Du gouvernement représentatif en France/04

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LETTRES
SUR
LA NATURE ET LES CONDITIONS
DU GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF
EN FRANCE.[1]

À UN MEMBRE DE LA CHAMBRE DES COMMUNES.

IV.

Quand on a présidé, monsieur, comme vous le fîtes souvent, des meetings réformistes, et qu’on réclame chaque jour au parlement des garanties nouvelles pour le nombreux corps électoral créé par le bill de 1832, on peut s’étonner qu’un chiffre inférieur de plus des deux tiers à celui de la Grande-Bretagne suffise aux besoins comme aux vœux de la France. Comment méconnaître pourtant l’apathie du pays pour une question que des passions diverses se sont si vainement efforcées de rendre brûlante ? Cette indifférence, je l’ai déjà constatée ; aussi dois-je m’attacher aujourd’hui à vous la faire comprendre, en devançant par cette discussion des débats inévitables et prochains.

La chambre ne peut, en effet, manquer d’être bientôt saisie de cette grande thèse de la réforme. L’opposition n’avait pas, depuis quelques mois, assez avancé ses affaires par son silence, pour ne pas essayer de les faire marcher un peu plus vite par sa parole. Dans l’impossibilité de s’adresser en ce moment aux passions vives du pays, elle a été conduite à embrasser une question d’un grand poids par elle-même, en même temps que peu susceptible d’une solution immédiate : thème précieux, qui, d’une part, permet de développer de libérales théories, sans interdire de l’autre et les ajournemens à long terme et les transactions avec le pouvoir, si celui-ci met l’opposition dans le cas de se montrer gouvernementale. Le moment est donc venu de réparer envers les signataires des pétitions électorales les longs oublis de la dernière session, et voici la législature mise en demeure de se prononcer sur des projets qui perdent malheureusement en puissance sur l’opinion ce qu’ils gagnent en variété. Une idée politique ne s’impose que sous condition d’être simple, et lorsqu’au lieu de rallier les esprits à une formule unique et populaire, elle engendre de nombreux systèmes et détermine des divisions plus profondes, on peut douter de sa force comme de son avenir.

Vous me permettrez, monsieur, à raison du calme au sein duquel les théories électorales semblent cette fois devoir se débattre, de commencer par étudier le principe de la représentation dans ses manifestations successives. L’impatience du pays ne me pressant pas de conclure, je voudrais, avant de vous soumettre des vues que vous taxerez peut-être de hardiesse, caractériser les phases principales traversées par une idée qui résume en elle seule l’histoire et la législation des peuples libres.

Je dois commencer par les Grecs et les Romains, dont vous n’exigez pas qu’on vous délivre.

Les sociétés antiques reposent à leur berceau sur une base sacrée. L’esprit de caste y parque les hommes entre des barrières infranchissables ; le sol s’y divise selon des proportions mystiques, et les lois tirent leur origine et leur sanction de faits supérieurs aux volontés des peuples. La personnalité humaine semble d’abord enveloppée dans le réseau de ces institutions formidables qui unissent la terre au ciel, et remontent jusqu’à lui comme à leur source. Peu à peu cependant cette personnalité se dégage ; le reflet des temps divins devient plus pâle, les lois perdent leur mystérieux caractère, et les sociétés s’organisent suivant un mécanisme auquel l’altération des primitives croyances ne laisse bientôt plus d’autre force que la sienne propre. Le classement de Solon marque à Athènes cette période qu’ouvre à Rome celui de Servius Tullius. La richesse devient la mesure des droits politiques, et la timocratie est fondée. Cependant une seconde lutte succède bientôt à la première ; le gouvernement du cens, qui a triomphé des influences patriciennes et des traditions héroïques, est vaincu lui-même par la démocratie, et la suite des temps le voit se noyer en Grèce dans une loquacité vénale, ou s’abîmer à Rome sous la tyrannie impériale.

Si les sociétés chrétiennes étaient emprisonnées dans le cercle d’airain tracé par Vico autour des sociétés antiques, nous devrions sans doute lire aussi dans le passé le redoutable arrêt de nos destinées. Après avoir épuisé, comme elles, et la sève des institutions paternelles et les ressources d’un organisme habile et compliqué, nous semblons toucher à l’instant qui leur fut si funeste. Mais comme moi, monsieur, vous croyez que c’est au sein des ruines et dans l’impuissance constatée de la raison humaine que le christianisme, ce sens nouveau de l’humanité, développe sa force transformatrice ; et c’est d’un verbe plus puissant que la parole politique que vous attendez ce mot de l’avenir qui relèvera l’intelligence dans ses chutes, le monde moral dans ses abaissemens, en ranimant au cœur des nations la vie défaillante et comme éteinte.

L’un des faits constitutifs du monde antique, la conquête, domine à l’origine du monde moderne, sous des formes sinon plus impitoyables encore, du moins plus universelles. Les vainqueurs assujétissent les vaincus par la loi, comme ils l’ont fait d’abord par la force, et le sol dont ils s’emparent devient le gage en même temps que le signe légal de leur prééminence. La terre possédée par eux se revêt en quelque sorte de leur noblesse et de leur fierté ; à elle se rattachent tous les droits, sur elle seule repose l’économie de la société tout entière. La terre règne, administre, combat et juge, car la loi des fiefs engendre et mesure tous les devoirs, toutes les obligations civiles et militaires. Elle régit tout, depuis la succession à la couronne jusqu’à la distribution de la justice dans les plus obscurs hameaux. Mais ces magnifiques prérogatives n’appartiennent qu’à la terre délimitée par l’épée du vainqueur, et à laquelle il a imprimé le sceau de sa supériorité native. Si quelques lambeaux s’échappent de ses mains, si des propriétés nouvelles se forment en dehors du droit féodal, ces terres de roture voient vainement mûrir la vigne au penchant de leurs côteaux, ou des gerbes abondantes dorer leurs plaines ; elles ne tiennent pas à cette chaîne immense dont le trône lui-même n’est que le premier anneau ; elles n’ont dès-lors aucun droit politique, aucune part à la souveraineté, aucun titre à la représentation.

Dans ces sociétés si fortement ancrées au sol, l’homme n’a de valeur qu’autant qu’il en est l’héréditaire représentant. Hors de là, son individualité s’abîme au sein de corporations puissantes, comme la pierre inconnue dans les fondemens d’un vaste édifice. L’art, la pensée, l’industrie, toutes les manifestations de la pensée, se modèlent d’après un type sacré ; et le corps de la chrétienté est édifié lui-même, selon les principes qui président aux superbes et innombrables constructions épanouies à sa surface.

Mais la suite des âges a déjà ébranlé cette œuvre colossale. La terre ilote résiste à la terre souveraine. Des capitaux se créent, des intérêts se forment, des existences s’élèvent, qui, ne trouvant pas leur place dans cette organisation, s’efforcent à tout prix de la prendre. Une conquête nouvelle s’organise donc au sein de la première, et pour ainsi dire contre elle ; le donjon de la commune s’élève en face du donjon seigneurial ; partout l’on achète la liberté, ici au prix de l’or, là au prix du sang, et un tiers-ordre est créé, qui, s’appuyant sur la royauté, dont il sert les intérêts contre de communs adversaires, se fait ouvrir par elle la porte des états de la nation. Pour celui-ci, comme pour les ordres privilégiés, le droit n’est sorti que du fait, et dans l’organisation politique qui résulte de cette double conquête, ils sont plutôt coexistans qu’associés.

