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Écrivains modernes de la France/Prosper Mérimée

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Écrivains modernes de la France
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 1207-1232).

ÉCRIVAINS MODERNES


DE LA FRANCE.




PROSPER MÉRIMÉE.




Les débuts littéraires de M. Prosper Mérimée remontent à l’année 1825. L’auteur du Théâtre de Clara Gazul avait alors vingt et un ans. Parmi les lecteurs de ce livre ingénieux et hardi, il en est bien peu qui aient deviné l’âge de Joseph L’Estrange. Il était difficile en effet de croire que ces créations si franches, si nettes, fussent l’œuvre d’un jeune homme de vingt et un ans. À proprement parler, M. Prosper Mérimée n’a jamais connu les tâtonnemens, ou du moins s’il les a connus, il n’a jamais mis le public dans la confidence. Je n’entends pas dire par là que toutes ses œuvres soient écrites du premier coup telles que nous les lisons, sans rature, sans retouche, sans addition, sans élimination. Pour porter un tel jugement, pour adopter une telle croyance, il faudrait n’avoir jamais comparé les œuvres nées de la méditation aux œuvres improvisées. Il est évident pour tous les esprits exercés que le Théâtre de Clara Gazul n’est pas une création spontanée, si l’on veut donner à ce mot le sens que lui prêtent les faiseurs d’aujourd’hui. Ce qu’il y a de certain, c’est que les compositions dramatiques publiées sous le nom de la spirituelle comédienne ne révèlent aucune indécision dans la pensée, aucune incertitude dans l’expression. L’auteur, malgré sa jeunesse, sait très bien ce qu’il veut dire, et ne prend pas des mots pour des idées. Familiarisé de bonne heure avec l’Espagne et l’Angleterre, nourri de Shakspeare et de Calderon, dont il savait la langue, il s’est toujours abstenu de les imiter : il leur demande conseil, mais il ne les copie jamais. Son talent, mûri par la pratique de la vie, a gardé la physionomie qu’il avait en 1825. À vingt-neuf ans de distance, nous retrouvons M. Prosper Mérimée tel que nous l’avons connu en quittant les bancs du collège. Il ne s’est pas prodigué, il a toujours ménagé sa pensée, ne parlant qu’à son heure. Aussi sa renommée est aujourd’hui aussi jeune, aussi pure, aussi généralement acceptée qu’à l’époque où se publiait Mateo Falcone.

Quoique ses débuts appartiennent à la restauration, il est impossible de découvrir dans ses ouvrages la trace des doctrines proclamées par l’école poétique de ce temps. Il assistait aux tentatives de cette école sans partager ses espérances. Il avait sur la plupart des néophytes un immense avantage : il connaissait la langue de Virgile et d’Homère aussi bien que la langue de Shakspeare et de Calderon, et le commerce familier qu’il avait entretenu de bonne heure avec l’antiquité ne lui permettait, pas d’accepter comme excellentes et sans réplique toutes les railleries prodiguées au génie païen. Il ne devait pas entendre sans sourire les arrêts prononcés contre l’imagination athénienne. Lisant Aristophane aussi souvent que Rabelais, que devait-il penser quand il entendait affirmer que l’antiquité païenne n’avait pas connu le grotesque ? Les Grenouilles, les Guêpes et les Nuées lui semblaient à bon droit aussi hardies que Gargantua et Pantagruel. Son admiration pour le joyeux curé de Meudon n’ôtait rien à son estime pour l’ennemi de Cléon. Il ne pouvait donc consentir à sacrifier l’antiquité, comme le voulait la nouvelle école poétique malgré ses réserves respectueuses en faveur d’Homère. L’apothéose du moyen âge ne pouvait non plus séduire son esprit. Il était en effet trop évident que la nouvelle école connaissait très imparfaitement la période historique dont elle proclamait l’excellence poétique. M. Prosper Mérimée avait compris de bonne heure la nécessité d’étudier l’histoire dans les monumens originaux. Aussi, quoiqu’il n’ait jamais entretenu ses lecteurs d’ogives et de pleins-cintres à propos de poésie, il savait à quoi s’en tenir sur le moyen âge, car il ne s’était pas contenté de l’étudier dans les chapiteaux romans et les chapiteaux gothiques : Grégoire de ’l’ours, Eginhard, Froissard et Philippe de Commines lui avaient enseigné ce que l’école nouvelle avait la prétention de deviner. Cette prétention singulière est aujourd’hui réduite à sa juste valeur : il est démontré désormais pour les plus incrédules que la nouvelle école ignorait le moyen âge aussi bien que l’antiquité. Les œuvres de M. Prosper Mérimée, inspirées par de solides études, se recommandent encore, comme au premier jour, par leur vérité.

Pour bien comprendre la valeur d’un tel écrivain, il ne suffit pas de l’étudier en lui-même, il faut encore le comparer à ses contemporains. La plupart des œuvres enfantées par l’école poétique de la restauration portent déjà l’empreinte de la vieillesse, et nous ne pouvons les relire sans un profond étonnement. Nous nous demandons à chaque page comment ce cliquetis de paroles a pu être accepté pendant quelques années comme l’expression d’idées vraies, de sentimens réels. En relisant les œuvres de M. Mérimée, nous n’éprouvons rien de pareil. Pourquoi ? sinon parce qu’il n’a jamais écrit une ligne sans s’appuyer sur l’histoire ou sur la philosophie. Ce n’est pas qu’il prétende au titre de philosophe : il ne néglige aucune occasion d’affirmer son incompétence en pareille matière ; mais il connaît à merveille la nature humaine, et par cette connaissance, bon gré, mal gré, il se rattache à la philosophie. L’école poétique de la restauration dédaignait l’histoire, qu’elle prétendait deviner, et ne pouvait s’élever jusqu’à la philosophie, puisqu’elle substituait l’étonnement à l’émotion, et parlait aux yeux au lieu de parler au cœur. Son aversion pour le théâtre français du XVIIe siècle s’accordait parfaitement avec sa prédilection pour l’éclat des costumes et des décors. M. Prosper Mérimée n’a jamais partagé cette prédilection ; aussi a-t-il gardé pour le XVIIe siècle une sympathie qui se révèle dans tous ses ouvrages. Il n’a pas le goût des préfaces et s’abstient d’expliquer ce qu’il a voulu faire, pensant avec raison que toute œuvre poétique doit s’expliquer par elle-même, et que les commentaires les plus ingénieux n’ajoutent rien à la valeur d’un drame ou d’un roman ; mais cette sympathie ne saurait être mise en doute, car il ne sépare jamais la peinture des temps et des lieux de la peinture de l’homme, et c’est par là surtout qu’il se détache de l’école poétique de la restauration. La couleur locale, la couleur historique, dont il comprend toute l’importance, ne sont pas pour lui la loi suprême de l’art. Il a trop de bon sens et de goût pour ne pas mettre l’homme au-dessus des temps et des lieux, c’est-à-dire pour ne pas placer la philosophie au-dessus de l’histoire. Il a visité l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre et l’Orient, et ses voyages n’ont jamais effacé de son esprit la supériorité de la vérité humaine sur la couleur locale.

L’école poétique de la restauration parlait de l’Orient sur ouï-dire ; elle connaissait assez mal le Romancero, la Divine Comédie, Hamlet et Roméo. Les exceptions qu’on pourrait citer ne détruiraient pas la légitimité de cette assertion, et cependant, pour l’école poétique de la restauration, la couleur locale, la couleur historique dominaient la vérité humaine, ou plutôt devaient la rendre inutile. Les décors et les costumes dispensaient de l’analyse des sentimens. Cette étrange doctrine, qu’il est impossible d’exposer sans sourire, est pourtant la seule qui donne la clé des œuvres applaudies pendant quelques mois, et qu’aujourd’hui nous avons peine à comprendre. M. Prosper Mérimée a trouvé dans ses lectures et dans ses voyages des expressions diverses pour la vérité humaine, mais n’a jamais perdu de vue la vérité même ; c’est pourquoi ses œuvres nous offrent une physionomie originale, et ne peuvent être confondues avec les ouvrages que nous devons à l’école poétique de la restauration. Dire quel a été son maître, à quel temps il se rattache, de quelle doctrine il relève, serait assez difficile, et je crois même que ces questions seraient discutées sans profit, car si M. Prosper Mérimée relève du passé, comme tous les écrivains d’une incontestable valeur, par l’étude des grands modèles à quelque période, à quelque pays qu’ils appartiennent, pour la conception de ses œuvres il ne relève que de lui-même. Il n’a demandé à l’antiquité, aux temps modernes, que le moyen d’exprimer sa pensée, laissant toujours à son imagination une liberté absolue, — preuve éclatante de sagacité. Demander autre chose au passé, c’est renoncer à vivre, à penser par soi-même ; essayer de reproduire fidèlement le génie d’un écrivain ne va pas à moins qu’à protester contre l’invention, c’est-à-dire contre la poésie même. Ce n’est pas respecter la tradition, mais en méconnaître le sens, en dénaturer les enseignemens. La tradition ainsi interprétée, loin de vivifier le présent, ne sert qu’à le frapper d’impuissance ; la servilité ne suscitera jamais le génie. M. Prosper Mérimée, qui connaît le passé, ne l’entend pas ainsi ; il l’interroge sans se croire obligé de le copier.

