D’Alembert/7

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 172-186).

CHAPITRE VII

D’ALEMBERT ET MADEMOISELLE DE LESPINASSE


D’Alembert dans son enfance n’avait appris ni les belles manières ni l’usage du monde. Sa renommée imposait l’indulgence ; rien de lui ne pouvait scandaliser ; il riait de tout sans jamais se contraindre, laissant un libre cours à sa verve satirique, déclarant sans colère ses inimitiés et ses griefs. Il semblait toujours, avec des formes libres et gaies, rappeler aux plus hauts personnages qu’en acceptant leurs invitations il trouvait bon qu’on lui en sût gré.

Avec les femmes il était timide, très tendre au fond du cœur, mais fier, facile à décourager et, pour des raisons que l’on ignore, l’ayant été presque toujours quand il avait voulu devenir plus qu’un ami.

Mme du Deffant et Mme Geoffrin, prôneuses et introductrices de d’Alembert dans la société élégante, avaient l’une et l’autre vingt ans de plus que lui. Ces deux amitiés dans leurs meilleurs jours ne pouvaient suffire à son cœur.

Lorsque d’Alembert mourut, Grimm dans sa correspondance raconta une anecdote invraisemblable qu’il faut croire vraie, puisque d’Alembert, qui en est le héros, l’a racontée lui-même, dans une lettre écrite à Condorcet sur Mme Geoffrin.

« Un jeune homme, à qui Mme Geoffrin s’intéressait, jusqu’alors uniquement livré à l’étude, fut saisi et frappé comme subitement d’une passion malheureuse qui lui rendait l’étude et la vie même insupportables ; elle vint à bout de le guérir. Quelque temps après, elle s’aperçut que ce jeune homme lui parlait avec intérêt d’une femme aimable qu’il voyait depuis peu de jours. Mme Geoffrin, qui connaissait cette femme, l’alla trouver : « Je viens, lui dit-elle, vous demander une grâce ; ne témoignez pas à *** trop d’amitié ni d’envie de le voir ; il deviendrait amoureux de vous ; il serait malheureux ; je le serais de le voir souffrir et vous souffririez vous-même de lui avoir fait tant de mal. » Cette femme, vraiment honnête, lui promit ce qu’elle demandait, et lui tint parole. »

La bonne Mme Geoffrin savait ce qu’elle faisait ; elle connaissait d’Alembert mieux que nous, elle connaissait aussi la dame ; elle leur a sans doute rendu service à tous deux. D’Alembert lui en a su gré ! c’est le trait le plus singulier de cette singulière anecdote. Quoi qu’il en soit, dans cette société et dans ce siècle où les liaisons avaient peu de mystère, lorsque autour de d’Alembert ses amis offraient leurs cœurs à de très honnêtes dames qui pour l’accepter ne se cachaient guère, on ne lui a connu qu’une seule passion qui a fait le charme puis le tourment de sa vie.

Mlle de Lespinasse a été mal connue de ses contemporains Sous la grâce de son esprit qu’ils admiraient, sous la distinction de ses manières, la régularité de sa vie et la dignité de sa conduite, elle a caché les faiblesses de son cœur. Elle est célèbre aujourd’hui, grâce à ses lettres qui nous sont restées, par l’ardeur de ses passions, par l’extase de ses ravissements amoureux, par la promptitude de ses infidélités.

Sa jeunesse fut fort triste.

Née à Lyon en 1732, elle avait quinze ans de moins que d’Alembert. Sa mère, séparée de son mari, devait cacher sa naissance. On la baptisa sous le nom de Julie de Lespinasse, fille illégitime de Claude Lespinasse, marchand, et de Julie Novaire. Elle fut élevée chez Claude Lespinasse ; ce très honnête homme la prit en amitié. Sa mère, comtesse d’Albon, devenue veuve, voulut prendre chez elle la jeune Julie, âgée alors de quinze ans. Ses autres enfants conçurent pour cette sœur qu’ils devinaient une haine violente.

Julie ne rappelait jamais ces souvenirs, qu’elle résumait par un seul mot : des atrocités. La comtesse d’Albon quelques heures avant sa mort révéla à Julie le secret de sa naissance, en lui remettant dans une cassette des papiers importants pour elle et la clef d’un secrétaire où elle devait trouver l’héritage qu’elle lui destinait.

