Écrivains modernes de la France/M. Villemain

La bibliothèque libre.

ECRIVAINS MODERNES


DE LA FRANCE




M. VILLEMAIN.


Souvenirs contemporains d’Histoire et de Littérature, 1 vol. in-8o, 1854.




Les travaux de M. Villemain peuvent se ranger sous trois chefs : littérature française, littérature étrangère, études historiques. Pour apprécier dignement cet esprit ingénieux, cet improvisateur si disert, cet écrivain si pur, qui rappelle les plus beaux temps de notre langue, il convient, je crois, d’étudier un à un chacun de ces trois chefs. Si j’essayais d’estimer d’une manière générale la valeur littéraire de ces travaux si variés, qui embrassent un champ si étendu et révèlent une si grande souplesse d’intelligence, je m’exposerais de gaieté de cœur à des omissions sans nombre, et par là même à l’injustice. Ce n’est pas que je prétende passer en revue tout ce qu’a fait M. Villemain : ma tâche ainsi comprise aurait de quoi m’effrayer. Et d’ailleurs, pour parler de tout ce qu’il a dit sans exception, il faudrait savoir tout ce qu’il sait. Or, parmi les plus laborieux, les plus amoureux de l’étude, combien oseraient se vanter de satisfaire à une telle condition ? Bon gré, mal gré, il faut bien me résoudre à faire un choix, à ne porter la discussion que sur les points qui me sont familiers : si j’agissais autrement, j’encourrais le reproche d’outrecuidance.

M. Villemain a labouré dans tous les sens le terrain de l’érudition. Doué d’une mémoire prodigieuse, habile à saisir des rapports inattendus, il étonne le lecteur par la multitude des rapprochemens en même temps qu’il le charme par la grâce du langage, par le choix des images, par l’élévation constante de la pensée : si parfois il se laisse aller à la malice de son esprit, il n’en abuse jamais, et sait toujours s’arrêter à temps : preuve inestimable de modération qu’on ne peut trop louer. Il ne veut pas amuser, il veut instruire. Il ne se contente pas de nous révéler sa pensée, de nous la présenter sous une forme claire et précise ; il ne s’attache pas avec moins de soin, avec moins de constance à déposer dans l’âme du lecteur le germe des idées qu’il s’abstient d’exprimer. Il se plaît à exciter l’intelligence, à lui désigner des voies nouvelles. On dirait qu’il prend plaisir à tromper son lecteur sur la vraie mesure de ses forces, en lui laissant croire qu’il peut marcher seul et sans secours, et plus d’une fois en effet le lecteur s’abuse et prend pour siennes les idées et les sentimens que M. Villemain vient de lui suggérer. Qui oserait lui reprocher cet innocent artifice ? N’est-ce pas là une des applications les plus merveilleuses de l’éloquence ? Associer l’auditoire à l’accomplissement de sa tache, n’est-ce pas un des plus beaux triomphes de l’orateur ? Mais pour bien comprendre l’exactitude littérale de ces remarques, il faut avoir entendu M. Villemain dans sa chaire de la Sorbonne. La pureté de son style, qui est depuis longtemps un lieu commun, ne reproduit que d’une manière incomplète le charme et la puissance de sa parole : la génération qui se pressait sur les bancs de la Sorbonne dans les dernières années de la restauration n’a pas oublié, n’oubliera jamais ces leçons, tour à tour savantes et spirituelles, qu’elle recueillait d’une oreille avide.

Je choisis dans ces leçons, que la sténographie a reproduites avec une fidélité littérale, quelques-uns des grands noms qui ont dominé le XVIIIe siècle, et je me demande si dans le silence du cabinet, loin de l’auditoire, aujourd’hui dispersé, qu’il tenait suspendu à ses lèvres, M. Villemain ne trouverait pas quelque chose de plus à nous dire : ce n’est pas que je songe à lui reprocher de n’avoir pas épuisé son sujet ; il a mis à profit le conseil de La Fontaine, et je crois qu’il a bien fait ; mais tout en suivant ce conseil judicieux, ne pouvait-il, ne devait-il pas pénétrer plus avant dans les œuvres de Voltaire et de Rousseau, de Montesquieu, de Le Sage et de Prévost ? Je n’ignore pas tout ce que l’enceinte de la Sorbonne lui commandait de ménagemens. Cependant je crois que, sans manquer à la dignité, à l’austérité de son enseignement, il lui était permis d’aborder d’une manière plus directe et plus hardie les grands sujets que lui offrait le siècle dernier.

Tout en le remerciant des services immenses qu’il a rendus à la cause du bon goût, je pense qu’il n’a pas jugé assez sévèrement le théâtre de Voltaire. Lorsqu’il compare Zaïre et Othello, Hamlet et Sémiramis, s’il est juste pour le poète anglais, s’il en signale tous les mérites dans une langue vive et colorée, il est souvent trop indulgent, parfois même trop timide en face du poète français. Je m’étonne qu’un esprit aussi fin, aussi délicat, si habile à sonder tous les replis de la pensée, à saisir, à démêler tous les secrets de la passion, accepte avec tant de complaisance la langue de Zaïre, langue qui n’appelle jamais les choses par leur nom, qui prodigue les périphrases, les images sans justesse et les rimes boiteuses. Je sais bien qu’il se ménage une excuse en plaçant le style de Zaïre au-dessous du style d’Athalie ; mais je ne voudrais pas que cette vérité si utile à proclamer fût logée dans un post-scriptum, et comme dérobée à l’attention par la modestie même de la place qu’elle occupe. Par respect pour l’autorité dont il était investi, M. Villemain se devait à lui-même d’accuser plus franchement sa pensée. Il nous dit que Voltaire a réussi dans tous les genres poétiques, hormis dans le lyrique et dans le comique, et il explique très bien pourquoi il a échoué dans ces deux derniers genres ; à mes yeux, ce n’est pas assez. La comparaison, très ingénieuse d’ailleurs, de la Henriade et de la Pharsale ne réunit pas les élémens d’un jugement assez net. Ce qu’il dit des époques épiques, quoique très bien pensé, ne contient pas encore toute la vérité. Il fallait avoir le courage d’aller plus loin, oser dire que Voltaire ne possédait pas le génie poétique. À quelque modèle que l’on s’attache pour la forme dramatique, qu’on accepte pour guide Sophocle ou Shakspeare, le Roi Lear ou l’Œdipe-roi, je ne comprends guère ce qu’on peut louer, ce qu’on peut admirer dans le théâtre de Voltaire. Autant je suis charmé par son talent de prosateur, par la grâce et la vivacité de son esprit, par sa mordante ironie, par la justesse de ses aperçus, autant je demeure froid devant ses conceptions dramatiques. Le seul progrès qu’il soit permis de lui attribuer, c’est un progrès dans la mise en scène, et encore combien de fois ne lui est-il pas arrivé de confondre la surprise avec la vraie grandeur ! À ce propos, je le reconnais avec empressement, M. Villemain dit des choses fort justes en opposant le Jules César du poète anglais à la tragédie française qui porte le même nom. Il montre sans peine, mais il a raison de montrer, combien le barbare qui découpait librement dans Plutarque les épisodes qu’il animait ensuite de son génie est supérieur au poète ingénieux, mais timide, qui reculait devant l’ignorance et la grossièreté de la populace romaine. Pour être juste, je dois rappeler que l’historien littéraire du XVIIIe siècle n’a pas apprécié Sophocle moins finement que Shakspeare ; il n’a pas hésité à déclarer que Voltaire n’avait su être ni Grec ni Romain. Il a trop de sagacité pour ne pas apercevoir la vérité tout entière ; il n’a pas assez de hardiesse pour la montrer telle qu’il l’aperçoit, sans réserve, sans réticence.

M. Villemain juge admirablement les œuvres historiques du poète qu’il n’a pas su ou plutôt qu’il n’a pas voulu caractériser avec assez de sévérité, et il ne s’en tient pas à l’étude, à l’appréciation de ces œuvres prises en elles-mêmes. Il estime avec une incontestable justesse l’influence qu’elles ont exercée en Europe et surtout en Angleterre, de telle sorte que Voltaire le mène directement à Robertson, à Hume, à Gibbon. La discussion une fois entamée, il la poursuit avec une rapidité, une clairvoyance, une abondance de preuves qui ne laissent rien à désirer. On sent qu’il marche sur un terrain dont toutes les parties lui sont connues depuis longtemps. Familiarisé avec tous les secrets de la langue anglaise, il mesure d’un œil sûr la portée de toutes les expressions, et ne comprend jamais une pensée à demi. Aussi voyez comme il découvre, comme il signale les lacunes des compositions historiques conçues dans le système de Voltaire, comme il démontre l’injustice de Gibbon pour les premiers siècles du christianisme, le caractère incomplet du récit de Hume en ce qui touche les origines nationales, la pâleur du coloris dans l’Histoire de Charles-Quint ! Toute cette digression est traitée de main de maître. Ce n’est pas d’ailleurs que j’entende contester la relation étroite qui unit les historiens anglais que je viens de nommer à l’historien de Charles XII et de Pierre le Grand, et surtout à l’auteur de l’Essai sur les Mœurs. M. Villemain n’a pas craint d’agrandir un sujet déjà bien assez vaste par lui-même ; en cette occasion, le succès a justifié pleinement sa hardiesse. Il ne s’est pas contenté de la tâche qui lui était dévolue ; il a voulu faire de l’histoire littéraire de notre pays l’histoire de l’esprit européen. Comme il n’a pas fait un seul pas au hasard, comme il a dit en cette occasion tout ce qu’il avait à dire, comme il a versé à pleines mains les vérités salutaires, les aperçus ingénieux, je ne lui reprocherai pas d’avoir franchi les limites de son sujet.