Si l’on essaie de pénétrer la nature intime de ce talent si original et si vrai, on arrive bientôt à reconnaître qu’il suit un procédé constant. L’auteur de Mateo Falcone prend toujours son point de départ dans la réalité. Il n’a jamais la prétention de créer une fable de toutes pièces. Pour lui, inventer, c’est agrandir ce qu’il a lu, ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu. Placé sur ce terrain, il ne craint pas de trébucher ; il exagère ce qu’il veut éclairer, il amoindrit ce qu’il veut laisser dans l’ombre, mais ne perd jamais de vue le modèle qu’il a choisi. Qu’il s’adresse à l’histoire ou à la vie de son temps, la réalité lui sert toujours de guide. Aussi ses créations n’ont jamais rien de capricieux ; mais il ne prend pas la réalité, si complète qu’elle soit, pour le dernier mot de l’art. Par l’étude, par la réflexion, il la transforme et la renouvelle. Il y a dans ses récits tant d’énergie et de simplicité, qu’il a l’air de ne consulter que sa mémoire. Pourtant, quoiqu’il semble éviter avec un soin vigilant tout ce qui relèverait de l’idéal, l’imagination joue un rôle très actif dans toutes ses œuvres. Seulement, au lieu de travailler sur une donnée enfantée par le caprice, elle travaille sur un fond solide et résistant. L’imagination, ainsi appliquée, n’est pas moins puissante, moins féconde que l’imagination livrée à elle-même. J’incline même à penser qu’elle agit plus sûrement sur l’esprit du lecteur. Il est très vrai que la fantaisie la plus vagabonde relève à son insu de la réalité, car il n’est donné à personne de tirer la vie du néant. Cette intervention indirecte de la réalité ne suffit pas à M. Mérimée. À l’exemple des peintres qui ne peignent rien sans modèle, il ne commence pas un récit sans avoir sous les yeux ou dans sa mémoire le type de ses personnages. L’emploi de ce procédé donne à tout ce qu’il écrit un relief singulier. Son imagination, dont il se défie, garde sa vivacité tout en respectant la donnée primitive qu’elle veut et qu’elle doit agrandir. J’ai souvent entendu dire que M. Mérimée manque d’invention, et j’avais d’abord peine à comprendre le sens de cette accusation ; j’ai bientôt découvert qu’au fond de ces reproches se cachait un éloge involontaire. Ceux qui se plaignent en effet qu’il manque d’invention ne conçoivent pas l’imagination s’exerçant sur une donnée réelle, ils veulent pour elle une liberté absolue, et quand ils rencontrent une série de faits triés par un goût sévère et mis en œuvre par une imagination puissante, ils prennent volontiers la sobriété des développemens pour un signe de stérilité. Il y a dans cette sobriété même qui les étonne et les abuse un signe de fécondité. Pour émouvoir en effet, pour laisser dans l’esprit du lecteur une trace durable et profonde, il ne s’agit pas de multiplier les détails, mais de les choisir, — de frapper fort, mais de frapper juste, Le procédé suivi par M. Mérimée fait croire aux intelligences inexpérimentées qu’il n’invente pas ; les juges compétens savent à quoi s’en tenir.

Si les reproches adressés à M. Mérimée par les amans passionnés de la fantaisie valaient la peine d’être réfutés, il suffirait pour les réduire à néant de comparer l’admirable récit qui s’appelle Mateo Falcone avec les vingt lignes de Benson où se trouve la donnée mise en œuvre par l’écrivain français : cette comparaison, faite de bonne foi, ne peut laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur impartial. Benson raconte dans le journal de son voyage en Corse le meurtre d’un enfant par son père, et prend soin de nous dire que la mort était le châtiment de la trahison ; mais qu’il y a loin du récit de Benson au récit de Mérimée ! Dans les vingt pages de l’écrivain français, il n’y a pas un trait qui ne porte ; tous les incidens occupent une place nécessaire et s’enchaînent rigoureusement. La tentation du malheureux enfant est présentée avec un talent merveilleux. L’indignation du père en apprenant que son fils a livré le bandit, sa soudaine résolution, son inflexible volonté, nous émeuvent profondément. Nous comprenons dès les premières lignes qu’il ne reculera pas devant le meurtre de son enfant ; pour ma part, je ne crois pas que l’art puisse aller plus loin. Jamais la maxime antique « rien de trop » n’a été pratiquée plus sévèrement ; mais en même temps jamais les événemens fournis par la réalité n’ont été mis en œuvre avec plus d’adresse. Certes dans ces vingt pages M. Mérimée a fait preuve d’une imagination féconde. Aujourd’hui que l’industrie littéraire s’est développée sur une échelle immense, si une telle donnée tombait entre les mains d’un faiseur, nous la verrions se dérouler en quelques centaines ou quelques milliers de pages, et les partisans de la fantaisie vanteraient à l’envi l’habileté de l’auteur. Il est pourtant hors de doute que M. Mérimée n’a rien laissé à dire, qu’il a tiré de son sujet tout le parti que l’on pouvait souhaiter, et qu’on ne pourrait ajouter des incidens nouveaux sans tomber dans le verbiage. J’ai relu bien des fois Mateo Falcone, et chaque fois que je l’ai relu, j’ai admiré de plus en plus la puissance de la sobriété. Parmi les écrivains de notre temps, j’en sais bien peu qui puissent se vanter d’agir aussi énergiquement, aussi sûrement sur l’esprit du lecteur. M. Mérimée, n’eût-il écrit que Mateo Falcone, occuperait une place éminente dans l’histoire littéraire de notre pays, car de telles pages ne se comptent pas, mais se pèsent. Heureusement pour nous, il ne s’en est pas tenu là, et nous avons pu admirer plus d’une fois la souplesse et la variété de son talent. Toutefois, je dois le dire, je ne crois pas qu’il ait jamais rien écrit de supérieur à Mateo Falcone.

Je ne songe pas à contester la vivacité ingénieuse qui recommande le Vase étrusque ; je reconnais volontiers que le choix même de la donnée a quelque chose d’original. La peinture de la jalousie rétroactive est un sujet nouveau qui demande une grande délicatesse de pinceau, et l’auteur a su nous intéresser aux souffrances de son héros sans rien exagérer ; mais le récit est précédé d’un prologue dialogué, et ce prologue n’est pas précisément un chef-d’œuvre de goût. L’esprit y est semé à profusion, mais ce n’est pas toujours de l’esprit de bon aloi. Une foule de railleries qui enchantent les initiés demeurent impénétrables pour le commun des lecteurs. Or c’est là un très grave inconvénient : ceux qui ne connaissent pas les originaux que l’auteur a voulu peindre demeurent indifférens sans que le narrateur ait le droit de se plaindre. Et pourtant le Vase étrusque a longtemps passé, parmi les gens du monde, pour le meilleur récit de M. Mérimée. Le faux goût qui éclate dans le prologue était précisément ce qui séduisait les oisifs : comme ils avaient vu de près les modèles dont M. Mérimée s’était servi, ils ne tarissaient pas en éloges sur la fidélité des portraits. Mateo Falcone était oublié pour le Vase étrusque. Le succès de ce dernier ouvrage mérite d’être rappelé comme une des aberrations les plus singulières. Ce n’est pas qu’il n’y ait dans le Vase étrusque plusieurs parties très dignes de louange ; mais ce n’était pas aux pages vraies, aux pages émouvantes, que s’adressaient les éloges des salons ; c’était surtout à la sotte vanité du voyageur qui, à son retour d’Égypte, racontait ses conversations avec le pacha, c’est-à-dire que les salons, admiraient précisément ce qui méritait le moins d’attirer l’attention. Mateo Falcone avait classé M. Mérimée parmi les écrivains les plus habiles ; le Vase étrusque fit de lui un écrivain à la mode.

Les hommes d’un goût sévère pouvaient craindre qu’il ne se laissât abuser par cet injuste succès. Leur crainte s’évanouit bientôt. L’auteur de Mateo Falcone revint à la vérité, à la simplicité, qu’il avait abandonnées pour un jour. Je n’essaierai pas de juger une à une toutes les nouvelles qu’il a signées de son nom, car cette étude rapide et sommaire serait sans intérêt pour le lecteur. Il me suffira d’en choisir quelques-unes où se révèle pleinement sa manière tout à la fois énergique et contenue. Tamango et la Partie de Trictrac ne laissent rien à désirer sous ce rapport. Dans Tamango, nous assistons à la lutte de l’auteur contre lui-même. Il essaie vainement de demeurer dans les limites de la réalité, d’échapper à la poésie. Quoi qu’il fasse, les images se pressent sous sa plume, et malgré sa résistance il parle une langue qu’il ne voudrait pas parler. Je suis loin de mettre Tamango sur la même ligne que Mateo. Cependant il y a dans le premier de ces récits une effrayante vérité qu’on ne saurait trop louer, et la couleur poétique des dernières pages nous charme sans nous étonner, car elle n’a pour nous rien d’inattendu. C’est une nécessité à laquelle l’auteur n’a pu se soustraire : après avoir assisté à la lutte, nous acceptons la défaite sans surprise. Dans ma pensée, la Partie de Trictrac demeure au-dessous de Tamango. La première partie manque de rapidité, mais la fin est admirable de tout point. La honte et le désespoir du jeune homme qui a triché au jeu après le suicide du Hollandais, son mépris, son horreur pour lui-même, sont dessinés de main de maître : pour atteindre à une telle vérité, il faut un talent consommé.

