Du rôle colonial de l’armée (éd. Armand Colin)/I

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Armand Colin (p. 5-17).
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I

Voyons d’abord dans ses grandes lignes l’emploi de la force armée pour la conquête, tel que l’entend, avec le général Galliéni et quelques-uns de nos chefs coloniaux, l’école qui procède d’eux, — car c’est une école.

Ce mode d’emploi exclut autant que possible[1] la colonne proprement dite et y substitue la méthode d’occupation progressive. cette méthode peut se formuler ainsi :

« L’occupation militaire consiste moins en opérations militaires qu’en une organisation qui marche. »

Le système repose sur trois organes essentiels : le territoire, le cercle, le secteur.

Il présente une différence fondamentale avec notre ancien organisme d’administration par les militaires, les bureaux arabes, — auxquels il fait d’ailleurs de larges emprunts ; — car ce n’est pas ici qu’on trouvera une appréciation malveillante à l’égard de cette institution qui, après des années d’engouement, a subi des jugements sévères, fondés, comme il arrive toujours, sur des cas particuliers. L’opinion des coloniaux les plus autorisés, sans distinction d’habit, rend aujourd’hui justice à la grande œuvre qu’ils ont accomplie et à leurs glorieux initiateurs : les Bugeaud, les Daumas, les Lamoricière, les Du Barail, dont nous tenons à honneur de nous réclamer. Mais les bureaux arabes étaient constitués par un corps d’officiers spécial, uniquement administrateurs, distincts du commandement des troupes. Or la disposition constante et directe de la force armée est d’obligation dans ces immenses pays coloniaux, où il faut assurer la sécurité avec une poignée d’hommes en face de peuples entiers. Le système des bureaux arabes, en maintenant deux autorités parallèles, créait donc souvent, au lieu de l’unité d’action, un dualisme avec ses inconvénients.

Le système appliqué d’une manière absolue par le général Galliéni repose, au contraire, sur l’identité du commandement militaire et du commandement territorial.

La circonscription minimum, qui est le secteur, correspond à la région que peut tenir une compagnie, un peloton, dont le chef, capitaine ou lieutenant, est en même temps le chef du secteur.

Le cercle, réunion de plusieurs secteurs et par conséquent de plusieurs compagnies, correspond à l’action d’un officier supérieur.

Le territoire est l’organe supérieur d’action politique et militaire. Son rôle est de fondre l’action particulière des cercles dans l’action d’ensemble, d’empêcher que l’intérêt général ne soit subordonné aux intérêts régionaux. Ce sont de vraies lieutenances du gouvernement général, destinées à mettre en liaison des régions qui s’ignoreraient entre elles, à les faire entrer en relations économiques les unes avec les autres, à coordonner et à faire converger vers un but commun aussi bien les opérations militaires que les travaux de premier établissement. Ils correspondent à l’action d’un colonel.

Nous prévoyons l’objection : tout officier ne convient pas à ce double rôle, et le jeu seul du commandement des unités peut amener à l’administration territoriale des sujets qui n’y auraient aucune aptitude. Cela serait exact si tout corps d’occupation ne comportait pas deux éléments — l’un affecté à cette occupation régionale, l’autre formant les réserves, stationnées dans les grands centres, dans les ports, — ou, si l’on veut, l’un de campagne, l’autre de garnison. Le second est tout préparé pour recevoir les officiers à qui le rôle d’administrateur ne convient pas ou qui ne conviennent pas à ce rôle. (Néanmoins, il y a un intérêt de premier ordre à ce que, le commandement territorial, avec les hautes responsabilités politiques et morales qu’il comporte, ne soit pas à la merci d’un choix arbitraire, d’un « tour de service, » à ce que, en un mot, il échoie toujours au right man. Aussi a-t-on formulé le vœu que, dans la future armée coloniale, la désignation des cadres destinées au double commandement militaire et territorial fût entourée de garanties spéciales. Un des derniers gouverneurs généraux de l’Indo-Chine, M. Rousseau, avait vivement senti celle nécessité et, quand la mort l’a surpris prématurément, il se proposait d’étudier, de concert avec l’autorité militaire, les mesures nécessaires pour assurer à ce cadre une fixité relative et un recrutement d’élite.