Pourquoi n’a-t-il rien dit de la philosophie et des romans de Voltaire, ou n’en a-t-il parlé qu’en passant ? Il me répondra peut-être que Zadig et Candide ne peuvent être discutés dans l’enceinte de la Sorbonne, que le Dictionnaire philosophique touche à des points trop délicats, agite avec trop de témérité les problèmes les plus austères, pour être apprécié librement devant les images de Fenelon et de Bossuet, de Descartes et de Malebranche. L’argument est spécieux, mais n’a rien de péremptoire. Étant donné l’histoire littéraire de la France au XVIIIe siècle, je ne crois pas qu’il soit permis de passer sous silence ou d’effleurer légèrement Candide et le Dictionnaire philosophique. Le côté licencieux, le côté cynique de Candide n’est pas un obstacle insurmontable à toute discussion. Sans lire devant un auditoire où la jeunesse se confond avec l’âge mûr les aventures de Cunégonde et du docteur Pangloss, il n’est pas défendu de les caractériser, même devant les images de Bossuet et de Fénelon. Quant au Dictionnaire philosophique, la question est encore plus facile à résoudre. Il s’agissait de montrer que cet esprit encyclopédique a trop souvent prodigué la raillerie pour se dispenser de l’étude. À proprement parler, Voltaire n’est pas un philosophe, quoiqu’il ait parlé de philosophie, pas plus qu’il n’est astronome, quoiqu’il ait popularisé chez nous les découvertes de Newton. Il fallait faire dans le Dictionnaire philosophique la part du bon sens, qui n’a jamais rencontré de plus habile interprète, et la part de l’érudition, de la science, prise dans l’acception la plus élevée, que Voltaire a bien rarement abordée. Placée sur ce terrain, la discussion n’aurait offert aucun danger à la portion la plus jeune de l’auditoire. Il ne s’agissait pas de condamner Voltaire philosophant au nom du catéchisme, il fallait le juger au nom même de la philosophie. Il était facile de montrer qu’il n’a pas sondé tous les problèmes dont il parle, qu’il n’a pas étudié tous les systèmes dont il se moque. Ou je m’abuse étrangement, ou le Dictionnaire philosophique, ainsi décomposé en deux parts, celle du bon sens et celle de la science, n’aurait pu effaroucher aucune oreille, alarmer aucune croyance. Candide même, je le crois sincèrement, peut susciter en matière de goût plus d’une réflexion salutaire. Il était digne de M. Villemain de rappeler aux esprits délicats, d’enseigner aux esprits vulgaires, comment, pourquoi Zadig, dans l’ordre littéraire, est supérieur à Candide, de montrer la limite où finit la raillerie, où commence le dévergondage, c’est-à-dire où finit l’invention, où commence l’image brutale de la réalité. D’ailleurs la parole du professeur eût évité sans effort tous les écueils d’un pareil sujet, elle eût trouvé moyen de tout indiquer avec discrétion. La dignité de la Sorbonne n’y eût rien perdu, et la cause du bon sens et du bon goût n’avait qu’à y gagner. Le talent de M. Villemain est d’un ordre trop élevé pour qu’on lui ménage la vérité. Ici, la franchise est un signe éclatant de déférence.

M. Villemain dit sur Jean-Jacques Rousseau d’excellentes choses. Malheureusement, au lieu d’embrasser le sujet dans toute son étendue, il ne parle avec quelques détails que d’un seul ouvrage, de l’Emile. Il juge en une seule ligne la Nouvelle Héloïse, et son jugement peut être frappé d’appel. « Oeuvre de talent sans invention, » il n’en dit pas davantage. En vérité, c’est pousser trop loin l’amour de la concision, et j’ajouterai, sans craindre le reproche d’injustice, que c’est se montrer trop sévère pour une œuvre aussi importante. Je sais tout ce que les conteurs de profession peuvent blâmer dans la Nouvelle Héloïse, je sais que trop souvent l’auteur a pris l’emphase pour la véritable éloquence ; mais, tout en admettant la légitimité de ces accusations, pour demeurer fidèle à la cause de la vérité, je suis forcé de rappeler que Julie d’Étanges et Saint-Preux ont plus d’une fois rencontré l’accent de la vraie passion. Que la forme épistolaire choisie par l’auteur se prête malaisément à la rapidité du récit, que les redites soient nombreuses, cela n’est pas douteux ; que la seconde moitié de l’ouvrage tienne du prêche beaucoup plus que du roman, je le concède volontiers ; que dans la première partie même plusieurs lettres soient de véritables plaidoyers, je n’entends pas le contester. Pourtant avec tous ces élémens, si disparates qu’ils soient, on ne composera jamais « une œuvre de talent sans invention, » car l’invention, prise dans le sens poétique, ne consiste pas seulement dans le nombre et la variété des incidens. À cette condition vraiment, l’invention serait trop facile : tous les faiseurs de notre temps seraient supérieurs à Jean-Jacques Rousseau, et M. Villemain sans doute n’accepterait pas la conséquence d’un tel principe. N’est-ce donc pas inventer que de trouver dans l’analyse, dans le développement de la passion, des accens qui réveillent un écho dans tous les cœurs ? M. Villemain ne voudrait pas l’affirmer, et pourtant il ne voit dans la Nouvelle Héloïse qu’une œuvre de talent sans invention. J’aime à penser qu’en prononçant un tel arrêt il n’a obéi qu’à des scrupules exagérés ; il n’a pas cru pouvoir discuter en Sorbonne les mérites et les défauts d’une œuvre dont plusieurs parties lui semblaient trop profanes. C’est une excuse sans doute, mais ce n’est pas, à mes yeux du moins, une justification complète.

Les Confessions n’ont pas été jugées par lui aussi brièvement. Cependant elles n’occupent pas dans ses leçons toute la place qui leur appartient. Il ramène plusieurs fois le nom de cet ouvrage étrange où les pages les plus admirables sont trop souvent souillées de honteux détails : mais, à parler franchement, il n’a pas abordé le sujet. Il prodigue les citations de saint Augustin comme pour se dispenser de mettre en scène Mme de Warens et Mme d’Houdetot. Je ne conteste pas le mérite et l’intérêt des citations : seulement, et je l’avoue en toute franchise, j’aimerais mieux que cette ingénieuse érudition se montrât avec plus de réserve et laissât le champ libre au sujet principal, aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Entre l’évêque d’Hippone et Le rêveur des Charmettes il n’y a pas de comparaison à établir. L’entretien, si touchant d’ailleurs, d’Augustin et de Monique n’est qu’une manière adroite d’éviter les périls de la discussion.

L’Emile seul a trouvé dans M. Villemain un juge décidé à traiter la plupart des questions qu’il soulève ; je dis la plupart, car elles ne sont pas toutes abordées. Je reconnais pourtant que les plus importantes sont clairement posées, clairement résolues. Les soins dus à la première enfance, la profession de foi du vicaire savoyard, la pudeur, le plus bel ornement de la beauté, ont inspiré à M. Villemain des pages d’une haute éloquence. Je verrais disparaître sans regret ce qu’il dit de la Cyropédie, car le génie de Xénophon n’a rien à démêler avec le génie de Jean-Jacques Rousseau, et je sacrifierais même sans hésiter les citations empruntées à Scévole de Sainte-Marthe. C’est un luxe d’érudition très inutile en pareille matière. Remercions toutefois M. Villemain d’avoir jugé l’Emile en si bons termes, avec une telle liberté d’esprit.