Cependant l’intelligence, plus libre dans ses allures, s’attache à systématiser les faits fournis par le cours des siècles, et bientôt elle revendique comme un droit naturel ce qui, dans l’origine, offrit un tout autre caractère. À mesure que la société du moyen-âge se montre plus impuissante à contenir ces hardiesses de l’esprit novateur, ces élans de la conception individuelle, la foi publique s’ébranle, et dans les bases de l’ordre politique, et dans son mécanisme, et dans son génie. L’étude de l’antiquité classique vient hâter cette décomposition de toutes parts imminente. Pendant que les disciples du droit romain substituent l’autorité des textes et l’arme du raisonnement à la puissance de ces coutumes qui jusqu’alors avaient été la seule source comme la seule règle des transactions civiles, Machiavel commente l’histoire des républiques anciennes dans un sens tout expérimental. Il en discute les annales comme des faits contemporains, et son esprit, en revêtant l’histoire de l’antiquité d’un caractère exclusivement politique, devient, pour une société qui doute d’elle-même, un dissolvant redoutable. Après ses héros et ses législateurs-pontifes, la Grèce avait vu naître Aristote : le monde moderne eut à son tour les philosophes de l’induction, de l’observation et de la logique. Venus aux jours du scepticisme, voisins du jour des ruines, voyant la tradition leur échapper, et ne s’appuyant que sur eux-mêmes, ceux-ci s’attachèrent, à l’exemple du Stagyrite, à concevoir la politique comme une science de déductions rigoureuses, s’appuyant sur les faits fournis par l’expérience. Ainsi fit Grotius pour l’ensemble du droit public ; ainsi firent successivement Locke, Montesquieu, Rousseau, qui partirent de la même base, mais en considérant l’ensemble des idées et des phénomènes de deux points de vue très divers.

Quoique tous fussent sans foi dans le passé, et n’admissent dans leurs combinaisons aucun fait qui ne pût rendre incessamment raison de lui-même, deux tendances dominèrent dès-lors les études politiques. Avec Montesquieu et l’école anglaise, les uns s’attachèrent à organiser les sociétés d’après le balancement des intérêts, en se préoccupant plus du mécanisme que des principes ; avec Locke, Rousseau et l’école américaine, les autres visèrent surtout à donner pleine satisfaction aux principes, et firent passer les exigences de la logique avant celles de l’organisation constitutionnelle, moins inquiets de froisser des intérêts que de contrarier des idées. Notre assemblée constituante a constamment reproduit ces deux formes opposées de la pensée du XVIIIe siècle, qui se sont réfléchies dans tous ses travaux comme dans toutes ses luttes, et l’on pourrait la définir un champ-clos où l’Esprit des Lois a fini par succomber sous les coups du Contrat social.

Il est curieux, monsieur, à la veille du jour où la société contemporaine allait s’inaugurer avec tant d’éclat et de violence, de trouver comme le testament des siècles dans l’acte même qui ouvrit légalement le cours de notre révolution. Je ne sais rien de plus saisissant que de relire ce règlement royal pour l’élection des membres des états-généraux, donné à Versailles le 24 janvier 1789, à six mois de la prise de la Bastille, à si peu de distance de la nuit du 4 août et de la constitution de 91.

Vous y voyez les baillis et sénéchaux recevant charge d’assigner les évêques, abbés, chapitres, corps et communautés ecclésiastiques réguliers et séculiers des deux sexes[2], tous les nobles possédant fief, chacun au principal manoir de leur bénéfice[3], à l’effet de comparaître à l’assemblée du bailliage, avec les mineurs, femmes ou veuves également possédant fief, mandés dans la personne d’un procureur pris dans l’ordre de la noblesse[4] ; puis, vous apprenez en quelle forme se réunissent en leur ville, bourg ou paroisse, les habitans composant le tiers-état du royaume, les corporations d’arts libéraux, devant, dans cette réunion préparatoire, choisir un électeur à raison de cent individus[5] ; les corporations d’arts et métiers, celles des négocians, armateurs et autres, devant en nommer deux pour le même nombre ; vous voyez enfin ces délégués se réunir[6] pour rédiger ensemble le cahier de leurs griefs et doléances, et nommer leurs mandataires aux états-généraux, le clergé et la noblesse par une élection directe, le tiers-état par une élection à deux ou trois degrés, selon les circonstances.

Des hommes de la génération présente ont répondu à cette sommation solennelle, le dernier acte de souveraineté que la société de nos pères ait exercé en France ; et cependant sous quelles formes étranges et vagues doit leur apparaître depuis long-temps ce souvenir d’un monde évanoui ! Rendez grace à la Providence, monsieur, de n’avoir pas eu, comme nous, à sauter à pieds joints d’une civilisation dans une autre, de n’avoir pas vu la foudre entr’ouvrir soudain un abîme entre le monde où vous vivez et celui où vécurent vos pères. L’Angleterre a suivi les progrès des siècles, sans répudier la religion des âges. La France, au contraire, ne pouvant, par la fatalité des circonstances, arracher aux ruines écroulées autour d’elle, ni un enseignement ni un débris, dut improviser, comme un dithyrambe, l’œuvre entière de ses mœurs et de ses lois.

Deux idées dominaient seules alors cette scène de confusion, l’unité nationale et l’égalité des races humaines. Cette égalité n’allait pas, dans la pensée primitive de la révolution française, ainsi que je l’ai déjà établi, jusqu’à vouloir effacer les distinctions accidentelles ou natives entre les hommes ; mais elle imposait la difficile condition d’une organisation entièrement nouvelle. La fortune territoriale se présenta d’abord comme l’une des bases les plus naturelles de cette hiérarchie. Il va sans dire que dans cette théorie la propriété n’apparut plus avec le caractère emprunté au droit féodal, selon lequel la qualité de la terre régissait et dominait celle de la personne. Le cens électoral ne fut pour la constituante, aussi bien que pour toutes les assemblées qui l’ont suivie, qu’une présomption légale d’attachement à l’ordre public, en même temps que le gage, sinon constant, du moins habituel, d’une éducation plus libérale.

Cependant, quelque mesure qu’on apportât dans son application, une telle garantie ne pouvait être acceptée par les théoriciens démagogues, qui de l’égalité naturelle des races prétendaient inférer l’égalité absolue de toutes les unités humaines. Les deux doctrines que j’ai déjà eu l’occasion de désigner sous le titre de démocratique et de bourgeoise, luttèrent donc corps à corps au sein de la constituante, et sa loi électorale porta l’empreinte des oscillations entre lesquelles cette assemblée fut constamment ballottée.

La constitution de 91 ne fit, aux traditions de l’ancien gouvernement, qu’un seul emprunt, l’élection indirecte. Elle décréta que, pour former l’assemblée nationale, les citoyens se réuniraient, tous les deux ans, en assemblées primaires[7], composées de tout Français âgé de vingt-cinq ans, non serviteur à gages, et payant une contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail. Les assemblées primaires nommaient des électeurs en proportion du nombre des citoyens actifs domiciliés dans la ville ou le canton, et ces électeurs devaient joindre, aux qualités requises pour être citoyen actif, la possession d’un bien évalué, sur les rôles, à un revenu égal à la valeur de deux cents journées de travail. Enfin, les mandats impératifs étaient proscrits[8], et le principe de la représentation selon le droit politique moderne, posé dans toute sa pureté.

La convention où triompha l’idée du nivellement absolu des êtres, et où cette idée toute moderne se drapa dans quelques lambeaux de l’antiquité républicaine, conçut tout autrement que la constituante et le droit électoral et celui des mandataires élus. D’après la constitution de 93, le premier de ces droits appartint à tout individu né sur le territoire de la république ; le second se trouva fort restreint par la souveraineté populaire, s’exerçant directement elle-même pour la sanction de toutes les lois, aussi bien que par l’institution d’un grand jury national, élu par la nation, avec l’étrange attribution de juger ses représentans.

