Ecrivains contemporains : Charles-Augustin Sainte-Beuve/01

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Ecrivains contemporains : Charles-Augustin Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 119-148).
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ECRIVAINS CONTEMPORAINS

CHARLES-AUGUSTE SAINTE-BEUVE
I.
LES ANNEES DE JEUNESSE

Après un silence sympathique de quelques années, Sainte-Beuve semble à la veille d’entrer dans cette seconde et dangereuse période que j’appellerai la période des révélations. Ses amis auraient assurément mauvaise grâce à s’en plaindre pour lui ; patere legem quam ipse fecisti. D’ailleurs ceux-là même qui lui tenaient de plus près ont les premiers rompu le silence et donné le signal. A la suite des petits livres publiés par ses deux derniers secrétaires, on a vu paraître les jeunes Années de Sainte-Beuve par M. François Morand, juge au tribunal civil de Boulogne-sur-Mer. Ce mince volume se compose d’une courte notice et d’un certain nombre de lettres de Sainte-Beuve, adressées les unes à un ami de collège, l’abbé Eustache Barbe, les autres à un compatriote qui paraît être, autant que la modestie de l’éditeur permet de le deviner, M. Morand lui-même. Le branle étant donné, les héritiers de la correspondance de Sainte-Beuve ont jugé que le moment était venu d’en livrer un avant-goût au public et de mettre en circulation quelques parcelles d’un trésor qu’ils dispensent avec mesure. Je crois qu’il ne faudrait pas se laisser aller à juger de cette correspondance par les Lettres à la Princesse, qui, à tout prendre, ont été une déception. Ce n’est pas en effet dans ses billets de grand homme, attentivement rédigés vers la fin de sa vie, qu’on trouvera le véritable Sainte-Beuve ; c’est dans les lettres prodiguées par sa jeunesse et son âge mûr, au hasard d’une existence agitée, et surtout dans son œuvre elle-même, si personnelle, si vivante, avec les variantes, les notes, les appendices, les commentaires, dont il l’a successivement enrichie. Ses ouvrages sont de véritables mémoires rédigés sans méthode, sans suite, parfois sous l’inspiration d’une contrariété littéraire ou d’une rancune politique, mais plus sincères peut-être dans leur désordre que s’il en avait conçu le plan à tête reposée. J’ai souvent entendu regretter que ce grand peintre de portraits n’ait pas rendu à la postérité le service de se peindre lui-même, et qu’il ne nous ait pas laissé le récit complet de sa vie. Un tel document serait assurément bien curieux ; cependant on n’y trouverait peut-être pas le dernier mot sur Sainte-Beuve. Rien n’est parfois moins sincère que les confessions, les confidences, les mémoires et les souvenirs, les confessions surtout. Je doute toujours un peu de la parfaite franchise, en entendant les aveux des plus illustres pénitens, comme je doute de la parfaite ressemblance en contemplant cette exquise petite toile où le jeune Raphaël a peint lui-même sa mélancolique et souriante figure. Arrive-t-on d’ailleurs à bien connaître sa propre nature, et quelqu’un a-t-il jamais franchi ce premier degré de la sagesse ? Il ne faut donc pas trop demander aux grands hommes de se raconter eux-mêmes. Il faut essayer de les surprendre dans leurs œuvres et dans les aveux irréfléchis qu’elles contiennent. Telle note ajoutée par Sainte-Beuve au bas d’un article publié depuis vingt ans, nous en apprendra plus long sur l’histoire de son âme et de ses pensées qu’une page entière des Confidences n’en apprend sur l’âme de Lamartine. Les documens qu’on possède permettent d’entreprendre dès à présent la biographie morale et littéraire de l’illustre critique. Les grandes lignes de l’esquisse sont déjà en pleine lumière, et si plus tard il devient nécessaire d’appuyer sur quelques rides, il n’est pas à craindre que, parmi les nombreuses victimes.de Sainte-Beuve, les ouvriers manquent à la tâche.


I

Charles-Augustin Sainte-Beuve naquit le 23 décembre 1804 à Boulogne-sur-Mer, petite ville assez pauvre en hommes célèbres (j’en demande pardon à M. Morand, auteur de savantes recherches sur l’histoire littéraire du Boulonnais), et qui n’avait à se vanter jusque-là que d’avoir donné naissance à Daunou. Son père est dénommé sur des actes d’état civil réguliers Charles-François de Sainte-Beuve ; mais, sa mère ayant toujours été connue sous je nom de Mme Sainte-Beuve, il trouva plus simple et plus commode de faire comme elle. Peut-être aussi avait-il souci d’éviter certaines plaisanteries auxquelles le chansonnier de Béranger n’avait pas échappé. « N’étant pas noble, a-t-il écrit, je n’ai pas voulu me donner l’air de l’être. » Des origines de sa famille, Sainte-Beuve savait peu de chose, sinon que son père était né à Moreuil en Picardie, et fils d’un contrôleur des actes. Jamais il ne put tirer au clair la question de sa parenté avec le docteur Jacques de Sainte-Beuve, dont il est souvent question dans l’Histoire de Port-Royal. Mme Sainte-Beuve s’appelait Augustine Coilliot ; elle était Anglaise par sa mère, et, par son père, d’une bonne famille de Boulogne-sur-Mer. Son mariage ne fut pas conclu sans difficultés. L’existence de M. de Sainte-Beuve père paraît avoir été, sous le rapport des affections romanesques, singulièrement peu fortunée. Il fut d’abord tendrement épris de la fille d’une lingère de Paris. Des obstacles demeurés inconnus s’opposèrent à leur union ; quelques années plus tard, quand il demanda la main de Mlle Coilliot, âgée de près de quarante ans, la famille de celle-ci objecta l’exiguïté de leur fortune à tous deux. Il fallut attendre plusieurs années que M. de Sainte-Beuve fût nommé contrôleur principal des droits réunis. Les vœux de sa tendresse étaient à peine accomplis depuis quelques mois, qu’il mourut subitement à l’âge de cinquante-deux ans, laissant sa femme enceinte.

L’attrait d’une curiosité invincible nous pousse toujours à chercher dans les mystères de la nature ou de l’éducation l’origine des dons de l’esprit. Sainte-Beuve n’ayant jamais connu son père, c’est avec sa mère qu’on s’attend à lui trouver quelque ressemblance. Que de fois d’ailleurs on a découvert, chez les hommes du plus grand esprit, la trace d’affinités morales avec leur mère ou leur sœur, comme si le génie, pour être complet, devait avoir quelque chose de féminin ! Mme Sainte-Beuve a tenu certainement une grande place dans la vie quotidienne de son fils. Elle est venue s’établir à Paris presqu’en même temps que lui ; elle ne l’a guère quitté, et elle est morte dans sa maison de la rue Montparnasse à l’âge de quatre-vingt-six ans. Les personnes qui l’ont connue, et elles sont en grand nombre, affirment que c’était une femme d’esprit, de bon sens et de tact. Elle veillait sur son fils avec une sollicitude très attentive, mais que les soins matériels tenaient surtout en éveil. « Il n’a jamais de chaussettes, » disait-elle en gémissant à Mme Desbordes-Valmore. Le genre de vie qu’il menait ne laissait pas aussi que de l’inquiéter. La carrière des lettres lui paraissait peu lucrative et peu sûre. En réalité, elle n’eut l’esprit en repos sur l’avenir de Sainte-Beuve qu’à dater du jour où il fut reçu de l’Académie française. Malgré cette affection craintive et touchante, je ne crois pas qu’une intimité très profonde ait jamais existé entre Sainte-Beuve et sa mère. Au dire de témoins oculaires, il la traitait assez rudement quand la pauvre femme s’avisait d’émettre une opinion sur quelque question littéraire qui n’était point de sa compétence. Ce qui me parait trancher la question, c’est la place à peu près nulle qui lui est faite dans les poésies intimes et personnelles de son fils. C’était la mode, au début du siècle, de célébrer sa mère en vers et en prose ; eh bien ! on ne voit pas que, dans ses deux volumes de poésies, Sainte-Beuve ait consacré à sa mère d’autre souvenir que ces deux hémistiches :

…….. Et ma mère aussi m’aime,
Elle mourra pourtant…….


On avouera que c’est plutôt sec. Je ne puis m’empêcher d’en conclure que, s’il n’a pas imité davantage Victor Hugo et Lamartine, c’est que l’inspiration lui faisait un peu défaut.

Ce serait donc chez M. de Sainte-Beuve père qu’il faudrait rechercher l’affinité, si l’on veut à toute force que Sainte-Beuve doive quelque chose à la race. Une première et bien étrange ressemblance existe, à ce qu’il paraît, entre eux : celle des écritures. M. Morand s’y est trompé en achetant chez un libraire de Boulogne un exemplaire de l’Almanach des Muses couvert de notes signées Sainte-Beuve, il fallut que le moderne Sainte-Beuve l’avertit de son erreur ; mais des liens plus étroits semblent avoir rattaché l’un à l’autre ce père et ce fils qui ne se sont jamais connus. M. de Sainte-Beuve avait un goût très vif pour les lettres. A peine arrivé à Boulogne, et encore simple agréeur des eaux-de-vie de genièvre, nous le voyons occupé à fonder des sociétés littéraires. Il aimait les livres, en achetait beaucoup malgré la modicité de sa fortune, et en couvrait les marges de citations, entre autres de vers de Virgile ou d’Horace. On a même conservé de lui un exemplaire des Mémoires de Riouffe qu’il a enrichi de notes et de réflexions sur la terreur. Il y en a d’assez finement écrites, celle-ci entre autres, qui peut-être n’aurait pas été désavouée par son fils : « le repos et la tranquillité publique ne peuvent être l’état habituel des sociétés ; la goutte de trop arrive toujours. » Enfin on croit avoir trouvé dans les papiers de Sainte-Beuve une satire en quinze pages et en vers, intitulée la Conversion des Philosophes, qui serait l’œuvre de son père, et dans laquelle celui-ci prendrait contre Mme de Genlis la défense des philosophes du XVIIIe siècle. En un mot, M. de Sainte-Beuve était un lettré, presque un érudit. Les occupations d’une vie modeste n’étaient point parvenues à le détacher du culte des lettres, et, parmi les legs qu’il a faits à son fils, on peut compter, en plus de ce culte divin, ses habitudes de lecture et son goût d’annotations un peu minutieuses. Sainte-Beuve n’a point été un héritier ingrat. Tandis qu’à peine nous trouvons dans ses poésies le nom de sa mère, voici avec quel pieux souvenir il parle de son père :

Mon père ainsi sentait. Si, né dans sa mort même,
Ma mémoire n’eut pas son image suprême,
Il m’a laissé du moins son âme et son esprit,
Et son goût tout entier a chaque marge écrit.


