Du Polythéisme romain, ouvrage posthume de Benjamin Constant

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DU
POLYTHÉISME ROMAIN,
OUVRAGE POSTUME


DE BENJAMIN CONSTANT.[1]

Que la vie de Benjamin Constant fut traversée par des conjonctures contradictoires et puissantes ! Quand il eut achevé son éducation, tant en Angleterre qu’en Allemagne, il commença sa carrière politique au sein de la république française ; le consulat le fit tribun ; un instant il crut qu’en défendant la liberté par sa parole et sa plume, il la pourrait sauver : mais l’empire fit du tribun un exilé. Il erra en Allemagne ; il revint à Paris en 1814 : un instant il crut que la liberté pouvait grandir à côté de l’ancienne royauté, quand Napoléon reparut. Il se laissa gagner à la cause du malheur et du génie ; un instant il crut que la liberté ne pouvait plus être étouffée par l’aigle, même au sortir de la victoire, quand Waterloo éclata. Benjamin Constant sentit alors que la vie ne serait pour lui qu’un combat perpétuel ; il accepta sa destinée ; il écrivit, il parla pour défendre le droit et la liberté ; il ne conspira pas : même dans les dernières années de la restauration, il ne croyait plus au triomphe possible d’une révolution soudaine, quand les trois journées arrivèrent. Alors il rassembla toutes ses forces pour servir les succès d’une cause dont il n’avait pas déserté les disgrâces : un instant il crut à l’avenir ; mais tout-à-coup il vit clair au fond de certaines choses et de certains hommes ; une immense amertume lui monta au cœur, et il mourut.

Il y a entre le génie et la destinée d’un homme des rapports d’action et de réaction. Les dispositions naturelles influent sur la direction de la vie, mais aussi les événemens qui la traversent fortifient et aggravent les pentes de la nature. Il était dans le génie de Benjamin Constant de saisir les idées et les choses, non pas dans leur affirmation même, mais dans leur opposition : cette inclination naturelle en faisait plutôt un observateur critique qu’un penseur dogmatique, plutôt un tribun qu’un ministre ; mais combien n’a-t-elle pas été encouragée, accrue et fomentée par les circonstances extérieures, par leur rapide et violente intervention ! Ne soyez pas surpris si Benjamin Constant considère la liberté, surtout comme une garantie et une défense ; Robespierre vient de disparaître, Bonaparte exerce sa dictature, les Bourbons habitent les Tuileries. Constant regardera aussi la religion, surtout comme un refuge de plus contre toutes les tyrannies qui oppriment la terre ; enfin il prendra tout en flanc, en opposition, et rarement il considérera les choses humaines dans leur base carrée, leur vaste synthèse et leurs générations fécondes.

Pour être tel, Benjamin Constant n’est pas moins grand que se le représentent les hommes qui vénèrent sa mémoire et son illustration ; il avait du génie ; il eut autant d’esprit qu’homme de France ; il comprenait toutes choses ; il écrivait admirablement ; il enfermait dans peu de pages de nombreuses pensées ; il répandait la lumière sur tout. La finesse de ses aperçus n’a jamais été un obstacle à la popularité de ses écrits, tant leurs détails les plus ingénieux étaient toujours revêtus d’une transparente clarté ! L’Europe avait confondu son nom avec la cause libérale elle-même, et, dans beaucoup d’esprits, Benjamin Constant avait vraiment succédé à l’autorité de Montesquieu.

Mais je veux arriver directement à l’ouvrage posthume récemment publié, sans revenir sur les productions si connues et si variées de notre auteur. D’ailleurs, l’appréciation complète de ses travaux successifs ne deviendra guère possible que lorsque nous posséderons une édition complète des œuvres de Benjamin Constant : cette édition est un monument qu’attend la France et dont lui est redevable la veuve illustre de ce grand homme.

Benjamin Constant avait conçu une trilogie historique sur la religion ; le premier ouvrage était celui que nous connaissons sous le titre : De la Religion considérée dans sa source, dans ses formes et ses développemens. Le second est celui dont nous nous occupons en ce moment : Du Polythéisme romain considéré dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne. Le troisième devait être une histoire du christianisme. Ainsi les conceptions s’enchaînaient et les travaux de l’auteur n’étaient pas des fragmens arbitraires : la mort a coupé la trame de sa pensée.

