D’Alembert/8

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 187-206).

CHAPITRE VIII

DEUX PORTRAITS

PORTRAIT DE D’ALEMBERT FAIT PAR LUI-MÊME
EN 1760


M. d’Alembert n’a rien dans sa figure de remarquable, soit en bien, soit en mal ; on prétend, car il ne peut en juger lui-même, que sa physionomie est pour l’ordinaire ironique et maligne ; à la vérité, il est très frappé du ridicule, et peut-être a quelque talent pour le saisir : ainsi il ne serait pas étonnant que l’impression qu’il en reçoit se peignît souvent sur son visage.

Sa conversation est très inégale, tantôt sérieuse, tantôt gaie, suivant l’état où son âme se trouve, assez souvent décousue, mais jamais fatigante ni pédantesque. On ne se douterait point, en le voyant, qu’il a donné à des études profondes la plus grande partie de sa vie ; la dose d’esprit qu’il met dans la conversation n’est ni assez forte ni assez abondante pour effrayer ou choquer l’amour-propre de personne ; et ce qui est heureux pour lui, c’est qu’il ne lui vient pas plus d’esprit qu’il n’en montre, car il le laisserait voir, ne fût-ce que par l’impuissance absolue où il est de se contraindre sur quoi que ce puisse être. Tout le monde est donc à son aise avec lui sans qu’il y tâche ; et on s’aperçoit bien qu’il n’y tâche pas ; ce qui fait qu’on lui en sait bon gré. Il est d’ailleurs d’une gaieté qui va quelquefois jusqu’à l’enfance ; et le contraste de cette gaieté d’écolier avec la réputation bien ou mal fondée qu’il a acquise dans les sciences, fait encore qu’il plaît assez généralement, quoiqu’il soit rarement occupé de plaire : il ne cherche qu’à s’amuser et à divertir ceux qu’il aime ; les autres s’amusent par contre-coup, sans qu’il y pense et qu’il s’en soucie.

Il dispute rarement et jamais avec aigreur : ce n’est pas qu’il ne soit, au moins quelquefois, attaché à son avis ; mais il est trop peu jaloux de subjuguer les autres pour être fort empressé de les amener à penser comme lui.

D’ailleurs, à l’exception des sciences exactes, il n’y a presque rien qui lui paraisse assez clair pour ne pas laisser beaucoup de liberté aux opinions ; et sa maxime favorite est que presque sur tout on peut dire tout ce qu’on veut.

Le caractère principal de son esprit est la netteté et la justesse. Il a apporté dans l’étude de la haute géométrie quelque talent et beaucoup de facilité, ce qui lui a fait en ce genre un assez grand nom de très bonne heure. Cette facilité lui a laissé le temps de cultiver encore les belles-lettres avec quelque succès : son style serré, clair et précis, ordinairement facile, sans prétention quoique châtié, quelquefois un peu sec, mais jamais de mauvais goût, a plus d’énergie que de chaleur, plus de justesse que d’imagination, plus de noblesse que de grâce.

Livré au travail et à la retraite jusqu’à l’âge de plus de vingt-cinq ans, il n’est entré dans le monde que fort tard et ne s’y est jamais beaucoup plu ; jamais il n’a pu se plier à en apprendre les usages et la langue, et peut-être même met-il une sorte de vanité assez petite à les mépriser : il n’est cependant jamais impoli, parce qu’il n’est ni grossier ni dur ; mais il est quelquefois incivil par inattention ou par ignorance. Les compliments qu’on lui fait l’embarrassent parce qu’il ne trouve jamais sous sa main les formules par lesquelles on y répond : ses discours n’ont ni galanterie ni grâce ; quand il dit des choses obligeantes, c’est uniquement parce qu’il les pense, et que ceux à qui il les dit lui plaisent. Aussi le fond de son caractère est une franchise et une vérité souvent un peu brutes, mais jamais choquantes.

Impatient et colère jusqu’à la violence, tout ce qui le contrarie, tout ce qui le blesse fait sur lui une impression vive dont il n’est pas le maître, mais qui se dissipe en s’exprimant : au fond il est très doux, très aisé à vivre, plus complaisant même qu’il ne le paraît, et assez facile à gouverner, pourvu néanmoins qu’il ne s’aperçoive pas qu’on en a l’intention, car son amour pour l’indépendance va jusqu’au fanatisme, au point qu’il se refuse souvent à des choses qui lui seraient agréables, lorsqu’il prévoit qu’elles pourraient être pour lui l’origine de quelque contrainte ; ce qui a fait dire avec raison à un de ses amis qu’il était esclave de sa liberté.