Bien des années après, dans un moment d’humilité passagère, il écrivait ces quelques lignes retrouvées dans ses papiers : « Mon père eût été heureux des succès littéraires de son fils, lui qui aimait d’un goût passionné la littérature et la poésie. Que n’ai-je pu lui ressembler et être digne de lui par tous les autres côtés ! Du moins sa pensée m’a toujours été chèrement présente. » Est-il téméraire de supposer que Sainte-Beuve, froissé parfois par les préoccupations un peu bourgeoises de sa mère, se rattachait volontiers à une origine intellectuelle plus raffinée ? En tout cas, cette conformité de goûts, ce souvenir conservé avec orgueil, tout s’accorde à nous montrer que la filiation intellectuelle est là.

Pour en finir avec cette question des origines occultes de l’esprit de Sainte-Beuve, disons qu’il reconnaissait chez son compatriote Daunou l’existence de certaines qualités « sagaces, avisées, lucides, modérées, circonscrites à la fois, » qu’il rattachait au vieux fonds boulonnais ; mais, comme en m’évertuant je n’ai jamais pu arriver à découvrir la moindre ressemblance entre Sainte-Beuve et Daunou, il faut bien en conclure, ou bien que ce vieux fonds boulonnais n’est pas très tenace et qu’il est assez aisé de s’en débarrasser, ou bien, ce qui est mon sentiment, que toutes ces questions de race et d’origine ne jouent dans le développement de la personnalité qu’un rôle très secondaire auprès de l’éducation et des premières habitudes de l’enfance.

Sainte-Beuve fut élevé en partie par sa mère, en partie par une vieille tante, sœur de son père, celle-là même dont il a raconté si étrangement la mort dans la célèbre pièce des Rayons jaunes. Son enfance fut studieuse et paisible. Un de ses plus anciens et de ses plus vifs souvenirs était d’avoir assisté, à l’âge de sept ans, à une grande revue que l’empereur Napoléon vint passer à Boulogne. Pour la circonstance, on l’avait habillé en petit hussard, et il put contempler de près le grand homme. On ne voit point, malgré ce début assez propre à frapper l’imagination d’un enfant, que le désir de porter plus tard et pour de bon l’uniforme l’ait jamais tourmenté. Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les sentimens qu’il prête à Joseph Delorme, c’est-à-dire à lui-même, dans la préface de ses Poésies. « Élevé au bruit des miracles de l’empire, amoureux de la splendeur militaire, combien de longues heures ne passait-il pas loin des jeux de son âge le long d’un petit sentier dans des monologues imaginaires, se créant à plaisir mille aventures périlleuses, séditions, batailles et sièges, dont il était le héros ! » C’était la mode sous la restauration (et l’esprit de parti y entrait bien pour quelque chose) de se représenter, si tranquille et débonnaire qu’on fût, comme dévoré du tourment de la gloire et de la soif des combats. Dans quelques pages brûlantes de la Confession d’un enfant du siècle, Alfred de Musset a peint avec éloquence ce mal des adolescens « qui avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides, et qui, regardant le ciel, la terre, les rues et les chemins, trouvaient que tout cela était vide. » Il n’est pas probable toutefois que ce mal ait jamais travaillé bien vivement l’âme de Sainte-Beuve : rien de moins belliqueux au fond que son tempérament. » Il était né timide, dit M. Morand ; dans son enfance, il avait peur de tout ; cela m’a été affirmé par un témoin qui se trouva en position de le bien observer avec affection et indulgence. » Notons en passant ce témoignage, qui, dans la vie de Sainte-Beuve, servira à comprendre bien des choses, et qui explique pourquoi le petit hussard ne fut jamais qu’un écolier laborieux. Très jeune, sa mère le plaça dans la pension de M. Blériot, où il noua une vive et durable amitié avec M. Eustache Barbe, devenu depuis l’abbé Barbe. Le peu de temps que les deux amis ne consacraient point au travail, ils le dépensaient en longues promenades au pied des remparts ombragés qui entourent la ville, au bord du Denacre, au petit village de Rubenpert, mais plus souvent et de préférence le long des grèves sablonneuses baignées par la mer, dont l’horizon, souvent morne et brumeux, répondait à la disposition mélancolique de leur esprit. — De graves questions s’agitaient déjà dans les entretiens de ces deux jeunes êtres, dont l’un devait bientôt consacrer sa vie au service de Dieu, dont l’autre a pénétré si avant au fond de toutes les faiblesses humaines, entretiens que Sainte-Beuve a pu, bien des années après, comparer à ceux de saint Augustin sur la plage d’Ostie. Qui de nous n’a conservé, comme lui, le souvenir de ces premières inquiétudes qui sont venues marquer la fin de notre enfance rêveuse, de ces angoisses d’un esprit que les réponses banales ont cessé de satisfaire, de ces troubles d’un cœur que les passions commencent à émouvoir ? Mais nous n’avons pas alors tous rencontré ce que Sainte-Beuve trouvait dans Eustache Barbe : un ami croyant et pieux pour nous raffermir et nous encourager. Les deux adolescens recevaient à cette date dans leur famille une éducation non-seulement chrétienne, mais catholique d’enseignement et de pratique. Déjà cependant commençaient a s’accuser entre eux les différences qui devaient les séparer si profondément un jour, l’un,

Déjà choisissant dans tout ce qu’il faut croire,


l’autre,

Plus forme à Saint-Pierre, y fondant son repos.


La foi n’en restait pas moins très vive et très entière chez Sainte-Beuve ; ses premières lettres à l’abbé Barbe en témoignent. Leur séparation eut lieu d’assez bonne heure. A quatorze ans, Sainte-Beuve avait terminé sa philosophie à l’institution Blériot. Il supplia sa mère de l’envoyer à Paris compléter ses études, et, bien que ce fût pour les faibles ressources de la pauvre veuve une charge assez lourde, elle y consentit. La première visite de Sainte-Beuve à Paris fut pour un frère de son père, marchand de vin place Dauphine. Le brave homme s’efforça de déterminer Mme Sainte-Beuve à confier son fils à un prêtre marié, ancien conventionnel qui donnait à Paris des leçons de grec et de latin. Il la conduisit même chez ce singulier professeur ; mais la manière dont celui-ci exhibait son propre fils, debout sur une table, comme un spécimen des résultats obtenus par sa méthode pédagogique, déplut à Mme Sainte-Beuve, qui préféra placer notre écolier à l’institution Landry, dont les élèves suivaient les cours du lycée Charlemagne. C’est à dater de son entrée dans la pension Landry que Sainte-Beuve noua avec l’abbé Barbe une correspondance qu’il n’a jamais laissée tomber entièrement jusqu’à la fin de sa vie. J’en extrais les lignes suivantes, que Sainte-Beuve écrivait à son ancien camarade au début de sa quinzième année : « La religion est aussi ce qui contribue beaucoup à me consoler. A la maison, quand j’avais quelques petits chagrins, je les déposais dans le sein de mes bons parens. Aujourd’hui au contraire je n’ai personne à qui je puisse les confier ; alors je prie intérieurement le bon Dieu, et par là je m’ouvre une ressource pour dissiper ma peine. » Et l’année suivante il lui écrivait encore : « Je suis toujours tel que tu m’as connu. Je me suis trop bien trouvé des principes que j’ai suivis jusqu’à ce jour pour m’en écarter jamais, et, si cette idée funeste venait à se présenter à moi, ton exemple seul et les bons conseils que tu m’as donnés suffiraient pour me ramener dans le droit chemin. »

Lorsque les vacances ramenaient Sainte-Beuve à Boulogne, il se montrait bien tel en effet que ses camarades de la pension Blériot l’avaient connu. On n’a pas oublié l’église où il venait régulièrement le dimanche à la messe avec sa mère, et des témoins oculaires se rappellent d’y avoir vu « sa grosse tête rousse. » M. Morand, qui paraît minutieusement renseigné, affirme même qu’à l’âge de seize ans il se confessa une fois à un religieux, l’abbé Dufour. Quoi qu’il en soit de ce dernier détail, il est impossible de méconnaître que le point de départ philosophique et religieux de Sainte-Beuve n’est point ce qu’on avait assez naturellement supposé. On comprend mieux qu’à une certaine époque de sa vie Sainte-Beuve ait paru se tourner vers les croyances religieuses dans un élan sincère. Lorsque l’âme docile et malléable d’un enfant a été façonnée de bonne heure à ces croyances sublimes où tant de grands esprits ont trouvé le repos, l’empreinte est longue à s’effacer, et il faut bien des couches successives pour en faire disparaître complètement la trace.

Vers quelle époque les pieuses convictions de Sainte-Beuve ont-elles ressenti leur premier ébranlement ? A consulter son propre témoignage, ce fut pendant la dernière année de ses études classiques, alors qu’il suivait au lycée Charlemagne le cours de philosophie de M. Damiron. « J’étais déjà émancipé ; en faisant ma philosophie sous M. Damiron, je n’y croyais guère… J’allais tous les soirs à l’Athénée suivre les cours de physiologie, de chimie et d’histoire naturelle de MM. Magendie, Robiquet, de Blainville. J’y fus présenté à M. de Tracy. » L’influence intellectuelle de M. de Tracy, dont on a dit qu’il rougissait de croire et qu’il voulait savoir, paraît avoir été un instant assez prédominante sur l’esprit de Sainte-Beuve. Il a marqué plusieurs fois cette influence, entre autres dans une petite note ajoutée à la fin du troisième volume des Portraits littéraires, note qu’il faudra souvent citer, car Sainte-Beuve y a condensé bien des renseignemens sur les évolutions de son esprit. « Je suis l’esprit le plus rompu et le plus brisé aux métamorphoses. J’ai commencé franchement et crûment par le XVIIIe siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamarck, et la physiologie ; c’est là mon fonds véritable. »