Julie porta la clef à son frère. « Vous faites bien, lui dit-il froidement. Rien ici ne peut vous appartenir » ; et dès le lendemain, après lui avoir dérobé la cassette, sans songer à son sort ni à son avenir, il lui envoya par un laquais l’ordre de quitter le château. Sans se plaindre, sans rien réclamer et certaine d’un accueil empressé, elle reprit sa place au foyer de Claude Lespinasse. Peu de temps après, elle entra comme gouvernante chez une parente de sa mère, belle-sœur de Mme du Deffant. Mme du Deffant vint passer quelques mois chez son frère ; elle remarqua cette jeune fille plutôt laide que jolie, intelligente et fière, mûrie par le malheur et sachant opposer à des humiliations continuelles une inaltérable patience et une dignité impassible. Mme du Deffant, émue et charmée, lui proposa près d’elle la situation de demoiselle de compagnie, en y mettant la condition bien inutile de ne jamais inquiéter par la revendication de ses droits une famille dont elle était l’amie.

Tout alla bien pendant plusieurs années. Jeune, spirituelle, gracieuse sans être belle, Mlle de Lespinasse faisait honneur à sa protectrice, qui, fière de ses succès, aimait à la produire et à se parer d’elle. Dans cette maison où l’esprit était roi, la charmante causeuse, traitée en princesse, devait avoir le désir de régner. Le salon de Mme du Deffant devenait celui de Mlle de Lespinasse. La maîtresse de la maison se levait tard ; avant cinq heures sa porte était fermée. Mlle de Lespinasse ouvrait la sienne, oubliant que c’était la même. Ses admirateurs venaient raconter les nouvelles et discuter les questions du jour. Quelquefois même, des visiteurs d’importance, satisfaits d’avoir vu Mlle de Lespinasse, sans attendre l’heure fixée par Mme du Deffant, allaient porter dans d’autres salons les anecdotes et les bons mots recueillis chez elle en son absence. Quoi qu’aient pu dire les amis trop prévenus et quel qu’ait été l’emportement trop vif de Mme du Deffant, il y avait indélicatesse et trahison. Mlle de Lespinasse, loin de se montrer repentante, le prit de très haut et, rompant sans retour avec sa bienfaitrice qui la chassait, accepta l’aide de ses amis. Chacun s’inscrivit suivant ses moyens. Mme Geoffrin fit don de 3 000 livres de rente viagère ; Mme de Luxembourg se chargea du mobilier, et les admirateurs de Mlle de Lespinasse lui assurèrent avec une modeste aisance le moyen de les recevoir encore.

La colère de Mme du Deffant fut terrible. Il fallut choisir entre les deux salons : d’Alembert n’hésita pas. Blâmant avec colère la vieille amie, qu’il ne revit plus, il prit parti pour Mlle de Lespinasse.

Mme du Deffant l’aimait quoi qu’il pût faire ou dire. Quinze ans après, la mort de Mlle de Lespinasse ne lui arracha qu’une seule exclamation : « Si elle était morte quinze ans plus tôt, j’aurais conservé d’Alembert ».

On a beaucoup écrit et beaucoup rapproché de dates à l’occasion de d’Alembert et de Mlle de Lespinasse. Le récit accepté ne paraît pas exact.

Moins d’une année après avoir quitté Mme du Deffant, Mlle de Lespinasse partageait avec d’Alembert son appartement de la rue Bellechasse. D’Alembert avait dû quitter la rue Michel-Lecomte par ordre de son médecin, le même sans doute qui, douze ans plus tard, ordonnait à M. de Mora, au nom de sa santé menacée à Madrid par l’air natal, de se rapprocher de la rue Bellechasse.

En réalité, Mlle de Lespinasse, quand elle quitta Mme du Deffant, était depuis plusieurs années la maîtresse de d’Alembert. Le géomètre savait compter. Lorsqu’en 1776 il perdit son amie, son désespoir s’exhala dans des pages qu’il n’a pas détruites. Depuis huit ans au moins — elle lui en a légué la preuve — il n’était plus le premier objet de son cœur. « Qui peut me répondre, s’écrie-t-il après cette affligeante lecture, que pendant les huit ou dix autres années que je me suis cru tant aimé, vous n’avez pas trompé ma tendresse ! »

Il est impossible d’en douter. D’Alembert, au moment où il repoussait sans hésitation les offres brillantes de Frédéric, avait acquis déjà le droit de considérer comme une trahison la tendresse de Julie pour un autre.