« C’est toujours à la dernière limite, disait le rapporteur de ce projet de constitution[9], que nous nous sommes attachés à saisir les droits de l’humanité. Si quelquefois nous nous sommes vus forcés de renoncer à cette sévérité de théorie, c’est qu’alors la possibilité n’y était plus… Nous avons rétabli, sur la représentation nationale, une grande vérité : les lois devront être proposées à la sanction du peuple, et le gouvernement français ne sera représentatif que dans les choses que le peuple ne pourra pas faire lui-même… Le code dont nous sommes débarrassés pour jamais attribuait une odieuse préférence à des citoyens nommés actifs, souvenir qui n’est plus que du domaine de l’histoire, qui sera forcée de le raconter en rougissant… Qui de nous n’a pas été souvent frappé d’une des plus coupables réticences de cette constitution odieuse ? Les fonctionnaires publics sont responsables, et les premiers mandataires du peuple ne le sont pas encore ! nulle réclamation, nul jugement, ne peuvent les atteindre ; on eût rougi de dire qu’ils seraient impunis, on les a appelés inviolables ! Ainsi les anciens consacraient un empereur pour le légitimer ! La plus profonde des injustices, la plus écrasante des tyrannies nous a saisis d’effroi ; nous en avons cherché le remède dans la formation d’un grand jury national, tribunal consolateur, créé par le peuple dans la même forme et à la même heure qu’il nomme ses représentans : auguste asile de la liberté, où nulle vexation ne serait pardonnée. Il nous a paru grand et moral de vous inviter à déposer, dans le lieu de vos séances, l’urne qui contiendra les noms des réparateurs de l’outrage, afin que chacun de nous craigne sans cesse de les voir sortir. »

Vous me saurez quelque gré, je gage, de cet échantillon de la philosophie conventionnelle. Ne sentez-vous pas là se débattre confusément et les théories de Rousseau et les souvenirs de Plutarque ? Pour la convention, les nations chrétiennes ont reculé de deux mille ans, et de grands et vieux empires doivent remonter le cours des siècles pour reprendre, sans jeunesse et sans poésie, cette existence en plein soleil des petites communautés helléniques ! Ainsi, la bêtise se mêle au plagiat, et l’on arrive à comprendre la lettre monumentale, adressée par le même homme au conservateur de la bibliothèque nationale : Chargé de préparer, pour lundi prochain, un plan de constitution, je te prie de me procurer sur-le-champ les lois de Minos, dont j’ai un besoin urgent, etc.

Je n’ai pas besoin de vous dire que ce rapport flétrit, comme olygarchique et infâme, l’élection à deux degrés. Dès qu’on transformait la France en un vaste forum, l’élection devait être directe, et tout autre mode ne pouvait même être compris.

La constitution de l’an III, sortie de la réaction thermidorienne, remit en vigueur, à quelques détails près, le mode électoral de 91. Elle rétablit les assemblées primaires et les assemblées électorales, en imposant aux électeurs l’obligation de posséder un bien d’un revenu de cent à deux cents journées de travail, selon les localités[10].

Ainsi, l’élection indirecte triomphait tout d’abord, comme un gage précieux donné à l’ordre public, comme un premier principe de sécurité rendu à la société bouleversée jusqu’aux abîmes. Depuis cette époque, elle a toujours conservé ce caractère. Lorsque les pouvoirs se sont vus faibles, ils l’ont constamment invoquée comme un moyen de salut, pendant que les partis ont demandé à l’élection directe des choix que ce mode leur donna toujours plus de chances de dominer. Comment ne pas voir, en effet, que l’élection directe réfléchit d’une manière à la fois plus souveraine et plus vive, et les soudainetés de la pensée publique, et les capricieuses impressions de la presse, tout ce qui fait prévaloir la partie ardente et mobile de l’opinion contre sa partie fixe et réfléchie ?

C’est surtout pour le tempérament français que l’élection indirecte semble avoir été conçue. Il en est de ce mode comme de la division du pouvoir législatif en deux branches : c’est une réserve prise contre l’impétuosité du premier mouvement, un refuge pour la conscience publique recueillie dans l’accomplissement de ses devoirs. Quoi, d’ailleurs, de plus logique qu’un tel système dans un pays où les lumières, aussi bien que la propriété, sont inégalement réparties dans la classe nombreuse qui les possède, et sous un droit public qui aspire à dispenser à chacun selon la mesure de sa force ? L’établissement de degrés dans la concession des droits politiques, degrés correspondant à ceux qui résultent des diverses garanties sociales, est le seul système qui permette d’étendre la franchise élective sans absurdité dans la théorie et sans danger dans la pratique. En repoussant ce mode, on est forcément conduit à circonscrire le chiffre du corps électoral, afin de le laisser moins au-dessous de sa décisive et redoutable mission. Lorsque, dans l’état actuel des mœurs et des intérêts, on réclame en même temps et des électeurs nombreux et des élections directes, on donne à penser ou qu’on n’embrasse pas l’effrayante étendue d’un mandat qui résume dans un nom propre les plus ardus problèmes du temps, ou qu’on tient peu à ce qu’il soit rempli par des hommes en mesure de le comprendre ; on fait preuve, ou d’une médiocre intelligence politique, ou d’un cynisme difficile à qualifier.

Je reviendrai bientôt, monsieur, sur cette question capitale ; mais il est nécessaire, pour la mettre dans tout son jour, de montrer, en continuant la rapide exposition des faits, comment l’opinion publique s’est trouvée conduite, en France, à repousser l’élection à deux degrés, et à la juger avec une rigueur qu’elle ne méritait pas par elle même.

Bonaparte, en élevant l’édifice de sa fortune politique, n’était pas homme à repousser la garantie que lui avait léguée la législation du directoire. La constitution de l’an VIII établit trois degrés d’élection, déterminés par la liste de confiance, la liste départementale et la liste nationale. La première, devant contenir environ cinq cent mille noms, était composée d’un nombre égal au dixième de celui des habitans de l’arrondissement communal ; la seconde était formée par les citoyens portés à la liste communale, chargés d’élire un dixième d’entre eux ; enfin, la liste nationale était formée par les membres inscrits à la liste du département, dans la même proportion d’un dixième[11]. Sur ces listes devaient être choisis les fonctionnaires communaux et départementaux et les membres de la représentation nationale, c’est-à-dire ceux du tribunat et du corps législatif.

Mais c’est ici qu’éclate, dans toute son ironie, l’insolence de la victoire et le mépris pour un ennemi terrassé. Ces tribuns débonnaires et ces représentans sans parole étaient nommés par le sénat[12], chargé seul d’appeler à la vie politique les notabilités des départemens, avec lesquels il était sans nul rapport, et de résumer, au sein de sa servilité dorée, tout le mouvement de l’opinion publique. Si les pouvoirs faibles sont condamnés à n’être pas sincères, la vérité devrait être du moins l’éclatant attribut des pouvoirs forts : c’est en méconnaissant ce devoir de sa position et de son génie que Napoléon démoralisa la France et tua l’esprit politique. Il fit douter de la liberté, en la montrant emprisonnée dans le ridicule cortége d’institutions impuissantes. Pas un atome d’esprit public n’anima à aucun de leurs degrés ces assemblées prétendues représentatives ; et si, pour la confection des listes nationales, un petit nombre d’électeurs consentirent à se présenter, leur présence n’était due qu’aux instances des concurrens pour le prix annuel de 10,000 fr., affecté par le despotisme à une silencieuse obséquiosité

Cette parodie d’institutions libres rendue plus dérisoire et plus complète par les divers sénatus-consultes organiques publiés sous le consulat et l’empire, ne put manquer de porter à l’élection indirecte une atteinte dont il lui sera bien difficile de se relever. On ne comprit plus le droit électoral à moins d’une action immédiate et décisive exercée sans intermédiaire jusqu’au centre même du pouvoir. L’on sait, depuis long-temps, que l’une des plus funestes conséquences du despotisme comme de l’anarchie est de déterminer des réactions qui trop souvent dépassent le but sans l’atteindre.