C’était, ses lettres à l’abbé Barbe le démontrent, vanité d’incrédule de prétendre qu’il avait commencé crûment par le XVIIIe siècle. La vérité est au contraire que le combat fut long. Durant cette même année de philosophie, il écrivait encore à l’abbé Barbe : « Tu me dis que le gouvernement est un pouvoir servi par ses ministres, ce qui est très juste, et tu ajoutes : Pouvoir émané de Dieu seul. Sans doute ce pouvoir vient de Dieu en ce sens que tout en vient et qu’il est la source de tout, mais je crois… » Et il continuait en discutant avec son ami la théorie du droit divin. La conviction première était donc lente à disparaître. En revanche, il était plus sincère quand il ajoutait : « C’est là mon fonds véritable. » Il est incontestable en effet que le fonds, le tréfonds de la nature chez Sainte-Beuve était matérialiste. Jamais, à aucune époque de sa vie, il n’a considéré le corps comme une guenille. La philosophie du bonhomme Chrysale était sur ce point la sienne, mais relevée et comme ennoblie par la finesse de l’esprit, qui lui faisait considérer « la bonne chère, le goût et le choix qu’on y porte, comme un signe de la délicatesse au moral. » Cet instinct si prononcé dut être singulièrement fortifié par les travaux physiologiques auxquels il se livra durant quelques années au sortir du collège. Ses études littéraires avaient été très brillantes, il avait remporté au grand concours un prix d’histoire et un prix de vers latins. Cependant il se croyait, à tort ou à raison, une aptitude particulière pour les sciences positives, et il s’adonna au sortir du collège à la médecine. Pendant trois ans, de 1824 à 1827, il suivit les cours de l’école ; il fit même une année d’externat à l’hôpital Saint-Louis. Sainte-Beuve revenait souvent avec complaisance sur ces souvenirs, et il tirait vanité d’avoir ceint le tablier d’un interne pour accompagner Dupuytren dans une visite à travers les salles. Ces études de physiologie pratique durent frapper vivement un esprit disposé comme l’était celui de Sainte-Beuve. Nul doute que dès cette époque, penché sur la table de dissection, il n’ait cherché à surprendre dans leurs secrets les relations de l’âme avec le corps, et que sa pensée aventureuse n’ait erré sur les limites indécises qui séparent le monde visible du monde invisible.

Ce n’est pas seulement l’éveil de la réflexion philosophique qu’il est intéressant de saisir chez Sainte-Beuve durant cette période d’études médicales, c’est peut-être aussi le germe et la conception première de la méthode qu’il a inaugurée dans la critique littéraire. Personne, dans ses jugemens, n’a étudié avec une sagacité plus attentive l’influence mystérieuse des phénomènes matériels sur les phénomènes intérieurs. Personne ne s’est attaché avec autant de soin à faire ressortir l’action du tempérament sur l’esprit, de la nature physique sur la nature morale. Et d’ailleurs la critique, telle qu’à la fin de sa vie il l’avait comprise et développée, n’a-t-elle pas été définie par lui « un véritable cours de physiologie morale ? » N’a-t-il pas disséqué les morts et même les vivans ? Sans doute, à cette date, les procédés de sa méthode future germaient confusément dans son esprit, que la curiosité littéraire avait envahi déjà. Souvent ainsi le génie furtif grandit en se fortifiant à l’insu de celui qu’il habite, et l’homme fait s’étonne un jour de moissonner les fruits qu’a semés pour lui sa jeunesse inconsciente.


II

Bien que Mme Sainte-Beuve fût venue s’établir auprès de son fils pour partager avec lui ses faibles ressources, ces premières années de la vie, les plus belles, dit-on souvent, furent un temps difficile à franchir pour Sainte-Beuve. Il a un peu exagéré les embarras de sa situation lorsque, dans la préface de Joseph Delorme, il s’est représenté lui-même atteint d’une infirmité mortelle, dans un galetas, au cinquième, éprouvé par le froid et la faim. Sainte-Beuve n’a jamais souffert de la faim ni du froid, et il avait une santé aussi robuste que la mode du jour le permettait à un jeune homme de son âge ; mais ses ressources étaient minimes, et il était obligé de veiller de près à ses moindres dépenses. Quelques années plus tard, alors que ses premiers livres avaient déjà vu le jour, il écrivait encore à un ami de collège : « J’irai te voir un dimanche, en mars, quand j’aurai reçu le billet qui échoit à cette époque, et que vingt-quatre francs de plus ou de moins ne seront rien dans mon gousset. » Cette pauvreté, gaîment et dignement supportée, se prolongea longtemps dans la vie de Sainte-Beuve. C’est son côté le plus honorable, et il est juste de le faire ressortir au début. S’il avait suivi les conseils de sa mère et persévéré jusqu’au bout dans la carrière médicale, je doute que ses émolumens eussent suffi à le tirer d’embarras. Fort heureusement pour lui, des amis éclairés qui avaient deviné sa vocation mieux que lui-même lui tendirent la main et l’aidèrent à sortir de l’impasse où il s’était engagé.

Sainte-Beuve avait eu pour professeur de rhétorique M. Dubois. Destitué par l’ombrageuse susceptibilité du ministère de l’instruction publique, M. Dubois fonda le Globe en 1824 et appela immédiatement Sainte-Beuve à faire partie de la rédaction. Durant trois années, de 1824 à 1827, il n’y écrivit que de courts articles signés S. B. qu’on vient tout récemment de réunir en volume. Suivant ses propres expressions, « il n’est pas encore officier supérieur, il apprend son métier. » Assurément l’école était bonne, et les maîtres étaient dignes d’un tel écolier. Ce fut là que Sainte-Beuve apprit à connaître et aimer M. Jouffroy, vis-à-vis duquel il ne s’est jamais départi de la bienveillance équitable que les autres philosophes spiritualistes n’ont pas toujours rencontrée chez lui. Ce fut là qu’il entra en relations avec M. de Rémusat, M. Vitet, M. Duvergier de Hauranne, M. Duchâtel, M. Ampère, M. Mérimée, pour ne citer que les plus éminens parmi les rédacteurs ordinaires du Globe, et en laissant de côté ce que Sainte-Beuve appelait le trio glorieux de la Sorbonne, MM. Guizot, Cousin et Villemain, qui honoraient cependant le Globe de leur patronage intellectuel, et parfois, bien qu’à de rares intervalles, de leur collaboration. On imagine aisément ce qui se dépensait chaque jour d’esprit dans les étroits bureaux du journal de la rue Saint-Benoît. On peut encore aujourd’hui constater, en feuilletant un recueil du Globe, ce que quatre petites pages, publiées trois fois par semaine, mettaient d’idées nouvelles en circulation. Je ne connais rien qui fasse revivre le passé, avec ses illusions, ses excès, ses grandeurs et ses petitesses, comme la lecture d’un vieux journal, rien non plus qui dispose à une certaine philosophie mélancolique comme de comparer l’ardeur des anciennes disputes avec la futilité de l’objet ; mais il est surtout difficile de parcourir aujourd’hui sans quelque tristesse la série des numéros du Globe. Je défie qu’on poursuive jusqu’au bout cette lecture sans constater la décadence et surtout la fatigue intellectuelle de l’époque où nous vivons. Quelle ardeur chez ces écrivains, chez ces orateurs, qui ont grandi avec le siècle et dont nous avons vu s’éteindre la magnifique vieillesse ! quelle assurance dans la vérité ! quelle confiance dans la puissance des idées ! Avec quelle sincérité on gémissait sous la tyrannie de M. de Villèle ! avec quelle sécurité de conscience on se portait ensuite à l’attaque de M. de Martignac ! Quelle foi on nourrissait dans les principes de 89 et dans leur triomphe définitif ! A travers les naufrages successifs que notre société politique a éprouvés, quelle part chacun de nous a-t-il sauvée de ces croyances ? On poserait le dire, ni s’interroger soi-même trop à fond de peur d’être amené bientôt à constater ce qu’un écrivain hardi a appelé ici même « la banqueroute de la révolution française ! »

Ces trois années de collaboration au Globe initièrent Sainte-Beuve à tous les raffinemens de la doctrine en matière de politique et de littérature. Il s’est plu cependant à contester plus tard la part prépondérante que les doctrinaires avaient prise à la fondation et à la rédaction du Globe, ainsi que leur influence sur le développement de son esprit. Trois années s’étaient écoulées depuis la révolution de 1830 ; déjà Sainte-Beuve était en susceptibilité et presque en querelle ouverte avec les doctrinaires, auxquels il reprochait peut-être en secret de ne l’avoir point associé à leur triomphe politique. « Il semble aujourd’hui, écrit-il à cette date, à ouïr certaines gens, que le Globe n’eût pour but que de faire arriver plus commodément au pouvoir MM. les doctrinaires, grands et petits, après avoir passé six longues années à s’encenser les uns les autres. Peu de mots remettront à leur place ces ignorances et ces injures. » Et il continue en s’efforçant de rabaisser le rôle des doctrinaires au Globe. « La bourse de M. Lachevardière (l’imprimeur), l’idée de M. Pierre Leroux, l’impulsion de M. Dubois, voilà les données primitives ; la génération des salons, qui s’y joignit ensuite, n’étouffa jamais l’autre. » En revanche, il s’est montré plus sincère dans la note du troisième volume des Portraits littéraires, que j’ai déjà citée. « De là, dit-il (c’est-à-dire de l’école sensualiste), je suis passé par l’école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. » Petite contradiction, dira-t-on. Sans doute, mais il ne fallait pas trop tarder à constater que la mauvaise humeur et la rancune inspirent parfois Sainte-Beuve aux dépens de la stricte vérité.