Arsène Guillot et Carmen ont soulevé de nombreuses objections. Des esprits que je veux croire sincères se sont alarmés de voir l’auteur de Mateo Falcone s’aventurer sur un terrain où les jeunes filles ne pouvaient pas le suivre. Je comprends leurs alarmes sans les partager. Bien des livres, dont le mérite ne saurait être contesté, ne peuvent être mis sans danger entre les mains des jeunes filles. C’est là une question qui n’a rien de littéraire et que nous n’avons pas à traiter. Je ne crois pas que l’art doive s’interdire la peinture du vice et de la corruption par cela seul que cette peinture est dangereuse pour les cœurs inexpérimentés : à ce compte, le champ de l’art se rétrécirait singulièrement. Arsène Guillot, malgré la fange où elle a marché, nous intéresse et nous émeut, parce qu’elle a aimé d’un amour vrai, d’un amour profond, et qu’elle s’est purifiée par la souffrance. Bien des gens que je n’accuserai pas d’hypocrisie s’étonnent de voir au chevet d’Arsène Guillot une femme du monde demeurée pure et invulnérable au milieu de toutes les tentations : j’ai beau sonder leur pensée, je ne peux l’accepter comme la preuve d’une piété vraie. La charité vient au secours des âmes souffrantes sans distinction, et n’abandonne pas celles qui souffrent par leur faute. Voilà ce qu’une femme du monde vraiment pieuse et pure n’oubliera jamais. Je suis donc loin de condamner la donnée d’Arsène Guillot, et je conçois très bien qu’elle ait tenté le talent de M. Mérimée. C’est un sujet périlleux sans doute, mais que le goût n’a pas le droit de proscrire. À quel propos jeter les hauts cris ? l’auteur a-t-il essayé l’apologie du vice ? A-t-il voulu réhabiliter la corruption ? En aucune manière. Il a voulu montrer l’action salutaire de la souffrance sur l’âme la plus dépravée, l’action bienfaisante de la charité sur les douleurs les plus cuisantes, et la sérénité d’un cœur pieux et pur en face de l’abjection. A-t-il réussi dans cette difficile entreprise ? C’est la seule question que nous ayons à résoudre. Or je ne crois pas possible de contester l’intérêt que l’auteur a su jeter sur les derniers momens d’Arsène Guillot. À quoi bon le chicaner sur le choix du sujet, puisqu’il a su l’ennoblir et le poétiser ? Il me semble d’ailleurs que les juges les plus scrupuleux auraient assez mauvaise grâce à prononcer l’anathème contre ce récit, car la mort d’Arsène Guillot n’excitera certainement aucune femme à suivre ses traces : c’est un sujet de compassion, et non d’émulation. Cette Madeleine repentante qui accepte avec tant de reconnaissance les consolations apportées à son chevet par un cœur sans souillure ne corrompra personne. Il y a trop d’angoisses, trop de vraie douleur dans ses derniers momens, pour que son exemple puisse être contagieux. Il est donc permis d’absoudre l’auteur au nom de la morale aussi bien qu’au nom du goût.

Le sujet de Carmen est assurément plus scabreux que celui d'Arsène Guillot, car il s’agit ici de nous montrer, non pas le vice ramené à Dieu par l’épuisement et la souffrance, mais le vice en action, le vice plein de jeunesse et d’énergie. Au premier abord, sans croire mériter le reproche de pruderie, on peut s’effrayer d’une telle donnée ; mais le distique de Palladas, placé en épigraphe, a de quoi rassurer les consciences les plus timorées : nous entrevoyons la mort comme expiation. Je regrette que l’auteur, au lieu d’entamer la narration dès la première page, ait cru devoir nous entretenir de ses investigations archéologiques : le champ de bataille de Munda n’a rien à démêler avec l’histoire de Carmen. Quant à l’épigraphe, je ne lui adresserai pas le infime reproche, car elle se rattache directement au sujet ; seulement elle a le tort très grave d’être écrite dans une langue que les femmes n’entendent pas. Il est vrai que la traduction littérale du distique de Palladas eût été de nature à les effaroucher quelque peu ? mais à quoi sert une épigraphe qui ne s’adresse pas à toutes les classes de lecteurs ? Franchement, pour raconter les aventures d’une bohémienne, il n’était pas nécessaire de fouiller dans l’Anthologie ; c’est un portique trop grave pour un édifice si peu sévère. Ces réserves faites, je m’empresse de reconnaître que le récit est très bien et très rapidement conduit. Dès qu’il n’est plus question du champ de bataille de Munda, dès que Carmen a entraîné sur ses pas le voyageur imprudent et curieux, l’attention ne languit pas un seul instant. C’est une fille sans foi ni loi, qui ne recule devant aucun crime ; si elle ne trempe pas ses mains dans le sang, elle conduit la victime désignée au-devant de la balle ou du poignard. Il n’y a donc en elle rien qui excite une bien vive sympathie ; mais cette nature sauvage et indomptée tient l’attention éveillée, et nos yeux ne la quittent pas un seul instant. Et puis, quand elle a vingt fois mérité la corde, elle meurt avec tant de noblesse et de résignation que nous devinons dans la bohémienne cruelle et perfide un cœur généreux, capable des plus grandes actions, des plus héroïques dévouemens, mais entraîné dans l’abîme de l’abjection par la misère et la contagion de l’exemple. Débarrassée de ses prolégomènes archéologiques, cette nouvelle pourrait donc prendre rang à côté des meilleurs récits de l’auteur. Telle qu’elle est, malgré le hors-d’œuvre que j’ai signalé, elle mérite une sérieuse attention, car c’est une étude faite d’après nature par un observateur habile, doué d’une mémoire fidèle, et dont l’imagination a grandi les souvenirs sans les dénaturer. Sans avoir sous la main un moyen de contrôle, j’oserais parier que tous les incidens de cette curieuse narration peuvent être justifiés dans le sens historique du mot. Nous y voyons la femme sous un aspect affligeant, mais sous un aspect vrai, et Carmen, en mourant, purifie l’air que nous avons respiré.

Lorsque parut la Chronique du temps de Charles IX, les romans de Walter Scott étaient en grande faveur ; les écrivains du second ordre croyaient pouvoir appliquer sans trop d’efforts le procédé du poète écossais : grave méprise, bévue grossière à laquelle nous devons une foule de romans aujourd’hui dès justement oubliés. M. Prosper Mérimée partageait, comme tous les hommes de goût, l’admiration générale pour Ivanhoe, pour les Puritains, pour la Prison d’Edimbourg ; mais il avait trop de sagacité pour se fier au procédé. Il attribuait au génie du narrateur le succès populaire de ses merveilleux récits, et ne pensait pas que l’auteur eut enseigné à ses contemporains une recette certaine pour amuser l’Europe. Aussi, lorsque, après avoir lu un grand nombre de mémoires sur le XVIe siècle, il voulut tirer de ses études un roman qui les résumât, il n’essaya pas de lutter avec Ivanhoe, et sa prudence lui a porté bonheur. Je suis très loin de mettre la Chronique de Charles IX sur la même ligne qu'Ivanhoe, une telle comparaison ne serait qu’une ridicule flatterie ; mais je sais bon gré à l’écrivain français d’avoir évité jusqu’à l’ombre même de l’imitation. Il a suivi librement la pente de son esprit, et n’a pas engagé la lutte avec un génie justement populaire. La date mise en tête de son livre nous reporte à l’année de la Saint-Barthélémy. Cependant ce n’est pas un roman historique dans le sens qu’on donne généralement à ce mot. Charles IX ne paraît que dans un seul chapitre, et la plupart des personnages sont de pure invention. À proprement parler, toute l’attention du lecteur est concentrée sur les amours de Mergy et de Diane de Turgis. L’auteur s’est efforcé de leur prêter les passions et le langage du XVIe siècle, et je crois qu’il a réussi. Non qu’il se soit appliqué à reproduire servilement les locutions en usage à la cour de Charles IX, — ce n’eût été là qu’un puéril passe-temps, — mais je retrouve dans Diane de Turgis le type des femmes spirituelles et voluptueuses dont Brantôme nous a laissé les portraits. Ce type n’était pas facile à reproduire, car l’auteur devait craindre, en serrant de trop près son modèle, d’effaroucher plus d’un lecteur. La franchise de Brantôme, qui va souvent jusqu’à la crudité, ne serait pas acceptée de nos jours. M. Prosper Mérimée, tout en rappelant la manière de ce joyeux conteur, a su se plier aux exigences de la société moderne. Diane de Turgis est bien une femme du XVIe siècle, passionnée, voluptueuse, pour qui la passion et le plaisir résument toute la vie ; mais sa passion est si vive, si ardente, qu’elle excite notre admiration et notre sympathie. Les esprits chagrins pourront lui reprocher d’intervertir les rôles et de porter dans l’amour une énergie, une hardiesse virile. Il est certain en effet qu’elle est prompte à l’attaque et ne s’occupe guère de la défense. Cependant, telle qu’elle est, malgré ses momens de virilité, il est impossible de ne pas l’aimer, car elle gagne tous les cœurs par son adorable franchise. Il semble, au premier aspect, que la hardiesse exclue la grâce : la timidité, comme la pudeur, est un des plus grands charmes de la femme. Diane de Turgis concilie pourtant la hardiesse et la grâce. C’est que, dans sa hardiesse même, le caractère de la femme ne s’efface pas tout entier : on sent qu’elle redeviendrait timide, s’il ne s’agissait pas de son amant. Ici se présente une objection grave dont il faut tenir compte : est-il possible que Mergy nous intéresse bien vivement dans une lutte où il oublie trop souvent le rôle qui lui appartient ? En thèse générale, je serais forcé d’accepter l’objection comme un argument sans réplique ; mais il ne faut pas oublier que Mergy, tremblant devant Diane, inhabile à poursuivre le bonheur qu’il a rêvé, ne tremble pas lorsqu’il s’agit de jouer sa vie : il est brave, et Diane ne l’ignore pas. S’il manquait de courage, elle ne pourrait l’aimer. Son hésitation en face de la femme qui ne s’est pas encore donnée à lui n’a rien qui doive nous étonner ; il est jeune, inexpérimenté, il admire la beauté de Diane, et son admiration même ajoute encore à la gaucherie de son âge. Diane comprend bientôt que, si elle ne se décide à faire les premiers pas, ils ne seront jamais réunis. Elle se résout donc à engager les premières escarmouches, et quand Mergy est au comble de ses vœux, il s’aperçoit à peine qu’elle lui a livré la victoire. Quoi qu’on puisse penser de la partie de chasse où se dessinent les premiers traits de ce caractère singulier, il faut louer le talent énergique et vrai avec lequel l’auteur a su peindre sa défaite volontaire. Diane coupant elle-même ses lacets pour retenir, pour sauver son amant, pour le dérober au massacre de la Saint-Barthélémy, est un épisode admirablement raconté.