Nous avons donc, dans l’ouvrage du Polythéisme romain, comme le testament de Benjamin Constant. C’est l’expression interrompue et dernière d’une pensée qui aurait dû prolonger sa course long-temps encore : c’est le reflet plus complet et plus fidèle qu’aucun autre ouvrage de l’homme même. Dans ce livre inachevé, l’auteur est sans cesse présent, avec son caractère, sa mélancolie, avec l’amertume des déceptions éprouvées, avec l’ironie d’un découragement qu’on dirait irrévocable : non que l’ingénieux écrivain se jette lui-même sur le devant de la scène, poussé par une grossière préoccupation de lui-même ; pour cela, il a trop d’art, de tact et de savoir-vivre ; mais involontairement, dans la peinture de la décadence et de la chute du polythéisme romain, dans l’image d’une société qui s’en va, d’une religion qui tombe, de mœurs qui se corrompent, de caractères qui se ternissent, d’esprits qui chancellent, dans le tableau d’une grande civilisation qui s’abîme longuement et perd par degrés ses honneurs, sa dignité et toutes ses chances de salut, la tristesse de Benjamin Constant sème avec une délicatesse désespérante de sensibles allusions. Encore une fois, il n’y a pas chez lui de dessein arrêté ; mais les rapprochemens lui échappent ; ce qu’ils ont d’involontaire en redouble même l’âcreté, et ses comparaisons sont d’autant plus cruelles, que leur indication est plus légère. Oui, en écrivant ce livre, Benjamin Constant songeait à son siècle, ou plutôt il en était poursuivi ; des allusions instinctives naissaient sous sa plume : il ne pouvait peindre la chute de la liberté, sans avoir l’imagination encore pleine des défaillances successives de la cause qu’il avait défendue. Les bassesses et les sophismes dont il esquissait la peinture lui rappelaient d’autres sophismes et d’autres bassesses ; et de même que Fénélon a déroulé dans le Télémaque une injurieuse épopée, Benjamin Constant nous a laissé un fragment d’histoire, qui souvent est une satire.

Cette personnalité même fera surtout vivre l’ouvrage. Le Polythéisme romain sera plutôt considéré comme une dernière révélation d’une belle et noble nature, que comme un monument vaste et achevé. L’homme est plus grand que son œuvre, dont la plus haute valeur est de reproduire la mélancolique figure de celui qui l’a tracé d’une main affaiblie.

Cependant l’ouvrage même a un prix qui lui appartient : il offre au lecteur des beautés véritables. En voici d’abord le plan. Le polythéisme romain est établi, au commencement du livre, comme le résultat de la combinaison de deux cultes, l’un sacerdotal, l’autre affranchi du pouvoir du sacerdoce, c’est-à-dire, d’une part, de l’ancienne religion de l’Italie, et de l’autre, du polythéisme grec. Benjamin Constant distingue quatre époques principales dans la religion romaine. La première comprend l’intervalle qui s’écoule depuis la fondation de Rome, jusqu’à l’établissement de la République ; la seconde commence à l’expulsion des Tarquins et finit à la prise de Carthage ; la troisième s’étend depuis Carthage détruite jusqu’à l’empereur Adrien ; la quatrième se prolonge jusqu’à la chute définitive du polythéisme. Ces bases posées, l’auteur entre dans son sujet ; il apprécie le caractère des divinités du polythéisme romain, des fêtes, du sacerdoce ; il compare sous le rapport moral le polythéisme romain et le polythéisme grec, et il reconnaît de sensibles progrès dans la religion romaine. Il appuie particulièrement sur les rapports du polythéisme avec la morale. Après avoir traité de la magie, et montré que les religions vaincues sont toujours traitées de magie par les religions triomphantes, Benjamin Constant entre dans l’examen des causes de la décadence du polythéisme : il les trouve dans la multiplication infinie des dieux, dans la disproportion qui s’établit entre les dogmes et les lumières, dans la tendance de l’allégorie à détruire la religion, dans la substitution des causes naturelles aux causes surnaturelles. Cependant la philosophie grecque contribua surtout à dénaturer le polythéisme populaire de la Grèce, et quand elle fut persécutée par le culte officiel, elle rendit guerre pour guerre. Dans cette lutte paraissent devant le lecteur Xénophane, Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote, Épicure, les sceptiques et les stoïciens. La philosophie grecque vint à Rome. Les Romains se partagèrent plutôt entre les systèmes qui se présentèrent à eux, qu’ils ne les analysèrent ; et la philosophie, depuis son apparition à Rome jusqu’à la chute du polythéisme, eut quatre époques bien distinctes dans ses destinées. Les mystères exercèrent aussi une influence sensible sur la décadence de la vieille religion. Arrivé à ce point, Benjamin Constant jette un regard profond et sévère sur l’espèce humaine, son esclavage, son incrédulité, ses superstitions et son désespoir ; il apprécie ingénieusement les efforts que fait l’homme pour se rattacher à la religion tombée, et la tendance qui le pousse à recomposer une unité. Ici le nouveau platonisme, dont Plotin est le représentant, est considéré dans ses tentatives enthousiastes et son inévitable impuissance. Le théisme, au contraire, marche d’un pas rapide à la conquête des intelligences et des cœurs. La lutte du polythéisme et du théisme amène la ruine définitive de la vieille religion, et le théisme s’établit comme religion positive et triomphante.