Sainte-Beuve fut donc à son heure et malgré ses désaveux bien près de devenir un doctrinaire. C’est au reste pendant la première moitié de sa vie le trait marquant de son esprit et de sa nature morale, que la flexibilité avec laquelle il se plie à l’influence des hommes et des idées. Le moment venu, il a tiré vanité de toutes ces transformations, et il a érigé la versatilité à la hauteur d’une méthode expérimentale d’observation. A l’en croire, il n’aurait obéi qu’à l’amour de la vérités au désir de pousser aussi loin que possible ses expériences. Il ne faut point accepter pour entière et suffisante cette explication. Sans doute, dans ses conversions si enthousiastes et de si courte durée, il y a du procédé littéraire : curieux et observateur avant tout, il se persuade que le point de vue sera meilleur au dedans de l’édifice qu’au dehors, et si, pour franchir l’enceinte consacrée, on lui demande de revêtir la robe du néophyte, il l’endosse sans hésiter. Le plan des lieux une fois dressé, il laisse insensiblement glisser la robe qu’il a toujours eu soin de ne pas attacher trop solidement, et il ne la reprendra plus. Toutefois le littérateur n’est pas ici seul en cause, et la nature de l’homme est bien pour quelque chose dans cette docilité. Il faut se souvenir ici de cette timidité morale et physique qu’un observateur de son enfance dénotait en lui. Jamais Sainte-Beuve, dans la première moitié de sa vie, ne s’est trouvé en face d’une figure éclatante, jamais il n’a senti la pression d’une main vigoureuse sans aussitôt baisser les yeux et ployer les reins. Il est ébloui, transporté, il s’aligne dans le cortège, et entonne sa partie dans le chœur des catéchumènes. Ce qui distingue en effet les premiers articles critiques de Sainte-Beuve, c’est l’enthousiasme et l’humilité. L’accent du dithyrambe y domine presque toujours. Chateaubriand est « homérique et sophocléen ; Béranger est le « chantre prédestiné ; » écrit-il à Victor Hugo, c’est pour lui dire : « Vous êtes fort, et je suis faible ; vous êtes familiarisé avec l’infini. » Devant M. de Vigny, il s’incline jusqu’à terre. J’achèverai d’exprimer ma pensée par une comparaison que j’emprunterai à Sainte-Beuve lui-même. Parlant un jour d’un des esprits les plus impétueux de notre temps qu’il accusait cependant de suivre toujours l’impulsion de quelqu’un, il a dit assez irrévérencieusement : « Phanor est né disciple. » Eh bien ! il y a dans sa jeunesse beaucoup de Phanor chez Sainte-Beuve. Il s’attache volontiers aux pas de celui qu’il aperçoit marchant d’une allure décidée devant lui ; il caresse et aime à être caressé ; il pénètre dans la maison, prend sa place au coin du feu, et sa part à la table. Puis, au bout de quelque temps, s’il s’aperçoit qu’on le néglige, surtout si par mégarde on l’a rudoyé, il abandonne table et foyer ; il oublie le chemin de la maison, et, si d’aventure il rencontre celui qu’il caressait autrefois, il lui montre les dents.

Les évolutions de Sainte-Beuve étaient si promptes à s’opérer qu’on a peine dès cette époque à les suivre dans leur rapidité. Trois ans s’étaient à peine écoulés depuis son entrée au Globe, et déjà-il n’appartenait plus aux doctrinaires qu’à demi. Un événement presque insignifiant l’avait jeté dans un nouveau courant. Sainte-Beuve avait publié dans les numéros du Globe des 2 et 9 janvier 1827 deux articles sur les Odes et ballades de Victor Hugo. Ces articles étaient tout à fait favorables au jeune poète, que Sainte-Beuve ne connaissait pas encore. Victor Hugo, ayant demandé à M. Dubois le nom et l’adresse de son critique bienveillant, fit une démarche infructueuse pour le voir sans le trouver chez lui. Dès le lendemain, Sainte-Beuve s’empressa de lui rendre sa visite[1]. On l’introduisit pendant le déjeuner. La conversation s’engagea en présence de Mme Victor Hugo sur les procédés de l’art poétique, sur les vers de Victor Hugo, sur les articles de Sainte-Beuve. Une seconde visite acheva d’opérer la conversion. « Dès ce jour, dit Sainte-Beuve ; j’étais conquis à la branche romantique, dont Victor Hugo était le chef. Quelques mois après, nous allions, lui et moi, habiter rue Notre-Dame-des Champs, où, par un nouvel et heureux hasard, je me trouvai encore son proche voisin. Une vive amitié s’ensuivit… Je n’ai jamais, dit-il ailleurs, aliéné ma volonté et mon jugement, hormis un instant dans le monde de Hugo, et par l’effet d’un charme. »

De cette année 1827 date en effet pour Sainte-Beuve le commencement d’une période d’exaltation et d’agitations morales dont certaines poésies de Joseph Delorme et surtout le volume des Consolations sont l’expression première, dont le roman de Volupté marque la crise et l’âge aigu. À cette période d’exaltation se rattachent, suivant ses propres expressions, « les souvenirs les plus émouvans et les plus poignans de sa vie. » Il n’en fait pas même mystère à l’abbé Barbe. « J’ai eu, lui écrit-il, bien des douleurs dans ces derniers mois, de ces douleurs qu’on évite en gardant le port de bonne heure. La passion que je n’avais qu’entrevue et désirée, je l’ai sentie : elle dure, elle est fixée, et cela a jeté dans ma vie bien des. nécessités, des amertumes mêlées de douceurs et un devoir de sacrifice qui aura son bon côté, mais qui coûte bien à notre nature. »

Restons toutefois dans la mesure et dans la vérité. Ce serait trop idéaliser Sainte-Beuve que de le croire dominé par un sentiment profond, par une de ces nobles passions de poète telles que Béatrix, Laure et, si l’on veut se prêter un peu à l’illusion, Elvire, en ont inspiré. Sainte-Beuve a fait dans sa vie une très large place aux femmes et à tous les sentimens qu’elles inspirent ; mais il a ouvert le sanctuaire de son cœur à plus d’une divinité, et les moins pures ne sont point celles qui en ont trouvé l’accès le plus difficile. Sur ce point délicat, j’aime mieux laisser la parole à un homme d’esprit, mort aujourd’hui, qui a bien voulu s’entretenir souvent avec moi de Sainte-Beuve. Voici à peu près comme il s’exprimait : « Sainte-Beuve était de complexion amoureuse, mais pour son malheur il était laid, et d’une laideur que les femmes ne pardonnent pas. Aussi n’a-t-il jamais ou presque jamais réussi dans ses prétentions. « Les femmes, disait-il avec amertume, m’offrent toujours leur amitié. » De là une rancune secrète contre les hommes dont les entreprises romanesques ont été plus heureuses que les siennes, rancune qui s’est trahie plus tard par ses jugemens sévères sur les grands hommes à bonne fortune de notre temps, sur Chateaubriand entre autres. En un mot, il y avait lutte et contradiction chez Sainte-Beuve entre l’esprit et le tempérament. L’esprit était raffiné, subtil, enclin aux choses élevées ; le tempérament était grossier et parlait haut. Jusque vers un certain âge, il tente une conciliation et dans sa vie et dans ses œuvres. De là ses nobles passions, de là aussi ses poésies et ses romans, où la sensualité se mêle au mysticisme. Plus tard, il reconnaît que la conciliation est impossible, et le divorce s’opère. L’esprit se raffine de plus en plus, et les œuvres s’épurent ; mais le corps ne perd rien de ses exigences et de ses droits. »

Revenons à cette période de vive intimité morale et littéraire à laquelle Sainte-Beuve a lui-même assigné dans cette vivacité première une durée de trois ans. Cette intimité eut pour résultat de rendre moins étroites les relations de Sainte-Beuve avec ceux qu’il se plaisait auparavant à appeler ses maîtres du Globe, « vraiment maîtres, disait-il plus tard malicieusement, en fait d’histoire ou de philosophie, mais point du tout en matière d’élégie. » Meilleures et plus pénétrantes étaient en effet les leçons qu’il pouvait recevoir auprès de Victor Hugo, dans la familiarité duquel il s’insinua peu à peu, au point de venir chez lui tous les jours. Il fut admis aux réunions presque quotidiennes de cette petite société qu’on appelait le Cénacle, où se dépensait moins d’esprit peut-être, mais à coup sûr beaucoup plus de poésie que dans les bureaux Au Globe. Là, il se rencontrait chaque jour avec des poètes, des peintres, des sculpteurs, d’un mérite inégal, mais tous pleins d’une égalé confiance dans leur vocation et dans leur génie : les deux Deschamps, Antony et Emile, celui-ci pourtant un peu railleur, qui disait d’un de leurs camarades habituels : « Ce poète-là a une étoile ? Dites plutôt une bougie, » David d’Angers le sculpteur, Louis Boulanger le peintre, Alfred de Vigny, qui adressait à Sainte-Beuve des lettres pleines d’effusion, et avec lequel Sainte-Beuve ne demeurait pas en reste. Alfred de Musset y venait aussi parfois ; mais il était considéré comme un poète léger qui aurait peine à s’élever au-dessus de la Ballade à la Lune, ou tout au plus de la chanson : Connaissez-vous dans Barcelone… Sainte-Beuve, qui a signalé cependant avec éloge les premiers débuts d’Alfred de Musset, ne s’est jamais départi tout à fait au fond de cette impression première. Peut-être aussi a-t-il éprouvé quelque peine à lui pardonner les vers des Stances à Charles Nodier, où son attitude langoureuse dans le cénacle est dépeinte d’une façon assez plaisante :

Sainte-Beuve faisait dans l’ombre
Douce et sombre,
Pour un œil noir, un blanc bonnet,
Un sonnet.

Cette pièce, à la fois railleuse et attendrie, représente assez fidèlement ce qu’était alors le cénacle, et le mélange singulier de préoccupations romanesques et littéraires qui s’agitaient dans son sein. Chacun avait dans l’âme un chef-d’œuvre, et, comme Victor Hugo à Notre-Dame,

Commençait à s’occuper
D’y grimper.


On faisait fréquemment des lectures publiques de ces chefs-d’œuvre, qui tous étaient salués avec enthousiasme. On s’admirait en effet beaucoup et très sincèrement dans ce petit monde. On s’aimait également, du moins jusqu’à nouvel ordre. En tout cas, on s’appelait par ses prénoms, Victor, Alfred, Augustin, Antony, et il fallut une défense formelle de Victor Hugo pour empêcher qu’on n’appelât Mme Victor Hugo : Adèle. On menait du reste assez joyeuse vie, et, dans l’intervalle des leçons d’élégie, on allait volontiers dîner à la Butte au Moulin et chez la mère Saguet, ou bien en hiver la soirée s’écoulait dans la maison de Victor Hugo, située rue Notre-Dame-des-Champs, dans un jardin dont les taux ébéniers touchaient aux fenêtres de son appartement. Là on discutait sur la rime, ou bien on écoutait la lecture de Marion Delorme. Parfois Sainte-Beuve était appelé à payer son écot. « Contraint de s’exécuter, mais confus d’occuper de lui, raconte le témoin de la vie de Victor Hugo, il recommandait à la petite Léopoldine ou au gros Chariot de faire du bruit pendant qu’il parlerait ; mais ils se gardaient bien d’obéir, et on entendait les beaux vers de Joseph Delorme et des Consolations. »

Ces inspirations poétiques, auxquelles je reviendrai tout à l’heure, ne furent pas le seul résultat littéraire de cette amitié si tendre. Toutes les fois que Sainte-Beuve a passé par l’influence d’un milieu nouveau, le critique perpétuellement éveillé en lui a recueilli des aperçus dont il a fait son profit. Ce fut en cette même année 1827 qu’il commença résolument au Globe ce qu’il a appelé sa « campagne romantique. » Il y avait eu partage jusque-là, parmi les rédacteurs du Globe, sur la grande querelle littéraire du jour. Sainte-Beuve, dès le début, avait penché du côté des novateurs ; mais c’est à partir de 1827 qu’il se met décidément de leur bord, et qu’il devient leur critique en titre. Pendant plusieurs années, il se prête à eux, pour employer ses propres expressions ; il est auprès du public l’introducteur de leurs ouvrages ; il fait à côté d’eux la critique de leur méthode ; il est l’exécuteur docile de leurs commandemens ou de leurs rancunes, qu’il s’agisse de déprécier Jean-Baptiste Rousseau, ou d’exalter Lebrun-Pindare. Il entreprend surtout une tâche plus difficile, celle de découvrir dans notre littérature ancienne les aïeux des romantiques, de dresser leur arbre généalogique et d’établir qu’ils avaient retrouvé la véritable tradition de notre poésie, dont les classiques se seraient écartés les premiers. C’est le but qu’il se proposa en publiant le Tableau de la Poésie française au seizième siècle, qui est son premier travail de longue haleine.