Le Sage, dans l’enceinte de la Sorbonne, n’était pas un sujet moins périlleux que Jean-Jacques Rousseau. Gil Blas est un roman où se trouvent représentées toutes les conditions de la vie humaine, tantôt sous une forme ingénieuse, tantôt avec crudité. Est-ce une raison pour éviter l’analyse d’une si vaste composition ? Je n’attendais pas, je ne devais pas attendre du professeur en Sorbonne une argumentation sur la vie des comédiennes : c’eût été me montrer trop exigeant, bien que les comédiennes aient fourni à Le Sage quelques-uns de ses meilleurs chapitres ; mais l’archevêque de Grenade, mais le docteur Sangrado, avaient au moins droit à une mention. La colère du père Isla qui revendique pour l’Espagne la propriété de Gil Blas et ne veut pas qu’on se moque de son pays est fort plaisante sans doute ; cependant l’étude approfondie de Gil Blas nous eût intéressés plus vivement que la colère du père Isla. Quand on se trouve en face d’un génie aussi heureux, aussi fécond, aussi varié que celui de Le Sage, il n’est pas permis d’esquisser sa pensée au lieu d’en arrêter tous les contours. C’est pourtant ce que M. Villemain a cru pouvoir faire, et pour ma part je le regrette sincèrement, car Le Sage est à mes yeux, après Molière, le plus grand peintre de mœurs que possède notre pays. Ce qui assure son immortalité, c’est qu’à l’exemple de Molière il n’aborde pas seulement la vérité par le côté local et passager, mais bien aussi par le côté universel et permanent. Un tel peintre méritait bien l’honneur d’un jugement longuement motivé.

Manon Lescaut, sujet aussi périlleux que Gil Blas et que la Nouvelle Héloïse, a suggéré à M. Villemain plus d’une réflexion ingénieuse et vraie. S’il faut pourtant dire toute ma pensée, j’avouerai que Manon et Desgrieux pouvaient prétendre à quelque chose de plus. Il y a en effet dans ce roman un accent de vérité, une ardeur de passion qui domine toutes les querelles d’école. L’héroïne n’est pas d’une condition très relevée, elle s’avilit souvent, et cependant, tout en condamnant l’entraînement de Desgrieux, il n’y a pas un lecteur qui ne soit forcé de le plaindre. Pourquoi ? c’est que Manon, malgré son avilissement, malgré sa dégradation, dans la fange même où elle est tombée, retrouve pour Desgrieux des paroles de tendresse et de dévouement. C’est un spectacle navrant, mais un spectacle vrai, et c’est par ce mérite que Manon vivra aussi longtemps que notre langue. Qu’importe que les incidens semblent vulgaires : ces incidens, si vulgaires qu’ils soient, nous émeuvent profondément, parce qu’ils nous montrent la passion dans toute son ardeur et dans toute sa misère. Desgrieux s’avilit presque aussi souvent que Manon, et pourtant il ne cesse pas de nous intéresser, parce qu’il aime d’un amour éperdu. Et puis la mort de Manon ne suffit-elle pas pour racheter bien des fautes ? ses désordres ne sont-ils pas assez cruellement châtiés ?

Je ne crois pas qu’il fut permis dans une chaire de la Sorbonne, devant deux mille auditeurs, d’aborder toutes les questions soulevées par ce terrible récit ; mais je pense que pour l’historien de notre littérature c’était au moins un devoir de les indiquer. Manon Lescaut, par la simplicité de la narration, par la clarté, par la rapidité du langage, occupe une place considérable parmi les œuvres de l’imagination française. C’est pourquoi il me semble que M. Villemain devait en parler avec plus de développemens. L’excellence des réflexions qu’il a semées comme en se jouant n’enlève rien à mes regrets. Il a si bien montré ce qu’il pouvait faire, que nous avons le droit de lui reprocher son extrême discrétion.

Ses leçons sur Montesquieu sont, à mon avis, les plus belles, les plus complètes qui aient signalé son enseignement. Je n’ai pas le courage de lui demander pourquoi il a parlé si brièvement des Lettres persanes, en songeant à toutes les pages éloquentes qu’il a prodiguées sur l’Esprit des lois. Il a compris, il a mesuré toute l’étendue de sa tâche, et s’il ne l’a pas épuisée, il a du moins marqué d’une main sûre tous les mérites de ce beau livre. Il n’a pas cherché à dissimuler les traces que le bel esprit a laissées dans plus d’une page ; mais il a répondu victorieusement aux objections de Voltaire et de M. de Tracy. Il a rétabli ou plutôt il a maintenu dans leur vrai jour la division des gouvernemens. Cette œuvre immense, fruit de vingt années d’étude, n’a jamais été plus dignement louée. Dans cette magnifique analyse, l’élégance du langage n’enlève rien à la précision de la pensée. Tous les problèmes posés par Montesquieu sont abordés hardiment. Histoire, philosophie, politique, preuves tirées de l’examen des faits, de la raison pure ou de la pratique des affaires, M. Villemain ne néglige rien pour entourer son jugement d’une complète évidence. C’est plaisir de le suivre dans les hautes régions où il plane si librement. Le lecteur passe de l’Orient à la Grèce, de la Grèce à l’Italie, de l’Italie à la France sans éprouver un seul instant de fatigue. Pour traiter dans une langue aussi limpide des questions aussi délicates, pour ne jamais broncher, pour marcher constamment d’un pas ferme et délibéré sur ce terrain difficile, il ne suffit pas de posséder une érudition variée, il faut s’être familiarisé depuis longtemps avec la nature intime des questions agitées par le président de Bordeaux. La monarchie absolue, la monarchie représentative, le gouvernement démocratique, ont trouvé dans M. Villemain un interprète fidèle et attentif qui ne laisse aucun accès à l’équivoque. Tout ce qu’il dit de la constitution anglaise, si bien comprise, si bien expliquée par Montesquieu, est admirable de précision et de clarté. Il semble, en parcourant ces pages si lumineuses, si animées, que l’analyse de la constitution anglaise soit la chose la plus facile du monde. Rare privilège des pensées nettement exprimées : elles nous abusent sur le mérite de l’écrivain par la rapidité même de l’enseignement qu’elles nous donnent : nous oublions les difficultés de la tâche en la voyant si merveilleusement accomplie. J’aurais désiré que M. Villemain fit pour les lois féodales, pour les institutions germaniques ce qu’il a fait pour la constitution anglaise ; un tel sujet n’eût pas manqué d’intéresser un auditoire français, et chacun sait que Montesquieu a traité cette partie de notre législation et de notre histoire avec une rare sagacité. Si l’érudition moderne a relevé dans ce tableau politique du moyen âge quelques erreurs de détail, elle n’a pas effacé les conclusions générales de l’auteur.

M. Villemain n’a pas apprécié la Grandeur et Décadence des Romains avec moins de justesse et d’éclat que l’Esprit des Lois. Tout en rappelant ce que l’écrivain français doit aux études de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, il établit très nettement sa part d’originalité. Quant à la complaisance avec laquelle Montesquieu accueille les origines de la puissance romaine, il n’a pas de peine à la justifier. Que Niebuhr ait raison contre Tite-Live, que les premiers chapitres de l’historien latin ne soient qu’un écho confus des légendes et des chants populaires, cette vérité, fût-elle cent fois prouvée, n’entamerait pas la valeur générale de l’édifice construit par Montesquieu : il y aurait tout au plus quelques changemens à faire dans le soubassement. Le publiciste français, en répudiant la crédulité de Tite-Live, n’aurait pas eu à modifier son jugement sur la république et sur l’empire. Et puis d’ailleurs n’y a-t-il pas dans Niebuhr plus de doutes que d’affirmations ? et sur des doutes, si savans qu’ils soient, quelle argumentation établir ? Un esprit vraiment épris de la méditation ne foule pas volontiers un terrain qui se dérobe sous ses pas.

Arrivé aux dernières années du XVIIIe siècle, M. Villemain a cru que la tribune entrait naturellement dans le cadre de ses leçons. Ce n’est pas moi qui le blâmerai. Je n’oublie pas d’ailleurs que le titre officiel de son enseignement était l’éloquence française. Il a trouvé dans ce thème si nouveau pour les auditeurs habituels de la Sorbonne une source féconde où il a puisé largement, et je puis dire sans flatterie qu’il a plus d’une fois prêché d’exemple en esquissant le portrait des principaux orateurs de la tribune française et de la tribune anglaise. Il a parlé de Mirabeau, de Fox, de Sheridan, de Burke et des deux Pitt, en homme à qui tous les secrets de l’éloquence sont depuis longtemps familiers. Tous ceux qui ont gardé le souvenir de ces mémorables leçons, si vivantes, si animées, si pleines de péripéties, aimeront à les relire, quoique la lecture ne puisse leur rendre toutes leurs émotions. L’orateur a su mêler si habilement aux débats de la constituante et du parlement anglais le récit des faits qui suscitaient ces admirables débats, que son enseignement littéraire est devenu presque à son insu un enseignement historique et politique. Je ne crois pas qu’un tel sujet ait jamais été traité dans notre langue avec plus de grandeur et de simplicité. Jamais le droit dans son application la plus élevée n’a trouvé un plus énergique défenseur. Je ne reprocherai pas à M. Villemain d’avoir donné dans ses leçons une trop large place au parlement anglais. Pour lui adresser un tel reproche, il faudrait avoir bien mal compris le but qu’il se proposait : il voulait nous révéler la vraie mission de l’éloquence politique dans les temps modernes. Pour réaliser ce projet, n’était-ce pas au parlement anglais qu’il devait s’adresser ? Où donc aurait-il trouvé (les témoignages plus éclatans, des preuves plus décisives à l’appui de sa pensée ? Athènes et Rome, qui nous ont laissé dans tous les genres d’éloquence tant de monumens impérissables, n’ont pas dans un tel sujet l’autorité du parlement anglais, car la vie antique diffère de la vie moderne par un trop grand nombre d’aspects. Démosthènes et Cicéron, excellens à consulter sans doute pour le maniement de la dialectique, pour les artifices du langage, n’expliquent pas Mirabeau aussi clairement que fox et lord Chatam. M. Villemain a donc agi très sagement en cherchant dans le parlement anglais les maîtres et les aïeux de Mirabeau et de Vergniaud. Les olynthiennes et les catilinaires ne lui auraient fourni que des citations brillantes, mais inutiles ; l’agora et le forum sont trop loin de nous pour nous livrer le secret de l’éloquence politique : c’est au parlement anglais qu’il faut demander l’art de discuter les plus grandes affaires, les questions les plus élevées de droit public dans un style tour à tour sublime et familier. M. Villemain l’a parfaitement compris, et ses leçons sur l’éloquence politique des assemblées modernes resteront comme un vivant modèle d’énergie et de précision.