Ce plan est bien ordonné. Les déductions successives du développement historique s’enchaînent avec méthode, et l’auteur qui s’était tracé cette carrière, sans avoir pu la fournir entièrement, connaissait bien toute l’étendue de son sujet. Nous avons néanmoins à relever plusieurs faiblesses et plusieurs ellipses dans cette composition : nous nous attacherons seulement à quelques points capitaux.


Il nous semble que Benjamin Constant n’a pas assez vivement marqué le caractère politique de la religion chez les Romains. Il a observé avec raison que le polythéisme, dans la ville de Camille et de Caton, avait, sous le rapport moral, plus de pureté que le polythéisme grec ; mais si la religion romaine est plus sévère et plus raisonnable, cette gravité a surtout sa cause dans la solidarité du culte avec la politique et le droit. La religion à Rome était surtout un instrument de domination ; inter instrumenta regni habita. Aussi les patriciens et les plébéiens s’en disputaient la gestion comme ils se disputaient le pouvoir. Il est curieux de voir Cicéron, dans le temps d’incrédulité où il vivait, divulguer les antiques secrets de la république et les ruses religieuses qui avaient fait la force de l’état. Fulmen sinistrum auspicium optimum habemus ad omnes res, præterquam ad comitia : quod quidem institutum reipublicæ causa est ut comitiorum, vel in judiciis populi, vel in jure legum, vel in creandis magistratibus, principes civitatis essent interpretes[2]. Ainsi voilà la religion employée à mettre les assemblées à la merci des magistrats et des patriciens. Mais le culte à Rome ne se confondait pas seulement avec la politique ; il se retrouvait encore dans les formes et les mœurs du droit civil. On sait que Cicéron, dans les lois, présente les mœurs et les usages des Romains comme les meilleures régles à suivre dans un état bien ordonné. Or, il s’exprime ainsi sur les sacrifices : « Les sacrifices doivent se transmettre dans les familles, et doivent être, comme je l’ai mis dans la loi, fondés à perpétuité. Il faut déduire de cette maxime, comme règle de droit, que dans le cas où la mort du père de famille viendrait interrompre la tradition des sacrifices, ils doivent être adjugés à ceux auxquels reviendra la fortune… De là d’innombrables questions parmi les jurisconsultes, sur ceux qui sont astreints aux sacrifices. » Cicéron poursuit l’énumération des personnes auxquelles incombe l’obligation des sacrifices, depuis l’héritier naturel jusqu’au débiteur du défunt. Ce débiteur, à défaut de tout héritier et de tout occupant, n’ayant payé à personne ce qu’il devait au défunt, sera réputé l’acquérir lui-même par prescription[3]. Assurément jamais religion n’a pénétré plus avant dans le droit d’un peuple, ou plutôt la religion était une forme du droit lui-même. Le fas et le jus étaient les deux faces d’une même unité, reipublicæ : la raison des choses divines était tout entière dans la raison de la chose publique. La cité de Romulus ne se réglait pas sur l’image qu’elle se faisait du ciel ; mais elle arrangeait le ciel et disposait des dieux, à la convenance de ses intérêts. Il est à regretter que Benjamin Constant n’ait pas embrassé cette vue dans toute son étendue ; elle aurait imprimé plus de vérité à la peinture qu’il nous a laissée du polythéisme romain ; elle lui aurait suggéré des considérations politiques qui auraient trouvé sous sa plume une expression lucide et démonstrative.