Cet ouvrage, qui fit du bruit autrefois, a aujourd’hui un peu vieilli dans quelques-unes de ses parties. Un certain effort d’imagination est en effet nécessaire pour bien comprendre tout ce que la tentative de réhabiliter Ronsard et son école avait, en 1828, de hardi et presque d’agressif. Aucune époque n’a offert le spectacle d’une liberté, pour ne pas dire d’une anarchie comparable à celle qui règne aujourd’hui dans la république des lettres. Toute la génération dont l’esprit est ouvert depuis quinze ou vingt ans aux impressions littéraires demeure profondément indifférente à toutes les questions de genre et d’école ; ce qu’elle demande, ce sont des sensations, et pourvu qu’elle les éprouve, peu lui importe par quels procédés ces sensations lui arrivent. Jamais le pédantisme n’a exercé moins d’empire, jamais les auteurs n’ont eu le droit d’en prendre plus à leur aise avec la tradition et la règle ; mais au commencement du siècle le succès ne s’obtenait point à si bon compte. Pour éveiller l’attention du public et pour mériter le pardon d’une critique jalouse, il fallait absolument que l’on fût le disciple de quelqu’un. Le service que Sainte-Beuve s’efforça de rendre aux romantiques, ce fut de les représenter comme les disciples de Ronsard. Plus d’un lien apparent rattachait en effet l’auteur de la Franciade aux poètes de l’école moderne ; il avait attiré les foudres de Boileau, l’ennemi personnel des romantiques. Il avait été un novateur et un révolutionnaire en poésie. Il avait rompu des lances avec les classiques de son temps en levant l’étendard de l’insurrection contre les préceptes de l’art poétique de Thomas Sebilet : enfin la pléiade d’auteurs qu’il avait réunis autour de lui ne créait-elle pas un précédent au cénacle ? Que de ressemblances avec celui que dans sa petite cour poétique on appelait a notre grand Victor ! » Si c’était ici le lieu d’aller jusqu’au fond des choses, je crois qu’il serait facile de montrer que ces ressemblances étaient plus apparentes que réelles. L’imitation voulue des formes anciennes, que ne lui inspirait pas, comme à André Chénier, un amour sincère de l’antiquité, la pompe affectée du langage, la solennité de l’allure poétique, feraient bien plutôt de Ronsard le précurseur de notre vieille école classique ; ce qu’elle a eu d’artificiel et d’exagéré pourrait à bon droit lui être imputé. Les procédés de versification qu’il a inventés ont exercé moins d’influence sur les esprits de son temps que le succès de la Franciade, et il est bien véritablement le père de tous ces poèmes en douze chants qui, depuis la Pucelle de Chapelain et la Pharsale de Brébeuf jusqu’au Philippe-Auguste de Parseval Grand-Maison et à la Navigation d’Esménard, ont été la plaie de notre littérature. Ces réserves ont été marquées au reste dès le début par M. de Rémusat, dans deux articles du Globe, avec la finesse d’un esprit supérieur que l’admiration n’aveugle point jusqu’à l’engouement. L’expérience a montré combien il avait raison de vouloir soustraire la mémoire de Ronsard à ces querelles d’école. Pour nous en effet, ce qui nous plaît aujourd’hui à connaître du vieux poète, ce ne sont pas ses coupes, ses césures, ses emjambemens, que Sainte-Beuve étudiait avec tant de soin pour tirer de cette étude la justification des licences romantiques ; mais nous aimons à noter chez lui, dans quelques pièces éparses les premiers soupirs de cette inspiration intime et personnelle qui s’est traduite de nos jours en tant de plaintes harmonieuses gravées dans nos mémoires. Nous aimons à comparer :

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse !

avec :

Le temps s’en va, le temps s’en va, madame, et à nous convaincre une fois de plus que toute poésie vraie découle de la même source : l’homme, ses passions et ses souffrances. Oui, tant qu’au début de la vie l’amour fera battre notre cœur, tant que la nature étalera devant nos yeux la mélancolie de sa splendeur, tant que la mort sera le terme obscur de notre destinée, aucun de ceux qui voudront remonter jusqu’à cette source immortelle et féconde n’en reviendra les lèvres desséchées. Sainte-Beuve nous a montré que ces poètes oubliés du XVIe siècle avaient su y puiser autrefois, et par là il leur a rendu un beaucoup plus grand service que celui qu’il a cru rendre aux poètes romantiques en les rattachant à l’école de Ronsard.

En même temps qu’il remplissait cet office généalogique, Sainte-Beuve continuait à rompre des lances dans la presse périodique pour le compte de ses amis littéraires. Pour envisager la question sous toutes ses faces, il commençait sur nos anciens poètes classiques une série d’études qu’il insérait dans la Revue de Paris, et qui forment aujourd’hui une partie du tome Ier des Portraits littéraires. Sainte-Beuve s’est tellement surpassé lui-même dans ce genre, qu’à les lire aujourd’hui, ces essais paraissent un peu pâles, mais cette pâleur même en faisait alors l’originalité par le contraste avec les injurieux dédains qu’on prodiguait aux classiques. Ce qui, au milieu des polémiques littéraires d’alors, marque en effet le ton de Sainte-Beuve lorsqu’il parle des anciens poètes, c’est sa parfaite modération. Il est déjà trop avisé pour se brouiller avec d’aussi grands personnages que Corneille, Racine et même Boileau. Il répéterait volontiers avec Voltaire : « Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur. » L’article qu’il publia dans la Revue de Paris, sur Boileau avec le titre de Littérature ancienne fit cependant scandale. Les classiques avaient l’humeur susceptible, et il n’en fallut pas davantage pour qu’ils vissent dans cette dénomination un outrage prémédité à l’adresse de Boileau. Ce qui aurait dû cependant les rendre plus indulgens pour Sainte-Beuve, c’est la réserve soigneusement gardée par lui sur la révolution que les romantiques avaient entreprise à la scène. Tandis qu’il n’hésita jamais à se compromettre avec eux vis-à-vis du public en annonçant avec enthousiasme l’apparition de leurs œuvres lyriques, il se garda de toute solidarité dans leurs aventures théâtrales. Les brutalités qui signalaient les premières représentations d’Hernani devaient singulièrement lui répugner. D’ailleurs il n’était pas homme à se laisser induire en erreur par des succès retentissans, et on peut assurer que tout le fracas causé par les premiers drames de Victor Hugo ne l’empêcha pas de discerner la vanité de cette tentative de rénovation dramatique. Combien en effet il reste peu de chose, au répertoire des gens de goût, des pièces romantiques ! Qu’est-ce que Ruy Blas ou Marion Delorme auprès des tragédies de Racine ? et combien ce piètre résultat contraste avec les hautaines prétentions de la préface de Cromwell ! L’art est libre, s’écriait-on au lendemain de 1830 dans l’ivresse d’un triomphe autant littéraire que politique. Oui, mais quel usage a-t-il fait de sa liberté ? On ne voit pas que, pour avoir aujourd’hui la bride sur le cou, les poètes dramatiques fournissent une carrière plus brillante. Dois-je avouer sur ce point mon pédantisme ? Cette malheureuse règle des trois unités, dont les romantiques ont si fort médit, m’a toujours paru singulièrement calomniée. A la prendre dans son vrai sens et en la débarrassant de toutes les exagérations dont les disciples inintelligens d’Aristote l’ont surchargée, c’est tout simplement la formule, un peu scolastique, j’en conviens, d’une vérité de bon sens : à savoir que l’action théâtrale doit être concentrée, et que l’intérêt ne saurait sans s’affaiblir se disséminer sur une trop longue période de temps, ni sur une trop grande quantité de personnages. Byron, qui certes dans la poésie lyrique n’a point refusé la fantaisie à son imagination, faisait tout le premier la distinction des deux genres. On sait qu’il se prononçait pour la règle des trois unités avec une telle vivacité que Jeffrey l’accusait plaisamment de faire pénitence sur le dos des auteurs dramatiques de ses propres licences morales et poétiques. Le silence gardé par Sainte-Beuve sur toute cette partie, la plus bruyante assurément de l’entreprise romantique, donne à penser qu’au fond du cœur et sans oser le dire il était plutôt de l’avis de Byron.