Est-il permis de voir dans la Chronique du temps de Charles IX un roman qui satisfasse à toutes les conditions du genre ? Malgré ma vive sympathie pour le talent de l’auteur, je n’hésite pas à dire non. C’est une suite de chapitres tour à tour ingénieux ou émouvans ; ce n’est pas un roman dans le vrai sens du mot. Si l’attention du lecteur se concentre sur Diane et Mergy, si à côté de ces deux personnages il aperçoit un trop grand nombre de figures qui ne sont pas mêlées directement à l’action et s’il n’éprouve pas un moment d’ennui, il n’échappe pas toujours à l’impatience. Il donnerait de grand cœur la moitié de cette galerie pour voir le récit marcher d’un pas plus rapide. Sous le rapport de la composition, la Chronique du temps de Charles IX demeure donc fort au-dessous de Mateo Faceone ; mais ce qui assure à ce livre un rang très élevé, c’est que tous les chapitres sont écrits avec un soin scrupuleux, et que tous les personnages, à quelque plan qu’ils soient placés, sont également vivans ; il n’y a pas une seule figure qui manque de relief.

Sans doute nous devons regretter que ces chapitres si bien faits, écrits d’un main si sûre, ne soient pas noués entre eux d’une manière plus étroite. Toutefois la légitimité de ce regret se concilie très bien avec l’estime dont le livre jouit depuis vingt-cinq ans. S’il pêche en effet par la conception, si les diverses parties dont il est formé paraissent assemblées presque au hasard, si elles semblent pouvoir être déplacées sans de graves inconvéniens pour le lecteur, en revanche il n’y a pas une page qui, prise en elle-même, ne se recommande par l’accent de la vérité. Plus tard, nous avons vu la fantaisie envahir l’histoire, la traiter en pays conquis et la gouverner sans la connaître. La Chronique du temps de Charles IX révèle, du moins une connaissance profonde du XVIe siècle, et, ce qui vaut mieux encore, une connaissance complète de la passion. J’y trouve réunies la vérité locale et passagère et l’éternelle vérité. Y a-t-il beaucoup de livres qui méritent un pareil éloge ? On a reproché à l’auteur de n’avoir envisagé, de n’avoir peint qu’un seul côté de la passion, le côté sensuel. À mon avis, le reproche est injuste. Et d’abord il ne peut s’appliquer à Mergy, chez qui le cœur parle plus haut que les sens. Quant à Diane, si elle n’aperçoit dans les premiers aveux de Mergy qu’une aventure de plus, la candeur et l’ingénuité de son amant ne tardent pas à changer le cours de ses pensées ; elle de ouvre en lui des trésors de tendresse qu’elle n’a jamais rencontrés dans les plus beaux cavaliers de la cour, et la femme voluptueuse disparaît devant la femme passionnée. Il n’est donc pas vrai que l’auteur, en dessinant cette figure gracieuse et hardie, n’ait offert au lecteur que le côté sensuel de la passion. Ce qu’on pourrait lui reprocher avec justice, c’est d’avoir plus d’une fois dans ce récit envisagé l’amour comme une maladie, d’en avoir décrit les symptômes avec une précision qui appartient à la science médicale, et qui étonne chez un poète. Voilà ce qu’on pourrait blâmer à bon droit dans la Chronique du temps de Charles IX ; mais ce défaut est amplement racheté par la franchise, par la rapidité du dialogue. Si l’auteur observe et décrit les symptômes de l’amour comme pourrait le faire un médecin au chevet du malade, quand il s’agit de mettre aux prises l’amant timide qui n’ose espérer le bonheur, qui doute de sa force, qui n’ose compter sur l’attrait de sa jeunesse, et la femme éprouvée déjà par de nombreuses aventures, souvent trompée, souvent poussée à la perfidie par l’abandon, la science s’efface et l’art reprend tous ses droits. Nous n’avons plus devant nous le professeur de clinique, mais le poète, nous oublions les symptômes décrits pour ne plus songer qu’aux paroles ardentes échangées entre les deux amans.

C’est pourquoi, tout en reconnaissant, tout en signalant les défauts de ce livre, je ne puis m’empêcher d’y voir une protestation salutaire contre les excès de la fantaisie. Les personnages n’ont rien de singulier, rien d’inattendu ; il n’y a pas une de leurs paroles qui nous étonne. Ce naturel constant dans le langage, cette vraisemblance dans l’action qui ne se dément jamais, sont-ils des preuves d’indigence poétique ? Je laisse au bon sens du lecteur le soin de répondre. La simplicité, qui semble coûter si peu, est, dans le domaine de l’art, une des conquêtes les plus difficiles. Tel écrivain qui, sans effort, réussit à étonner serait fort en peine d’émouvoir. Il affecte pour la simplicité un superbe dédain, et ne s’aperçoit pas qu’aux yeux des hommes clairvoyans il joue le rôle du renard devant la grappe qu’il ne peut atteindre. Étant donné l’année 1572, il n’était pas malaisé d’épouvanter le lecteur par des tableaux sanglans. En face d’une réalité déjà si terrible par elle-même, l’imagination n’avait pas besoin de se mettre en frais, les larmes et l’effroi ne pouvaient lui faire défaut. Avec ou sans l’intervention de la fantaisie, l’intérêt d’un tel récit n’était pas douteux ; mais placer dans cette année sanglante une histoire d’amour, laisser planer sur toute la narration la pensée d’un carnage inopiné, et ne pas verser le sang sous nos yeux ; sonner le tocsin qui annonce la mort des victimes prédestinées, sans nous montrer les cadavres criblés par les balles, était une tâche plus délicate et plus périlleuse. Pour l’accomplir dignement, l’auteur ne devait compter que sur la peinture de la passion. Ni surprise, ni coup de théâtre. À cette double condition, il pouvait espérer de nous émouvoir et de nous charmer. Si l’auteur de la Chronique du temps de Charles IX n’a pas fait tout ce qu’il était capable de faire, s’il n’a pas relié assez solidement toutes les parties de sa composition, on ne peut lui refuser l’art d’intéresser. Qu’il n’ait pas mis à profit tout ce que l’histoire lui offrait, c’est une vérité que je ne veux pas contester : mais il vaut mieux en toute occasion garder pour soi une part de son érudition que de prodiguer avec ostentation le fruit de ses études.

Aujourd’hui, si l’année 1572 se présentait à la pensée de M. Prosper Mérimée, il est probable qu’il donnerait un peu plus d’importance au cadre historique, et ne se contenterait pas d’esquisser en quelques pages la figure de Charles IX. Il est probable aussi qu’il sentirait la nécessité de condenser l’action au lieu de l’éparpiller. À cinquante ans, il ne se contenterait pas aussi vite qu’à vingt-cinq ; mais je doute qu’il trouvât moyen de donner à Mergy plus de jeunesse et de loyauté, à Diane plus d’énergie et de grâce. Pour tous les esprits de bonne foi, capables de comprendre la poésie, ces deux figures sont deux créations puissantes. Je dis créations, car elles portent l’empreinte d’une imagination vive et féconde ; mais je demeure convaincu que l’auteur a trouvé dans ses souvenirs le type de ces deux figures. Il a connu Mergy et Diane sous d’autres noms, il a supprimé les traits qui lui semblaient inutiles, il a donné aux autres plus de hardiesse et de précision, mais il n’a pas tracé une ligne au hasard. Il ne s’est aventuré sur le terrain de l’invention qu’après avoir étudié à loisir les types qu’il voulait agrandir. Mergy et Diane sont admirablement vrais, parce qu’ils relèvent à la fois de la mémoire et de la méditation, comme toutes les grandes figures de la poésie.