Une lettre à Voltaire datée de 1760 nous apprend que d’Alembert et Mme du Deffant s’étaient brouillés déjà. Il écrivait à Voltaire seize ans avant la mort de son amie, au début par conséquent de leur intimité :

« À propos, vraiment, j’oubliais de vous dire que je suis raccommodé vaille que vaille avec Mme du Deffant. »

Le seul personnage important pour d’Alembert — nous le savons aujourd’hui — était alors Mlle de Lespinasse ; elle demeurait chez Mme du Deffant ; quand d’Alembert qui s’était éloigné y retourne, c’est elle évidemment qui le ramène.

Lors donc que Mme du Deffant s’écria : « Sans elle, j’aurais conservé d’Alembert », il y a lieu de croire qu’elle se faisait illusion.

Mme du Deffant n’était aveugle que des yeux ; elle avait deviné la passion de d’Alembert, sans doute aussi elle la savait partagée ; ces faiblesses, pour elle, étaient choses toutes simples. C’est par elle que Voltaire en fut instruit ; une de ses lettres y fait allusion. D’Alembert, sans rien avouer, lui répond :

« Si vous êtes amoureux, dites-vous, restez à Paris. À propos de quoi me supposez-vous l’amour en tête ? Je n’ai pas ce bonheur ou ce malheur-là. J’imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence et à propos de quoi ; mais il vaut mieux qu’on vous écrive que je suis amoureux que si l’on vous écrivait des faussetés plus atroces dont on est bien capable. On n’a voulu que me rendre ridicule. »

L’influence de Mlle de Lespinasse sur d’Alembert à partir de leur réunion a été de tous les instants. Il aimait à l’associer à ses travaux ; dérobant à peine quelques heures pour la géométrie, son ancienne maîtresse, il ne se plaisait plus qu’à des œuvres légères, auxquelles son amie prenait part. La main de Mlle de Lespinasse dans ses manuscrits — on pourrait dire dans leurs manuscrits — est sans cesse mêlée à la sienne ; plus d’une page signée par d’Alembert aurait pu l’être par Mlle de Lespinasse : toutes sont inspirées par elle. Beaucoup de lettres de Mlle de Lespinasse sont écrites de la main de d’Alembert. Leur vie tranquille et libre d’ennuis semblait réunir tous les éléments de bonheur. Des amis éminents ou illustres, des savants, des lettrés, des beaux-esprits et des grands seigneurs admiraient chaque jour Mlle de Lespinasse. Condorcet, Turgot, Marmontel, Suard, le comte d’Anlezy, M. de Saint-Chamans, Morellet, Chasteluz lui adressaient, quand ils ne pouvaient la voir, des lettres pleines d’affection et de respect. Voltaire trouvait ses billets charmants. Elle poussait jusqu’au génie, disait-on, le talent de diriger une réunion, en y ménageant à chacun son rôle. Son esprit, plus remarquable par le goût que par la vivacité, s’enivrait avec délices de celui qu’elle inspirait aux autres ; elle-même, sur toute chose, cherchait le mot juste ; on lui reprochait de le trouver trop bien ; elle était un peu pédante. Parmi tant de témoignages unanimes sur la grâce et l’esprit de sa conversation, rapportons une seule anecdote, empruntée aux mémoires de Morellet, dans laquelle cet amour du beau langage est fort bien mis en relief.

« Mlle de Lespinasse aimait avec passion les hommes d’esprit, et ne négligeait rien pour les connaître et les attirer dans sa société. Elle avait désiré vivement voir M. de Buffon. Mme Geoffrin, s’étant chargée de lui procurer ce bonheur, avait engagé Buffon à venir passer la soirée chez elle. Voilà Mlle de Lespinasse aux anges, se promettant bien d’observer cet homme célèbre, et de ne rien perdre de ce qui sortirait de sa bouche.