Ainsi, au plus fort de querelles littéraires dont l’imagination conçoit avec peine aujourd’hui l’âpreté, dans un temps où la défense comme l’attaque se laissaient emportera des exagérations qui font sourire, au lendemain du jour où les classiques adressaient une pétition au roi pour le prier d’interdire les représentations d’Henri III au Théâtre-Français, Sainte-Beuve, engagé fort avant avec les romantiques, se gardait cependant des excès qui ont failli jeter le ridicule sur leur cause, et donnait déjà des preuves de cet esprit de critique impartial et tempéré, souple dans ses points de vue, circonspect dans ses conclusions, dont il devait plus tard pousser l’exercice jusqu’au génie. Si marquée que fût dès lors cette vocation critique chez Sainte-Beuve, il est certain cependant qu’il n’en discernait pas très bien les indices. À cette date, ses études littéraires n’étaient pour lui, il en est convenu plus tard, que des exercices intellectuels, une manière de s’initier à la méthode et aux procédés des grands auteurs. Au fond de son cœur, il rêvait une autre gloire. Sainte-Beuve se crut poète longtemps, peut-être toujours. Il a raillé quelque part « le chantre de Moïse et d’Éloa inclinant son vaste front, moite et douloureux, et souriant à l’éloge avec une gracieuse amertume quand des femmes lui disaient : « Oh ! faites-nous des Cinq-Mars, c’est là votre genre. » Moins gracieuse peut-être, mais tout aussi profonde était l’amertume qu’inspirait à Sainte-Beuve la préférence décidée du public pour sa prose par comparaison à ses vers : « Aujourd’hui, disait-il à la fin de sa vie, on me croit seulement un critique ; mais je n’ai pas quitté la poésie sans y laisser tout mon aiguillon. »


III

Lorsque Sainte-Beuve récitait au cénacle quelques-uns de ses vers, il n’en était pas à ses premiers essais poétiques. Bien que le recueil intitulé Vie, pensées et poésies de Joseph Delorme n’ait paru qu’en 1829, la plupart des pièces qui le composent se rattachent manifestement à cette première époque de la jeunesse de Sainte-Beuve où il poursuivait, sous la direction de Dupuytren, ses études médicales et physiologiques. Les quelques fragmens où l’influence de Victor Hugo et du cénacle commence à se faire sentir sont d’une inspiration toute différente. Du reste la pseudo-biographie que Sainte-Beuve a mise en tête du recueil en fait foi. Il s’est, à vrai dire, personnifié dans Joseph Delorme, comme Goethe s’est personnifié dans Werther, au dénoûment près, car la phthisie pulmonaire et l’affection du cœur dont est mortellement atteint Joseph Delorme n’ont jamais troublé dans son équilibre la robuste santé de Sainte-Beuve ; mais, comme lui, Joseph, contraint par sa condition médiocre de choisir entre des professions qui lui répugnent également, s’adonne aux études médicales. Comme lui, il lutte contre les difficultés de la vie matérielle, comme lui peut-être, il éprouve des rebuts et des déceptions ; mais, au bout de ces infortunes, la ressemblance cesse, Joseph Delorme en meurt, Sainte-Beuve en guérit, et de toutes ces souffrances, réelles dans leur impression première, un peu grossies comme il convient pour la poésie, il fait un recueil que le Globe annonce mystérieusement par la plume de Charles Magnin, et auquel on prédit qu’il fera du bruit. Le recueil fit du bruit en effet et même du scandale, Sainte-Beuve en prenait assez volontiers son parti. « Ce malheureux livre, écrit-il à son ami M. Loudierre, a eu tout le succès que je pouvais espérer ; il a fait crier et irrité d’honnêtes gens beaucoup plus qu’il ne m’eût paru croyable. Mme de Broglie a daigné trouver que c’était immoral, M. Guizot que c’était du Werther jacobin et carabin. Il y a eu là-dessus scission et débats au Globe… N’est-ce pas glorieux et amusant ? » En revanche, il est un peu embarrassé vis-à-vis de l’abbé Barbe. « J’avais sur le métier un nouveau volume qui est fini maintenant et va s’imprimer, mais je te porterai tout cela à la fois ; c’est trop profane pour être envoyé de loin sans explication et commentaire de vive voix, d’ailleurs très inoffensif, sois-en sûr, pour la religion et la monarchie. C’est purement littéraire. » Dans une autre lettre, postérieure de plus d’une année, il disait encore, après avoir parlé du vague des passions : « C’est ce que, dans mes momens de demi-loisir, j’ai essayé de peindre dans mes poésies, que j’ai toujours eu pudeur de te faire lire, et que je te prie de ne pas connaître avant que moi-même je ne t’aie vu et expliqué bien des choses. »

Cette pudeur honorable qui empêchait Sainte-Beuve d’envoyer ses poésies à l’abbé Barbe, Joseph Delorme est loin de l’éprouver vis-à-vis du public. Il serait difficile de pousser plus loin qu’il ne l’a fait l’intimité de certaines confidences. Je doute cependant que de nos jours le scandale de cette publication eût été aussi grand. Depuis la mort de Joseph Delorme, on nous a confié tant et de si étranges choses ! D’ailleurs ce qui choquait beaucoup d’esprits littéraires, c’était moins le récit souvent brutal des entraînemens de Joseph Delorme que l’inspiration et le ton général de ses poésies. Quelle témérité d’abord et quel défi en quelque sorte d’avoir accolé de propos délibéré deux noms aussi foncièrement bourgeois, pour en baptiser un personnage dont on prétendait couronner la mémoire d’une auréole poétique ! N’était-ce pas en apparence une protestation contre ces douleurs aristocratiques dont l’étalage si bruyant avait rempli le commencement du siècle ? Sainte-Beuve, qui n’aimait pas les façons de grand seigneur, avait ressenti peut-être une secrète impatience contre cette prétention féodale à confisquer le domaine de la mélancolie. René, Manfred, Adolphe, tous de noble race ! Werther lui-même peut endurer quelques affronts dans les salons du comte de C…, mais, à tout prendre, c’est un diplomate. Pourquoi la petite bourgeoisie n’aurait-elle pas aussi ses désespérés, et pourquoi une grande douleur ne se cacherait-elle pas au fond d’une condition mesquine ? Cette prétention démocratique dans un temps où les passions littéraires étaient aussi vivement surexcitées ne pouvait passer inaperçue, et l’impatience qu’elle causa à certains esprits se traduisit par le mot de M. Guizot, rapporté tout à l’heure : Werther carabin. Sainte-Beuve n’avait d’ailleurs rien fait pour se ménager la bienveillance de ceux qui tenaient pour les traditions de notre ancienne poésie. Jamais la hardiesse des procédés nouveaux de versification, des césures et des enjambemens n’avait été poussée si loin. De là les colères qu’on peut penser dans le camp des classiques ; mais de là aussi, dans l’autre parti, des élans d’admiration après lesquels, il faut en convenir, l’auteur était bien pardonnable de concevoir certaines illusions. L’enthousiasme d’Alfred de Vigny ne connaissait pas de bornes. « Votre Joseph Delorme m’empêche d’écrire ; il m’empêche de sortir et de penser à autre chose qu’à ses vers. Il faut bien que je vous parle de lui. Ah ! bonsoir, ce masque me gêne ; vos vers, votre prose, vos sonnets, vos élégies, tout cela m’enchante. » Jouffroy lui-même, ordinairement si sobre dans l’expression de sa pensée, écrivait à Sainte-Beuve : « Ne doutez pas de vous-même, je vous en conjure ; vous êtes poète par le cœur, vraiment poète, et vous ne l’êtes pas moins par l’imagination. Votre style étincelle de beautés vives et naturelles qui relèvent les choses les plus communes et rajeunissent les plus fanées. » Ajoutez à cela quelques lettres de femmes qui, prenant ou feignant de prendre au sérieux la fiction, écrivaient à Sainte-Beuve que, si elles avaient connu Joseph Delorme, elles l’auraient consolé, et vous comprendrez sans peine que Sainte-Beuve ait pu être tenté de s’écrier : Anch io sono poeta.

Si les poésies de Joseph Delorme ont fait lors de leur apparition un peu plus de bruit et reçu un peu plus de complimens qu’elles ne le méritaient, en revanche elles sont peut-être tombées aujourd’hui dans un discrédit trop complet. C’est chose acceptée que les tentatives poétiques de Sainte-Beuve ont été de sa part une entreprise malheureuse, et qu’il n’y a gagné qu’un peu de ridicule. A les lire aujourd’hui avec une curiosité impartiale, les poésies de Joseph Delorme méritent une appréciation moins dédaigneuse. A première vue, on y reconnaît deux courans, deux inspirations bien différentes : l’une est pure et gracieuse, souvent heureuse d’expression et de sentiment, mais toujours d’imitation et de seconde main. Sainte-Beuve, qui avait beaucoup étudié les lakistes anglais, Wordsworth, Cooper et leur école, les traduit ou les paraphrase souvent, et, quand il ne les traduit pas, il les copie en reproduisant leurs tableaux d’amour idéal et de bonheur domestique. Sa meilleure pièce en ce genre est celle qui commence ainsi :

Toujours je la connus pensive et sérieuse,…


et dont la fin mériterait peut-être de rester gravée dans la mémoire de ceux qui aiment la poésie simple :

Ainsi passent ses jours, depuis le premier âge,
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,
D’un cours lent, uniforme et pourtant solennel,
Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.
Et moi, qui vois couler cette humble destinée
Au penchant du devoir doucement entraînée,
Ces jours purs, transparens, calmes, silencieux,
Qui consolent du bruit et reposent les yeux,
Sans le vouloir, hélas ! je retombe en tristesse :
Je songe à mes longs jours passés avec vitesse,
Turbulens, sans bonheur, perdus pour le devoir,
Et je pense, ô mon Dieu ! qu’il sera bientôt soir !

L’autre inspiration est au contraire toute personnelle et intime. Tantôt subtile et raffinée dans l’expression des sentimens, tantôt brutale et grossière dans la peinture des sensations, mais toujours aigrie et souffreteuse, elle n’est pas cependant dénuée d’une certaine poésie âpre. Ce qui manque à cette inspiration, c’est à la fois le charme et la passion. Là où on voudrait trouver la peinture de l’amour, on ne rencontre que celle de la débauche ; là où on cherche l’accent de la douleur, on entend les plaintes de la vanité blessée. Partout quelque chose de fané, de flétri, de desséché, partout ce que Sainte-Beuve appelait lui-même la couleur jaunissante. En un mot, c’est de la poésie bilieuse. Il en avait le sentiment quand, parlant d’une pièce célèbre, objet de beaucoup de quolibets, où pour le coup le jaune domine au point d’en dégoûter tout à fait, il disait avec vivacité : « C’est à prendre ou à laisser, mais cela résume le genre. » Les épigrammes que cette malheureuse conception des Rayons jaunes fit pleuvoir sur Sainte-Beuve lui restèrent longtemps sur le cœur. De temps à autre, il essayait une timide justification, et il ne lui déplaisait pas, après trente-cinq ans et plus, de rappeler que cette pièce était précisément une de celles qui avaient excité l’admiration d’Alfred de Vigny « le pur. » Il faut avouer que, si l’on fait effort pour oublier certaines images ridicules, une poésie étrange, mais réelle, ressort dans cette pièce du contraste fortement rendu entre la gaîté grossière d’un cabaret de barrière et la solitude mélancolique d’une chambre d’étudiant que les rayons dorés du soleil couchant baignent dans une même lumière. Sainte-Beuve a réussi parfois dans ces effets heurtés qu’il se plaisait à rechercher ; mais le caractère général de son inspiration ne saurait être qualifié plus justement qu’il ne l’a été par un critique inconnu dont je n’oserais pas reproduire ici le jugement dans sa crudité, si Sainte-Beuve ne l’avait rapporté lui-même avec quelque complaisance. « J’ai connu, disait ce critique, une femme qui était belle, mais dont l’haleine sentait toujours la, fièvre d’une nuit agitée ; voilà la poésie de ce M. Delorme : ce n’est pas sain, mais c’est pénétrant. » Ce singulier éloge en dit plus que toutes les critiques.