Quelques personnes le croient méchant, parce qu’il se moque sans scrupule des sots à prétention qui l’ennuient ; mais, si c’est un mal, c’est tout celui qu’il est capable de faire : il n’a ni le fiel ni la patience nécessaires pour aller au delà ; et il serait au désespoir de penser que quelqu’un fût malheureux par lui, même parmi ceux qui ont cherché le plus à lui nuire. Ce n’est pas qu’il oublie les mauvais procédés ni les injures, mais il ne sait s’en venger qu’en refusant constamment son amitié et sa confiance à ceux dont il a lieu de se plaindre.

L’expérience et l’exemple des autres lui ont appris en général qu’il faut se défier des hommes ; mais son extrême franchise ne lui permet pas de se défier d’aucun en particulier : il ne peut se persuader qu’on le trompe ; et ce défaut (car c’en est un, quoiqu’il vienne d’un bon principe) en produit chez lui un autre plus grand, c’est d’être trop aisément susceptible des impressions qu’on veut lui donner.

Sans famille et sans liens d’aucune espèce, abandonné de très bonne heure à lui-même, accoutumé dès son enfance à un genre de vie obscur et étroit, mais libre ; né, par bonheur pour lui, avec quelques talents et peu de passions, il a trouvé dans l’étude et dans sa gaieté naturelle une ressource contre le délaissement où il était ; il s’est fait une sorte d’existence dans le monde sans le secours de qui que ce soit, et même sans trop chercher à se la faire. Comme il ne doit rien qu’à lui-même et à la nature, il ignore la bassesse, le manège, l’art si nécessaire de faire sa cour pour arriver à la fortune : son mépris pour les noms et pour les titres est si grand qu’il a eu l’imprudence de l’afficher dans un de ses écrits ; ce qui lui a fait, dans cette classe d’hommes orgueilleux et puissants, un assez grand nombre d’ennemis, qui voudraient le faire passer pour le plus vain de tous les hommes ; mais il n’est que fier et indépendant, plus porté d’ailleurs à s’apprécier au-dessous qu’au-dessus de ce qu’il vaut.

Personne n’est moins jaloux des talents et des succès des autres, et n’y applaudit plus volontiers, pourvu néanmoins qu’il n’y voie ni charlatanerie ni présomption choquante ; car alors il devient sévère, caustique et peut-être quelquefois injuste.

Quoique sa vanité ne soit pas aussi excessive que bien des gens le croient, elle n’est pas non plus insensible ; elle est même très sensible, au premier moment, soit à ce qui la flatte, soit à ce qui la blesse ; mais le second moment et la réflexion remettent bientôt son âme à sa place et lui font voir les éloges avec assez d’indifférence et les satires avec assez de mépris.

Son principe est qu’un homme de lettres qui cherche à fonder son nom sur des monuments durables, doit être fort attentif à ce qu’il écrit, assez à ce qu’il fait et médiocrement à ce qu’il dit. M. d’Alembert conforme sa conduite à ce principe ; il dit beaucoup de sottises, n’en écrit guère et n’en fait point.

Personne ne porte plus loin que lui le désintéressement ; mais comme il n’a ni besoins, ni fantaisies, ces vertus lui coûtent si peu qu’on ne doit pas l’en louer ; ce sont plutôt en lui des vices de moins que des vertus de plus.

Comme il y a très peu de personnes qu’il aime véritablement et que, d’ailleurs, il n’est pas fort affectueux avec celles qu’il aime, ceux qui ne le connaissent que superficiellement le croient peu capable d’amitié : personne cependant ne s’intéresse plus vivement au bonheur ou au malheur de ses amis ; il en perd le sommeil et le repos, et il n’y a pas de sacrifice qu’il ne soit prêt à leur faire.

Son âme, naturellement sensible, aime à s’ouvrir à tous les sentiments doux ; c’est pour cela qu’il est tout à la fois très gai et très porté à la mélancolie ; il se livre même à ce dernier sentiment avec une sorte de délices ; et cette pente que son âme a naturellement à s’affliger, le rend assez propre à écrire des choses tristes et pathétiques.