Sur le seuil du siècle nouveau, il rencontre Joseph de Maistre et le prend corps à corps pour le réduire à sa juste valeur. Ce qu’il dit de son livre sur le Pape s’applique avec une égale justesse, avec une égale rigueur aux Soirées de Saint-Pétersbourg, aux Considérations sur la France. Interrogé sévèrement, dépouillé des artifices du langage, Joseph de Maistre n’est plus qu’un sophiste, et ne saurait aspirer au rang de philosophe. Il veut ressusciter le passé, remettre sous le joug de la papauté tous les gouvernemens de l’Europe : à l’appui de cette thèse, quels argumens invoque-t-il ? Est-ce au nom de la loi qu’il condamne le libre développement de la volonté humaine ? Un tel argument serait condamné par l’histoire, mais aurait du moins une grande valeur, une autorité imposante pour les âmes pieuses. Bien qu’il soit démontré depuis longtemps qu’il n’est donné à personne de ressusciter le passé, les hommes pénétrés d’une foi profonde et sincère, pour qui la religion chrétienne est la source unique de toute sagesse dans les questions mêmes qui se rapportent exclusivement aux intérêts temporels, pourraient se faire illusion à cet égard ; mais la foi manque à Joseph de Maistre, et sa manière même d’argumenter le prouve surabondamment. Il demande pour mater l’Europe moderne un nouveau Grégoire VII ; il ne voit de salut pour les trônes qu’à l’ombre de la chaire pontificale ; il ne croit pas qu’il soit donné à aucune puissance purement humaine d’anéantir les divisions, d’apaiser la haine et la jalousie qui dévorent nos sociétés ; mais ce n’est pas au nom de la religion, ce n’est pas pour ramener le règne de Dieu sur la terre, qu’il appelle de ses vœux un nouveau Grégoire VII : c’est au nom de l’utilité, au nom de l’intérêt bien entendu des rois. Pour lui, le joug de la papauté n’est qu’un expédient, et ce seul mot suffit pour ruiner de fond en comble toute son argumentation : ce n’est pas la foi qui ramène la paix, c’est un calcul purement humain. Le pape n’est pas invoqué comme le vicaire de Jésus-Christ sur la terre, mais comme l’instrument de police le plus puissant et le plus sûr pour tous les gouvernemens de l’Europe. Qu’importe, après cette démonstration si simple et si claire, que Joseph de Maistre possède quelques parties de l’éloquence, qu’il discute avec chaleur, parfois avec entraînement ? Ses prémisses une fois ébranlées, la troisième partie du syllogisme est réduite à néant. De cet édifice si laborieusement élevé, M. Villemain n’a pas laissé pierre sur pierre. Après en avoir dispersé les débris comme le vent balaie la poussière, il promène sur l’œuvre de son impitoyable dialectique un regard calme et triomphant. Il s’applaudit à bon droit d’avoir chassé les ténèbres et rendu aux intelligences débiles qui se défient d’elles-mêmes la conscience du droit et de la liberté.

Après avoir suivi dans tous les sens le développement de l’esprit français non-seulement dans notre pays, mais dans l’Europe entière, M. Villemain devait éprouver le besoin de résumer ce vaste enseignement et d’en tirer les conclusions. Il n’a pas voulu se soustraire à cette impérieuse nécessité ; mais, j’ai regret à le dire, ses conclusions n’ont pas toute la netteté qu’on pourrait souhaiter. Placé en face d’un mouvement qui commençait à peine, il hésite, il tâtonne ; il craint de se tromper en mesurant d’avance la portée de ce mouvement. Plein de hardiesse et de sagacité quand il juge les révolutions accomplies, il doute de sa pénétration quand il s’agit d’apprécier une révolution à ses débats. Il ne recommande pas l’imitation du passé, et je lui en sais bon gré, car chaque siècle a sa tâche, et prescrire à notre temps l’imitation du passé n’irait pas à moins qu’à lui prescrire de ne pas vivre. M. Villemain a trop de savoir et de finesse pour ne pas comprendre la nécessité d’un esprit nouveau. Mais quel est cet esprit ? A quelles conditions pourra-t-il léguer aux générations futures des monumens durables et dignes d’étude ? M. Villemain ne le dit pas. Il se borne à reconnaître qu’il sortira quelque chose du mouvement tumultueux des idées ; il affirme que cette fermentation ne sera pas inféconde, et semble croire que cette affirmation le dispense d’aller au-delà. Il eût été digne d’un esprit aussi judicieux de sonder l’avenir qui se préparait et que nous avons vu se réaliser sous nos yeux. Il pouvait, je crois, sans témérité, sans présomption, signaler tout ce qu’il y avait de confus dans les doctrines qui se proclamaient alors, et que nous avons vues se traduire en odes, en drames, en romans. Personne parmi nous ne connaît aussi bien que lui la littérature anglaise ; personne n’était donc mieux placé que lui pour discuter tout ce qu’il y avait de puéril dans les tentatives qui se donnaient comme des filles légitimes du génie anglais. Nourri des lettres antiques et des lettres chrétiennes, qui mieux que lui, avec plus d’autorité, pouvait rappeler aux novateurs qui prétendaient relever de Shakspeare, et ne reconnaître dans le passé, avant Shakspeare, que deux modèles, Homère et la Bible ; qui pouvait leur rappeler d’une voix plus éloquente et plus persuasive qu’ils méconnaissaient la Bible et Homère en les invoquant, qu’ils méconnaissaient Shakspeare dont ils se disaient les seuls héritiers ? Je m’étonne que M. Villemain, qui venait de jeter sur la France et l’Europe un regard si pénétrant, n’ait pas compris ou du moins n’ait pas accompli cette dernière partie de sa tâche. Familiarisé dès longtemps avec la langue d’Homère, en connaissant tous les secrets, fils de la Grèce par l’élégance du langage, par la fine raillerie, par le choix des images, qui pouvait mieux que lui prouver aux nouveaux argonautes qu’ils faisaient fausse route et ne marchaient pas à la conquête de la toison d’or ?

M. Villemain, en essayant de caractériser l’esprit littéraire de la génération nouvelle, semble craindre de multiplier les noms propres, et se laisse emporter trop loin par la discrétion. Trois noms seuls s’échappent de ses lèvres : Chateaubriand, Mme de Staël et Lamartine. Avec ces noms pourtant il pouvait interroger l’avenir. Il suffisait de leur demander sérieusement ce qu’ils signifiaient alors, ce qu’ils signifient encore aujourd’hui ; il ne fallait pas se laisser abuser par le succès des Martyrs, mais reconnaître que René survivrait et devait survivre à l’imitation ingénieuse et inanimée d’Homère et de Virgile. Il fallait proclamer bien haut que comme, malgré l’éclat du langage, malgré le prestige des souvenirs et la splendeur de la mise en scène, tiendrait moins de place que Delphine dans la renommée littéraire de Mme de Staël. Enfin, en insistant sur le caractère spontané des Méditations, rien n’était plus facile que de trouver dans la popularité même de ces chants nouveaux un argument contre les strophes sonores dont le public commençait à s’engouer, et qui devaient bientôt rayer du domaine de la poésie le sentiment et la pensée. À ce prix, les conclusions devenaient claires et précises. Les affirmations que je viens d’énoncer n’ont pas besoin d’être justifiées. René, Delphine et les Méditations sont des œuvres spontanées, et c’est par leur spontanéité même qu’ils se recommandent à notre admiration. Les Martyrs ne sont qu’un pastiche, le paysage de Corinne absorbe les personnages. Je crois donc que les noms seuls de Chateaubriand, de Mme de Staël et de Lamartine suffisaient pour apprécier l’esprit nouveau, la nouvelle école.