D’un autre côté, dans la représentation du polythéisme, telle que l’a faite notre auteur, on n’aperçoit pas assez le cours envahissant de l’esprit humain, l’imminence de l’unité qui se voilait sous les mystères, mais qui, toujours invisible et présente, accélérait par des efforts continus son triomphe ultérieur. Il est rationnellement impossible que l’idée d’unité n’ait pas lui dans la tête humaine dès l’origine des hommes et des choses ; elle a été contemporaine de tout, même des institutions qui la niaient ; elle a cherché à s’en ménager d’autres ; elle a caché sa lumière dans l’obscurité, et l’a sauvée dans le mystère. C’est donc l’indépendance philosophique de l’esprit humain qui a pris l’initiative des mystères, et la position prise se trouva si forte, que la religion sacerdotale désespéra d’en chasser la liberté. Le sacerdoce offrit une transaction et un culte aux idées, il leur offrit des temples plus intérieurs, des sanctuaires plus profonds, des pratiques plus raffinées. La philosophie accepta cette religion aristocratique qui se prêtait à elle, mais qui exigeait, comme retour, de nombreuses complaisances ; pour se sauver de tout péril, elle tomba dans la corruption, et ne put se régénérer que par l’immolation de Socrate. La décadence des mystères est évidente dans l’histoire ; mais leur origine qui est moins claire est toute en honneur de l’esprit humain. Benjamin Constant n’a pas rendu assez de justice à cette priorité de la lumière et de la vérité dans le sein des mystères.

J’aurais aussi désiré trouver dans le Polythéisme romain des traces plus vives du travail rationnel et critique, qui minait incessamment la théogonie multiple du culte officiel. Vairon ne faisait que répéter les philosophes grecs, quand il voyait dans les dieux les divers élémens personnifiés. C’était une théologie factieuse que cette intelligence métaphysique des divinités de l’Olympe. Mais une autre interprétation nous semble avoir porté plus de ravage encore dans les croyances de l’antiquité, c’est celle qu’introduisit Euhemère sur lequel je regrette que notre auteur n’ait écrit qu’une phrase. Euhemère ou Evehmère, ami de Cassandre de Macédoine, selon quelques-uns, imagina une fiction dans laquelle il raconta qu’après plusieurs jours de navigation sur l’Océan, il aborda dans une île remarquable entre toutes celles qui l’avoisinaient, l’île de Panchée. Les habitans honoraient les dieux par de riches offrandes et d’opulens sacrifices. Sur le sommet d’une haute colline s’élevait le temple de Jupiter Triphilien, que ce Jupiter avait bâti lui-même, pendant qu’il était parmi les hommes, et commandait à la terre. Au milieu du temple, on remarquait une colonne où étaient brièvement indiqués dans la langue panchéenne les exploits d’Ouranos, de Kronos et de Jupiter. Ouranos avait régné le premier, homme d’une équité singulière, bienfaisant envers les hommes et connaissant les révolutions des astres ; le premier il honora par un culte les divinités du ciel, ce qui lui valut le nom d’Ouranos. Il eut de sa femme Vesta deux fils, Titan et Kronos, et deux filles, Rhéa et Cérès. Kronos lui succéda, et ayant épousé Rhéa, il eut d’elle Jupiter, Junon et Neptune. Jupiter régna après Kronos, et prit pour femme Junon, Cérès et Thémis : de Junon, il eut les Curètes ; de Cérès, Proserpine, et de Thémis, Minerve. Il s’en alla ensuite à Babylone, chez le roi Belus ; de retour à Panchée, il éleva un autel à son aïeul Ouranos ; puis il visita de nouveaux pays, la Syrie où régnait Casius, la Cilicie dont il vainquit le roi Cilex. Il parut encore chez d’autres nations, et de toutes il reçut le nom et le culte d’un dieu[4]. Voilà comment Evehmère s’amusait à troubler la religion officielle : Jupiter n’était plus qu’un prince belliqueux, aimant à courir le monde, fils de Kronos, du temps ; petit-fils d’un pieux astronome, Ouranos, conquérant, homme honoré par les hommes. La théogonie merveilleuse n’était-elle pas fortement ébranlée par de semblables variations ? Voyez sur ce point l’indignation de Cicéron : Quid ? qui aut fortes, aut claros, aut potentes viros tradunt post mortem ad deos pervertisse, eosque esse ipsos, quos nos colere, precari, venerarique soleamus, nonne expertes sunt religionum omnium  ? Quæ ratio maxime tractata ab Euhemero est, quem noster et interpretatus et secutus est præter cæteros Ennius. Ab Euhemero autem et mortes et sepultura demonstrantur deorum. Utrum igitur confirmasse religionem videtur, an penitus totam sustulisse ? « Que dire de ceux qui prétendent que des hommes courageux, illustres et puissans, sont devenus les dieux même que nous adorons par notre culte et nos prières ? N’est-ce pas dépouiller toute religion ? C’est Evehmère qui a produit ce système ; Ennius s’en est fait l’interprète et le champion. Evehmère vous dira où sont morts les dieux, où sont leurs sépultures. Est-ce là prêter appui à la religion ? N’est-ce pas plutôt la détruire de fond en comble ?[5] » Cicéron s’irritait contre Evehmère dans les intérêts de la politique romaine ; il n’aimait pas la publicité d’un pareil commentaire, qui, devenu populaire, avait chassé de toutes les imaginations les mystérieuses croyances. C’était le socinianisme de la mythologie. Qu’importe qu’Evehmère n’ait point été un esprit de première ligne ? il a suffi qu’il fût le rédacteur d’une opinion qui avait droit d’éclater. Fauste Socin n’a-t-il pas eu plus d’influence que de génie ?