Avec une pareille disposition, il ne faut pas s’étonner qu’il ait été susceptible, dans sa jeunesse, de la plus vive, de la plus tendre et de la plus douce des passions ; les distractions et la solitude la lui ont fait ignorer longtemps. Ce sentiment dormait, pour ainsi dire, au fond de son âme ; mais le réveil a été terrible ; l’amour n’a presque fait que le malheur de M. d’Alembert, et les chagrins qu’il lui a causés l’ont dégoûté longtemps des hommes, de la vie et de l’étude même. Après avoir consumé ses premières années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le sage, le néant des connaissances humaines ; il a senti qu’elles ne pouvaient occuper son cœur et s’est écrié avec l’Aminte du Tasse : « J’ai perdu tout le temps que j’ai passé sans aimer. » Mais comme il ne prenait pas aisément de l’amour, il ne se persuadait pas aisément qu’on en eût pour lui ; une résistance trop longue le rebutait, non par l’offense qu’elle faisait à son amour-propre, mais parce que la simplicité et la candeur de son âme ne lui permettaient pas de croire qu’une résistance soutenue ne fût qu’apparente. Son âme a besoin d’être remplie et non pas tourmentée ; il ne lui faut que des émotions douces ; les secousses l’usent et l’amortissent.


PORTRAIT DE MADEMOISELLE DE LESPINASSE
PAR D’ALEMBERT, ADRESSÉ À ELLE-MÊME EN 1771


Le temps et l’habitude, qui dénaturent tout, mademoiselle, qui détruisent nos opinions et nos illusions, qui anéantissent ou affaiblissent l’amour même, ne peuvent rien sur le sentiment que j’ai pour vous et que vous m’avez inspiré depuis dix-sept ans : ce sentiment se fortifie de plus en plus par la connaissance que j’ai des qualités aimables et solides qui forment votre caractère ; il me fait sentir en ce moment le plaisir de m’occuper de vous, en vous peignant telle que je vous vois.

Vous ne voulez pas, dites-vous, que je me borne à faire la moitié de votre portrait en ne composant qu’un panégyrique ; vous y voudriez des ombres, apparemment pour relever la vérité du reste ; et vous m’ordonnez de vous entretenir de vos défauts, même, en cas de besoin, de vos vices, si je vous en connais quelques-uns. De vices, j’avoue que je ne vous en sais point, et j’en suis presque fâché, tant j’aurais envie de vous obéir. De défauts, je vous en connais quelques-uns, et même d’assez déplaisants pour les gens qui vous aiment.

Trouvez-vous cette déclaration assez grossière ?

Je souhaiterais même que vous eussiez d’autres défauts que ceux dont j’ai à vous faire le reproche. Je voudrais en vous ces défauts qui rendent aimable, de ceux qui sont l’effet des passions ; car j’avoue que j’aime les défauts de cette espèce : mais par malheur ceux que j’ai à vous reprocher n’en sont pas, et prouvent peut-être (je ne vous dis cela qu’à l’oreille) qu’il n’y a guère de passion chez vous.

Je ne parlerai point de votre figure ; vous n’y attachez aucune prétention, et d’ailleurs c’est un objet auquel un vieux et triste philosophe comme moi ne prend pas garde, auquel il ne se connaît pas, auquel même il se pique de ne se pas connaître, soit par ineptie, soit par vanité, comme il vous plaira. Je dirai cependant de votre extérieur, ce qui me paraît frapper tout le monde : que vous avez beaucoup de noblesse et de grâces dans tout votre maintien et, ce qui est bien préférable à une beauté froide, beaucoup de physionomie et d’âme dans tous vos traits. Aussi pourrais-je vous nommer plus d’un de vos amis qui auraient eu pour vous plus que de l’amitié, si vous l’aviez voulu.

Le goût qu’on a pour vous ne tient pas seulement à vos agréments extérieurs ; il tient surtout à ceux de votre esprit et de votre caractère, votre esprit plaît et doit plaire par bien des qualités, par l’excellence de votre ton, par la justesse de votre goût, par l’art que vous avez de dire à chacun ce qui lui convient.