Dans le domaine dramatique, cette nouvelle école avait déjà montré ce qu’elle voulait, elle avait déjà prouvé de quelle manière elle comprenait l’histoire. M. Villemain n’avait-il pas déjà entre les mains de quoi dessiller les yeux de la foule ? Sans citer aucun nom, puisqu’il rangeait au nombre de ses devoirs la plus grande discrétion sur les vivans, il pouvait cependant rappeler à son auditoire que la transformation poétique des événemens accomplis ne consiste pas à négliger pour l’anecdote la physionomie générale d’une époque. L’Angleterre et l’Allemagne lui fournissaient des preuves sans nombre à l’appui de cette thèse. Il n’a pas voulu pousser jusque-là ses conclusions, je le regrette, mais je reconnais en même temps que son Tableau de la Littérature française au dix-huitième siècle est un des plus beaux, un des plus solides monumens que la critique ait jamais élevés. Le choix des matériaux, la manière dont ils sont assemblés, la sobriété des ornemens, contentent le goût des érudits et allèchent la curiosité des hommes du monde. N’est-ce pas là le double but de l’enseignement littéraire ?

Je n’entreprendrai pas d’apprécier le Tableau de la Littérature au moyen âge ; ce serait une tâche au-dessus de mes forces. Dans la composition de ce vaste tableau, M. Villemain a déployé une telle variété de connaissances, il a touché à tant de points, qu’il me serait impossible de contrôler toutes ses affirmations. Qu’il me suffise de louer dans cet ouvrage les rapprochemens ingénieux que l’auteur a su établir entre les diverses contrées de l’Europe. Il a suivi le développement de l’esprit humain en France, en Italie, en Espagne, et mis à la portée de la foule les trésors réservés jusque-là aux savans de profession.

Ses études sur les trois plus grands poètes de l’Angleterre, Shakspeare, Milton et Byron, serviront de guides à tous ceux qui voudront connaître la littérature de nos voisins d’outre-Manche. En traçant le portrait de ces trois génies si divers, M. Villemain a fait preuve d’une rare sagacité. Et d’abord, je le remercie de nous avoir parlé de Shakspeare sans prendre parti ni pour ni contre l’école poétique de la restauration. L’opinion qu’il exprime est parfaitement désintéressée. Après avoir rappelé en quelques pages l’histoire des idées françaises en ce qui touche le théâtre anglais, il se dégage de tout esprit national, et apprécie en toute liberté les créations puissantes qui assurent au siècle d’Elisabeth une place si considérable dans les annales du génie européen. Plein de respect pour l’antiquité, il ne se laisse pas dominer par ses souvenirs, et comprend à merveille la vérité humaine, la vérité éternelle qui éclate dans Macbeth et dans le Roi Lear. Son goût si délicat et si pur ne se laisse effaroucher par aucune hardiesse. Nourri de la lecture de Sophocle, il ne juge pas le poète de Stratford d’après le poète d’Athènes, mais d’après la nature même de nos passions. C’était la seule manière de se montrer juste envers Shakspeare. Aussi M. Villemain a-t-il apprécié d’une façon excellente tous les mérites du poète anglais. Ses jugemens seront lus avec profit, même après les belles leçons de Wilhelm Schlegel sur le même sujet. Il n’y a dans son admiration rien d’exagéré, rien qui ressemble à un parti pris. Il exalte avec une vive sympathie tous les traits énergiques ou délicats qui font de Shakspeare un des plus grands peintres de la passion ; mais son admiration est toujours accompagnée du discernement le plus fin. Il sait la raison de ses louanges, il ne vante rien sur parole, et c’est la précisément ce qui donne un si grand poids, une si grande autorité à tous ses jugemens. Depuis Hamlet jusqu’à Roméo, depuis Othello jusqu’à Sliylock, il n’y a pas un seul des types créés par ce génie puissant qu’il ne caractérise avec précision. Il traduit dans une langue vive et colorée toutes les impressions qu’il a reçues, et associe le lecteur aux joies qu’il a ressenties.

Il y a dans cette magnifique étude quelques pages sur lesquelles je voudrais appeler l’attention d’une manière toute particulière : je veux parler des pages où M. Villemain caractérise à grands traits les drames historiques de Shakspeare, qui, dans l’édition publiée sept ans après sa mort par ses camarades Heminge et Condell, s’appellent tout simplement histoires. M. Villemain ne voit pas dans ces drames historiques le dernier mot de l’art ; mais il insiste avec raison sur la vie et la vérité qui éclatent dans ces immenses compositions. Sans les mettre sur la même ligne qu’Hamlet et Othello, il signale avec justesse la hardiesse et la fidélité avec lesquelles le poète a ressuscité le passé. Puis, détournant ses regards de l’Angleterre pour les reporter sur la France, il convie les poètes de notre pays à marcher sur les traces de Shakspeare, à tenter sur notre histoire ce qu’il a réalisé sur Richard III et Henri VIII. Le conseil est excellent ; pourquoi donc n’a-t-il pas été entendu ? Pourquoi nos poètes, au lieu de promener sur l’Europe entière un regard capricieux et distrait, n’ont-ils pas concentré sur la France toute la vigueur de leur esprit, toutes les ressources de leur imagination ? Il est vrai que pour marcher sur les traces de Shakspeare comme l’a fait Schiller, tout en gardant son originalité, il faudrait d’abord se résigner à l’étude de l’histoire, et c’est peut-être pour cette raison que jusqu’à présent les conseils de M. Villemain sont demeurés stériles. L’auteur de Richard III et d’Henri VIII, comme celui de Wallenstein et de Guillaume Tell, s’était préparé à l’invention par l’étude attentive des personnages qu’il voulait ressusciter. Il ne s’était pas nourri d’anecdotes et de pamphlets, et connaissait à merveille le règne entier qu’il allait peindre. Les poètes de nos jours ne cherchent dans les plus grands noms de l’histoire qu’un baptême pour leur fantaisie. Tant qu’ils n’auront pas renoncé à cette méthode puérile, le conseil de M. Villemain sera comme non avenu ; ses vœux et ses espérances resteront à l’état de rêves. Il y a pourtant dans la création d’un théâtre purement national de quoi tenter le plus beau génie. Eschyle et Shakspeare ont dû peut-être la moitié de leur gloire à l’évocation des souvenirs patriotiques.

Il faut encore louer sans réserve, dans l’étude de M. Villemain sur le poète de Stratford, la part faite au goût et la part faite au génie. Aussi savant que Samuel Johnson, doué d’un esprit plus pénétrant, l’écrivain français désigne d’une main plus sûre ce qui mérite le nom d’ébauche, ce qui doit prendre rang parmi les œuvres achevées. Dans les œuvres même les plus admirables, il ne croit pas que tout soit digne d’admiration, et ne craint pas d’indiquer des taches dans les créations les plus éclatantes. N’est-ce pas la seule manière d’honorer dignement le génie ? Une louange que la vérité n’a pas consacrée n’est qu’une louange de rhéteur.

Le portrait de Milton tracé par M. Villemain n’est pas moins intéressant que celui de Shakspeare. Parmi les nombreuses études écrites sur le même sujet de l’autre côté du détroit, je n’en connais pas une qui éveille autant d’idées. Pour dessiner cette grande figure, l’auteur a prodigué tous les trésors de son érudition. Après avoir esquissé en quelques traits rapides toute la vie politique du secrétaire latin de Cromwell pour les affaires étrangères, il aborde l’examen de ses œuvres. Or ces œuvres forment une véritable encyclopédie : grammaire, lexicographie, plans d’éducation, Milton a tout essayé avant de se réfugier dans la poésie comme dans un dernier asile, quand ses yeux furent fermés sans retour à la lumière. On ne peut penser sans étonnement et sans effroi à la prodigieuse quantité de travaux qui a rempli cette vie si malheureuse. Nous ne connaissons aujourd’hui que la gloire et le génie de Milton ; il faut lire dans M. Villemain par quelles épreuves ce génie si original et si fécond s’est préparé à l’accomplissement de la tâche qui assure la durée de son nom. L’écrivain français rappelle, avec une amertume trop facile à comprendre, que l’auteur du Paradis perdu est demeuré longtemps méconnu, et que sa vraie valeur n’a été révélée à l’Angleterre que par Addison. C’est une lamentable histoire qui ne pouvait trouver un narrateur plus habile et plus fidèle ; mais la partie biographique de cette étude est encore surpassée par la partie littéraire. M. Villemain discerne avec une rare sagacité, dans le Paradis perdu, les origines hébraïques, les origines homériques et virgiliennes, et il retrouve dans plusieurs pages de ce poème merveilleux le souvenir et l’écho de la révolution anglaise. Après avoir lu ces pages si fines et si savantes, nous gardons toute notre admiration pour le génie de Milton, et nous le comprenons mieux. M. Villemain, qui a vécu dans son intimité, qui a compté tous les battemens de ce cœur si rudement éprouvé, nous explique en maître consommé comment l’imagination de Milton, naturellement ardente, loin de s’attiédir dans les travaux de l’érudition, a puisé dans la lecture des prophètes et des grands poètes de l’antiquité une ardeur nouvelle, une sève plus vive et plus féconde. Jamais, je crois, les bienfaits et la puissance de l’étude n’ont été proclamés d’une manière plus éloquente. Tout en respectant les privilèges de la spontanéité, M. Villemain n’a pas de peine à démontrer que chez Milton l’érudition n’a pas engourdi l’élan du génie : il va même plus loin, et il a raison d’affirmer que Milton, écrivant pour un peuple habitué aux controverses théologiques, ne pouvait aborder un sujet tel que le Paradis perdu sans s’armer de toutes pièces.