Nous bornerons ici nos observations critiques, et en répétant que cet ouvrage posthume de Benjamin Constant ne contient pas une histoire complète, ne présente pas les idées et les faits dans leur face principale et leur racine profonde, mais plutôt en opposition et en saillie, nous nous serons complètement acquittés du devoir d’être sincères. Maintenant nous avons à remplir une obligation plus douce ; nous devons signaler au lecteur quelques-unes des beautés échappées à l’originalité de notre auteur. Il y a des pages, surtout dans le premier volume dont le style est parfait, où Benjamin Constant semble avoir concentré avec plus de puissance qu’ailleurs les caractères différens de son esprit. Voici comment il parle d’Hégésias, ce sectateur bizarre d’Aristippe : « Adonné, comme Théodore, aux opinions d’Aristippe, Hégésias plaçait, ainsi que lui, le souverain bien dans la volupté, le seul principe de la morale dans l’égoïsme ; mais son âme mélancolique et profonde se fatigua bientôt d’un système avilissant et aride. Il n’eut pas la force de se dégager de cette doctrine désastreuse ; mais toutes ses facultés, tous ses sentimens lui faisaient remarquer avec douleur le besoin d’un autre ordre de pensées. Jetant un long et triste regard sur les peines sans nombre qui nous menacent et nous assiègent ; sur les maux physiques dont la présence nous accable et dont l’absence n’est pas un bien ; sur les souffrances morales, plus diversifiées et plus infatigables que les maux physiques ; sur cet avenir incertain qui plane, inconnu, mais terrible, sur nos têtes ; sur ce passé qui ne nous laisse, s’il fut heureux, que d’inutiles regrets, s’il fut malheureux, que des souvenirs lugubres ; enfin sur cette inévitable vieillesse, qui, semblable aux magiciens dont les fictions de l’orient nous parlent, s’assied dans les ténèbres, à l’extrémité de notre carrière, fixant sur nous des yeux immobiles et perçans qui nous attirent vers elle, malgré nos efforts, par je ne sais quel pouvoir occulte, Hégésias, contre tant de fléaux et contre l’inquiétude qui s’empresse de les remplacer en les poursuivant de leur image, ne vit d’asile que la mort. Il consacra toute son éloquence à recommander le suicide, et plusieurs de ses disciples furent entraînés par ses ouvrages à jeter loin d’eux le fardeau de l’existence[6]. » Désirez-vous mettre en opposition de cette poignante et admirable mélancolie ce que l’observation peut fournir de plus spirituel et de plus fin, regardez le portrait d’Atticus. « Je ne veux pas parler d’Atticus, caractère équivoque et double, sans principes et sans opinions ; délicat dans ses relations privées, mais insouciant sur les intérêts publics ; plaçant son impartialité dans l’indifférence, sa modération dans l’égoïsme ; production d’un siècle qui s’affaiblissait, avant-coureur certain d’une dégradation peu éloignée, et donnant un exemple d’autant plus funeste que, sous des formes élégantes, il apprit à la foule encore indécise et vacillante comment chacun pouvait s’isoler avec adresse, et manquer décemment à tous les devoirs. »[7]