L’excellence de votre ton ne serait pas un éloge pour une personne née à la cour et qui ne peut parler que la langue qu’elle a apprise : en vous c’est un mérite très réel, et même très rare ; vous l’avez apporté du fond d’une province, où vous n’aviez trouvé personne qui vous l’enseignât. Vous étiez sur ce point aussi parfaite le lendemain de votre arrivée à Paris, que vous l’êtes aujourd’hui. Vous vous y êtes trouvée dès le premier jour aussi libre, aussi peu déplacée dans les sociétés les plus brillantes et les plus difficiles, que si vous y aviez passé votre vie ; vous en avez senti les usages avant de les connaître, ce qui suppose une justesse et une finesse de tact très peu communes, une connaissance exquise des convenances. En un mot vous avez deviné le langage de ce qu’on appelle bonne compagnie, comme Pascal dans ses Provinciales avait deviné la langue française, qui n’était pas formée de son temps, et le ton de la bonne plaisanterie, qu’il n’avait pu apprendre de personne dans la retraite où il vivait. Mais comme vous sentez parfaitement que vous avez ce mérite, et même que ce n’est pas en vous un mérite ordinaire, vous avez peut-être le défaut d’y attacher trop de prix dans les autres : il faut bien des qualités réelles pour vous faire pardonner à ceux qui ne l’ont pas ; et sur cet objet assez peu important, vous êtes impitoyable jusqu’à la minutie.

Oui, mademoiselle, la seule chose sur laquelle vous soyez délicate, et délicate au point d’en être quelquefois odieuse, ici je suis comme Mme Bertrand dans la comédie du Moulin de Javelle, et je vais d’abord aux invectives, parce qu’il est question de défendre mes propres foyers, c’est votre excessive sensibilité sur ce qu’on nomme le bon ton dans les manières et dans les discours ; le défaut de cette qualité vous paraît à peine effacé par le sentiment le plus tendre et le plus vrai qu’on puisse vous marquer : mais, en récompense, il est des hommes en qui cette qualité supplée auprès de vous à toutes les autres ; vous les trouvez tels qu’ils sont, faibles, personnels, pleins d’airs, incapables d’un sentiment profond et suivi, mais aimables et pleins de grâces, et vous avez la plus grande disposition à les préférer à vos plus fidèles, à vos plus sincères amis ; avec un peu plus de soin et d’attention pour vous, ils éclipseraient tout à vos yeux, et peut-être vous tiendraient lieu de tout.

La même justesse de goût qui vous donne un si grand usage du monde, se montre assez généralement dans les jugements que vous portez sur les ouvrages. Vous ne vous y trompez guère, et vous vous y tromperiez encore moins, si vous vouliez toujours être réellement de votre opinion, et ne point juger d’après certaines personnes aux genoux desquelles votre esprit a la bonté de se prosterner, quoiqu’elles n’aient pas à beaucoup près le don d’être infaillibles. Vous leur faites quelquefois l’honneur d’attendre leur avis, pour en avoir un qui ne vaut pas celui que vous auriez eu de vous-même.

Vous avez encore un autre défaut, c’est de vous prévenir et, comme on dit, de vous engouer à l’excès en faveur de certains ouvrages. Vous jugez avec assez de justice et de justesse tous les livres où il n’y a qu’un degré médiocre de sentiment et de chaleur : mais quand ces deux qualités dominent dans certains endroits d’un ouvrage, toutes les taches, même considérables, qu’il peut avoir, disparaissent pour vous ; il est parfait à vos yeux, et il vous faut du temps et un sens plus rassis pour le juger tel qu’il est. J’ajouterai cependant, pour vous consoler de cette censure, que tout ce qui tient au sentiment est un objet sur lequel vous ne vous trompez jamais, et qu’on peut appeler votre domaine.

Mais ce qui vous distingue surtout dans la société, c’est l’art de dire à chacun ce qui lui convient ; et cet art, quoique peu commun, est pourtant bien simple chez vous ; il consiste à ne jamais parler de vous aux autres, et beaucoup d’eux. C’est un moyen infaillible de plaire ; aussi plaisez-vous généralement, quoiqu’il s’en faille de beaucoup que tout le monde vous plaise : vous savez même ne pas déplaire aux personnes qui vous sont les moins agréables. Ce désir de plaire à tout le monde vous a fait dire un mot qui pourrait donner mauvaise opinion de vous à ceux qui ne vous connaîtraient pas à fond. Ah ! que je voudrais, vous êtes-vous écriée un jour, connaître le faible de chacun ! Ce trait semblerait partir d’une profonde politique et d’une politique même qui avoisine la fausseté : cependant vous n’avez nulle fausseté ; toute votre politique se réduit à désirer qu’on vous trouve aimable, et vous le désirez, non pas par un principe de vanité dont vous n’êtes que trop éloignée, mais par l’envie et le besoin de répandre plus d’agrément dans votre vie journalière.

