El Arab, l’Orient que j’ai connu/Texte entier

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El Arab
l’Orient que j’ai connu
Lugdunum.

Simple note

C’est juste au moment où je terminais ce livre que sont survenus les événements de l’Afrique du Nord.

Cinq nations chrétiennes s’entretuant chez les musulmans, une telle page d’Histoire Contemporaine ne change en rien mon programme, mais vient plutôt le renforcer.

C’est pourquoi je n’ajouterai pas un mot au présent ouvrage, lequel, bien que n’étant fait que de souvenirs, devient tout à coup si étrangement actuel.


L. D.-M.



Mon programme

Même longue, une vie humaine ne représente pas d’ordinaire le temps exigé pour sensiblement transformer (coutumes et costumes) les séculaires traditions d’un peuple.

Or, à partir de 1914, l’angle aigu du virage vertigineusement pris sur trois roues par notre époque ne permet plus ces modifications lentes autrefois prévues par l’ordre de la nature. Nous sommes en train, dans tous les domaines, de brûler, comme on dit, les étapes. Et c’est pourquoi, l’Orient que j’ai connu dans ma jeunesse étant à deux doigts de ne plus exister, je vais, dans ce livre, me plaire à l’évoquer, autant pour moi-même que pour ceux dont il alimentait les rêves.

Il n’est que temps !

Déjà Myriam Harry se voit, non sans soupirer, contrainte d’entacher de visions fâcheuses ses voyages de conte bleu, d’appeler la Perse par un nouveau nom, d’arracher dans ses écrits le turban et la robe de vivantes miniatures dorées pour y substituer le képi noir à visière et l’affreuse défroque ordonnés par un schah dernier cri, tandis que la casbah d’Alger, sous la plume cruelle de Lucienne Favre, fait grouiller devant nos yeux, image de bien d’autres mixtures, les derniers vestiges d’un Islam irrévocablement adultéré par l’intrusion européenne.

Amoureux des prodigieuses Mille Nuits et une Nuit du docteur J. C. Mardrus, l’Occident des poètes, désolé devant l’irréparable, ne se console pas que tant d’attentats criminels soient précisément l’œuvre de sa propre race.

Et cependant !…

C’est un paradoxe difficile à concevoir ; mais ce qui fait notre chagrin à nous fait du même coup la joie des victimes. Car, il faut bien le constater : les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient.

Une fellaha du Nil, silhouette restée pharaonique, ne voit pas la moindre différence entre l’urne antique qu’elle porte sur l’épaule et le vieux bidon à pétrole qui la remplace trop souvent. Et le pacha bien parisien, éduqué dans nos lycées, s’il vient à passer par là dans son auto, n’en voit non plus aucune. J’avance même qu’il préfère le bidon à l’urne. Et c’est parce qu’il s’agit avant tout « d’être europin », disent-ils, reniement de leur passé, méconnaissance de leur caractère propre, humiliation qui fait leur orgueil.

Le sens de l’Orient, c’est nous autres les Occidentaux, nous autres les Roumis qui l’avons. (J’entends les Roumis, assez nombreux tout de même, qui ne sont pas des mufles).

Se mêler d’examiner à fond le travail du progrès moderne à travers le monde entier qu’il fanatise (on se demande pourquoi !) ce serait en avoir bien long et bien gros à dire. Je ne veux donc l’envisager qu’au point de vue du présent album de souvenirs. Moralement et matériellement le progrès peut alors se définir : la marche au complet-veston.

Affirmer que le plus pur Bédouin du désert n’attend qu’un premier frôlement de l’Europe pour se muer en rastaquouère, c’est mettre le doigt sur ce qui fâche les nostalgiques dont je suis. Je tiens que, si elle en trouvait le moyen, la Civilisation imposerait ses faux-cols aux fauves de la jungle.

En attendant, couper les nattes des Chinois, dépouiller les Japonais de leurs kimonos, changer les Peaux-Rouges en gentlemen, habiller les nègres de ternes confections, — passer au ripolin les miniatures persanes, quoi ! — la Civilisation n’est pas moitié aussi fière de ces résultats que les intéressés eux-mêmes. De sorte que, le paon une fois plumé, tout le monde, pour finir, s’accorde à préférer son croupion sans plumes à l’éventail ocellé qu’il déployait auparavant.