Un an presque jour pour jour après les Poésies de Joseph Delorme parurent les Consolations. Si Sainte-Beuve s’était proposé (et il n’en était pas incapable) d’atteindre à l’effet par le contraste, assurément il put se dire qu’il avait réussi. Autant le désespoir de Joseph Delorme est un désespoir terrestre, révolté, qui semble ne concevoir et ne rêver aucun soulagement par-delà les jouissances souvent très matérielles de ce monde, autant la tristesse des Consolations est une tristesse mystique, déjà à demi transformée en holocauste, et, pour parler le langage de la dévotion, offerte à Dieu. C’est bien cependant le même homme qui parle, c’est bien aux mêmes amis qu’il s’adresse, à Victor Hugo, à Emile Deschamps, à Mérimée. Celui-ci dut sourire un peu de ce sourire discret qui déridait parfois la froideur de sa physionomie quand il se vit adresser par Sainte-Beuve des vers tels que ceux-ci :

Si, dès les premiers pas, quelque faiblesse impure,
Quelque délire encor m’a dans l’ombre entraîné,
Je ne m’en souviens plus, j’ai lavé la souillure ;
Mon seuil est désormais sans tacha et couronné.


Le ton en effet est bien changé, et tout l’esprit du recueil se concentre dans cette épigraphe tirée de la Vita solitaria de Pétrarque : Credo ego generosum animum prœter Deum ubi finis est noster nusquam acquiescere. On peut penser si l’étonnement fut grand dans le monde poétique ; cet étonnement au reste ne nuisait pas à l’admiration. « Consolateur, puissiez-vous être consolé, s’écriait Alfred de Vigny. Je vous écris les larmes aux yeux et ne sais quel éloge littéraire vous donner. » — « Écoutez votre génie, monsieur, » disait Chateaubriand. — « J’ai pleuré, moi, qui oncques ne pleure, » lui écrivait Lamartine. Le Globe lui-même, bien que peu dévot, chargeait M. Duvergier de Hauranne de faire bon accueil au nouveau converti. Béranger fut peut-être, parmi les amis de Sainte-Beuve, le seul qui laissa percer un peu d’ironie. « Quand vous vous servez du mot Seigneur, lui dit-il dans une longue lettre, vous me faites penser à ces cardinaux anciens remerciant Jupiter et tous les dieux de l’Olympe de l’élection d’un nouveau pape. » On comprend donc que Sainte-Beuve, un peu enivré par tous ces éloges, ait pu écrire avec quelque vérité : « Les Consolations furent celui de tous mes recueils de poésie qui obtint auprès du public choisi de ce temps-là ce qui ressemblait le plus à un succès littéraire. » Le public non choisi ne ratifia pas ce jugement ; peut-être a-t-il été plus sévère encore pour ce recueil que pour le précédent. Les plaintes de Joseph Delorme avaient éveillé un certain écho dans la jeunesse souffrante et besoigneuse, que la plainte vague et pure des Méditations ne satisfaisait qu’à demi : il s’était même rencontré des fanatiques pour dire que Sainte-Beuve serait le Lamartine de la bourgeoisie ; mais Joseph Delorme consolé, en train de tourner à la dévotion, obtint moins de crédit auprès des étudians. Le dédain des contemporains de Sainte-Beuve se traduisit en termes assez durs dans le National par la plume d’Armand Carrel. La génération actuelle a pris vis-à-vis des Consolations un parti plus simple ; elle ne les lit plus. Peut-être n’a-t-elle pas tort, car enfin il faut bien choisir, et il y a tant de choses à lire ! Elle y trouverait cependant quelques jolis vers à retenir, une pièce ou deux peut-être. M. Vinet, qui s’est montré un si bon juge de notre poésie moderne, a espéré sauver de l’oubli la VIIIe Consolation en l’insérant dans sa Chrestomathie. C’est celle qui commence ainsi :

Naître, vivre et mourir dans la même maison…

La mélancolie et la noblesse de ces modestes existences que l’amour seul peut relever y sont peintes en vers heureux de forme et de sentiment :

Dans son quartier natal, compter bien des saisons
Sans voir jaunir les bois ou verdir les gazons,
Avec les mêmes goûts, avoir sa même chambre,
Ses livres du collège et son poêle en décembre,
Sa fenêtre entr’ouverte en mai, se croire heureux
De regarder un lierre en un jardin pierreux :
Tout cela, puis mourir plus humblement encore,
Pleuré de quelques yeux, mais sans écho sonore !
O mon cœur, toi qui sens, dis ? est-ce avoir vécu ?
Pourquoi non ? Et pour nous qu’est-ce donc que la vie ?
…….
Vivre, sachez-le bien, n’est ni voir ni savoir,
C’est sentir, c’est aimer ; aimer, c’est là tout vivre.
Le reste semble peu pour qui lit à ce livre ;
Sitôt que passe en nous un seul rayon d’amour
L’âme entière est éclose, on la sait en un jour,
Et l’humble, l’ignorant, si le ciel l’y convie,
À ce mystère immense aura connu la vie…

Cette noble pensée de l’égalité dans l’amour n’a peut-être jamais été rendue en vers plus purs et plus harmonieux. Et pourtant qui les connaît, sauf peut-être les jeunes filles de Genève et de Lausanne, entre les mains desquelles on met la Chrestomathie de M. Vinet ?

C’est se livrer au reste à un travail de curieux que de rechercher parmi Les poésies de Sainte-Beuve celles qui mériteraient d’être sauvées de l’oubli. Rien ne fera revenir le public sur le jugement qu’il a porté. Aussi n’y aurait-il pas lieu de s’arrêter plus longtemps à ce recueil des Consolations, s’il n’était nécessaire d’y étudier dans son expression première cette inspiration religieuse sous l’influence de laquelle Sainte-Beuve a écrit depuis le roman de Volupté ainsi que les deux premiers volumes de Port-Royal, et de discuter le degré précis de sa sincérité dans cette inspiration. On s’est livré à cet égard à de vives controverses, et il est nécessaire de serrer la question de près.

Au point où nous l’avons laissé, Sainte-Beuve était un disciple fervent de la doctrine de Condillac, poussée à ses dernières conséquences par les Cabanis et les Tracy. A vingt ans, il croyait fermement que la pensée est une sécrétion du cerveau, et que rien de l’homme ne survit à l’homme. C’est l’époque de ses études physiologiques et aussi des premières poésies de Joseph Delorme ; mais en passant au Globe il subit une nouvelle influence philosophique qui se personnifia dans M. Jouffroy. Sainte-Beuve a peint avec beaucoup de grâce ce cours mystérieux de philosophie que M. Jouffroy, destitué, continuait de faire à quinze ou vingt élèves dans sa petite chambre de la rue du Four-Saint-Honoré pendant l’année 1828. « Lorsqu’il parlait du beau, du bien moral ou de l’immortalité de l’âme, son teint plus affaibli, sa joue plus légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du Phédon. Le jour qui baissait agrandissait la scène ; on ne sortait que croyant et pénétré en se félicitant des germes reçus. » La nature de Sainte-Beuve n’était pas assez réfractaire pour échapper longtemps à cette influence pénétrante. En même temps il subissait aussi, mais de loin, celle plus puissante encore de M. Cousin, dont, à la Sorbonne, il suivait les cours, alors dans tout leur éclat. Il applaudissait sans balancer aux rudesses du grand professeur contre Broussais, Daunou, « et cette coriace philosophie dite sensualiste : ce dernier coup sera décisif, ajoutait-il dans une lettre à un ami, et je me promets bien d’applaudir au résultat, ’car ces vieilles gens sont incorrigibles et harcelans. » Plus tard Sainte-Beuve, ayant eu maille à partir avec M. Cousin, lui a reproché avec amertume les procédés de sa polémique philosophique, et l’épithète flétrissante de sensualistes, qu’il avait appliquée aux philosophes du XVIIIe siècle, tandis qu’il eût été selon lui plus exact et plus équitable de les appeler sensationnistes. « Une probité philosophique plus scrupuleuse que celle de M. Cousin se fût privée d’un tel moyen ; mais en pareil cas l’audacieux personnage n’y regardait pas de si près. » Le souvenir de ces applaudissemens d’autrefois aurait dû peut-être rendre Sainte-Beuve plus indulgent ; mais, quand il s’agissait de lancer un trait à un adversaire, lui non plus n’y regardait pas de si près. Toutefois, s’il a donné son adhésion à la philosophie de M. Jouffroy et de M. Cousin, cela n’a été que pour un temps très court. Il était aussi peu spiritualiste que possible, et les sommets escarpés du déisme étaient trop nus, trop dénués de fleurs pour qu’il pût s’y complaire. A la date même où il suivait les cours de M. Cousin, il écrivait à l’abbé Barbe : « J’ai souvent et même toujours un grand vide, des défaillances d’âme, des ennuis, des désirs. Les doutes religieux y sont bien pour quelque chose, et, quoique cet état d’esprit tienne aussi à d’autres causes presque impossibles à analyser, les grandes et éternelles questions y interviennent fréquemment. C’est le lot de l’humanité. » C’est au mois d’août 1828 qu’il tient ce langage, et ces doutes religieux dont il parle, ce sont les premières hésitations après l’assurance absolue dans la négation, après cette période de matérialisme physiologique qui s’étend de 1824 à 1827, succédant elle-même à une période de foi, enfantine si l’on veut, mais qui paraît avoir duré cependant jusque vers 1822 ou 1823. Je demande pardon de cette chronologie ; — en matière si délicate, c’est le seul moyen d’arriver à la vérité en échappant au parti-pris.