Sitôt que la chute du gouvernement impérial eut préparé les esprits à l’établissement de la monarchie constitutionnelle, la pensée publique se porta vivement sur le système électoral, et elle ne se déclara satisfaite qu’en pratiquant le contre-pied de ce qui avait si long-temps lassé la dignité pour ne pas dire la probité du pays. L’irrésistible entraînement de l’opinion vers l’élection directe força le sens de la Charte de 1814, dont le texte portait seulement, que « pour concourir à l’élection des membres de la chambre des députés, il fallait être âgé de trente ans, et payer 300 francs de contributions directes[13]. »

Cette interprétation devint plus populaire encore lorsqu’on vit les hommes de l’ancien régime essayer de relever, au profit de leurs doctrines et de leur influence, le système de l’élection à plusieurs degrés. C’était là, sans nul doute, une illusion gratuite dont le temps n’aurait pas tardé à faire justice. Sous quelque ciel que vous transplantiez un arbre, de quelque suc que vous nourrissiez ses racines, vous ne verrez point des fruits étrangers pendre à ses rameaux, il ne mentira jamais à la loi de sa création. En vain l’ardente majorité de 1815, en vain l’école qui voudrait aujourd’hui continuer ses traditions en les badigeonnant d’un libéralisme de contrebande, auraient-elles demandé à la nation de répudier les faits et les principes de 89 ; l’élection gratinée n’aurait pas donné à cette époque et donnerait bien moins encore aujourd’hui les résultats qu’on affectait d’en attendre. Les cent jours avaient dû provoquer une réaction temporaire ; mais espérer, par un mécanisme électoral quelconque, escamoter une majorité contraire à la pensée de la France, c’était là une de ces illusions qu’il est étrange de voir se maintenir encore dans quelques esprits. Les deux degrés n’auraient pas ranimé une foi éteinte, ce système n’aurait pas créé des influences qui, si elles existaient, n’en auraient aucun besoin ; on peut croire seulement qu’appliqué par la restauration dans un esprit intelligent et libéral, il aurait contribué à détourner le péril qui sortit pour elle, et des choix menaçans amenés par la législation de 1817, et de la réaction dangereuse qui suivit ces choix eux-mêmes et que ceux-ci parurent justifier.

La loi du 5 février 1817, qui réunissait dans un seul collége départemental tous les électeurs à 300 francs, fut saluée par les classes moyennes comme leur triomphe définitif et le gage assuré de leur avénement politique. Vous savez assez que ce n’est point en cela que je la blâme ; mais en même temps qu’elle asseyait sa prépondérance, la bourgeoisie n’eût-elle pas sagement agi dans l’intérêt de cette prépondérance même, en prenant certaines précautions contre ses propres entraînemens, en ne mettant pas sur un coup de dé son avenir et celui de la France tout entière ? C’est ici qu’il est permis de douter de la pénétration politique des esprits absolus qui n’admirent au principe de la loi de 1817 ni une objection, ni une réserve ; c’est ici qu’on peut croire que les classes moyennes furent plus habiles à vaincre qu’à organiser leur victoire.

Vous vous rappelez quels résultats sortirent de l’application de cette loi fameuse, résultats tels que, deux années après sa promulgation, ses auteurs eux-mêmes en imploraient le changement comme condition essentielle du maintien de la monarchie. J’admets de grand cœur que de telles alarmes furent exagérées ; mais qui oserait contester qu’elles ne fussent sincères dans les plus pures consciences, dans les intelligences les plus élevées ? Quels amis de la royauté de 1830 ne trembleraient s’ils la voyaient jamais en butte à des tendances analogues à celles que manifestait devant la royauté de 1814 le mouvement électoral de 1819 ? Pense-t-on qu’il y eût habileté et prudence à compromettre ainsi la nation avec elle-même, à la livrer toute haletante à ses inspirations les plus irréfléchies, à ses entraînemens les plus passionnés ? Croit-on s’être fait une glorieuse place dans l’histoire parce qu’on a mis la royauté de cette époque dans le cas d’user de toutes ses ressources, de faire appel à tous les dévouemens, à tous les souvenirs, à toutes les inquiétudes, parce qu’on a provoqué par son imprévoyance la réaction qui bientôt après porta la droite aux affaires ?

Je pose le problème sans le résoudre, et me borne à rappeler sous quelles impressions toujours soudaines et parfois contradictoires fonctionna la législation électorale que la France avait appris à considérer comme le palladium de tous ses droits. Pour parer à des dangers que ne contestait pas la loyauté de l’opposition, des combinaisons nombreuses furent essayées[14] ; elles aboutirent au double vote, système impopulaire et bâtard qui maintenait l’élection directe à laquelle le ministère avait vainement essayé d’échapper. Or, telle est la puissance de cet instrument, telle est surtout en ce pays la domination exercée par les circonstances sur l’opinion publique, que le même corps électoral qui, après les monarchiques triomphes d’Espagne, avait donné à l’extrême droite une chambre selon son cœur, donna bientôt au centre gauche l’assemblée du sein de laquelle allait sortir une révolution.

De la mobilité de ces jugemens sur les personnes et sur les choses, il y aurait de graves enseignemens à recueillir, et ceux-ci pourraient légitimer quelques doutes sur l’excellence d’une forme électorale qui a moins pour effet d’exprimer l’opinion que de l’impressionner, et qui manque de vérité en ce qu’elle excite les passions plutôt qu’elle n’interroge scrupuleusement la conscience publique.

J’ignore si l’opinion doit un jour se modifier sur ce point ; mais, en tout cas, ce n’était pas immédiatement après 1830 qu’on pouvait être admis à contester les avantages d’un mode dont les vicissitudes avaient provoqué les éclatans évènemens qui venaient de s’accomplir. En se bornant à stipuler que l’organisation des colléges électoraux serait réglée par des lois, la charte nouvelle permettait, il est vrai, d’ouvrir sur l’ensemble du système une controverse plus large et plus facile, puisqu’aucune condition n’était désormais constitutionnellement déterminée, et que le système électoral perdait son caractère organique pour passer dans le domaine moins immuable de la loi. Mais la pensée publique ne se préoccupait alors que d’un petit nombre de points, au premier rang desquels figuraient l’abaissement du cens, et la suppression du double vote, combinaison improvisée lors de la loi de 1820, et qui ne fut défendue par personne. Le débat s’étant concentré tout entier sur la quotité du cens électoral et d’éligibilité, dont l’abaissement était considéré comme un engagement de la constitution nouvelle, aucune autre question ne put être abordée d’une manière quelque peu sérieuse. La France ne comprenait la liberté électorale que dans les conditions où elle l’exerçait depuis 1817, et l’on doit même reconnaître qu’une idée dont l’initiative appartient au cabinet de cette époque, l’adjonction des catégories de capacités, ne saisit vivement ni le pays, ni la chambre, malgré les considérations développées par le ministre auteur du projet, considérations qu’il me paraît utile de rappeler dans un moment où l’idée avortée en 1831 ne peut tarder à reparaître dans nos débats parlementaires.

En proposant pour base de la loi le doublement du nombre des électeurs censitaires inscrits aux listes de 1830, le ministre déclarait qu’il avait cherché à étendre les capacités électorales en les demandant à tout ce qui fait la vie et la force des sociétés, au travail industriel et agricole, à la propriété et à l’intelligence.