Il parle avec de justes éloges des poésies latines de Milton, qui peuvent en effet se comparer, pour la grâce et l’élégance, aux meilleures productions du siècle d’Auguste. Cette partie de ses œuvres est à peu près ignorée en France. À peine quelques rares érudits ont-ils feuilleté ces poésies latines où la pensée s’épanouit avec une fraîcheur, avec une jeunesse constante, où les souvenirs classiques se marient sans effort aux sentimens modernes. Arrivé à l’analyse même du poème qui a fondé la renommée de Milton, M. Villemain en signale toutes les beautés avec un discernement qui n’a jamais été surpassé. Il ne dissimule pas les singularités qui blessent le goût dans plusieurs parties de ce poème ; mais, une fois ses réserves faites, il loue avec un rare bonheur d’expression tous les épisodes qui placent Milton entre Homère et Virgile. Le tableau du paradis terrestre, la peinture du premier amour, n’ont jamais été appréciés dans une langue plus chaste et plus harmonieuse. Après la lecture même de Milton, je ne sais rien de plus pénétrant, de plus religieux, que la manière dont M. Villemain a esquissé les principaux traits de cet admirable épisode. Le désespoir de Satan, l’entretien d’Adam avec l’ange Raphaël, sont caractérisés avec une grandeur, une simplicité d’expression que Milton même n’a pas dépassées. Une fois engagé sur ce terrain, M. Villemain parle sans effort la langue poétique. Il trouve pour sa pensée des formes animées, où l’imagination et le goût se concilient dans une heureuse et féconde alliance. Dans ces pages si habiles et colorées de nuances si éclatantes, M. Villemain réalise pleinement l’idéal du critique : il pense comme un philosophe et parle comme un poète. C’est la seule manière de vulgariser la raison, de la rendre populaire. Trop souvent le bon sens et le goût parlent une langue froide et inanimée ; il appartient aux maîtres consommés de nous montrer comment la vérité la plus austère peut sans danger nous émouvoir et nous charmer. L’analyse du Paradis perdu offrait plus d’un écueil. Les souvenirs de l’antiquité classique pouvaient amener sur les lèvres du critique plus d’une comparaison dangereuse pour l’équité. M. Villemain a pressenti le danger, et n’a pas cédé à la tentation. Interrogeant Isaïe et les pères de l’église aussi souvent qu’Homère et Virgile, il a jugé Milton comme tous les poètes voudraient être jugés, en se pénétrant de son génie, sans jamais lui demander les fruits d’un autre âge et d’un autre climat. Il s’est placé au centre de la tradition chrétienne sans la discuter, et de là, comme du haut d’un phare lumineux, il a suivi le rayonnement de la pensée poétique. Acceptant avec soumission le péché originel et la rédemption, il a pu estimer sans partialité la conception épique de Milton. Il a choisi la méthode la plus sûre et l’a glorieusement appliquée. Quoi que puissent glaner les esprits curieux dans le champ inépuisable de l’érudition, ils n’ajouteront à cette grande figure aucun trait que M. Villemain n’ait déjà indiqué.

L’étude sur lord Byron, aussi fine, aussi délicate, aussi savante que les études sur Shakspeare et sur Milton, n’est pourtant pas aussi complète. Toute la partie purement littéraire est traitée avec le même soin, la même justesse ; mais l’auteur, je ne sais pourquoi, a reculé devant le côté philosophique du sujet. Or, en parlant de Byron, un tel côté n’était pas à négliger. Pour montrer le vrai sens de cette poésie nouvelle, il faut absolument se résigner à sonder les plaies morales de notre temps ; sans ces prolégomènes, toute appréciation de Byron sera nécessairement incomplète et restera obscure pour la plupart des lecteurs. Il ne suffit pas de caractériser le Pèlerinage d’Harold et Don Juan, d’appeler l’attention sur ce merveilleux génie qui débute par l’élégie et finit par la satire la plus amère ; il est indispensable d’interroger l’homme avant le poète. M. Villemain, qui a prouvé tant de fois la souplesse de son esprit, l’étendue et la variété de ses connaissances, n’a pas cette fois accordé assez d’importance à la philosophie. Le portrait de l’homme étant trop rapidement esquissé, la physionomie du poète ne se révèle pas avec assez d’évidence. Si l’auteur eût insisté sur l’abus du loisir, sur la misère et les orages d’une vie gouvernée par la seule passion, toutes ses remarques se seraient gravées plus profondément dans la mémoire du lecteur. Il raconte, il est vrai, en quelques pages la jeunesse, les aventures, les voyages et la mort de Byron ; mais il n’ose pas nous montrer à nu cette âme ulcérée. C’est d’ailleurs le seul reproche que je puisse adresser à cette étude, car M. Villemain analyse et discute toutes les œuvres de Byron avec une rare sagacité. Il n’embrasse pas dans une commune admiration les quatre chants du Pèlerinage ; il sent très bien, et il démontre sans peine que les deux premiers chants, malgré le charme des vers et l’éclat des couleurs, ne sont qu’une déclamation élégante sur l’Espagne et l’Orient, où la pensée tient trop peu de place. Le troisième chant est le plus beau, le plus grand des quatre, et M. Villemain en a très nettement établi tous les mérites. Quant au quatrième, à ne considérer que la forme, ce serait le plus pur, le plus accompli ; mais pour un esprit exercé, pour un juge délicat, il est loin de valoir le troisième, car il n’a pas le même accent de sincérité. L’émotion personnelle est trop souvent remplacée par les souvenirs classiques. Sur les bords du lac de Genève, devant Clarens, dans la plaine de Waterloo, Byron nous ouvre son cœur ; sur les lagunes de Venise, dans l’enceinte du Colysée, c’est à ses livres qu’il demande trop souvent ses impressions. L’excellence de la forme, l’harmonie des strophes ne réussissent pas à déguiser l’indigence ou le néant de l’émotion.

Le Don Juan était plus difficile à’ estimer que le Pèlerinage, M. Villemain, je me plais à le reconnaître, n’a omis aucun des traits distinctifs de cet admirable ouvrage. Réalité, fantaisie, élan lyrique, poésie descriptive, ironie amère, rapprochemens inattendus, il a tout signalé avec le même empressement. Il rend pleine justice à cette épopée, tour à tour railleuse comme Candide et colorée comme les octaves de l’Arioste. Quant aux œuvres dramatiques de Byron, il les place avec raison au-dessous de Don Juan et du Pèlerinage. Le génie du poète est avant tout un génie lyrique ; il se complaît trop dans le développement de sa pensée pour mettre en scène des personnages et leur prêter le langage rapide et concis de la vie réelle. Sardanapale, Marino Faliero, les deux Foscari, très dignes d’étude assurément, ne sont pourtant pas des œuvres dramatiques dans la véritable acception du mot. Si Manfred nous émeut plus profondément, c’est qu’il n’a pas la prétention de se plier aux exigences de la poésie dramatique.

M. Villemain a peut-être pris trop au sérieux le respect de Byron pour le génie de Pope et sa correspondance avec Murray sur Bowles. Esprit lucide et pénétrant, écrivain d’une rare élégance, habile à traiter les plus hautes questions de la philosophie dans une langue harmonieuse, Pope n’a pas connu l’inspiration poétique. Quand Byron parlait du génie de Pope, il ne livrait pas le fond de sa pensée. Le poète qui a écrit le Pèlerinage d’Harold et Don Juan ne pouvait saluer comme un génie l’auteur de l’Essai sur l’homme. Les louanges qu’il prodiguait à l’ami de Bolingbroke n’étaient qu’une ruse de guerre, une manière ingénieuse de dérouter ses ennemis littéraires. Ce n’est pas la première fois que les novateurs se rangent parmi les partisans les plus dévoués de la tradition. Byron devait admirer chez Pope la correction et la pureté du style, et lui demander plus d’un conseil ; mais je ne crois pas qu’il soit sincère en exaltant son génie.