« La conversation ayant commencé de la part de Mlle de Lespinasse par des compliments flatteurs et fins, comme elle savait les faire, on vient à parler de l’art d’écrire, et quelqu’un remarque avec éloge combien M. de Buffon avait su réunir la clarté à l’élévation du style, réunion difficile et rare. « Oh ! diable ! » dit M. de Buffon, la tête haute, les yeux à demi fermés et avec un air moitié niais, moitié inspiré, « oh ! diable, quand il est question de clarifier son style, c’est une autre paire de manches. »

« À ce propos, à cette comparaison des rues, voilà Mlle de Lespinasse qui se trouble ; sa physionomie s’altère, elle se renverse sur son fauteuil, répétant entre ses dents : une autre paire de manches ! clarifier son style ! Elle n’en revint pas de toute la soirée. »

Dans les lettres de Mlle de Lespinasse on a admiré l’éloquence, on pourrait dire, comme Phèdre, les fureurs de l’amour. En y étudiant, non sans indiscrétion, l’histoire de ses violentes passions, on a rapproché les dates, interprété les mots — on sait qu’elle employait toujours le mot juste — et raconté avec indulgence, mais déterminé avec précision, le jour, l’heure et l’occasion de ses faiblesses.

Le père Quesnel l’aurait absoute. Pour résister, la force lui manquait non moins que la grâce pour le vouloir. Elle aurait pu s’écrier comme une amie de Mme de Lambert : « Je me sens garrottée, entraînée, ce sont les fautes de l’amour, ce ne sont plus les miennes ». Après avoir offert son cœur à d’Alembert et s’être donnée à lui jusqu’à être effrayée de son bonheur, envahie par une passion irrésistible, elle a aimé M. de Mora sans mesure et plus que sa vie. Subjuguée plus tard par M. de Guibert, qui semblait lui faire une grâce, elle a déchiré tous les voiles de son âme dans un long cri de douleur et d’amour. Les remords exaltaient sa tendresse pour M. de Mora, sans lui donner la force d’avouer à d’Alembert que son cœur battait pour un autre.

Elle est morte désespérée, en associant avec tristesse et confusion dans ses souvenirs et dans ses regrets sa tendresse exaltée pour M. de Mora qui venait de mourir à Bordeaux, son amour pour M. de Guibert qui s’était marié, et sa vive affection pour d’Alembert dont elle brisait le cœur.

Il faut de l’éloquence pour expliquer tout cela. Mlle de Lespinasse en avait beaucoup ; elle n’a pas réussi à le faire aimer.

M. de Mora, fils de l’ambassadeur d’Espagne, était très beau, son cœur était sensible, et sa fortune immense lui permettait d’être généreux et magnifique ; mais ce n’est pas par là que Mlle de Lespinasse était accessible. Ce cœur incapable de lutter et avide d’émotions, dans lequel d’Alembert avait pénétré pas à pas, s’ouvrit tout entier aux premiers regards du jeune Espagnol. Elle ne put ni ne voulut lui cacher son trouble. M. de Mora ne résista pas. Pendant une de ses absences, d’Alembert vit arriver en dix jours vingt-deux lettres adressées à Mlle de Lespinasse. Il ne devina rien.

M. de Mora retourna en Espagne. Julie lui écrivait chaque jour, attendait les réponses avec une impatience fébrile et, les jours de courrier, envoyait à la poste le bon d’Alembert pour les recevoir quelques heures plus tôt. Le chagrin la rendait dure et blessante. Sa tendresse pour d’Alembert se changeait en éloignement et en aversion. Il faisait tout pour la distraire et combattre son humeur inégale et chagrine. Il la conduisit un jour à un dîner littéraire ; elle y rencontra M. de Guibert, dont les succès ou, pour parler mieux, les promesses attiraient alors tous les regards. Ses admirateurs sur ses premiers essais en divers genres prédisaient en lui, tout ensemble, le successeur de Bossuet, de Corneille et de Condé : il ne remplaça que M. de Mora dans le cœur de Mlle de Lespinasse.

Le lendemain de sa première rencontre, Mlle de Lespinasse déjà vaincue écrivait à Condorcet : « J’ai fait connaissance avec M. de Guibert, il me plaît beaucoup ; son âme se peint dans tout ce qu’il dit, il a de la force, de l’élévation, il ne ressemble à personne ».

Quelques jours après, dans une autre lettre à Condorcet :

« Je voudrais que vous lussiez le discours préliminaire de l’ouvrage de M. de Guibert, je suis sûre qu’il vous ferait grand plaisir. »

Mlle de Lespinasse ajoutait : « J’ai vu M. de Guibert chez moi, il continue à me plaire extrêmement ».

Elle n’en disait rien à M. de Mora, en parlait à d’Alembert beaucoup moins qu’à Condorcet et beaucoup plus — il est impossible d’en douter — à M. de Guibert lui-même, qui ne s’en souciait guère. Pour Mlle de Lespinasse, toutes les passions étaient sœurs : en s’offrant à M. de Guibert, elle aimait M. de Mora avec une tendresse plus exaltée encore.