« La propriété et les lumières sont les capacités que nous avons reconnues. La propriété d’une part, la seconde liste du jury de l’autre part, procuraient une application immédiate de la théorie adoptée… Un gouvernement né des progrès de la civilisation devait à l’intelligence de l’appeler aux droits politiques sans lui demander d’autre garantie qu’elle-même. Il y avait, il faut en convenir, quelque chose de trop peu rationnel dans cette faculté donnée par la loi du jury à tous les citoyens éclairés de pouvoir juger de la vie des hommes, et qui n’allait pas jusqu’à concourir à la nomination de ceux qui font les lois[15]. »

De cet ensemble de dispositions relatives aux capacités et aux électeurs censitaires résultait, selon l’exposé des motifs, une masse de plus de deux cent mille électeurs.

Peut-être avez-vous suivi les débats auxquels ce projet donna lieu. Je le regretterais pour la dignité de mon pays et de sa représentation nationale, qui ne se montra jamais si fort au-dessous de ses devoirs et de son rôle. Ce fut, monsieur, un déplorable spectacle que celui de l’opposition repoussant de l’urne électorale une magistrature dont elle ne pouvait contester les lumières, et à laquelle elle n’avait à reprocher que de ne pas se faire la complaisante de ses passions, et refusant aux interprètes suprêmes de la loi le droit qu’elle proposait d’étendre à toutes les professions libérales ; ce fut en vertu de légitimes, mais tristes représailles, que succombèrent à leur tour dans des scrutins de jalousie et de récriminations les catégories diverses appelées à la franchise politique. Aucune idée générale ou généreuse ne domina cette discussion, et si de tels débats se reproduisaient jamais, ce serait à désespérer de tout esprit parlementaire, de tout avenir politique.

N’en concluez pas, monsieur, que j’attache à cette question elle même la haute importance qu’elle paraît offrir au premier aspect. En fait, l’adjonction des professions libérales évaluées par la commission de 1831 à un quinzième au plus du nombre des électeurs censitaires eût exercé une action fort peu sensible sur l’ensemble des résultats électoraux. En théorie, on peut parfaitement admettre le droit de l’intelligence sans être conduit à repousser la garantie du cens. La capacité présumée est sans nul doute la base de notre nouvelle hiérarchie sociale ; mais cette capacité existe-t-elle, au moins dans des conditions patentes, lorsque, par ses efforts soutenus, elle n’a pu produire un capital de 20 à 30,000 francs, qui suffit pour établir le cens de 200 francs exigés par la loi ? L’instruction professionnelle ou libérale est un instrument de production et de travail, ni plus ni moins que l’héritage immobilier, et la loi, qui ne peut opérer que sur des faits extérieurs et sensibles, n’est-elle pas fondée à mesurer cette instruction à l’intérêt qu’elle rapporte ? Si cet intérêt est nul, la société n’a-t-elle pas quelque droit de se tenir en garde ; et s’il faut quelques années pour accumuler le capital, signe légal de l’aptitude politique, ce temps d’épreuve n’est-il pas utile pour préparer l’homme par tous les devoirs du chef de famille à l’exercice de tous les droits du citoyen ?

L’on pourrait ajouter que l’admission des professions libérales à la franchise électorale ne saurait inquiéter pas plus que servir les intérêts d’aucune opinion politique. J’ai, du moins pour ce qui me concerne, pleine confiance que ces professions, dont l’influence s’exerce déjà dans toute sa force en dehors des colléges électoraux, admises à ajouter quelques bulletins à ceux que le corps électoral dépose aujourd’hui dans l’urne, concorderaient, dans leurs choix comme dans leur esprit, avec sa majorité sage et conservatrice. On n’en doutera pas lorsqu’on voudra étudier avec soin les élémens de la seconde liste du jury, au lieu de s’arrêter à quelques noms bruyans et à un petit nombre de jeunes têtes qui n’ont pas encore jeté leur gourme universitaire. La chambre de 1831 eût donc pu, sans nul inconvénient, correspondre sur ce point à la pensée du cabinet, et donner à l’intelligence cette satisfaction à coup sûr plus éclatante que dangereuse. Je regrette sincèrement, pour mon compte, qu’il n’en ait pas été ainsi, et que cette arme n’ait pas dès-lors été arrachée à la main des partis par celle du pouvoir, ce qui est la bonne et seule manière de faire sans danger de la politique libérale. Mais une mesure aussi insignifiante dans ses résultats définitifs, aussi mollement réclamée d’ailleurs par l’opinion, peut-elle légitimer en ce moment la révision et la refonte d’une législation qui date à peine de huit années ?

Je ne le pense pas, monsieur, et, à mon sens, il importe que la France expérimente plus long-temps et d’une manière plus complète l’ensemble d’un système électoral hors duquel elle ne conçoit pas présentement la liberté politique, système qui me paraît devoir créer dans l’avenir des difficultés sérieuses à cette liberté elle-même aussi bien qu’à l’économie tout entière du gouvernement représentatif. De ces difficultés je ne veux ici toucher qu’une seule, celle qui est déjà la mieux comprise.

La France de 1830 conserva de la législation antérieure ces colléges d’arrondissement qui avaient créé entre les citoyens des relations déjà vieilles de dix années, disposition qui donnait de grandes facilités matérielles pour l’exercice du droit, mais dont la conséquence était de créer entre les électeurs et leurs mandataires des relations d’une nature tellement étroite et personnelle, que la vérité du gouvernement représentatif pourra finir par s’en trouver gravement compromise. L’excitation de tous les intérêts privés se combinant avec l’affaiblissement de toutes les croyances politiques ne peut manquer en effet d’altérer de plus en plus la nature du mandat électoral ; et si cette déplorable tendance n’était enfin arrêtée par la loi à défaut des mœurs, un jour viendrait, c’est à chacun de juger s’il est proche, où le député de la France ne serait que le procureur fondé d’un chef-lieu de sous-préfecture, le chargé d’affaires d’une centaine de commettans. On mesurerait alors sa valeur politique au nombre de ses conquêtes administratives, et son assiduité dans les antichambres lui serait plus comptée que sa puissance à la tribune. Les services rendus, le patronage acquis, l’intimité que des rapports aussi personnels établissent, tendent à constituer une sorte d’inféodation des petites circonscriptions électorales à leurs mandataires, en ôtant de plus en plus à ceux-ci toute signification politique. Le patriotisme d’arrondissement grandit sur les ruines du patriotisme national ; on réclame un haras ou une école d’artillerie avec la chaleur qu’on mettait en d’autres temps à demander la Belgique et la frontière du Rhin. Si un député fait ouvrir une route royale, il se concilie des suffrages d’abord rebelles ; s’il parvient à faire élargir un port ou creuser un canal, il devient inexpugnable.

Il peut dès-lors, au gré de ses antipathies ou de ses espérances excitées, passer des bancs ministériels à ceux de l’opposition, pour repasser bientôt sur les premiers. Puis, s’il a su choisir habilement sa place sur l’un de ces points stratégiques qui dominent les deux camps, rien ne l’empêchera, selon les circonstances, de changer ses amitiés, de répudier ses engagemens de la veille pour former les connexions les plus inattendues ; enfin, s’il aspire à cumuler les profits du pouvoir avec les honneurs de la popularité, il pourra, Brutus à vingt mille francs de salaire, se représenter sans crainte devant ses cent cinquante électeurs : une effrayante majorité, formée par la gratitude et grossie par l’espérance, viendra sanctionner tous les actes d’une vie parlementaire aussi heureusement conduite, et saluer une fortune qui deviendra le marche-pied de tant d’autres.