Entre la Chronique du temps de Charles IX et Colomba, il n’y a pas de comparaison à établir sous le rapport de la composition. Ces deux livres, séparés l’un de l’autre par un intervalle de onze ans, ne se ressemblent que par le relief des personnages ; Colomba est infiniment supérieur au roman dont je viens de parler. Autant dans ce dernier ouvrage l’action est éparpillée, autant elle est concentrée dans Colomba. La donnée choisie par l’auteur ne se recommande pas par la nouveauté, car il s’agit tout simplement d’une vendetta, et nous sommes en Corse. Cette donnée si vulgaire en apparence, M. Prosper Mérimée a su la rajeunir par la précision et la vérité du paysage, par la peinture des mœurs locales, et surtout par l’analyse et l’expression des sentimens les plus énergiques et les plus délicats. Colomba pousse son frère à venger l’injure faite à sa famille, comme Électre pousse Oreste à venger la mort d’Agamemnon. C’est un rapprochement qui se présente de lui-même, et que je ne crois pas inutile de signaler, car ce n’est pas un médiocre mérite que d’éveiller de pareils souvenirs. Oui, j’aime à le dire, il y a dans ce récit un admirable talent de composition. L’action, une fois commencée, ne se ralentit pas un seul instant. Le caractère de Colomba est dessiné avec une rare habileté ; son ardeur à poursuivre sa vengeance se concilie très bien avec les sentimens de la plus exquise délicatesse : l’auteur a pris soin de nous expliquer tous les secrets de ce cœur tendre et passionné. L’amour du jeune Anglais pour cette femme héroïque, dévouée à l’honneur de sa famille, n’est pas retracé avec moins de finesse et de vivacité. Ces deux natures si diverses jettent sur le récit un intérêt sans cesse renouvelé ; mais ce mutuel amour, si bien étudié, n’occupe que le second plan : l’auteur s’est bien gardé de lui accorder trop d’espace. Ce qu’il voulait peindre, ce qu’il a peint à merveille, c’est la lutte de Colomba et de son frère, de la jeune fille qui n’a pas quitté la Corse et qui ne conçoit rien de plus saint que les traditions du pays, et du jeune officier partagé entre le désir de venger sa famille et le sentiment de l’honneur militaire. S’embusquer pour tuer un ennemi n’est aux yeux de Colomba qu’une action toute simple. Aussi ne comprend-elle pas que son frère hésite un instant. M. Prosper Mérimée a montré dans le récit de cette lutte un talent d’analyse qui ne laisse rien à souhaiter. Toutes les ruses auxquelles Colomba ne craint pas de recourir pour éveiller, pour attiser la colère de son frère, sont décrites avec un art singulier. Pour atteindre à ce degré de vérité, il faut avoir vécu dans le pays dont on veut parler ; il faut posséder d’excellens yeux et une mémoire non moins excellente. Après avoir lu Colomba, il est impossible de ne pas ranger l’auteur parmi les observateurs les plus pénétrans de notre génération.

Ce que j’admire surtout dans ce récit d’une simplicité si émouvante, c’est l’unité qui en relie les diverses parties. Il n’y a pas un épisode parasite. Depuis le moment où Colomba entre en scène jusqu’à l’heure où s’accomplit sa vengeance si longtemps désirée, si ardemment poursuivie, l’action marche d’un pas rapide, et le lecteur a toujours devant les yeux le but que l’auteur se propose. Pour ma part, je n’hésite pas à considérer ce roman comme la révélation la plus complète du talent de M. Prosper Mérimée. Il ne rappelle pas seulement la poésie antique par le choix de la donnée, il la rappelle aussi par la simplicité de l’exécution. Les personnages, dominés par un sentiment impérieux, ne semblent pas pouvoir parler autrement qu’ils ne parlent. Action et langage, tout chez eux porte l’empreinte de la nécessité ; or n’est-ce pas là précisément un des caractères les plus éclatans de la poésie antique ? Retranchez une page de Colomba, vous aurez une lacune qui frappera tous les yeux ; essayez, si vous l’osez, d’ajouter une page, et vous aurez un hors-d’œuvre qui blessera tous les hommes de goût.

L’auteur avait trente-six ans lorsqu’il écrivit ce beau livre ; il était déjà depuis quinze ans en relation avec le public : il avait donné la mesure complète de ses facultés dans ses précédens ouvrages, mais il ne les avait pas encore manifestées avec autant de splendeur. Tous les esprits attentifs savaient ce qu’il pouvait faire, mais ne croyaient pas qu’il se fût pleinement révélé. Après Colomba, ils n’ont plus rien à souhaiter ; il n’est guère probable que l’auteur arrive jamais à mieux faire ; il pourra traiter d’autres sujets avec le même bonheur, il n’arrivera pas à surpasser l’énergie et la simplicité de cet admirable récit. A-t-il connu les personnages qu’il met en scène ? Peu importe de le savoir. Ce qu’il y a de certain, ce que personne n’osera contester, c’est qu’ils sont aussi vrais, aussi vivans que s’il les avait connus. Si un témoin digne de foi venait m’affirmer que l’auteur a souvent conversé avec eux, je n’éprouverais aucun étonnement, car, s’il avait à raconter ses souvenirs personnels, il ne pourrait le faire avec plus de précision.

La popularité de Colomba, qui au bout de quatorze ans est encore aussi jeune que le premier jour[1], devrait dessiller les yeux des plus aveugles, et leur montrer à quel prix s’achètent les solides renommées ; mais la génération littéraire qui s’agite sous nos yeux ne paraît pas vouloir profiter de la leçon. Depuis quatorze ans, combien d’œuvres n’avons-nous pas vues naître et mourir le même jour ! Filles de l’improvisation, annoncées avec fracas, elles périssaient au bruit des fanfares. Le sort de Colomba devrait enseigner aux esprits égarés par la vanité la seule voie qui conduise au but suprême de l’art. Colomba n’est pas une œuvre improvisée, aussi le temps l’a-t-il respectée. Pourquoi donc la génération nouvelle s’obstine-t-elle dans l’improvisation ? La réponse n’est pas difficile à trouver : paresse et vanité, c’est là tout le secret de ce fol entêtement. C’est pourquoi il ne faut pas se lasser d’appeler l’attention et la sympathie sur les œuvres enfantées par un travail persévérant. Si la génération nouvelle veut laisser après elle quelques noms glorieux, il faut qu’elle se résigne à profiter de la leçon. Elle aura beau s’adorer, s’enivrer d’encens, elle n’arrivera jamais à la fécondité en supprimant le travail.

Une chose très importante à connaître serait le procédé suivi par M. Prosper Mérimée pour atteindre à la simplicité qui nous charme et nous émeut dans tous ses ouvrages, et donne tant de prix à Colomba. Je ne me charge pas de le deviner, je pourrais me perdre en de vaines conjectures. Ce qui me paraît évident toutefois, ce qui n’a pas besoin d’être démontré, c’est que l’auteur de Colomba ne se croit pas obligé de respecter la première forme de sa pensée. Quand il a dit ce qu’il veut dire, il ne s’interdit pas de chercher pour l’idée qu’il vient d’exprimer, pour le sentiment qu’il vient de peindre, un contour plus précis, une couleur plus vive ; en un mot, je crois qu’il ne recule pas devant les ratures, mais cette croyance ne signifie pas grand’chose en face de la question que j’ai posée. Qu’il efface et corrige ce qu’il vient d’écrire jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’expression précise, ce n’est là qu’un détail qui ne se rapporte qu’à la dernière partie de sa tâche. Ce qu’il nous importerait de connaître, ce serait sa manière de concevoir et de composer, et lui seul pourrait nous la révéler. Toutes les idées que nous pourrions hasarder sur ce sujet, faute de contrôle, ne mériteraient aucune confiance.

Il est facile de comprendre pourquoi la popularité de Colomba n’a pas vieilli. Comme le succès de ce beau livre n’avait rien à démêler avec la mode, il n’avait rien à redouter de l’inconstance de goût de la foule. Le caractère de Colomba sera toujours un sujet d’étude pour les penseurs, un objet d’émulation pour les écrivains. Pour se dispenser de la lutte, quelques esprits malheureux se réfugient dans le dénigrement, ils ne voient, ou plutôt ils ne veulent voir dans Coltomba qu’une histoire vulgaire racontée sèchement. Il est vrai qu’ils ne convertissent personne à leur opinion, et ne réussissent pas même à démontrer leur sincérité. Ils ont beau se révolter contre l’incrédulité de leurs auditeurs, personne n’ajoute foi à l’ennui dont ils se plaignent. Quant à moi, je n’essaierai pas de les ramener dans la voie de la franchise. Il ne s’agit pas de les détromper, puisqu’ils savent à quoi s’en tenir sur le mérite de Colomba. Le blâme qu’ils prodiguent à cette œuvre si solidement construite, ornée avec tant de sobriété, est sans action sur l’opinion publique, et nous pouvons les laisser déclamer tout à leur aise.