Benjamin-Constant a représenté d’une manière fort ingénieuse la multiplication infinie des dieux, et l’embarras que suscitait cette foule. C’était à ne plus s’y reconnaître. Tout voulait entrer dans l’Olympe, jusqu’au petit chien d’Érigone. Cette divertissante peinture, égayée d’ailleurs avec le secours de Lucien, rappelle ce mot si profondément comique de Sévère, dans notre vieux Corneille :

« Nous en avons beaucoup, pour être de vrais dieux. »

Les emprunts que les philosophes grecs firent aux sages de l’orient et du midi, leurs voyages, leurs initiations, l’exportation et l’amalgame des doctrines, tout cela est lumineusement énoncé. Le portrait de Xénophon nous a semblé nouveau. Les deux Denys sont vivans et bien mis en rapport avec Platon. Le génie exclusivement spéculatif d’Aristote est clair aux yeux du lecteur ; c’est l’homme qui place le bonheur dans la spéculation et dans la pensée, pour qui la vie est la pensée, pour qui Dieu est la pensée.

L’exposition du neo-platonisme est incomplète, mais Benjamin Constant a vivement senti et fait toucher au lecteur la tendance universelle qui précipite les esprits vers l’unité, quand la vieille religion croule. L’homme fait des efforts infinis pour s’attacher à cette religion ; il se cramponne à cette ruine, il l’ébranle et veut la restaurer. Alors on cherche l’unité, non pas dans les idées nouvelles, mais dans les vieilles ; on bouleverse et on dénature l’antiquité pour la maintenir ; on fait des hérésies dans le vieux ; les imaginations s’échauffent, et pour sauver la tradition, la rendent méconnaissable. Ainsi firent les neo-platoniciens du paganisme. Ainsi, peut-être de nos jours, l’orthodoxie catholique n’a pas de plus cruels contradicteurs que quelques jeunes courages qui s’offrent à la défendre.

Nous en avons dit assez sur l’ouvrage de Benjamin Constant, pour le faire connaître, avec ses qualités, ses imperfections, avec ce cachet d’originalité puissante, et aussi avec ces signes d’affaiblissement et de mort, qui sont venus, avant la fin, séparer l’ouvrage de l’auteur. Eh bien ! ce monument inachevé vous attire par un charme puissant et amer. Il répand sur la mémoire et sur le nom de celui qui n’a pu le terminer, dirai-je plus d’éclat ? je n’en sais rien, mais un intérêt plus affectueux et plus tendre ; il le fait aimer davantage, parce qu’il le fait connaître plus avant. Le sujet se perd dans l’homme même, ou plutôt l’homme, ce brillant tribun, ce grand écrivain, ce critique novateur, ce romancier, cet orateur, cet inépuisable publiciste, cette européenne autorité, devient pour vous un ami qui dépose dans votre oreille et dans votre cœur des paroles graves et dernières sur ce fardeau de l’histoire et de la vie qu’il abandonne aux générations présentes, pour entrer avant elles dans l’infini, cette région qui nous appartient, puisque nous l’espérons toujours.


Au reste, c’était bien à la méditation des choses divines, dans leur passé et dans leur avenir, qu’il appartenait d’occuper les dernières pensées de ce grand homme, et l’époque de l’humanité qu’il avait choisie, pour y arrêter ses regards, méritait bien l’attention de sa curiosité pénétrante. Rien, dans l’histoire, n’est plus instructif à étudier que la situation morale de l’humanité depuis Auguste jusqu’à Constantin.