Si vous plaisez généralement à tout le monde, vous plaisez surtout aux gens aimables ; et vous leur plaisez par l’effet qu’ils font sur vous, par l’espèce de jouissance qu’éprouve leur amour-propre en voyant à quel point vous sentez leurs agréments ; vous avez l’air de leur être obligée de ces agréments comme s’ils n’étaient que pour vous, et vous doublez pour ainsi dire le plaisir qu’ils ont de se trouver aimables.

La finesse de goût qui se joint en vous au désir continuel de plaire, fait que, d’un côté, il n’y a jamais rien en vous de recherché, et que de l’autre il n’y a rien de négligé ; aussi peut-on dire de vous que vous êtes très naturelle et nullement simple.

Discrète, prudente et réservée, vous possédez l’art de vous contraindre sans effort, et de cacher vos sentiments sans les dissimuler. Vraie et franche avec ceux que vous estimez, l’expérience vous a rendue défiante avec tout le reste ; mais cette disposition, qui est un vice quand on commence à vivre, est une qualité précieuse pour peu qu’on ait vécu.

Cependant cette attention, cette circonspection dans la société, qui vous sont ordinaires, n’empêchent pas que vous ne soyez quelquefois inconsidérée ; il vous est arrivé, à la vérité bien rarement, de laisser échapper en présence de certaines personnes des discours qui vous ont beaucoup nui auprès d’elles : c’est que vous êtes franche par nature et discrète seulement par réflexion ; et que la nature s’échappe quelquefois malgré nos efforts.

Les différents contrastes qu’offre votre caractère, de naturel sans simplicité, de réserve et d’imprudence, contrastes qui viennent en vous du combat de l’art et de la nature, ne sont pas les seuls qui existent dans votre manière d’être, et toujours par la même cause. Vous êtes à la fois gaie et mélancolique, mais gaie par votre naturel et mélancolique encore par réflexion : vos accès de mélancolie sont l’effet des différents malheurs que vous avez éprouvés ; votre disposition physique ou morale du moment les fait naître ; vous vous y livrez avec une satisfaction douloureuse, et en même temps si profonde, que vous souffrez avec peine qu’on vous arrache de la mélancolie par la gaieté, et qu’au contraire vous retombez avec une sorte de plaisir, de la gaieté dans la mélancolie.

Quoique vous ne soyez pas toujours mélancolique, vous êtes sans cesse pénétrée d’un sentiment plus triste encore ; c’est le dégoût de la vie : ce dégoût vous quitte si peu, que si même dans un moment de gaieté on vous proposait de mourir, vous y consentiriez sans peine. Ce sentiment continu tient à l’impression vive et profonde que vos chagrins vous ont laissée ; vos affections même, et l’espèce de passion que vous y mettez, ne la détruisent pas ; on voit que la douleur, si je puis parler de la sorte, vous a nourrie, et que les affections ne font que vous consoler.

Ce n’est pas seulement par vos agréments et par votre esprit que vous plaisez généralement, c’est encore par votre caractère. Quoique vous sentiez bien les ridicules, personne n’est plus éloigné que vous d’en donner ; vous abhorrez la méchanceté et la satire : vous ne haïssez personne, si ce n’est peut-être une seule femme, qui à la vérité a bien fait tout ce qu’il fallait pour être haïe de vous ; encore votre haine pour elle n’est-elle pas active, quoique la sienne à votre égard le soit jusqu’au ridicule et jusqu’à un excès qui rend cette femme très malheureuse.

Vous avez une autre qualité très rare, et surtout dans une femme ; vous n’êtes nullement envieuse : vous rendez justice avec la satisfaction la plus vraie aux agréments et aux bonnes qualités de toutes les femmes que vous connaissez ; vous la rendez même à votre ennemie dans ce qu’elle peut avoir soit de bon et d’estimable, soit d’agréable et de piquant.