Ce que je voudrais établir, c’est la nécessité pour la génération nouvelle d’abandonner la fantaisie pour la vérité. Or Colomba est à coup sur un des meilleurs argumens que je puisse invoquer. Il n’y a pas un chapitre de ce roman qui semble inspiré par la fantaisie ; mais en revanche, tout est simple, tout est vrai. L’auteur met constamment le naturel au-dessus de l’inattendu. Si c’est un défaut pour quelques esprits prévenus, c’est un grand mérite pour la foule aussi bien que pour les hommes voués aux études littéraires. L’émotion vaut mieux que l’étonnement, c’est une vérité acquise depuis longtemps à la discussion, que le succès de Colomba est venu rajeunir. Tandis que la fantaisie multiplie à profusion les incidens, les coups de théâtre, les hommes qui ne conçoivent pas l’exercice de l’imagination sans le secours de l’observation et de la philosophie se contentent d’émouvoir sans vouloir étonner. C’est à cette classe d’écrivains qu’appartient M. Prosper Mérimée. Depuis Mateo Falcone jusqu’à Colomba, il n’a jamais cherché l’émotion hors de la vérité. Il semble au premier aspect qu’il n’y ait pas là matière à louange, et pourtant, quand on prend la peine d’y songer, on s’aperçoit que c’est aujourd’hui quelque chose de plus qu’un mérite vulgaire, et qu’il n’en faut pas davantage pour prétendre à l’originalité. Ne rien tenter en dehors de la vérité, maxime facile à suivre ! Pas si facile qu’on le pense. Pour ne rien tenter en dehors de la vérité, il faut d’abord se donner la peine de l’étudier ; or c’est là un labeur qui répugne à la génération nouvelle. Quelque chemin que nous prenions en discutant le mérite des œuvres littéraires, nous sommes toujours amené à proclamer la nécessité de l’étude, c’est-à-dire à protester contre l’improvisation, car l’improvisation qui supprime l’étude supprime trop souvent la vérité. L’auteur de Colomba, qui n’a jamais écrit une page sans savoir d’avance ce qu’il allait dire, s’est de bonne heure résigné à l’étude, et de bonne heure a connu la vérité. Si je ne me trompe, il s’est appliqué tour à tour à commenter les livres par la vie, et la vie par les livres : c’est la seule manière de comprendre profondément la pensée d’autrui et sa propre pensée. Fortifié par cette double épreuve, l’esprit peut aborder sans défiance les plus difficiles travaux, les tâches les plus délicates. Dans les sujets mêmes qui semblent ne relever que de l’imagination, la vérité ne perd pas ses droits, ou plutôt c’est la substance de toute poésie. Inventer sans tenir compte de la nature humaine, telle qu’elle se révèle à nous dans la vie de chaque jour, ou telle que nous la voyons se manifester dans l’histoire, est une gageure contre le bon sens que les plus habiles ne réussiront jamais à gagner. L’auteur de Colomba s’est toujours contenté d’un rôle plus modeste : il n’a pas cru pouvoir se passer de la vérité. Les mots assemblés en périodes sonores n’ont jamais vain pour lui un sentiment observé avec finesse, une idée rendue avec clarté. Il paraît qu’il a choisi le meilleur parti, car chacun de ses récits, relu plusieurs fois, se grave dans toutes les mémoires, et la foule oublie volontiers les prodiges de fantaisie qu’elle avait d’abord salués de ses applaudissemens. N’accusons pas la foule d’ingratitude, ne lui reprochons pas son inconstance. Les prodiges de fantaisie qui l’éblouissent un instant doivent s’effacer bien vite de son esprit ; les mots qui ne disent rien au cœur, rien à la pensée, sertis par la main la plus savante, n’ont pas plus de valeur que les grains de sable. Que la foule les admire un seul jour, c’est tant pis ; qu’elle les oublie le lendemain, rien de mieux. L’invention qui prétend se passer de vérité, qui voit dans la vérité même la négation de ses privilèges, trouve dans l’oubli un légitime châtiment. Une œuvre comme Colomba, dont chaque page rend témoignage à la vérité, mérite de vivre longtemps. La foule s’est rangée à notre avis, puisqu’elle admire Colomba comme au premier jour : ce n’est pas engouement, c’est justice.

Le Théâtre de Clara Gazul indique chez M. Prosper Mérimée une aptitude singulière pour la composition dramatique. Ce recueil ingénieux et pathétique a maintenant subi l’épreuve du temps, et tous les hommes d’un goût éclairé, toutes les âmes délicates admirent la vérité des caractères, le rapide enchaînement des scènes, et surtout le ton naturel du dialogue. Celui qui a écrit Inès Mendo et les Espagnols en Danemark pouvait sans présomption se croire appelé à renouveler chez nous la littérature dramatique. Il y a dans ces deux ouvrages des qualités qui d’ordinaire n’appartiennent pas à la jeunesse, une énergie sans emphase, une puissance contenue. Toutefois il est hors de doute que si l’éditeur de Clara Gazul se fût décidé à écrire pour la scène, il eût été forcé de modifier quelque peu sa manière et d’ajouter à sa pensée de nouveaux développemens. Je trouve dans Inès Mendo, dans les Espagnols en Danemark des personnages bien posés, une fable bien conçue, une action rapide habilement nouée ; voilà sans doute de nombreux moyens de succès. Cependant tous ceux qui ont fréquenté le théâtre non pour se divertir, mais pour s’instruire, qui ont partagé leur attention entre les comédiens et le public, qui ont étudié tour à tour la scène et la salle, s’accordent à reconnaître que la vérité la plus vraie ne suffit pas pour réussir au théâtre ; il y a pour le poète dramatique des conditions toutes particulières dont l’écrivain n’a pas à tenir compte lorsqu’il s’adresse au lecteur. Le poète qui s’adresse à la foule est tenu, sous peine de n’être pas compris, d’exagérer parfois certaines parties de la vérité, et d’offrir à la foule la même pensée sous des formes diverses. S’il veut montrer la vérité telle qu’il la conçoit sans y rien ajouter, s’il se contente pour sa pensée d’une forme unique, de celle qui lui paraît la plus précise, la plus fidèle, il pourra, il devra plaire à la minorité studieuse : il ne remuera pas la foule. Dans Inès Mendo, dans les Espagnols en Danemark, l’auteur ne tient aucun compte de ces conditions, et je ne songe pas à lui en faire un reproche, puisqu’il ne s’adressait qu’aux lecteurs. S’il eût écrit pour la foule assemblée, j’aime à penser qu’il eût compris la nécessité de ne pas lui offrir la vérité pure, et de ne pas choisir pour sa pensée une forme unique. Malgré ces restrictions, dont chacun appréciera sans peine l’opportunité, je pense que l’éditeur de Clara Gazul occupe dans la littérature dramatique un rang que personne ne peut lui disputer. Les facultés qu’il possède sont de celles que l’étude développe, mais ne donne pas ; les esprits secondaires acquièrent en quelques mois ce qui lui manque, ce qu’il n’a pas cherché.

La Famille Carvqjal, étude effrayante de vérité, ne satisfait pas plus qu’Inès Mendo aux conditions de la scène ; mais il y a dans ce tableau une science que Clara Gazul n’a jamais possédée. Quoique l’art sanctifie tout ce qu’il touche, il ne faudrait pourtant pas souhaiter qu’il essayât souvent ses forces sur de pareils sujets. Tout en admirant la puissance poétique de l’auteur, on se prend à regretter qu’il ait choisi une telle donnée. Quant à la Jacquerie, il est probable qu’elle a été composée avant Inès Mendo. Quand je dis composée, je devrais dire écrite, car c’est plutôt une suite de scènes qu’une composition dans le vrai sens du mot. L’auteur a voulu suppléer au silence de Froissart, et n’affiche pas les prétentions d’un poète dramatique. Il y aurait donc injustice à le juger d’après des lois auxquelles il n’a pas entendu se soumettre. Toutefois, même en oubliant les conditions de la poésie dramatique, il est permis de signaler dans la Jacquerie l’absence d’unité. Sans tenir compte des exigences de la scène, nous pouvons demander à l’auteur pourquoi il a éparpillé l’action au lieu de la concentrer. Le silence de Froissait lui laissait une pleine liberté, et personne n’aurait eu le droit de se plaindre en voyant l’invention intervenir dans la peinture de ce terrible épisode. M. Prosper Mérimée, en écrivant la Jacquerie, a voulu restituer, retrouver ce que Froissart n’avait pas dit. Eh bien ! pour réaliser ce programme, pour rétablir ces pages perdues de notre histoire, il n’était pas hors de propos de chercher l’unité. Dialoguées ou non, toutes les scènes de meurtre et de pillage que nous voyons passer sous nos yeux ne perdraient ni en puissance ni en vérité, si elles étaient ordonnées, si elles occupaient une place nécessaire, et servaient à l’accomplissement d’une volonté préconçue. Bien que chaque scène prise en elle-même se recommande par un accent de vérité, il faut bien reconnaître que ce n’est pas un livre poétique. Sans unité, en effet, il n’y a pas de poésie ; c’est tout au plus une réunion de matériaux qui attendent, pour s’animer, qu’une main puissante vienne les mettre en œuvre. Quand parut la Jacquerie, il était de mode dans les salons de confondre l’invention poétique avec la vérité historique. Les beaux esprits de la restauration, les orateurs de canapé supprimaient à leur insu l’imagination, et croyaient de bonne foi que Comines, l’Estoile et Saint-Simon, habilement découpés, allaient régénérer le théâtre. L’éditeur de Clara Gazul ne pouvait accepter une telle hérésie, il ne confondait pas l’imagination et la mémoire ; mais il est probable qu’avant d’écrire Inès Mendo il aura voulu essayer ses forces en peignant un des plus terribles épisodes du moyen âge. Comme étude, ce tableau n’est pas sans intérêt. Envisagé sous le rapport poétique, il ne peut prendre rang à côté d’Inès Mendo et des Espagnols en Danemark.