Communément on estime que la société antique s’abandonnait elle-même, pour ainsi parler ; qu’elle avait perdu le souci de son avenir, et toute espérance de voir clair dans sa destinée et dans les plus sérieux problèmes de l’humanité ; on se représente, pour ainsi dire, l’intelligence de l’antiquité mourant à Actium avec la liberté romaine, et disant de la science ce qu’à Philippes Brutus avait dit de la vertu. Ces représentations du passé sont fausses. D’abord, depuis Socrate, les croyances antiques étaient travaillées par une révolution interne ; or, les révolutions sont l’exaltation de la vie et non pas des signes de mort. Quand l’ami de Criton eut, en mourant, recommandé de sacrifier un coq à Esculape, l’idéalisme et le rationalisme prirent possession de l’esprit humain par Platon et Aristote. Dès-lors, l’esprit humain eut soif d’autres croyances. Il ne faut pas se le représenter comme éteint, mais comme altéré ; non comme dégoûté de l’idéal, du symbolique et du vrai, mais comme aspirant à d’autres symboles et à de nouvelles vérités. D’où vient qu’à Rome Ennius traduit Evehmère ? Cicéron ne s’abreuve-t-il pas de toute la philosophie grecque, en y mêlant une morale plus humaine encore ? Mais je veux avancer dans le temps, et au moment même des premiers commencemens du christianisme, les plus beaux esprits de l’antiquité font un effort immense pour conquérir un spiritualisme ardent qui les vivifie. Perse, ce poète du stoïcisme, dans des satires qui sont, à bien prendre, des méditations philosophiques, a des élans d’un spiritualisme mystique et abstrait qu’on croirait ne pouvoir jaillir que d’une âme chrétienne. Quand, dans sa seconde satire, il a tonné sur les offrandes et les prières indignes que l’on fait aux dieux, il s’écrie : Que n’offrons-nous plutôt aux immortels :

Compositum jus, fasque animo, sanctosque recessus
Mentis, et incoctum generoso pectus honesto ?
Hæc cedo ut admoveam templis et farre litabo.

Qu’est-ce que ce compositum jus, ces sanctos recessus mentis, si ce n’est l’expression de cette morale intime à laquelle le christianisme est venu donner une forme ? Et que dirons-nous de Sénèque ? Le précepteur de Néron jette dans ses écrits mille idées étrangères à l’orthodoxie antique ; il commente, retourne, altère et agrandit le stoïcisme ; il est ouvert à des pressentimens et à des conjectures qui dépassent l’antiquité ; il est inquiet, immense, tourmenté, prophétique : on le dirait penché sur l’abîme des temps nouveaux pour se délecter de sons inconnus qui lui arrivent à l’oreille et à l’âme, et pour en rendre les échos affaiblis à des générations avides de nouveauté, générations qui ont pris en dédain leurs dieux impuissans. Je passe d’autres écrivains, mais je maintiens que la pensée antique se renouvelait elle-même de fond en comble. Quel était donc ce travail ? Un mouvement naturel de l’humanité, un élan vers l’avenir qui partait du sein de sociétés déjà labourées par le destin et cicatrisées par la foudre, mais encore vivantes, mais qui, pour dernier office dans l’histoire, devaient s’avancer à la rencontre d’une vérité nouvelle éclatant sur un autre point de l’espace, et lui apporter des esprits ouverts, des intelligences préparées. Nous espérons un jour, en écrivant l’histoire, démontrer clairement combien fut naturelle l’adoption du spiritualisme chrétien par le spiritualisme antique. Tout était prêt pour cette pénétration réciproque où l’énergie de l’initiative appartenait au parti de l’hébraïque évangile, mais où la vieille société apportait une docilité salutaire, résultat d’une longue et antérieure élaboration. Le triomphe du christianisme n’a rien que de naturel, et c’est son avortement qui eût été un prodige. Le miracle eût été dans la chute d’une doctrine nouvelle, humaine, vraie, longuement préparée, simple, pratique, tendre, et qui venait tomber dans des âmes fatiguées comme les Romains, et dans des âmes vierges comme les barbares.

L’esprit humain est un, mais son action est multiple : elle se porte sur tous les points ; elle ne délaisse rien. La nouveauté spiritualiste habite Socrate avant d’habiter Jésus ; elle pénètre la société antique avant d’instituer la société moderne : il n’y a pas solution de continuité. L’humanité, qu’on me passe la familiarité du terme, a rejoint les deux bouts, et continue sa trame à travers les siècles.