Je ne saurais, monsieur, accepter un tel avenir ni pour le gouvernement représentatif ni pour mon pays. Je recevrais de tout cabinet, comme un immense bienfait, tout ensemble de mesures législatives ou réglementaires imposant des conditions fixes d’admission dans les diverses carrières administratives, et tendant à rendre à leurs chefs naturels aussi bien qu’à l’administration départementale l’influence qu’usurperait un autre pouvoir, au grand préjudice des mœurs nationales et de tous les services publics. Le pouvoir, pas plus que la liberté, ne peut puiser de force dans un principe de démoralisation, et lorsque j’entends quelques-uns de ses prétendus adeptes s’applaudir de ce que de telles tendances rendent les députés plus souples, lorsque je les vois se féliciter de ce que leur mandat peut perdre en vérité dans un système de corruption réciproque, s’exerçant de l’électeur sur le mandataire, et de celui-ci sur ses commettans, je n’ai pas assez de mépris pour une politique dont l’imprévoyance l’emporte encore sur l’immoralité.

Comment ne voit-on pas que c’est ainsi que s’introduit l’anarchie au sein d’une chambre, et que tout cabinet qui parviendrait à y décomposer complètement les partis, y vivrait sans aucun avenir en ce qu’il serait incessamment menacé par la coalition de toutes les ambitions et de toutes les haines personnelles ? Se figure-t-on bien ce que serait le gouvernement de la France le jour où une chambre aurait une sorte de certitude morale d’être constamment réélue, à raison du patronage local de ses membres et indépendamment de leur attitude parlementaire ? Après avoir annulé l’action constitutionnelle de la pairie et mis la royauté aux prises avec une assemblée unique, n’arriverait-on pas à rendre illusoire aussi pour elle le droit de dissolution ? À quoi lui servira-t-il de l’exercer, et pourquoi le tenterait-elle, lorsque dans les circonstances les plus graves, en présence des plus hautes questions de l’ordre diplomatique ou gouvernemental, elle pourrait espérer à grand’peine de déplacer, de part et d’autre, un nombre insignifiant de suffrages ? Où en serait la liberté, lorsqu’on verrait à la fois l’intrigue rendre les majorités mobiles au sein de la chambre et la corruption les rendre fixes dans le pays ?

La dernière dissolution, essayée au milieu des circonstances les plus graves, avec des résultats aussi peu prononcés, ne doit-elle pas faire redouter pour l’avenir un péril dont le fractionnement des colléges augmente évidemment l’imminence ? Il est impossible sans doute de dégager complètement le député du caractère de mandataire local, cela ne serait, d’ailleurs, aucunement désirable dans ce qu’un tel mandat présente de légitime et d’élevé ; mais ne peut-on pas croire que l’élection départementale lui imprimerait un sceau plus politique ? Élu par une plus vaste circonscription, choisi au-delà des limites de la commune chef-lieu de sous-préfecture, le mandataire cesserait d’être en face de quatre ou cinq électeurs, ses voisins immédiats, qui tiennent en leurs mains la trame de sa vie parlementaire dans une dépendance étroite et continue. La pluralité des noms portés sur le bulletin départemental ne contribuerait pas peu à ôter à l’élection le caractère d’un service privé, et dans ses combinaisons plus larges, dans ses transactions plus variées, le scrutin exprimerait une pensée, au lieu de ne représenter qu’un nom propre.

Voilà, monsieur, l’idée la plus précise, la plus immédiatement applicable qui me soit suggérée par la réforme électorale. L’élection directe rend tout abaissement du cens impossible, elle exclut, dans l’esprit de tout homme sincère, jusqu’à l’ombre d’une hésitation à cet égard. Rappelez-vous quelles ont été, depuis quelques années, les principales questions soumises, en France, à l’appréciation des électeurs ; veuillez vous interroger sur celles qu’un prochain avenir leur réserve. N’est-ce pas sur les plus difficiles problèmes de la politique extérieure que se sont élevés tous les conflits entre les diverses factions parlementaires, entre leurs chefs et la couronne ? Et ce serait de telles matières qu’un corps électoral, plus nombreux et moins indépendant que le nôtre, serait appelé à trancher souverainement ; ce serait ainsi qu’un peuple, fier de sa place dans l’échelle de la civilisation, livrerait ses plus chères destinées aux arrêts de l’ignorance et de la vénalité !

Nul ne se fait illusion sur le résultat qu’aura dans la chambre élective toute proposition pour l’abaissement du cens électoral ; dès-lors la force des choses y renfermera cette discussion dans des proportions fort étroites. Ceci vous étonne, monsieur, et je crois déjà vous entendre me rappeler que l’Angleterre confie la formation directe de sa chambre des communes à tout locataire d’une maison payant dix livres sterling de loyer ; que la Belgique, dans la combinaison de son cens proportionnel, appelle au scrutin électoral tous les paysans de ses campagnes, avec un cens de 30 florins et même au-dessous[16].

L’objection serait plus spécieuse que grave, et il sera facile de le faire comprendre à un esprit tel que le vôtre. Ne voyez-vous pas que l’esprit de la loi anglaise, aussi bien que celui de la loi belge, est de favoriser, en les légalisant en quelque sorte, toutes les influences qui dominent ces deux pays, ici l’influence territoriale, là celle du clergé, et que, sous les formes de la démocratie, le législateur a su atteindre aux résultats les plus aristocratiques ? Comment s’est développée chez vous la réaction tory ? N’est-ce pas par l’effet même du bill de 1832 que le parti, brisé par la réforme, paraît en mesure de rentrer aux affaires ? D’un autre côté, la loi votée par le congrès belge n’est-elle pas la plus solide garantie du parti catholique, auquel sont commises les destinées du nouveau royaume ?

Si l’on pouvait douter de la fondamentale pensée de votre loi électorale, ne suffirait-il pas de voir quelle importance vous attachez à la conquête du scrutin secret, et avec quelle obstination vos adversaires politiques vous le refusent ? N’est-il pas évident que le bill de lord Russell avait pour but de rendre à l’aristocratie, sous des formes plus régulières, l’action qu’elle était contrainte d’abdiquer ? N’est-il pas manifeste que vos nombreux électeurs sont des chiffres destinés à emprunter toute leur valeur du chef derrière lequel ils sont groupés ?

Or, monsieur, ce qui fait l’honneur de notre pays, comme de notre loi, c’est qu’elle repose sur un tout autre principe. La concession de la franchise électorale, dans l’esprit de notre législation comme dans nos mœurs, présuppose une aptitude suffisante aussi bien qu’un usage sérieux et pleinement libre du droit lui-même. Chez nous, l’électeur est appelé à se recueillir dans le silence de sa conscience, sous l’inviolable secret qui protège les actes religieux. La loi, dans ses combinaisons larges et loyales, n’a tenu compte d’aucune influence, n’a supposé aucune direction ; elle n’a prétendu admettre au scrutin que les hommes présumés capables de comprendre dans toute leur hauteur, et la dignité du citoyen, et les devoirs qu’elle impose.

C’est pour cela qu’un abaissement du cens n’est pas, en France, plus soutenable en théorie qu’admissible en pratique, car celui de 200 francs atteint à coup sûr l’extrême limite que la loi ne saurait franchir sans mentir à elle-même. C’est pour cela qu’aucune analogie n’est possible entre le droit électoral, tel qu’il est fondé parmi nous, et celui qu’a concédé le reform bill aux innombrables freeholders et locataires de votre aristocratie terrienne. En vous plaçant au point de vue français, il vous sera facile de voir, monsieur, que bien des années sont encore nécessaires pour que nos mœurs soient complètement dignes de nos lois.