L’un des caractères essentiels de cette organisation, telle que nous l’avons vu spécialement appliquer par le général Galliéni, c’est qu’elle ne suit pas l’occupation du pays, mais la précède.

Aussitôt l’occupation d’un territoire nouveau résolue pour des raisons politiques ou administratives, nous ne l’avons jamais vue procéder « par colonne en coup de lance » contre un objectif plus ou moins militaire, le souci de l’organisation restant réservé jusqu’à l’issue de l’opération ; au contraire, tous les éléments de l’occupation définitive et de l’organisation sont assurés d’avance ; chaque chef d’unité, chaque soldat sait que le pays qui va lui échoir sera celui où il restera, et chefs et troupes sont formés en conséquence. Et ainsi l’occupation successive dépose les unités sur le sol comme des couches sédimentaires. C’est bien une organisation qui marche.

C’est une méthode sans grands coups d’éclat, plutôt de cheminements que d’assauts, qui n’aboutit qu’exceptionnellement à une « grosse affaire » ; aussi fut-elle à l’origine peu sympathique aux chercheurs d’aventures.

Déjà, elle avait été présentée et défendue dans un rapport adressé en 1895 par le général commandant en chef le corps d’occupation au gouverneur général de l’Indo-Chine ; il convient ici de signaler un passage de ce document :


... Je vous demande la permission de préciser cette méthode et de répondre une fois pour toutes à la plus spécieuse des objections qui lui sont couramment opposées et qui se formule ainsi :

Cette méthode donne des résultats illusoires parce qu’elle ne détruit pas les bandes, les refoule simplement à l’extérieur, d’où elles reviennent, à moins qu’elle ne les rejette dans les territoires voisins de ceux où elle
est appliquée. L’œuvre est donc sans cesse à recommencer.

J’estime que ce raisonnement part d’une fausse appréciation des conditions de formation et d’établissement des bandes pirates.

En premier lieu, l’expérience du passé démontre qu’on arrive rarement, sinon jamais, à la destruction par la force d’une bande pirate. Dans la chasse à courre que représente la poursuite d’une bande déterminée, tous les avantages restent du côté de l’adversaire avec une évidence telle qu’il est superflu de la détailler ici ; et un résultat toujours partiel ne s’obtient qu’au prix de fatigues, de pertes, de dépenses, qui ne sont certes pas compensées par le succès.

En second lieu, il ne faut pas perdre de vue que le « pirate » est, si je puis m’exprimer ainsi, « une plante qui ne pousse qu’en certains terrains », et que la méthode la plus sûre, c’est de lui rendre le terrain réfractaire.

Il n’y a pas de pirates dans les pays complètement organisés ; en revanche, il y en a, même en Europe, sous d’autres noms, dans les pays tels que la Turquie, la Grèce, l’Italie du Sud, qui n’offrent qu’une voirie incomplète, une organisation administrative rudimentaire, ou une population clairsemée. Si j’ose continuer ma comparaison, je dirai que, lorsqu’il s’agit de mettre en culture une partie d’un terrain envahi par les herbes sauvages, il ne suffit pas d’arracher celles-ci sous peine de recommencer le lendemain, mais qu’il faut, après y avoir passé la
charrue, isoler le sol conquis, l’enclore, puis y semer le bon grain qui seul le rendra réfractaire à l’ivraie. De même de la terre livrée à la piraterie ; l’occupation armée, avec ou sans combat, y passe le soc ; l’établissement d’une ceinture militaire l’enclôt et l’isole ; enfin la reconstitution de la population, son armement, l’installation des marchés et des cultures le percement des routes, y sèment le bon grain et rendent la région conquise réfractaire au pirate, si même ce n’est ce dernier qui, transformé, coopère à cette évolution.


En exposant cette méthode à M. le gouverneur général Rousseau, le général Duchemin, commandant en chef le corps d’occupation, trouvait à qui parler. Rien ne le prouve mieux que le passage suivant d’une lettre où, à son tour, M. Rousseau donnait au gouvernement métropolitain les grandes lignes du système tel qu’il était appliqué au Tonkin :


La mission que remplit aujourd’hui notre corps d’occupation consiste avant tout à assurer la protection de la frontière et à procéder à la reconstitution sociale et à la remise en valeur de la haute région du Tonkin, organisée en territoires militaires, les expéditions et l’emploi de la force passant au dernier plan.