D’Alembert ici devrait nous occuper seul : il était impossible cependant de ne pas raconter en parlant de lui ces trahisons qui brisèrent sa vie.

D’Alembert sans connaître toute la vérité ne pouvait l’ignorer complètement. La dédicace de son portrait offert à Mlle de Lespinasse se terminait par ces deux vers, à la fois tristes et doux :


Et dites quelquefois en voyant cette image,
De tous ceux que j’aimai qui m’aima comme lui ?


Si elle était changée pour lui, d’Alembert ne le fut jamais pour elle. Moins savant que son amie dans les choses du cœur, il avait joui de son bonheur sans en être effrayé. Il croyait son amour endormi et en attendait le réveil ; c’est par les empressements de la tendresse la plus dévouée et de la plus affectueuse bonté qu’il combattait, sans jamais se plaindre, l’indifférence et les rebuts de cette âme troublée et inquiète, jusqu’au jour où, épuisée d’amour et de souffrance, impatiente surtout de tant d’indignités, elle hâta volontairement sa fin, et mourut dans ses bras en murmurant le nom de M. de Guibert.

On n’a pas d’élégie plus touchante que le cri de douleur adressé par d’Alembert aux mânes de Mlle de Lespinasse et trouvé plus tard dans ses papiers : « Ô vous qui ne pouvez plus m’entendre, vous que j’ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j’ai cru être aimé quelques moments, vous que j’ai préférée à tout, vous qui m’eussiez tenu lieu de tout si vous l’aviez voulu....

« Par quel motif, que je ne puis ni comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m’en avez assuré, s’est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ?…

« Que ne vous plaigniez-vous à moi, si vous aviez à vous plaindre !… Ou plutôt, ma chère Julie, — car je ne pouvais avoir de torts envers vous, — aviez-vous avec moi quelque tort que j’ignorais et que j’aurais eu tant de douceur à vous pardonner, si je l’avais su ? »

La profonde blessure de d’Alembert déchira l’enveloppe de froideur et d’insensibilité affectée qui cachait aux yeux du plus grand nombre ses trésors de dévouement et de bonté. Le monde philosophique et lettré vit que ce grand savant qui savait si bien rire savait pleurer aussi. Chacun l’entoura de sympathie et d’affection. Frédéric et Voltaire surtout, sans lutter avec sa douleur, firent pour l’adoucir de constants et affectueux efforts. Mais la vie de d’Alembert resta décolorée et sans but : l’hiver était venu pour son âme. La géométrie, si longtemps négligée, lui rendait seule l’existence tolérable. Le respect et l’admiration qui l’entourèrent jusqu’à son dernier jour pouvaient le distraire, mais non le consoler de vieillir sans famille, sans espérance et sans tenir à rien ici-bas. Une maladie douloureuse vint bientôt briser sa santé constamment chancelante, et il mourut le 29 octobre 1783, à l’âge de soixante-six ans, en trouvant que la vie ne vaut pas un regret.

Honnête homme et homme de bien, d’Alembert fut aimé et estimé de tous ceux qui l’ont connu. Ses contemporains ont exalté à l’envi sa bonté et sa générosité, toujours prête, sans ostentation de vertu. Admiré et vanté jeune encore par les juges les plus illustres, il n’excita l’envie de personne. Il s’exerça dans les genres les plus divers, et, sans avoir produit dans tous d’immortels chefs-d’œuvre, il fut placé par l’opinion au premier rang des savants, des littérateurs et des philosophes. Sans fortune, sans dignités, malgré le malheur de sa naissance et l’humble simplicité de sa vie, il fut grand entre ses contemporains par l’étendue de son influence. L’élévation de son caractère égala celle de son esprit. Dans son commerce familier et intime avec les plus grands personnages de son siècle, il sut conserver sans froideur toute la dignité de ses manières et obtenir sans l’exiger autant de déférence au moins qu’il en accordait ; mais, quoique sensible à la gloire et aux satisfactions de l’amour-propre, il ne cessa jamais, au milieu de ses succès si nombreux et si constants, de chercher en vain le bonheur, qu’il n’entrevit qu’un instant, celui d’une affection profonde, dévouée, exclusive et, pour tout dire enfin, égale à celle dont il se sentait capable.