet toz recreanz
Ses aversaires.
Ses anemis ne prise gaires,
Qu’ele a baillis, provos et maires,
Et si a juges,
Et de deniers plaines ses huges ;
Si n’est cité où n’ait refuges
A grant plenté ;
Partout fet mès sa volenté :
Ne la retient Nonostenté[4]
N’autre justise :
Le siècle gouverne et justice.
Resons est quanqu’ele devise,
Soit maus, soit biens.
Ses serjanz est Justiniens,
Et toz canons et Graciens.
Je qu’en diroie ?
Bien puet lier et si desloie.
S’en .i. mauvès leu ensailloie,

Ne puet el estre.
Or vous vueil dire de son estre,
Qui sont si seignor et si meistre
Parmi la vile :
Diex les devise en l’Évangile,
Qui n’est de barat[5] ne de guile,
Ainz est certaine :
Granz robes ont de simple laine[6],
Et si sont de simple couvaine ;
Simplement chascuns se demaine.
Color ont simple et pâle et vaine,
Simple viaire,
Et sont cruel et de put’aire
Vers cels à cui ils ont afaire
Plus que lyon
Ne lyepart, ne escorpion.
N’i a point de relegion,
C’est sanz mesure ;
Itel gent, ce dist l’Escripture,
Nous metront à desconfiture ;
Car vérité,
Pitié et foi et charité,
Et larguèce et humilité
Ont jà sous mise ;
Et maint postiau de sainte Yglise,
Dont li uns plesse et l’autres brise,
Ce voit-on bien,
Contre li ne valent mès rien[7].

Les plusors fist de son merrien[8],
Si l’obéissent,
Nous engingnent et Dieu traïssent ;
S’il fust en terre il l’océissent,
Quar il ocient
La gent qui vers aus s’umelient.
Assez font el que il ne dient :
Prenez-i garde.
Ypocrisie la renarde,
Qui defors uint et dedenz larde,
Vint ou roiaume ;
Tost ot trouvé frère Guillaume,
Frère Robert et frère Aliaume,
Frère Giefroi,
Frère Lambert, frère Lanfroi[9] ;
N’estoit pas lors de tel effroi,
Mès or s’effroie.
Tel cuide-on qu’au lange se froie
Qu’autre chose a souz la corroie,
Si com je cuit[10] :
N’est pas tout or quanqu’il reluit.
Ypocrisie est en grant bruit ;
Tant a ouvré,
Tant se sont li sien aouvré,
Que par engin ont recouvré

Grant part el monde.
N’est mès nus tels qui la responde
Que maintenant ne le confonde
Sanz jugement[11] ;
Et par ce véez plainement
Que c’est contre l’avénement
A Antecrist.
Ne croient pas le droit[12] escrist
De l’Évangile Jesu-Crist
Ne ses paroles[13] :
En leu de voir[14] dient frivoles,
Et mençonges vaines et voles[15]
Por decevoir
La gent, et por apercevoir
S’à pièce voudront recevoir
Celui qui vient,
Que par tel gent venir covient ;
Quar[16] il vendra, bien m’en sovient,
Par ypocrites ;
Les prophécies en sont escrites :
Or vous ai tel gent descrites.


Explicit du Pharisian, ou de l’autre dist d’Ypocrisie.

  1. On trouvera dans le 2e volume une autre pièce intitulée Le Dit d’Ypocrisie, qui, dans le Ms. 7615, auquel est emprunté notre 3e titre, précède de quelques feuillets le dit actuel.
  2. Ms. 7633. Var. pris.
  3. Ces trois vers sont l’équivalent de cette pensée moderne :
    Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
  4. Terme de jurisprudence que l’auteur personnifie.
  5. Ms. 7633. Var. Truffe.
  6. Ceci est évidemment une allusion aux ordres mendiants, ainsi que le prouve d’ailleurs la suite de la pièce.
  7. Ceci pourrait bien être une allusion à Guillaume de Saint-Amour. (Voyez la complainte qui porte ce nom.)
  8. Merrien : voyez pour ce mot la note de la pièce intitulée L’Estat du Monde, page 219.
  9. Je ne crois pas que ces noms s’appliquent spécialement à telles ou telles personnes ; je pense qu’ils ont été imaginés par Rutebeuf pour désigner les ordres religieux.
  10. Voici cette phrase traduite littéralement : « Il y a tel dont on pense qu’il se frotte au drap de laine, qui a quelque autre chose sous la ceinture, comme je le pense. » C’est une attaque contre les Jacobins, qui d’après leurs statuts ne devaient pas porter de chemise.
  11. Ces mots sanz jugement pourraient bien être une allusion à l’histoire et à l’exil de Guillaume de Saint-Amour. (Voyez pour plus d’éclaircissemens à la fin du volume, la note qui concerne ce personnage.)
  12. Ms. 7615. Var. Vrai.
  13. Ceci est vraisemblablement une allusion au livre intitulé L’Évangile éternel. (Voyez la note 2e, page 162, et la note P, à la fin du volume.)
  14. Ms. 7615. Var. Lor devoir.
  15. Ms. 7615. Var. Vaines et foles.
  16. Ce vers manque au Ms. 7633.