Au surplus, la suite de la correspondance avec l’abbé Barbe va le montrer inclinant de plus en plus vers le christianisme. Onze mois après, à la date du 26 juillet 1829, il lui écrit : « Mes idées qui, pendant un temps, avaient été fort tournées au philosophisme, et surtout à un certain philosophisme, celui du XVIIIe siècle, se sont beaucoup modifiées et ont pris une tournure dont je crois sentir déjà les bons effets. Sans doute nous ne serions pas encore sur beaucoup de points, et surtout en orthodoxie, du même avis, je le crains ; pourtant nous nous entendrions mieux que jamais sur beaucoup de questions qui sont bien les plus essentielles dans la vie humaine, et là même où nous différerions, ce serait de ma part parce que je n’irais pas jusque-là, plutôt que parce que j’irai ailleurs et d’un autre côté. » Et il ajoute encore pour bien mettre son ami au courant de son âme : « Au reste je dois t’avouer que, si je suis revenu avec conviction sincère et bonne volonté extrême à des idées que j’avais dépouillées avant d’en sentir toute la portée et tout le sens, ç’a été bien moins par une marche théologique ou même philosophique que par le sentier de l’art et de la poésie ; mais peu importe l’échelle, pourvu qu’on s’élève et qu’on arrive. »

Cette lettre marque nettement les trois périodes que j’ai déjà signalées : une première période de foi à la suite de laquelle les idées religieuses sont dépouillées, une période de philosophisme matérialiste, puis un retour aux idées premières, retour lent, mais marqué. Au mois de mai 1830, c’est-à-dire deux mois après la publication des Consolations, nous trouvons Sainte-Beuve encore plus affirmatif. « Nous nous accorderons mieux sur les idées religieuses. Après bien des excès de philosophie et de doutes, j’en suis arrivé, j’espère, à croire qu’il n’y a de vrai repos ici-bas qu’en la religion, en la religion catholique orthodoxe, pratiquée avec intelligence et soumission. »

Ces lettres paraissent trancher d’une façon absolue une première question : celle de la sincérité. Oui, Sainte-Beuve a été sincère dans l’inspiration de ses poésies religieuses, et personne, après avoir lu ces lettres, ne peut continuer à considérer les Consolations comme une gageure de rhétorique ; mais il faut sur-le-champ marquer la nuance, et se garder de toute exagération. La conversion de Sainte-Beuve a été plus qu’une conversion littéraire ; elle n’a jamais été une conversion morale. Elle n’a point transformé sa vie et ne lui a jamais inspiré, selon toute apparence, des actes de foi positive, semblables à ceux dont M. Morand rappelle le souvenir dans sa préface. Sainte-Beuve lui-même va nous l’apprendre, ou plutôt à l’abbé Barbe : « Je dois te dire encore que ma vie est loin d’être conforme à ce que je voudrais et ce que je croirais le bien ; mais c’est déjà quelque chose que je le sente, et que je tâche d’être plus d’accord avec moi-même. » (Lettre du 26 juillet 1829.) Et dix mois plus tard : « Mais, hélas ! ce n’est là encore pour moi qu’un simple résultat théorique ou d’expérience intérieure, et je suis loin d’y ranger ma vie et toutes mes actions comme il conviendrait. Cependant l’objet de ses préoccupations ordinaires devient plus élevé. Ce qui m’occupe sérieusement, c’est la vie elle-même, son but, le mystère de notre propre cœur, le bonheur, la sainteté, et parfois, quand je me sens une inspiration sincère, le désir d’exprimer ces idées et ces sentimens selon le type éloigné de l’éternelle beauté. Si j’avais plus d’ardeur aux choses d’en haut, ce serait un grand bien pour moi d’être aussi détaché que je le suis de tout le bruit et de tout le monde d’alentour ; j’y suis indifférent à toute heure, en tous lieux. Par malheur, ne tenant plus à rien du dehors et ne me rattachant pas assez exclusivement à l’échelle du salut, je me maintiens dans les régions d’entre deux, véritable enfer des tièdes. Espérons que cela aura une fin. »

Tout esprit non prévenu reconnaîtra la valeur de ces témoignages, et ce serait les affaiblir que de les commenter. Cependant une question délicate reste à résoudre. Sous quelle conjoncture cette conversion s’est-elle opérée chez Sainte-Beuve ? Est-ce un travail intérieur d’études et de réflexions ? Est-ce une influence venue du dehors ? Nous allons bien trouver dans la vie de Sainte-Beuve l’empreinte puissante de Lamennais ; mais, c’est à peine si, à l’époque où furent composées les Consolations, il était en relations lointaines avec lui. Quant au travail intérieur et à la réflexion, Sainte-Beuve, qui était déjà à cette époque un érudit en littérature, n’avait guère pâli sur les textes sacrés, et il n’a jamais été très familier avec l’exégèse et la théodicée. D’ailleurs il le dit lui-même à l’abbé Barbe, s’il est revenu à ses anciennes croyances, c’est moins par la marche philosophique ou théologique que par le sentier de l’art ou de la poésie ; est-ce bien d’art et de poésie qu’il faut parler ici ? Ne faut-il pas remonter plus haut, jusqu’à la source même de tout art et de toute poésie, pour trouver l’origine véritable des inspirations religieuses de Sainte-Beuve ? Au surplus, laissons-le parler lui-même. En 1869, à la fin d’un article sur La Rochefoucauld publié pour la première fois en 1840, il ajoutait cette note : « Ma première jeunesse, du moment que j’avais commencé à réfléchir, avait été toute philosophique, et d’une philosophie toute positive, en accord avec les études physiologiques et médicales auxquelles je me destinais ; mais orne grave affection morale, un grand trouble de sensibilité était intervenu vers 1829 et avait produit une vraie déviation dans l’ordre de mes idées. Mon recueil de poésies, les Consolations et d’autres écrits qui suivirent, notamment Volupté et les premiers volumes de Port-Royale témoignaient assez de cette disposition inquiète et émue qui admettait une part notable de mysticisme. »

Il ne faut pas reculer plus longtemps devant le mot propre : c’est par l’amour que Sainte-Beuve est arrivé à la religion. Il n’est ni le seul, ni le premier, qui y ait été conduit par cette voie. Je ne voudrais rien dire en cette matière qui eût l’apparence d’un paradoxe, ni surtout d’une irrévérence ; mais j’ai toujours trouvé passablement superficielles et trompeuses les distinctions que nos moralistes établissent communément entre les divers sentimens affectueux du cœur humain. L’amitié n’est pas si différente qu’on le croit de l’amour, ni l’amour de la créature de l’amour du Créateur. Ce qui diffère profondément, radicalement, ce sont les âmes dont ces divers sentimens s’emparent tour à tour, ce sont, pour parler un langage d’école, les sujets passifs de ces affections. Telle de ces âmes apportera toujours dans l’amitié toute l’agitation de l’amour, telle autre conservera dans l’amour la tranquillité de l’amitié. La langue que nous parlons est plus vraie dans sa pauvreté et sa confusion que les moralistes dans leurs subtilités, lorsqu’elle emploie sans distinction le verbe aimer. Au fond de tout cela, il y a des questions d’âge, de nature et, il faut en convenir, de tempérament ; mais le principe de toutes les affections reste le même, et Bossuet, qui se connaissait aux sentimens humains, n’hésite pas à faire découler de l’amour tous les mouvemens bons et mauvais de notre âme. Il en est de même de l’amour de Dieu ; c’est le sentiment humain, purifié, exalté, transformé, et cependant toujours reconnaissable à ses traits principaux. Cependant il est certaines âmes pures et privilégiées qui se sont enflammées du premier coup pour l’objet le plus élevé qui pût être offert à leur affection, et qui se sont consacrées tout entières à cet objet sans partage et sans retour. Ce sont là les vrais mystiques, saints et saintes, auxquels la doctrine catholique, large et compréhensive, quoi qu’on en dise, a ouvert dans l’enceinte de l’église une aile à part où ils font retentir leurs cantiques d’amour. Il en est d’autres, moins heureuses et moins chastes, chez lesquelles la sensibilité a été d’abord éveillée par l’amour de la créature, et qui, trompées, déçues, mais toujours dévorées de la soif d’aimer, finissent par étancher cette soif à la fontaine qui ne tarit jamais ; c’est la race des Madeleine et des saint Augustin. Enfin il en est, celles-là plus terrestres et plus fragiles, chez lesquelles les vibrations des deux amours se confondent, naissent et expirent en même temps. Celles-là sont le plus souvent des âmes d’artiste et de poète. Il ne faut rien leur demander d’autre que des accens émus et harmonieux à l’heure de l’inspiration ; mais douter de leur foi serait aussi injuste que de douter de leur amour. De celles-là était Sainte-Beuve. Aussi, lorsque, distinguant entre la dévotion de tête et la dévotion de cœur, M. Levallois[2] dit : « Sainte-Beuve n’avait que la dévotion de tête, » il me paraît commettre une erreur capitale. C’est le cœur au contraire qui a été dévot chez Sainte-Beuve pendant quelques années. La controverse, le raisonnement et les textes n’y ont été pour rien ; il a aimé, et il a cru.

Qu’on vienne maintenant prétendre qu’au milieu des accès d’une dévotion pareille la nature de l’esprit n’a jamais perdu tous ses droits, je suis bien loin d’y contredire. Jamais, à aucune époque de sa vie, et pas plus, entendons-nous bien, à la fin qu’au commencement, Sainte-Beuve n’a été porté au dogmatisme et à l’affirmation absolue. J’admets donc parfaitement que le perpétuel point d’interrogation soit venu se poser devant son intelligence, entre les intervalles de ses élans vers la foi. Ce que je maintiens, ce que, pour l’honneur de Sainte-Beuve, tous ses amis devraient maintenir, c’est la sincérité et la chaleur de son inspiration première, sans préjudice, bien entendu, du refroidissement inséparable de toute exécution mûrie. Sans doute la flamme s’est éteinte avec les alimens qui l’entretenaient ; mais elle n’en a pas moins brûlé quelque temps sur l’autel. La publication des Consolations ne marque que le moment où elle s’allume, et bientôt nous allons la voir s’élancer en jets plus éclatans. Il est nécessaire de suspendre ici cette étude morale pour montrer l’action que les événemens extérieurs ont exercée à cette date sur l’existence de Sainte-Beuve.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Cette première entrevue est rapportée d’une façon un peu différente dans l’ouvrage intitulé Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. D’après le témoin, Sainte-Beuve serait venu offrir à Victor Hugo de faire dans le Globe des articles sur Cromwell, qui n’était pas encore para. Au point de vue de la dignité du critique, il y a là une petite nuance que Sainte-Beuve a tenu à marquer dans ses Portraits contemporains ; on croirait plutôt à l’exactitude des souvenirs de Sainte-Beuve.
  2. Sainte-Beuve, 1872.