En arrière de la frontière existe une vaste région ravagée par vingt ans de piraterie, terrain vague qui constitue un danger constant s’il reste à l’état inor- ganique, véritable matelas de protection au contraire s’il se reconstitue, se repeuple, si les voies de communication s’y rouvrent, si la culture y renaît.

Or à cet objet convient merveilleusement la méthode de colonisation militaire pratiquée sous l’impulsion du général Duchemin. Cette méthode consiste à couvrir le pays d’un réseau serré de secteurs à chacun desquels correspondent des unités militaires réparties en postes, constituant autant de noyaux de réorganisation locale sous la direction d’un personnel essentiellement dévoué et intègre et formant ainsi une « population provisoire » à l’abri de laquelle se reconstituent li population réelle et la remise en exploitation du sol.

Certains territoires témoignent déjà de l’efficacité de cette méthode, l’évidence des résultats qui y ont été obtenus est une des choses qui m’ont le plus frappé à mon arrivée au Tonkin. Cette méthode a fait ses preuves ; hors d’elle, il n’y a, vis-à-vis de la piraterie, que compromissions louches ou expéditions onéreuses et inefficaces.


Qu’il nous soit permis de rendre hommage en passant à l’œuvre de ces deux grands chefs, le gouverneur général Rousseau et le général Duchemin, dont l’intime et féconde collaboration assura d’une manière décisive la destruction de la grande piraterie au Tonkin.

Or, nous le répétons, cette méthode est la négation de la grosse colonne proprement dite, de celle qui, pour ainsi dire, devient le but, au lieu de rester le moyen, qui traverse sans s’y arrêter, droit sur un objectif presque toujours fuyant, un pays qu’elle épuise d’autant plus qu’aucun de ceux qui le conquiert n’est directement intéressé à sa préservation.

Mais, si au contraire, toute troupe jetée dans un pays neuf est celle qui doit y séjourner, y habiter, le coloniser ; si son chef est celui qui doit le susciter, quelle différence ! Et nous aboutissons alors à cette formule qui, prenant une bien autre portée, ne s’applique plus seulement à des actions de détail, mais peut s’appliquer à toute guerre de conquête coloniale.

« Une expédition coloniale devrait toujours être dirigée par le chef désigné pour être le premier administrateur du pays après la conquête. »

Oh ! c’est qu’alors la route qu’on poursuit, le pays qu’on traverse vous apparaissent sous un tout autre angle !

Qu’on excuse ici un souvenir personnel. Dans une de mes premières expéditions, étant au bivouac sur la rivière Claire, j’appris qu’un des jeunes officiers présents avait débuté sous l’un des chefs qui avaient laissé au Tonkin la trace la plus profonde, le colonel P…, et dans mon zèle de débutant, je ne voulais pas laisser échapper cette occasion d’apprendre quelque chose sur sa méthode et sur son œuvre. « Oh ! me fut-il répondu, le colonel P…, j’ai marché avec lui. Au combat, il se préoccupait bien moins de l’enlèvement du repaire que du marché qu’il y établirait le lendemain. » Sans le vouloir, ce jeune homme, qui croyait faire une critique, avait trouvé la formule de la guerre coloniale, car lorsqu’en prenant un repaire, on pense surtout au marché qu’on y établira le lendemain, on ne le prend pas de la même façon.

Et lorsqu’on conquiert avec cet état d’esprit, certains mots ne gardent plus exclusivement leur signification militaire :

La route, alors, n’est plus seulement la « ligne d’opérations », la « route d’invasion », mais la voie de pénétration commerciale de demain. Tel plateau, aux bonnes communications, aux abords faciles, ne vaut plus seulement comme position stratégique ou tactique, mais comme centre de relations économiques, comme emplacement d’un marché prochain, et tout s’y fait en conséquence. Telle riche plaine n’est plus seulement un point de ravitaillement militaire, mais un centre de ressources et de cultures à ménager, à gérer immédiatement en bon père de famille.

Et cela va du grand au petit.