Mais, s’il en est ainsi, comment expliquer ce découragement et ce désespoir qui déchiraient les hommes de l’antique société ? Pourquoi dans Rome cette jeunesse, lasse avant d’avoir agi, désorientée avant d’avoir regardé autour d’elle ? Pourquoi ces imaginations incrédules et superstitieuses ? Pourquoi, au milieu d’un scepticisme agité, le plaisir embrassé avec rage et servant quelquefois de suicide ? C’est qu’à cette époque du monde, l’humanité n’avait pas conscience d’elle-même ; le secret est là tout entier. Le travail des esprits les plus vigoureux préparait la société à des changemens ultérieurs, mais ne pouvait seul ni la relever ni la consoler : on se désespérait, parce qu’on ne savait pas, et l’ignorance de l’avenir faisait la douleur du présent.

Aujourd’hui, l’humanité a conscience d’elle-même ; voilà le progrès et la différence : elle se rend compte de ses épreuves et de ses contrariétés ; elle en sait la fin. Si sa rénovation est longue, elle est certaine de son aboutissement. Elle souffre, mais elle sait pourquoi. Il est vrai que cette conscience universelle n’abolit pas les angoisses particulières, et la science n’absorbe pas la douleur : nous le savons. Peut-être, dans notre temps, y a-t-il plus encore que dans tout autre des âmes froissées, dont la délicatesse saigne sous la rudesse des lois générales, de nobles impatiences cruellement déçues, de jeunes et naïves crédulités qui se sont précipitées, de la hauteur d’un faux dogmatisme, dans le gouffre froid d’un scepticisme plus faux encore. Ces souffrances sont réelles et dignes de la plus charitable compassion : nous ne leur connaissons qu’un remède, l’oubli de soi-même et le dévoûment à quelque chose d’extérieur et de grand. S’oublier soi-même, c’est d’abord souvent oublier peu de chose ; s’oublier soi-même dans ses petitesses et ses misères, c’est vraiment commencer à vivre ; s’oublier soi-même, c’est aborder l’infini, c’est traverser la mer comme l’amant de Sapho. L’humanité, comme un roc immobile, est assise sur sa base : elle a ses lois et ses destinées ; elle est douée d’une force invincible ; elle a perdu la crainte de ces ruines immenses, de ces cataclysmes universels sous lesquels certaines traditions veulent qu’elle ait été submergée dans l’enfance du temps ; et il faut reléguer dans la vieille rhétorique les redondantes menaces sur des apparitions prochaines du courroux céleste et l’intervention de nouveaux Attila. L’humanité est, se sent être, veut être servie, et pour récompense promet à ses soldats, non la vie sauve à tous, mais une victoire générale. L’homme est le sujet et la proie de deux grandes excitations, l’excitation de la nature et l’excitation de l’histoire. La nature, dans sa chaste immensité, exalte et purifie l’homme ; mais quelquefois l’homme, par sa faiblesse personnelle, change les grandes impressions que la nature lui prodigue en une rêverie vague et molle qui l’affaiblit et le déprave. Malheur à qui ne sort pas du commerce avec la nature poète comme Virgile, savant comme Haller ou Linné, mais qui en sort incertain et faible comme René, lâche et impuissant comme Obermann ! Sauvez-vous dans l’histoire, vous qui pourriez être atteints ou menacés, si légèrement que ce puisse être, de ces maladives anxiétés qui détraquent le caractère et la vie ; reprenez de la force en touchant la terre des sociétés ; relisez Tacite, Thucydide et Machiavel ; appelez à votre secours les grands hommes qui ont vécu ; qu’ils vous soutiennent, vous portent, et mettez-vous à l’abri du désespoir sous le patronage de ces illustres morts.


Lerminier.
  1. Chez Béchet aîné, 2 vol. Paris, 1833.
  2. De divinatione, lib. ii, cap. 35.
  3. De legibus, lib. ii, § 19. Voyez aussi une excellente dissertation de M. de Savigny sur les Sacra privata des Romains. Journal de la Jurisprudence historique, t. ii, p. 362-404.
  4. Diodore de Sicile, fragm. liv. vi, t. iv. Édition de Deux-Ponts, d’après celle de Wesseling.
  5. De naturâ deorum, lib. i, cap. 42.
  6. Du Polythéisme romain, t. i, p. 202-204.
  7. Ibidem, t. ii, p. 28, 29.