À ceux qui réclament la suppression du cens électoral, en vertu d’un droit naturel, je n’ai rien à dire, sinon qu’ils vont à la barbarie. Je n’ai pas à discuter non plus, avec une autre école, les conséquences du vote universel ; j’affirme seulement que ce vote ne serait d’aucun profit pour elle, et qu’il y a quelque aberration d’esprit à croire le contraire. Que cette école remue à plaisir toutes les combinaisons imaginables, qu’elle fasse des élections à un, deux, trois ou dix degrés, elle ne fera jamais prédominer des influences éteintes, elle ne mettra jamais les mœurs publiques en harmonie avec ses doctrines, elle ne reliera ni la chaîne des temps, ni celle des souvenirs.

Faut-il conclure de tout ceci, monsieur, que notre système électoral soit une institution invariable et définitive ? C’est là un titre qu’il y aurait de l’imprudence à prodiguer dans des temps tels que les nôtres, et que je ne voudrais, en aucune manière, attribuer à notre loi de 1831. Je crois difficile, pour ne pas dire impossible, de la modifier aujourd’hui d’une manière quelque peu profonde ; mais je crains qu’elle ne corresponde pas toujours à la confiance de la nation. Je redoute, dans ces oscillations successives que les intrigues parlementaires rendront désormais plus fréquentes que la lutte même des partis, de voir l’élection directe compromettre plus d’une fois les destinées du pays, et ce n’est pas sans émotion que je songe qu’une heure de fascination peut perdre à jamais l’œuvre des années. Vous déciderez si l’étude du passé doit laisser à cet égard sans souci pour l’avenir.

Souvent, lorsqu’il m’arrive de devancer cet avenir par ma pensée, dans ces quarts d’heure de prescience et de rêverie où l’on dispose en maître des temps et des choses, je me demande, monsieur, si cette instabilité générale est donc la loi et comme la condition de l’émancipation des peuples. J’aime à me représenter alors le mouvement électoral ne procédant plus par saccade, et se transformant en une fonction organique et régulière, du même ordre que l’administration civile ou celle de la justice criminelle, qui admettent aussi, l’une et l’autre, l’active et constante intervention du citoyen ; j’aime à rechercher comment on pourrait classer cette société sans lien selon des principes empruntés à son propre symbole, et lorsque je viens à le poser, je suis loin de trouver le problème insoluble.

Il faut renoncer sans doute à la pensée de reformer jamais, au sein de notre France tout individualisée et toute mobile, quelque chose d’analogue à ces corporations groupées autour d’intérêts fixes et pour ainsi dire supérieurs à elles-mêmes. Mais ne s’élève-t-il donc pas déjà, dans la France de 89 et de 1830, des associations animées de l’esprit nouveau et constituées par l’élection, ce sacrement de la société nouvelle ? Nos corps administratifs élus, depuis le conseil de la commune jusqu’à celui du département, ne pourraient-ils devenir les degrés naturels de cette hiérarchie élective ? Au lieu de livrer la formation du pouvoir politique à tous les hasards d’une lutte où chacun reste sans responsabilité, parce que le corps électoral n’existe que pour un seul jour, ne se trouvera-t-on pas conduit dans l’avenir à leur confier cette formation dans une proportion analogue à celle où l’administration du pays leur est commise ?

En ce moment, monsieur, chacun élabore ses théories électorales. Tel comité veut le suffrage universel ou à peu près, tel autre quatre cent mille électeurs, ni plus ni moins. Ceux-ci prennent pour base les contrôles de la garde nationale, ceux-là ajoutent aux catégories du projet de 1831 les sous-lieutenans de la garde nationale à l’exclusion des sergens-majors, les conseillers de chefs-lieux de canton en repoussant ceux des communes ; les uns veulent l’élection directe avec toutes ses conséquences, et, si je puis le dire, dans toute sa brutalité ; les autres, en admettant au droit électoral des citoyens déjà revêtus d’une fonction publique par des suffrages antérieurs, reviennent, sans s’en douter, à l’élection indirecte, contre laquelle ils s’élèvent avec violence. Contradiction dans les principes, arbitraire dans les résultats, tel est le caractère de ces combinaisons qui se démoliront l’une par l’autre, et dont le seul effet sera d’éveiller l’attention du pays sur une question qu’il croyait épuisée. Puisque chacun fait son système, il ne me sera pas interdit de vous donner le mien. Celui-ci se présente au même titre que les autres, et du moins a-t-il sur eux le double avantage d’être parfaitement rationnel en théorie et d’embrasser l’ensemble des réalités sociales.

Au premier degré de notre hiérarchie sociale, j’aperçois la commune, centre de tous les souvenirs de la religion et de la famille, siége de l’état civil et de l’instruction primaire, où l’école s’élève près de l’église, où le hameau touche à la sépulture des ancêtres ; corporation puissante qui possède des biens communs, et à laquelle la loi de l’état affecte des ressources spéciales. Elle est régie par un conseil nommé par les principaux censitaires, dans une proportion libérale en même temps que prudente, proportion qu’on ne pourrait élever, sans ôter à l’administration ses racines populaires, qu’on n’abaisserait pas, sans transporter au cabaret le siége des élections municipales. L’immense majorité de ces trente-deux mille conseils est acquise déjà aux influences morales et conservatrices, et là où elles en sont exclues, elles n’auraient guère qu’à vouloir y prendre leur place, pour que celle-ci ne leur fût pas long-temps disputée.

Entre la commune et le département s’interpose l’arrondissement, siége de la sous-préfecture et de la justice civile, centre d’influences et d’intérêts distincts. Cette circonscription est représentée par un conseil dont les attributions pourraient être utilement augmentées, et qui n’est pas sans importance en le réduisant même à son rôle consultatif. Lui seul éclaire les délibérations de l’administration supérieure pour les questions d’instruction primaire, pour celles relatives à la voirie, pour les réclamations spéciales formées par les communes. Enfin, l’ensemble de l’administration tout entière aboutit à un conseil général qui répartit l’impôt entre les arrondissemens, vote des centimes facultatifs, règle l’emploi des centimes ordinaires et spéciaux, et concourt même à la législation générale par les vues d’utilité publique qu’il a mission d’exprimer.

Que tout homme connaissant la France s’interroge scrupuleusement, et que, sans s’arrêter aux circonstances transitoires qui ont pu déterminer certains choix au préjudice de certains autres, il se demande si à ces degrés divers de l’échelle administrative ne correspondent pas et les choix les plus naturels, et les influences relatives telles qu’elles résultent de la moralité, de la fortune, des lumières et du dévouement aux intérêts publics ; qu’il dise si une telle base, admise pour l’électorat politique, donnerait autant au hasard et à l’intrigue que des noms réunis sur des listes sans cohésion et sans lien ? Ne serait-il pas rationnel et moral de voir les corps électifs s’engendrer, pour ainsi dire, l’un l’autre, se supporter comme des étages d’un même édifice, au lieu de rester dans leur isolement et leurs précipitations, appuyés sur des échafaudages d’emprunt ? D’après notre loi départementale, il suffit de cinquante électeurs portés sur une liste cantonale, pour nommer les membres des conseils d’arrondissement et ceux des conseils généraux. Pensez-vous, monsieur, qu’il ne fût pas plus libéral, en même temps que plus rationnel, de les faire élire par les conseillers municipaux, déjà consacrés par l’élection populaire ? Ces notables des communes, réunis en assemblée électorale, ne seraient-ils pas mieux placés que tous autres, pour discerner les capacités d’arrondissement et de département, et ne serait-ce pas là une attribution qu’on aurait la certitude de voir sagement exercée ? y aurait-il enfin un corps plus en mesure de conférer, en pleine connaissance de cause et dans toute son indépendance, un haut mandat politique qu’un collège formé par les membres d’un conseil-général, unis à ceux des conseils d’arrondissement ? Si l’on objectait le nombre trop restreint des électeurs, ne pourrait-on l’augmenter, en vertu du même principe, par l’adjonction de certaines catégories d’influences constatées, soit par une élection antérieure, soit par une position gouvernementale ? Ne pensez-vous pas qu’ainsi se révéleraient les forces véritables du pays dans des corps au sein desquels l’intelligence et la pratique des affaires seraient éprouvées par une expérience presque quotidienne ? croyez vous que la passion d’un jour prévalût facilement contre les intérêts permanens, là où le droit électoral deviendrait une attribution de plus ajoutée à tant d’autres attributions existantes ?