Quant à l’école des lacs, M. Villemain me parait la juger trop sévèrement. Je ne parle pas de Southey, qui était plutôt un versificateur qu’un poète ; mais il y a dans Coleridge et dans Wordsworth plus d’une page que Byron lui-même n’eût pas désavouée. Si l’Excursion et Christabel ne sont pas des œuvres accomplies, elles sont animées d’un sentiment vraiment poétique, et la ballade du Vieux Matelot est un des récits les plus émouvans de la littérature moderne. Si parfois, chez Coleridge et chez Wordsworth, la naïveté dégénère en puérilité, ce défaut, que je n’entends pas contester, est racheté par des beautés de premier ordre. On peut affirmer qu’ils n’ont obtenu ni en Angleterre ni en Europe la renommée qu’ils méritent. Je regrette que M. Villemain ne leur ait pas assigné le rang qui leur appartient. Cette erreur n’enlève rien à la valeur générale de son étude sur Byron ; mais il est utile de la signaler, parce qu’elle pourrait s’accréditer : l’autorité légitime de son nom pourrait la faire accepter comme une vérité irrécusable, comme une affirmation démontrée sans retour ; l’injustice involontaire d’un esprit éclairé est un danger pour la foule. L’Histoire de Cromwell se recommande par l’étude approfondie des documens originaux. Publié il y a trente-cinq ans, ce livre est encore aujourd’hui très utile à consulter, car tous les élémens du récit ont été réunis par une érudition persévérante et consciencieuse. L’historien n’avance pas un fait sans preuve, et le lecteur, lors même qu’il n’accepte pas le jugement prononcé par l’auteur, est forcé de reconnaître que ce jugement n’a pas été prononcé à la légère ; il n’y a pas une assertion qui repose sur une science de seconde main. L’Histoire de Cromwell ne possédât-elle que cet unique mérite, elle serait déjà digne d’une sérieuse attention ; mais ce n’est pas le seul qu’elle possède. À l’époque où elle parut, quelques esprits ingénieux s’étaient habitués à chercher dans la révolution anglaise l’explication des événemens accomplis chez nous un siècle et demi plus tard. M. Villemain ne s’est pas laissé séduire par cette théorie, qui ne repose sur aucune base solide ; sans méconnaître les rapprochemens qu’on peut établir entre les deux révolutions, il a très bien compris qu’elles sont séparées l’une de l’autre par une différence profonde ; il connaît trop bien l’Angleterre et la France pour ne pas sentir, pour ne pas savoir que la révolution anglaise est avant tout politique, tandis que la nôtre est tout à la fois politique et sociale. C’est pourquoi il a étudié la révolution anglaise en elle-même, laissant au lecteur le soin d’établir une comparaison entre les deux pays. Il s’est attaché avec un soin scrupuleux à rechercher les causes des événemens et a porté son attention non-seulement sur le dépouillement des documens originaux, mais encore et surtout sur l’analyse des caractères. Après avoir lu son livre, on connaît à fond les principaux personnages qui ont préparé dans la Grande-Bretagne l’établissement définitif du gouvernement représentatif. Les travaux entrepris depuis trente-cinq ans sur le même sujet n’ont pas entamé la valeur de ce beau livre, car tous les faits importans y sont racontés fidèlement ; et s’il est permis de les grouper autrement, d’en tirer d’autres conclusions, la lecture attentive des mémoires écrits par les témoins ou les acteurs de ce drame politique ne peut rien nous apprendre que nous ne sachions déjà par M. Villemain.

Quant au style de cette histoire, je n’ai pas besoin d’en faire l’éloge. Où trouverions-nous une langue plus pure, plus élégante et plus précise ? La sobriété des ornemens laisse à la pensée toute sa grandeur. Maître consommé dans l’art de bien dire, M. Villemain ne cède jamais à la tentation d’éblouir le lecteur par l’éclat des images. On sent à chaque page l’écrivain qui a vécu dans le commerce familier de l’antiquité, qui s’est formé à l’école de Thucydide et de Tacite, et qui applique leur procédé au récit des événemens modernes. Il se souvient de leurs plus belles pages, mais ne les imite jamais servilement. Son récit simple et rapide se grave facilement dans la mémoire du lecteur. Il n’y a pas un trait qui révèle l’écrivain amoureux de sa parole. La forme a presque toujours le caractère de la nécessité ; il ne semble pas qu’elle puisse être changée. Mais à quoi bon insister sur le mérite du style ? Dans cette œuvre austère et savante, c’est la fidélité de la narration, c’est l’élévation des pensées qu’il faut surtout louer. M. Villemain nous accuserait à bon droit de ne pas le prendre au sérieux, si nous vantions la grâce du langage en parlant d’un tel livre. S’il écrivait aujourd’hui l’Histoire de Cromwell, il est probable qu’il modifierait, qu’il réformerait plusieurs de ses jugemens ; il n’ajouterait rien à la valeur scientifique de son premier travail. Ce que j’admire avec prédilection dans ce beau livre, c’est l’alliance permanente de l’érudition et de l’art. Une fois maître des faits qu’il veut raconter, l’auteur s’applique à dissimuler le nombre et la durée de ses veilles ; il nous instruit et nous émeut sans jamais songer à faire parade de son savoir. C’était là le grand secret des historiens de la vieille Grèce et de la vieille Italie. Trop souvent les historiens modernes négligent l’art et s’en tiennent à la science. M. Villemain, en écrivant l’Histoire de Cromwell six ans avant qu’Augustin Thierry n’eût publié l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, comprenait et tentait déjà, sans autre modèle que l’antiquité, la conciliation de l’art et de la science.

Huit ans plus tard, il annonçait l’Histoire de Grégoire VII. Cette histoire est sans doute achevée. Tous les amis des lettres en souhaitent vivement la publication. Quelques fragmens livrés à la curiosité impatiente prouvent que M. Villemain n’a rien négligé pour approfondir toutes les parties d’un sujet si difficile : étude générale de l’Europe, politique de la cour pontificale, il a tout interrogé avec la même ardeur, la même persévérance. Pourquoi donc ne se résout-il pas à dérouler sous nos yeux ce vaste tableau ? Est-ce qu’il douterait de l’opportunité d’un tel récit ? Aujourd’hui comme il y a vingt-sept ans, l’Histoire de Grégoire VII serait une source féconde de méditations. Les questions posées et résolues par ce pape hardi et rusé ne sont pas de celles dont l’intérêt puisse s’amoindrir. D’ailleurs M. Villemain, en choisissant dans le moyen âge le développement de la puissance pontificale au XIe siècle, n’a pu vouloir chercher dans le passé autre chose que le passé lui-même. Ce tableau, tracé d’une main sûre et savante, ne manquera jamais d’opportunité. La lutte de la cour de Rome contre l’empire n’est pas moins riche en émotions que la lutte de la démocratie contre la royauté. Que M. Villemain ne tarde donc pas plus longtemps à publier son Histoire de Grégoire VII. Depuis vingt-sept ans, il a dû épuiser toutes les sources d’informations ; il a dû mettre en œuvre tous les matériaux qu’il avait recueillis. Il n’y a pas en France un homme studieux qui n’appelle de ses vœux la publication de ce grand travail. Le talent que l’auteur a montré dans un épisode de l’histoire moderne est un sûr garant qu’il n’aura pas traité avec moins de vigueur et d’éclat un épisode de l’histoire du moyen âge. Un écrivain en possession de la sympathie publique ne peut garder pour lui seul le fruit de ses études. En pareil cas, l’avarice serait de l’ingratitude.

Le dernier livre publié par M. Villemain appartient plutôt au genre des mémoires qu’à l’histoire proprement dite. La biographie de M. de Narbonne a fourni à l’auteur l’occasion de nous montrer l’empire et l’empereur sous un aspect nouveau. Au lieu de recommencer le récit des grandes batailles livrées par le premier capitaine des temps modernes, il a recueilli les souvenirs de sa jeunesse et s’est efforcé de restituer, autant qu’il était en lui, les conversations de Napoléon et de son aide de camp. Je ne voudrais pas garantir l’exactitude littérale de ces conversations, je crois même que M. Villemain, malgré l’excellence de sa mémoire, ne voudrait pas prendre un tel engagement ; mais personne, je pense, ne contestera l’intérêt de ces entretiens familiers, où les plus hautes questions de politique et d’art militaire se trouvent mêlées aux questions de goût et de littérature. On aime à voir l’homme qui a tenu dans ses mains les destinées de l’Europe détourner sa pensée de la marche de ses armées pour discuter ou plutôt pour résoudre à sa manière les problèmes qui ont occupé les savans et les poètes. Il est vrai que les entretiens racontés à M. Villemain par M. de Narbonne affectent souvent la forme du monologue : l’aide de camp n’intervient guère que pour donner la réplique ; mais cette forme dominatrice s’explique très bien par le caractère du personnage. Napoléon, dans son cabinet comme sur le champ de bataille, parlait plutôt pour être écouté que pour recueillir des avis ; M. de Narbonne subissait la loi commune. Cependant il est arrivé plus d’une fois à l’ancien ministre de Louis XVI, devenu l’aide de camp favori de l’empereur, d’exprimer librement sa pensée, et d’annoncer les périls qui se préparaient pour le capitaine tant de fois victorieux. Sa voix, comme il était trop facile de le prévoir, n’a pas été entendue. Enivré, aveuglé par ses victoires, le maître de la France, qui fut un instant le maître de l’Europe, est demeuré sourd aux conseils de l’amitié la plus dévouée. Tous les entretiens qui se rapportent à la campagne de Russie révèlent chez M. de Narbonne une connaissance profonde de l’Europe. Il est curieux de voir cet esprit si net, si judicieux, si calme, aux prises avec une volonté qui n’admettait pas de résistance, exprimer ses craintes et ses prévisions sans jamais blesser le maître qui l’écoutait, parler en courtisan accompli, lors même qu’il osait ne pas accepter comme souverainement sage la volonté qui allait se réaliser. Il serait fort à souhaiter que M. de Narbonne trouvât de nombreux imitateurs ; la modération du langage en face d’une autorité sans limites est poulie bon sens un puissant auxiliaire.