Cependant, car il ne faut pas vous flatter même en disant du bien de vous, cette bonne qualité, toute rare qu’elle est, est peut-être moins louable en vous qu’elle ne le serait en beaucoup d’autres. Si vous n’êtes point envieuse, ce n’est pas précisément parce que vous trouvez bon que d’autres personnes aient sur vous les mêmes avantages ; c’est qu’après avoir bien regardé autour de vous, tous les êtres existants vous paraissent également à plaindre et qu’il n’y en a aucun dont vous voulussiez changer la situation contre la vôtre. S’il y avait ou si vous connaissiez un être souverainement heureux, vous seriez peut-être très capable de lui porter envie ; et on vous a souvent ouï dire qu’il était juste que les personnes qui ont de grands avantages eussent aussi de grands malheurs, pour consoler ceux qui seraient tentés d’en être jaloux.

Ne croyez pas cependant que votre peu de jalousie cesse d’être une vertu, quoique le principe n’en soit pas aussi pur qu’il pourrait l’être ; car combien y a-t-il de gens qui ne croient pas que personne soit heureux, qui ne voudraient être à la place de personne et qui ne laissent pas d’être jaloux ?

Votre éloignement pour la méchanceté et l’envie suppose en vous une âme noble ; aussi la vôtre l’est-elle à tous égards : quoique vous désiriez la fortune et que vous en ayez besoin, vous êtes incapable de vous donner aucun mouvement pour vous la procurer ; vous n’avez pas même su profiter des occasions les plus favorables que vous avez eues pour vous faire un sort plus heureux.

Non seulement vous avez l’âme très élevée, vous l’avez encore très sensible ; mais cette sensibilité est pour vous un tourment plutôt qu’un plaisir ; vous êtes persuadée qu’on ne peut être heureux que par les passions, et vous connaissez trop le danger des passions pour vous y livrer. Vous n’aimez donc qu’autant que vous l’osez ; mais vous aimez tout ce que vous pouvez ou tant que vous le pouvez ; vous donnez à vos amis, sur cette sensibilité qui vous surcharge, tout ce que vous pouvez vous permettre : mais il vous en reste encore une surabondance dont vous ne savez que faire, et que, pour ainsi dire, vous jetteriez volontiers à tous les passants ; cette surabondance de sensibilité vous rend très compatissante pour les malheureux, même pour ceux que vous ne connaissez pas ; rien ne vous coûte pour les soulager. Avec cette disposition, il est naturel que vous soyez très obligeante : aussi ne peut-on vous faire plus de plaisir que de vous en fournir l’occasion ; c’est donner à la fois de l’aliment à votre bonté et à votre activité naturelle. J’ai dit que vous donniez à vos amis tous les sentiments que vous pouviez vous permettre ; vous leur accordez même quelquefois au delà de ce qu’ils seraient en droit d’exiger : vous les défendez avec courage, en toute circonstance et en tout état de cause, soit qu’ils aient tort ou raison. Ce n’est peut-être pas la meilleure manière de les servir ; mais tant de gens abandonnent leurs amis lors même qu’ils pourraient et devraient les défendre, qu’on doit savoir gré à votre amitié de fuir et d’abhorrer cette lâcheté, même jusqu’à l’excès.

L’espèce de mouvement sourd et intestin qui agite sans cesse votre âme, fait qu’elle n’est pas aussi égale qu’elle le paraît, même à vos amis. Vous avez souvent de l’humeur et de la sécheresse, mais, par une suite de votre désir général de plaire, vous ne la laissez guère paraître qu’à l’auteur de ce portrait : il est vrai que vous rendez justice à son amitié en ne craignant point de vous laisser voir à lui telle que vous êtes ; mais cette amitié se croit obligée de vous dire que la sécheresse et l’humeur vous déparent beaucoup à tous égards. Ainsi, pour l’intérêt même de votre amour-propre, l’amitié vous conseille d’avoir le moins de sécheresse et d’humeur que vous pourrez, à moins que vos amis ne le méritent, ce qui doit leur arriver bien rarement, grâce aux sentiments si profonds et si justes dont ils sont pénétrés pour vous.

Vous convenez de cette maudite sécheresse, et c’est bien fait à vous ; ce qu’il y aurait encore de mieux à faire, ce serait de vous en corriger.