Croit-on que lorsque chaque soldat sait que le village qu’il aborde sera celui qui va devenir sa garnison pendant des mois ou des années, il le brûle volontiers ? que ses rizières le nourriront, il les détruise ? que ses animaux seuls lui donneront sa viande, il les gaspille ? que ses habitants seront, ses aides, ses collaborateurs de demain, il les maltraite ? Non.

Du reste, les traits généraux de cette politique ont été magistralement exposés dans les instructions fondamentales du général Galliéni, en date du 22 mai 1898 :


Le meilleur moyen pour arriver à la pacification dans notre nouvelle colonie est d’employer l’action combinée de la force et de la politique. Il faut nous rappeler que dans les luttes coloniales nous ne devons détruire qu’à la dernière extrémité, et, dans ce cas encore, ne détruire que pour mieux bâtir. Toujours nous devons ménager le pays et les habitants, puisque celui-là est destiné à recevoir nos entreprises de colonisation future et que ceux-ci seront nos principaux agents et collaborateurs pour mener à bien nos entreprises. Chaque fois que les incidents de guerre obligent l’un de nos officiers coloniaux à agir contre un village ou un centre habité, il ne doit pas perdre de vue que son premier soin, la soumission des habitants obtenue, sera de reconstruire le village, d’y créer un marché, d’y établir une école. C’est de l’action combinée de la politique et de la force que doit résulter la pacification du pays et l’organisation à lui donner plus tard.

L’action politique est de beaucoup la plus importante. Elle tire sa plus grande force de l’organisation du pays et de ses habitants.

Au fur et à mesure que la pacification s’affirme, le pays se cultive, les marchés se rouvrent, le commerce reprend. Le rôle du soldat passe au second plan. Celui de l’administrateur commence. Il faut d’une part étudier et satisfaire les besoins sociaux des populations soumises : favoriser d’autre part l’extension de la colonisation qui va mettre en valeur les richesses naturelles du sol, ouvrir les débouchés au commerce européen.


Et pour terminer ces citations par cette dernière qui en résume l’esprit :


Les commandants territoriaux devront comprendre leur rôle administratif de la façon la moins formaliste. Des règlements, surtout aux colonies et en matière économique, ne posent jamais que des formules générales prévues pour un ensemble de cas, mais inapplicables souvent au cas particulier. Nos administrateurs et officiers doivent défendre au nom du bon sens les intérêts qui leur sont confiés et non les combattre au nom du règlement.

  1. Nous disons « autant que possible » : car il doit être formellement entendu qu’il n’y a ici rien d’absolu. — Il est évident qu’il y a nombre de cas dans les guerres coloniales où l’expédition militaire s’impose, sous sa forme classique et traditionnelle : au début d’une conquête, quand il faut atteindre avant tout un objectif précis, ruiner d’un coup la puissance matérielle et morale de l’adversaire — aux Pyramides, à Alger, à Denghil Tepé, à Abomey ; — dans la période suivante, lorsqu’il faut atteindre et frapper certains chefs irréductibles, tels Abd-el-Kader, Schamyl, Samory. — C’est à la progression normale de l’occupation dans les hinterlands coloniaux, après le premier coup de force presque toujours nécessaire, que s’applique la méthode qui fait l’objet de cette étude. — Et quand l’expédition militaire proprement dite s’impose, c’est avec toutes les ressources de la tac- tique de la science modernes, après la plus minutieuse préparation, avec la dernière vigueur, qu’elle doit être menée. — C’est la meilleure manière d’économiser le temps, les hommes, l’argent. Il est essentiel qu’il n’y ait sur ce point aucun malentendu. Du reste, puisque c’est de la méthode appliquée spécialement par le général Galliéni pour l’occupation progressive des pays confiés à son commandement qu’il s’agit ici, ce serait méconnaître singulièrement une part essentielle de son œuvre que d’oublier que, chaque fois qu’il l’a fallu, au Soudan, au Tonkin, en face de l’insurrection de Madagascar, il a débuté par de vraies opérations, par des colonnes proprement dites qui ont été d’autant plus courtes et efficaces qu’elles ont été plus scientifiquement combinées, plus puissamment organisées, plus militairement menées. Et, le cas échéant, c’est à cette ultima ratio qu’il faut recourir sans hésiter. Nous y reviendrons.