La conversation de Napoléon avec M. de Narbonne sur le génie de Corneille et sur la tragédie française au milieu des ruines encore fumantes du Kremlin n’est pas un des chapitres les moins curieux. Plus d’un lecteur peut-être accusera M. Villemain de l’avoir un peu arrangée. Sans vouloir affirmer que tous les termes de cet entretien ont été fidèlement recueillis par M. de Narbonne, et que M. Villemain s’est borné à les transcrire, il me semble réunir tous les élémens de la vraisemblance, lui parlant de Cinna et d’Auguste, en proposant aux poètes de son temps la vie de Pierre le Grand comme sujet de tragédie, c’est de lui-même que l’empereur parle, c’est son génie, c’est sa volonté qu’il veut offrir à l’admiration de la foule. Rien de plus naturel, rien qui s’accorde mieux avec le caractère du dominateur. La visite de M. de Narbonne à l’École normale[1], la leçon qu’il écoute et qu’il raconte à Napoléon, les réflexions de l’empereur sur Montesquieu, sur l’Esprit des Lois, sur le dialogue d’Eucrate et de Sylla, n’ont pas moins d’attrait que la conversation du Kremlin. C’est la même personnalité, la même manière d’interpréter le passé : Napoléon, dans Sylla comme dans Pierre le Grand, ne voit que lui-même. On dirait que le présent ne suffit ni à son intelligence ni à sa volonté. Il voudrait que tous les grands dominateurs du passé fussent refaits à son image. C’est un trait qui méritait d’être consigné.

Que M. Villemain ait transcrit ses souvenirs sans y rien changer, qu’il ait retrouvé tout entières dans sa mémoire les confidences de M. de Narbonne, ou qu’il ait eu des lacunes à combler, peu importe. Ce qui demeure constant, ce qui frappera tous les yeux, c’est que ses souvenirs sont marqués au coin de la vérité. Il n’y a pas une page qui semble inventée. Si tous les hommes qui ont pu, comme M. Villemain, apprendre de la bouche même des témoins les détails familiers de l’histoire rédigeaient leurs souvenirs avec le même soin, le passé serait mieux compris et perdrait le caractère théâtral que lui prêtent trop souvent les historiens de profession. Aussi ne m’étonné-je pas de l’accueil empressé fait à ce livre. Il serait difficile en effet de présenter sous une forme plus attrayante le récit des négociations confiées à M. de Narbonne et les épisodes d’une vie mêlée à tant de grands événemens. Quelques esprits chagrins demanderont peut-être si M. de Narbonne est vraiment le sujet du livre, si sa biographie n’a pas été choisie comme un cadre où devaient venir se grouper les principaux personnages de l’empire. Je crois très inutile de répondre à cette objection. L’auteur, ne racontant pas ce qu’il a vu, mais les confidences qu’il a reçues, ne pouvait choisir pour son récit un cadre plus heureux que la vie même de M. de Narbonne. Que Napoléon, ses ministres et ses généraux occupent le premier plan, je ne vois là ni un sujet de reproche, ni un sujet d’étonnement. L’auteur a trouvé moyen de rajeunir par les détails intimes et l’accent familier un thème déjà traité tant de fois ; c’en est assez pour que son œuvre obtienne de nombreux suffrages. Il a reçu sans doute bien d’autres confidences sur les hommes et les choses du siècle présent : s’il consent à nous les livrer, il peut s’assurer que les auditeurs ne lui manqueront pas. Il raconte avec trop de vivacité pour n’être pas écouté avec empressement.

La place réservée à M. Villemain dans l’histoire de notre littérature n’est pas difficile à marquer : il occupe aujourd’hui et gardera sans doute longtemps encore le premier rang dans la critique. Personne mieux que lui ne sait animer l’analyse. Si quelquefois on a pu sans injustice lui reprocher un peu de timidité dans l’exposition de ses doctrines, il a racheté cette faute par les services immenses qu’il a rendus à la cause du bon goût et du bon sens. Nourri des lettres antiques, il a compris la nécessité d’élargir l’horizon de sa pensée par l’étude assidue des littératures modernes ; il a multiplié les points de comparaison, et s’est fait, avec un art merveilleux, un goût cosmopolite. Il n’y a pas une nation de l’Europe dont il ne comprenne le génie. On me dira que c’est un don chez lui : un don, je le veux bien ; mais ce don fut demeuré stérile, s’il n’eût été fécondé par le travail de chaque jour. Pour pénétrer le génie des nations qui nous environnent, l’intelligence la plus heureuse ne suffit pas ; il faut se préparer à cette tâche par des épreuves sans nombre. Ce qu’il y a d’excellent dans M. Villemain, c’est que, malgré son érudition, il a conservé toute la jeunesse, toute l’ardeur d’un esprit moins actif que le sien qui n’aurait embrassé qu’un champ plus étroit. Nous voyons trop souvent l’érudition se réduire à la curiosité, et devenir un pur exercice de mémoire. Rien de pareil chez M. Villemain. Il éprouve le besoin de transformer par la réflexion les documens qu’il a recueillis. L’érudition n’est pas pour lui un but, mais un moyen. Eclairé par l’étude des plus grands modèles, lorsqu’il s’agit d’apprécier une œuvre française ou italienne, espagnole ou anglaise, son jugement n’a jamais rien de capricieux ou de passionné, car il possède dans sa mémoire, les types immortels qui doivent le guider. Aussi voyez comme il saisit en toute chose le trait délicat, comme il distingue la vraie grandeur de la bizarrerie ! Passionné pour les beautés de notre langue, esprit français par la clarté, il démêle sans effort tous les mérites d’une œuvre que semble répudier le génie de notre nation. Son intelligence, dont l’activité ne se ralentit jamais, se prête à toutes les impressions. Il se laisse émouvoir comme s’il n’avait pas à juger, et juge avec impartialité comme s’il avait pu se prémunir contre l’émotion.

J’ai l’air de tracer un portrait idéal, et pourtant je ne fais que recueillir mes souvenirs. Les études littéraires de M. Villemain sur la France, l’Angleterre et l’Italie sont là pour attester la vérité de mes paroles. Avant qu’il n’eût pris en main le gouvernement du goût public, la foule était habituée à croire que la connaissance profonde de l’antiquité menait infailliblement au dédain des littératures modernes ; elle pensait qu’un vif amour du génie français ne pouvait se concilier avec une sympathie sincère pour les œuvres écrites dans une autre langue. On rencontrait des esprits qui confondaient de bonne foi avec le patriotisme leur ignorance volontaire. M. Villemain est venu dessiller leurs yeux. Après avoir lu ses leçons, il n’est plus permis de persister dans ce fol aveuglement. L’injustice pour les nations voisines n’est pas une manière d’aimer la France ; la connaissance complète de l’antiquité ne mène pas au dédain des littératures modernes. Ces deux vérités, devenues aujourd’hui des lieux-communs, ont fait leur chemin dans la foule, grâce à M. Villemain ; aussi je n’hésite pas à lui assigner le premier rang dans la critique. Il a démontré aux plus incrédules que le génie du passé, étudié dans ses œuvres les plus pures, les plus accomplies, loin de conduire au dédain des œuvres modernes, est le moyen le plus sûr de les comprendre et de les estimer à leur juste valeur. C’est pourquoi tout homme qui a pénétré pleinement le génie du passé est par cela même préparé mieux que personne à l’intelligence du génie moderne, car il sait d’où vient le mouvement qui s’accomplit sous ses yeux. M. Villemain ne serait jamais arrivé à l’impartialité, s’il n’eût pas vécu longtemps dans le commerce de l’antiquité. Un esprit vraiment pénétrant demande tour à tour au passé l’intelligence du présent, au présent lui-même l’intelligence du passé ; il veut savoir où le mouvement commence, où le mouvement est parvenu, — et comment le savoir sans interroger l’histoire de l’esprit humain à ses deux extrémités ? Vérités vulgaires ! me dira-t-on ; mais qui donc a travaillé plus activement, plus efficacement que M. Villemain à leur donner ce caractère de vulgarité ? Aujourd’hui, grâce à lui, les hommes nourris des lettres antiques comprennent la nécessité d’étudier le génie moderne, et ceux mêmes qui ne peuvent pas aborder directement l’antiquité cherchent partout des initiateurs qui viennent au secours de leur faiblesse. Ce service éclatant assure à M. Villemain la reconnaissance de tous les esprits éclairés.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1852.