Pour vous en dispenser, vous cherchez à vous persuader qu’elle est incorrigible et qu’elle tient à votre caractère : je crois que vous vous trompez là-dessus et qu’elle tient bien plutôt à la situation où vous êtes. Vous étiez née avec une âme tendre, douce et sensible ; vous ne l’avez que trop éprouvé, et les effets pour vous n’ont été que trop cruels : or, vous en direz tout ce qu’il vous en plaira, mais la sensibilité extrême exclut la sécheresse. Ce vilain défaut n’est donc pas en vous l’ouvrage de la nature, mais, ce qui est affreux, l’ouvrage de l’art : à force d’être contrariée, choquée, blessée dans vos sentiments et dans vos goûts, vous vous êtes accoutumée à ne vous affecter de rien ; à force de réprimer les sentiments qui auraient pu faire votre malheur, vous avez amorti ceux qui auraient répandu la douceur dans votre âme ; ils restent comme endormis au fond de votre cœur, sans mouvement, sans activité, et vous avez préparé bien du mal à vos amis en vous mettant à l’abri de celui que vos ennemis cherchaient à vous faire ; en travaillant à vous rendre dure à vous-même, vous l’êtes devenue pour ceux qui vous aiment. Il est vrai — car le sentiment n’est point anéanti chez vous, il n’est qu’assoupi — que vous ne tardez pas à vous repentir des chagrins que votre sécheresse a causés, quand vous voyez que ces chagrins ont fait une impression profonde ; vous revenez alors à votre sensibilité ancienne ; un moment, un mot répare tout. Dans les autres, le premier mouvement est l’effet de la nature, le second est celui de la réflexion : chez vous c’est tout le contraire ; et tel est dans votre âme, d’ailleurs si estimable, le cruel et malheureux effet de l’habitude.

Ce qui prouve encore que cette sécheresse n’est point naturelle en vous, c’est un autre défaut que je vous ai reproché et qui est presque l’opposé de celui là, le désir banal de plaire à tout le monde : pour ce défaut-là, vous le tenez beaucoup plus que l’autre de la nature ; elle vous a donné dans l’esprit les qualités les plus faites pour plaire, de la noblesse, des agréments et de la grâce ; il est tout simple que vous cherchiez à en tirer parti, et vous n’y réussissez que trop bien. Je ne connais personne, je le répète, qui plaise aussi généralement que vous, et peu de personnes qui y soient plus sensibles ; vous ne refusez pas même de faire les avances quand on ne va pas au-devant de vous ; et sur ce point votre fierté est sacrifiée à votre amour-propre : assez sûre de conserver ceux que vous avez acquis, vous êtes principalement occupée à en acquérir d’autres ; vous n’êtes pas même, il faut en convenir, aussi difficile sur le choix qu’il vous conviendrait de l’être. La finesse et la justesse de votre tact devrait vous rendre délicate sur le genre et le choix des connaissances ; l’envie d’avoir une cour et ce qu’on appelle dans le monde des amis, vous a rendue d’assez bonne composition et les ennuyeux ne vous déplaisent pas trop, pourvu que ces ennuyeux-là vous soient dévoués.

Les noms, les titres ne vous en imposent pas ; vous voyez les grands comme il faut les voir, sans bassesse et sans dédain. L’infortune vous a donné cet orgueil respectable qu’elle inspire toujours à ceux qui ne la méritent pas. Votre peu d’aisance et la triste connaissance que vous avez acquise des hommes, vous font redouter les bienfaits dont le joug est si souvent à craindre pour les âmes bien nées ; peut-être même êtes-vous portée à pousser ce sentiment jusqu’à l’excès : mais, en ce genre, l’excès même est une vertu.

Votre courage est au-dessus de votre force ; l’indigence, la mauvaise santé, les malheurs de toute espèce exercent votre patience sans l’abattre. Cette patience intéressante et le spectacle de ce que vous avez souffert devaient vous faire des amis et vous en ont fait ; vous avez trouvé quelque consolation dans leur attachement et dans leur estime.

Voilà, mademoiselle, ce que vous me paraissez être : vous n’êtes pas parfaite, sans doute, et c’est en vérité tant mieux pour vous ; car le parfait Grandisson m’a toujours paru un odieux personnage. Je ne sais si je vous vois bien ; mais, telle que je vous vois, personne ne me paraît plus digne d’éprouver par soi-même et de faire éprouver aux autres ce qui seul peut adoucir les maux de la vie, les douceurs du sentiment et de la confiance.

En finissant ce portrait, je ne puis pas ajouter comme dans la chanson :


Le prieur qui l’a fait
En est très satisfait ;


mais je sens que je vous applique, et de tout mon cœur, le vers de Dufresny sur la jeunesse :


… Que de défauts elle a
Cette jeunesse ! On l’aime avec ces défauts-là.



FIN