Si l’on admet, selon la belle théorie représentative française, qu’en approchant de l’urne électorale, chacun doit être en mesure de se rendre pleinement compte de l’acte qu’il consomme, il semble que l’élection ne peut être que graduelle, et que le droit doit se fonder sur une série d’épreuves successives. Or, si jamais les évènemens nous rappelaient à la rigueur de ce principe, je n’hésite pas à dire que la superposition des corps électifs se produisant l’un l’autre, deviendrait pour cette société, où toute agglomération est dissoute, un germe fécond d’organisation et de durée.

Je ne sais trop, monsieur, s’il m’est permis de répondre à des objections qu’on ne prendra probablement pas la peine de me faire. Si l’on disait pourtant qu’on fausserait le génie des corps locaux en les investissant d’attributions générales, je demanderais s’il ne vaut pas mieux diviser le mouvement politique que de le concentrer, et s’il ne serait pas plus habile de le tempérer par l’intérêt administratif que de laisser ces deux élémens dans l’égale impuissance de se contenir comme de se stimuler ? Vaut-il donc mieux s’exposer à recevoir par le télégraphe l’annonce d’une révolution parlementairement consommée que de s’établir dans des conditions qui la rendraient impossible ? Est-il interdit de croire que l’arme utile, en 1817, pour conquérir le pouvoir, sied moins lorsqu’il s’agit d’organiser sa victoire en fondant sur ses bases normales le gouvernement de l’intelligence et du travail ?

Est-il nécessaire d’établir que des corps élus l’un par l’autre seraient doués d’une vitalité tout autrement énergique que des assemblées primaires chargées d’élire des assemblées électorales ? faut-il prouver qu’il serait peu logique d’arguer contre le système dont j’essaie l’esquisse de l’impopularité attachée depuis l’an VIII à l’élection à deux degrés ? L’électeur primaire, chargé de dresser une simple liste de candidatures, et dont le suffrage concourt d’une manière à peine appréciable au résultat définitif, néglige un droit constamment primé par un droit supérieur au sien. Rien de semblable dans une combinaison qui tendrait à constituer plus fortement tous les corps en dotant chacun d’eux d’une fonction nouvelle, en faisant entrer la puissance électorale dans l’essence même de leur organisme. Ainsi l’on parviendrait à inoculer à la nation le principe électif, et en sachant rendre la liberté plus sûre d’elle-même et dès-lors plus mesurée, l’on préserverait le corps social de ces crises pittoresquement qualifiées de fièvres électorales.

Je n’insisterai pas davantage, monsieur, sur une pensée d’une réalisation à coup sûr problématique, mais à laquelle d’autres systèmes vainement essayés pourront finir un jour par préparer quelque avenir. J’ai pris, en commençant cette correspondance, l’engagement de faire suivre d’un peu de thérapeutique mon diagnostic social ; je ne vous donne pas mes remèdes, vous le savez, comme d’infaillibles spécifiques, et mon seul désir est d’appeler les méditations d’une haute intelligence sur la possibilité d’introduire dans notre France contemporaine un principe de cohésion qui saisisse et rassemble enfin ses élémens épars. On se plaint que la France de la révolution résiste au pouvoir, que son sol soit mortel à tous les germes de durée. Mais a-t-on bien compris la manière de les y implanter ? a-t-on pris son génie intime pour point d’appui de tant de combinaisons avortées ?

Le régime républicain lui prêcha les lois de Lycurgue et le patriotisme des deux Brutus ; Napoléon voulut l’organiser sur un type emprunté à l’empire romain et à la monarchie de Charlemagne ; la restauration s’efforça tantôt de la ramener vers un passé qu’elle repousse, tantôt de revêtir la liberté française des formes aristocratiques que vous avez su lui donner : chimériques tentatives, plagiats impuissans, de quelque éclat qu’ils se revêtent ! Pour dompter une société qui n’a pas encore trouvé ses lois, il faut deux choses, comprendre et oser. Bucéphale avait renversé tous les écuyers de Philippe lorsqu’Alexandre osa braver sa fougue. Celui-ci avait deviné que l’immortel coursier avait peur de son ombre en la voyant s’allonger devant lui ; il lui mit la tête au soleil, et s’élança d’un bond sur sa croupe redoutable ; puis, se précipitant dans le stade, son bras souple et ferme sut si bien régler les mouvemens de l’animal sans les contraindre, en employant tour à tour et le mors et l’aiguillon, que le cheval s’inclina bientôt sous cette main héroïque. Grace au ciel, monsieur, ce n’est pas d’un demi-dieu que la France a désormais besoin : ce qu’elle demande à son gouvernement, c’est un peu de prévoyance et d’initiative combiné avec du sens et du patriotisme ; à ce prix elle pourra suffire à toutes ses destinées.

Dans ma prochaine lettre, nous embrasserons l’une des plus graves questions de ce temps, celle de la presse, et vous verrez qu’en cette matière le pouvoir a eu constamment le tort d’essayer des palliatifs sans valeur, au lieu de faire un usage loyal et public d’une arme qui ne serait en aucunes mains aussi puissante qu’entre les siennes.


L. de Carné.
  1. Voyez les livraisons du 15 septembre, des 1er et 15 octobre.
  2. Article 9.
  3. art. 12.
  4. art. 20.
  5. art. 26.
  6. art. 30 et suiv.
  7. Constitution de 1791, tit. III, sect. II.
  8. Sect. III, VII.
  9. Hérault de Séchelles.
  10. Art. 30 et suiv.
  11. Constitution directoriale de l’an III, tit. IV, art. 35.
  12. Constitution de l’an VIII, tit. Ier, art. 6-7 — Tit. II, art. 20.
  13. Art. 40.
  14. Selon le premier projet, présenté en 1820, 258 députés devaient être nommés par les colléges d’arrondissement, et 172 par les colléges de département, formés de 100 à 600 électeurs, payant 1,000 francs de contributions, et choisis eux-mêmes par les colléges d’arrondissement à la majorité des suffrages (art. 1 et 2). Ce projet, sur lequel la discussion parlementaire ne s’ouvrit pas, introduisait aussi le principe du vote public, emprunté à un tout autre ordre d’idées, ainsi que nous le montrerons bientôt, en statuant que chaque électeur devait signer son bulletin ou le faire certifier par un membre du bureau (art. 30). On sait que le second projet, modifié par l’amendement de M. Bouin et converti en loi le 29 juin 1820, établissait un collége départemental et des colléges d’arrondissement ; 258 députés étaient attribués à ces derniers ; 172 membres nouveaux étaient nommés par le collége de département, composé des électeurs les plus imposés, en nombre égal au quart de la totalité des électeurs du collége.
  15. Exposé des motifs par M. le comte de Montalivet, 31 décembre 1830.
  16. 20 florins pour les provinces de Luxembourg et de Namur, 25 pour le Limbourg, 30 pour les campagnes des autres gouvernemens. (Loi élect. Belge, art. 52.)