Les Mécontens, le Carrosse du Saint-Sacrement, l’Occasion, ont été accueillis comme de spirituelles esquisses où l’auteur semble se jouer. La poltronnerie politique est habilement crayonnée dans les Mécontens ; dans le Carrosse du Saint-Sacrement, l’impertinence des comédiennes s’offre à nous sous des couleurs que n’eût pas dédaignées le pinceau de Le Sage, mais ce n’est pas à ces esquisses ingénieuses qu’il faut demander la mesure des facultés dramatiques de l’auteur. Les Deux Héritages nous offrent un sujet d’étude plus sérieux. Il y a dans cette comédie, qui ne pourrait d’ailleurs affronter la lumière de la rampe, une remarquable finesse d’observation. Le lecteur sent à chaque page qu’il a devant lui des personnages dessinés d’après nature. Le dialogue est bien conduit, les ridicules vivement accusés ; mais les personnages ont quelque chose de trop individuel dans le sens anecdotique du mot. Pour peu qu’on prenne la peine de les analyser, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on a devant les yeux des portraits et non des types. Il doit y avoir, pour la pleine intelligence de cette comédie, une clé que je ne possède pas, que je ne me flatte pas de trouver. Les portraits qui amènent le sourire sur nos lèvres sans réussir à nous égayer excitent sans doute une hilarité homérique chez ceux qui connaissent les originaux. La ressemblance absolue, qui est un mérite pour les privilégiés, ne signifie pas grand’ chose pour la foule, spectateurs ou lecteurs. Il faut à la foule une vérité générale, des types composés d’après un grand nombre de modèles, et non des portraits dont la vérité individuelle ne peut être appréciée que par les initiés. Or dans les Deux Héritages cette vérité générale fait défaut. C’est pourquoi, tout en rendant pleine justice à la vivacité du dialogue, à l’enchaînement des scènes, au ridicule bien saisi et bien montré, je me refuse à voir dans cet ouvrage une vraie comédie. Non seulement il ne convient pas à la scène, ce qui ne serait a mes yeux qu’un défaut très excusable, puisqu’il n’a été offert qu’au lecteur ; mais il ne peut intéresser la foule, parce qu’il repose tout entier sur des faits particuliers que la foule ignore. Si je reconnais à chaque page l’empreinte d’un talent mûri par l’expérience, je suis bien forcé d’avouer que cette œuvre, prise dans son ensemble, est plutôt une étude qu’une composition dramatique. Que cette comédie soit pour quelques salons un chef-d’œuvre d’exactitude, qu’elle se puisse comparer aux merveilles de la photographie, je consens à le croire ; mais la foule, si bienveillante qu’elle soit, ne peut faire grand cas de cette exactitude si vantée, puisqu’elle n’a pas le modèle devant les yeux. Inès Mendo et les Espagnols en Danemark sont supérieurs aux Deux Héritages, parce qu’ils nous offrent des types et non des portraits, parce qu’ils peuvent être compris par la foule, et ne cachent pas un sens réservé aux seuls initiés. Ingénieuse et savante, cette œuvre ne réunit pas les caractères d’une véritable création, car dans l’ordre poétique, créer c’est assembler des traits empruntés à plusieurs modèles et les douer d’une seconde vie. Sous le nom de Scènes historiques, M. Prosper Mérimée a publié quelques pages de l’histoire de Russie. Toute la première partie de ce tableau mérite des éloges sans réserve. Les premières années du faux Démétrius, ses premières épreuves, ses premiers mensonges, ses premiers succès, ont fourni à l’auteur l’occasion de montrer son talent sous un aspect nouveau. Nous le savions énergique, ingénieux ; nous ne l’avions pas encore vu s’élever aussi haut. La vie des Cosaques Zaporogues est retracée avec une familiarité, une franchise, une rudesse qui excitent d’abord la curiosité, puis bientôt l’admiration. Nous sommes transportés dans un monde nouveau, monde barbare, livré aux passions les plus grossières, qui sembleraient ne devoir inspirer que le dégoût, et dont la peinture nous émeut profondément. Il y a dans cette première partie telle page que je compare sans hésiter aux plus grandes créations de la poésie dramatique. Tant que le faux Démétrius est aux prises avec les Cosaques Zaporogues, tant qu’il éprouve sur eux la puissance de ses impostures, le lecteur le suit avec une anxiété mêlée de stupeur. Dès qu’il a mis le pied en Pologne, le charme s’évanouit. Après un tableau digne des plus grands maîtres, nous avons un pastel ingénieux, coquet, mais où l’afféterie domine trop souvent. Le poète s’efface pour laisser le champ libre au bel-esprit. Je sais bien que les grands seigneurs de la cour de Pologne ne peuvent parler comme les Cosaques ; mais, tout en tenant compte de la différence des conditions, je ne saurais accepter la seconde partie comme égale à la première. Autant je trouve de grandeur dans celle-ci, autant celle-là m’étonne par la puérilité. Je me demande comment la plume qui a écrit les premières pages, où respire une sauvage énergie, a pu tracer les dernières, où la mignardise se donne pour la grâce et la gaieté, et je n’arrive pas à résoudre ce difficile problème. Ce n’est ni le même homme ni le même style. Au lieu d’un écrivain habile, déguisant son art à force de simplicité, je ne trouve plus qu’un homme du monde s’évertuant à se montrer frivole, se complaisant dans les bijoux et les chiffons. Ce n’est pas là une métamorphose qui montre la souplesse du talent, c’est une véritable abdication. Il est probable que ces dernières pages ont obtenu dans quelques salons un immense succès. Ce que j’appelle mignardise et mièvrerie s’appelle dans le monde élégance, urbanité, fine raillerie. Je n’essaierai pas de détromper les esprits frivoles, qui n’ont jamais compris la vraie grandeur, la vraie beauté. J’ai la ferme confiance que tous les hommes éclairés, habitués à penser par eux-mêmes, à ne pas jurer sur la parole d’autrui, ont été désappointés en lisant les dernières pages dont je viens de parler. La mignardise et l’afféterie qui les déparent sont d’autant plus à regretter, que les premières pages sont au nombre des plus belles, sinon les plus belles, que M. Prosper Mérimée ait jamais écrites. Les défauts que je signale nous étonnent à bon droit dans un écrivain doué d’un goût si sûr.

L’auteur de Colomba se trouvait naturellement appelé sur le domaine de l’histoire par la nature même de son talent. Son amour constant pour la précision, pour la réalité, la sobriété constante de son style, lui désignaient l’histoire comme un but qu’il devait facilement toucher. Le dirai-je pourtant ? Il n’a pas réalisé toutes nos espérances en abordant ce genre nouveau ; il ne paraît pas en avoir compris toutes les exigences. Chose étrange, et qui surprendra bien des esprits, M. Prosper Mérimée, le conteur par excellence de notre littérature contemporaine, semble avoir oublié, en abordant l’histoire, le caractère spécial de son talent. Il a touché tour à tour à l’Espagne, à la Russie, à l’Italie antique, et dans chacune de ces tentatives il a sacrifié à peu près constamment la narration à l’érudition. Cependant chacune de ces tentatives mérite une attention sérieuse, car il est toujours curieux de voir un esprit de premier ordre aux prises avec un genre qui n’a pas occupé les premières années de sa vie. Bien qu’il ait négligé l’art pour la science, et de sa part on ne devait pas craindre un tel abandon, le sillon qu’il a tracé sur le terrain du passé ne peut être oublié. Son histoire des Faux Démétrius est très loin de valoir les scènes historiques dont j’ai parlé tout à l’heure. Son amour pour la précision, pour l’exactitude des faits, l’a retenu dans des limites beaucoup trop étroites. Autant les scènes historiques empruntées aux premières années du faux Démétrius sont vivantes et pathétiques, autant le récit de ces faits et de quelques faits analogues qui se rapportent à la même imposture nous laisse froids et indifférens. Parfois l’indifférence fait place à l’horreur ; mais le sentiment nouveau que l’historien éveille en nous est d’autant plus pénible que l’auteur ne paraît pas le partager. Il nous raconte des scènes de meurtre et de carnage avec une impassibilité qui rappelle les biographies impériales de Suétone. Je ne crois pas qu’il soit aussi impassible qu’il veut le paraître ; je pense au contraire qu’il se calomnie en affectant l’impassibilité. S’il était de glace devant les plus grands forfaits, comme le donnerait à croire sa narration, il n’aurait pas écrit les admirables récits qui nous ont si vivement émus depuis Mateo Falcone jusqu’à Colomba. C’est une attitude qu’il a choisie comme un gage d’impartialité. Nous devons lui dire qu’il s’est trompé : l’émotion devant le crime n’est pas défendue à la justice. Que l’historien des Faux Démétrius ne s’abuse pas plus longtemps à cet égard. Tacite n’est pas moins juste que Suétone, et pourtant il ne cache pas son indignation en racontant les débauches et les cruautés de Tibère, ou plutôt Suétone semble étranger aux sentimens du juste et de l’injuste. C’est pourquoi j’ai peine à comprendre que M. Prosper Mérimée l’ait choisi pour modèle. Si nous consentions à le prendre au mot, nous serions amené par la rigueur de la déduction logique à le croire dépourvu de sens moral, et certes une telle conclusion est bien loin de notre pensée. L’auteur de Colomba possède le sentiment du juste et de l’injuste : il ne voit pas dans le succès la mesure du droit. L’absence de sentiment moral ne peut se concilier avec l’élévation de son talent, et je ne veux pas m’associer à la calomnie qu’il semble avoir voulu diriger contre lui-même ; il comprend aussi bien que nous toute la turpitude, toute l’infamie des scélératesses qu’il nous raconte. S’il s’abstient de prononcer un jugement, c’est pour se donner une gravité que son cœur dément. – l’Histoire de don Pèdre le Justicier mérite les mêmes éloges et les mêmes reproches que l’histoire des Faux Démétrius. Je trouve en effet dans ces deux livres la même aptitude, la même ardeur pour les investigations historiques, et en même temps, il faut bien le dire, le même dédain affecté pour le vice et la vertu. C’est un travers que je ne veux pas prendre au Sérieux. L’auteur a prouvé plus d’une fois depuis vingt-neuf ans qu’il est capable d’émotion ; il a pris un masque en abordant l’histoire.

Ses études sur l’histoire romaine, la Guerre sociale et la Conjuration de Catilina, lui assignent un rang très élevé parmi les érudits de notre temps. Pour écrire ces deux études, il a puisé à toutes les sources d’information, depuis les monumens écrits jusqu’aux monumens figurés ; il s’est adressé tour à tour aux textes grecs et latins, à la numismatique ; il a interrogé sans relâche tous les documens que le passé nous a légués sur ces deux épisodes mémorables de l’histoire romaine. Dans ces études, l’impassibilité de l’historien n’est pas aussi constante, aussi inflexible que dans l’histoire des Faux Demetrius et de don Pèdre le Justicier. Le sentiment moral se fait jour, non pas aussi souvent qu’on le souhaiterait, mais assez clairement pour qu’on ne croie pas l’auteur indifférent aux faits qu’il raconte. Le défaut le plus saillant de ces deux livres, si recommandables d’ailleurs sous le rapport du savoir, c’est la confusion du texte et des notes. Je m’explique. Le nouvel historien de Catilina, qui a redressé Salluste en plus d’un point, au lieu de reléguer ses preuves à la fin du volume, ou de les citer au bas des pages, a trop souvent mêlé la discussion à la narration. Il y a dans son savoir une sorte d’ostentation qui s’accorde mal avec la clarté, avec la rapidité du récit. Il ne se contente pas d’épuiser les textes et de nous apporter le fruit de ses lectures et de ses réflexions ; il lui arrive, en nous racontant les scènes les plus émouvantes, des souvenirs inopportuns dont il veut se débarrasser, et qui excitent chez le lecteur des mouvemens d’impatience et de dépit. Qu’il accepte ou qu’il répudie le sentiment des philologues qui ont mis en doute l’authenticité complète des Catilinaires, c’est une question qui doit être agitée dans les pièces justificatives ; l’empreinte d’un tel doute n’est qu’un hors-d’œuvre dans le récit. Il faut laisser aux érudits de profession, aux hommes qui ont pâli sur les textes antiques et qui connaissent à fond les différens âges de la langue latine, l’étude et la solution de ces problèmes délicats. La masse des lecteurs n’a pas à s’en inquiéter. Depuis le père Hardouin, qui révoquait en doute l’authenticité des odes d’Horace, et qui les donnait hardiment comme l’œuvre d’un moine du moyen âge, les doutes philologiques sur de pareilles matières sont volontiers considérés comme de purs jeux d’esprit ; il semble superflu de s’y arrêter. Que telle ou telle forme de langage s’accorde ou ne s’accorde pas avec la diction des Tusculanes ou des Lettres à Atticus, ce n’est pas une raison suffisante pour affirmer ou pour nier l’authenticité des Catilinaires ; ce serait tout au plus un motif plausible pour supposer des interpolations. Et d’ailleurs la masse des lecteurs, n’étant pas compétente, ne saurait prendre un grand intérêt à ce genre de discussion.

Dans la critique, M. Posper Mérimée a fait preuve d’une rare sagacité ; ce qu’il a écrit sur Miguel Cervantes, sur Byron, sur Ticknor, sur Grote, révèle chez lui un merveilleux talent d’analyse. Ce qu’on pourrait justement lui reprocher dans ces sortes d’études, ce serait de présenter sa pensée sous une forme trop concise, et d’accorder trop de confiance à la pénétration du lecteur. Il parle en très bons termes, en juge consommé, de Cervantes et de Byron ; mais il aurait pu dire ce qu’il dit dans une langue plus abondante, et la cause de la vérité n’y eût rien perdu. Son étude sur Ticknor atteste une connaissance profonde de la littérature espagnole, depuis son origine jusqu’à nos jours. On voit, on sent à chaque page que l’auteur ne parle pas d’après des informations recueillies à la hâte et mal digérées, qu’il est depuis longtemps familiarisé avec le sujet qu’il traite, et que ses idées ont été mûries par la réflexion : c’est un immense avantage dont il a très heureusement profité. Quant à ses études sur l’Histoire de la Grèce ancienne, de Grote, on peut les citer hardiment comme un modèle d’érudition lumineuse. Grote a tenté sur la Grèce antique ce que Niebuhr avait fait pour l’ancienne Rome ; il a exercé sur Hérodote, sur Thucydide, sur Xénophon, le contrôle que Niebuhr avait exercé sur Tite-Live, sur Velleius Paterculus, en apportant dans ce travail délicat plus de précision et de clarté que l’écrivain allemand. M. Prosper Mérimée a très bien montré tous les mérites de Grote, et prouvé qu’on peut tirer de la comparaison des écrivains grecs et de leurs fréquentes contradictions un ensemble de vérités que la Grèce antique n’a pas entrevues.

Les travaux de M. Prosper Mérimée sur la littérature russe ont excité une légitime curiosité. La Dame de Pique, les Bohémiens et le Hussard, traduits de Pouchkine, l’Inspecteur général, traduit de Nicolas Gogol, nous ont appris ce qu’il faut penser, au point de vue littéraire, de cette nation chez qui les vestiges les plus grossiers de la barbarie se concilient, par un étrange singularité, avec tous les raffinemens de la civilisation la plus avancée. L’écrivain français, en parlant de l’Inspecteur gènéral et des Ames mortes, échappe heureusement à la prédilection systématique des traducteurs pour les modèles qu’ils ont tenté de reproduire. Il reconnaît sans se faire prier que l’Inspecteur général, comédie très curieuse assurément comme étude de mœurs, appartient à l’enfance de l’art dramatique. De la part d’un traducteur, c’est une preuve de franchise et de sagacité qui mérite d’être signalée.

D’après ce que j’ai dit, le lecteur n’aura pas de peine à marquer lui-même le rang qui appartient à M. Prosper Mérimée dans l’histoire de notre littérature. Il représente chez nous aujourd’hui le triomphe de la mesure et de la sobriété dans l’invention. Par ces deux qualités éminentes, il se rattache aux plus beaux jours de notre langue et de notre poésie. Nourri des lettres antiques, abreuvé aux sources les plus pures, instruit par le commerce familier d’Athènes et de Rome, il ne s’est jamais laissé aller à l’imitation servile de l’antiquité. Il a compris qu’il ne devait pas tenter la résurrection du passé. Initié de bonne heure à l’intelligence directe et complète de Shakspeare, de Calderon et de l’Arioste, il s’est souvenu à propos de l’Espagne, de l’Angleterre et de l’Italie moderne ; mais il n’a jamais essayé de les copier. Malgré son érudition variée, il a toujours su garder un caractère individuel, et j’ajouterai un caractère national, ce qui n’est pas une moindre preuve de sagacité, un moindre sujet d’éloge, et j’espère que personne ne se méprendra sur le sens et la portée de cette dernière parole. Si la famille des grands poètes appartient à toutes les nations, il n’est pas moins vrai que les plus grands génies gardent le cachet du pays où ils se sont développés. Un Anglais qui voudrait se faire Allemand, un Allemand qui voudrait se faire Anglais ne seraient que ridicules ou ignorés. Comparez Manfred et Faust, et vous verrez comment deux esprits de premier ordre comprennent le doute, le désespoir, chacun à sa manière, comment la même pensée se révèle sur les bords du Rhin et sur les bords de la Tamise. M. Prosper Mérimée n’a voulu être ni Espagnol, ni Anglais, et je lui en sais bon gré. Non-seulement à l’heure de l’invention il s’est séparé de ses souvenirs littéraires, mais il a su résister courageusement aux doctrines ambitieuses qui égaraient les esprits de son temps. Non-seulement il s’est abstenu d’imiter Shakspeare, Calderon et l’Arioste, mais il est demeuré fidèle aux traditions de notre littérature. Il n’a jamais perdu de vue la prédilection de nos grands écrivains pour la simplicité, leur aversion pour l’exubérance. Il a toujours traité la parole comme la très humble servante de la pensée, et n’a pas cherché dans le frottement ou dans le choc des mots le moyen d’éblouir la foule, C’est par-là qu’il se sépare de l’école poétique de la restauration. Il y a dans cette école même des esprits éminens qui méritent le même éloge : il nous suffira de nommer M. Alfred de Vigny : mais ces esprits, hélas ! ne formaient qu’une minorité. M. Prosper Mérimée, par la sobriété du style, par le relief qu’il a su donner à tous ses personnages, par la vie qui anime tous ses récits, occupe une place à part dans notre temps : il tient de Voltaire et de Le Sage. La finesse de sa raillerie et la vérité de ses portraits rappellent tour à tour Zadig et Gil Blas ; mais il appartient à son temps par l’analyse et la peinture des passions : au siècle dernier, il n’aurait écrit ni Mateo ni Colomba.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Colomba a paru dans la Revue du 1er juillet 1840.