Ataturk, plus vite qu’aucun autre, a libéré l’Islam de son plumage, cette encombrante somptuosité. Un beau matin la Turquie masculine a reçu l’ordre de renoncer à la vénérable et noble vêture de ses pères pour s’habiller à l’européenne et de troquer la coiffure coranique pour la casquette de bicycliste, en même temps que les harems étaient invités à jeter leurs voiles par-dessus les mosquées.

Cinq jours pour opérer la transformation, sinon la potence.

C’est ce qu’on peut appeler la liberté sous peine de mort. Mais il paraît que les Turcs sont beaucoup plus heureux qu’avant.

Soit ! Puisque rien ne peut l’enrayer, ce bienfaisant Progrès, réfugions-nous dans nos pittoresques souvenirs. Telle est mon intention, je le répète. N’est-ce pas de mon âge, après tout ?

Ayant eu comme guide merveilleux le docteur J. C. Mardrus, mon mari, j’ai, pendant sept années avant la précédente guerre, parcouru l’Islam méditerranéen, ses montagnes, ses déserts, ses forêts et ses villes, respiré sa personnalité saisissante sans me douter que c’était à moins cinq, si j’ose dire, de sa disparition de plus en plus rapide. Entre autres richesses de l’esprit j’y ai même gagné d’apprendre l’arabe, clé d’or sans laquelle les portes ne s’ouvrent pas.

Je vais donc raconter exactement, loyalement, tout ce que j’ai vu jadis au cours de mes voyages et séjours en Afrique du Nord, Turquie d’Europe et d’Asie, Égypte, Syrie, Palestine.

Embellir ? Broder ? Pourquoi ? La moindre littérature ajoutée au réel demeuré fidèlement dans ma mémoire risquerait plutôt d’en compromettre les archaïques, les belles, les émouvantes couleurs.

I

Premier Islam

Tunis

En 1904, à Marseille, je m’embarquais avec le docteur J. C. Mardrus pour Tunis. Ce n’était pas de tourisme qu’il s’agissait. Outre certains documents coraniques que mon mari projetait de chercher dans les milieux musulmans, nous souhaitions tous deux oublier pour un temps Paris et la littérature.

J. C. Mardrus, avant notre mariage, avait déjà fait ce qu’on appelle le tour du monde ; cependant il ne connaissait pas l’Afrique du Nord. Moi je ne connaissais rien du tout. De part et d’autre nous levions l’ancre pour de la nouveauté.

Tunis sait fort habilement ménager ses surprises. Le port, le parcours vers les hôtels, la ville française tout entière, cette arrivée ne laisse rien deviner. Aucune émotion. Mais Bab-el-Bahr ou « Porte de la Mer » sépare le monde arabe du monde européen. Passée cette porte, après quelques pas à travers le quartier maltais, on se trouve en plein Islam. Je ne crois pas qu’on ait rien changé, depuis, à ce contraste sensationnel.

En 1904, pénétrer dans les souks, étroites rues couvertes, ombre fraîche étoilée de ronds de soleil, c’était faire tout éveillé ce rêve : se trouver transplanté sans transition dans un monde embaumé de jasmin et de rose. Même en dehors du souk des parfums, ces essences imprégnaient la succession de boutiques de toutes couleurs, disons plutôt d’échoppes, où chaque marchand était assis en tailleur à même son étalage, les plus âgés, à force de macérer, immobiles, dans ce clair-obscur odorant, devenus de cire sous leur turban blanc, moins blanc que leur barbe blanche.

La foule serrée qui circule comme elle peut dans les deux sens, animée et gutturale, est, de même que les marchands, vêtue de ces robes masculines aux nuances tendres qui sont la marque particulière de la Tunisie. Du rose au jaune pâle et du jaune pâle au vert amande, sans parler d’autres douceurs, ce sont les coloris mêmes de la pâte de verre. Ces beaux personnages ont les yeux fardés au Kohl et portent à l’oreille une fleur très longue de tige, œillet, jasmin ou rose, qui n’a d’autre destination que d’encenser leurs narines pendant qu’ils vaquent indolemment à leurs affaires.

Le féminin est beaucoup moins enthousiasmant. Les Musulmanes de Tunis sont en général trop grasses, ce qui fait, d’ailleurs, l’admiration de tous, et c’est fort lourdement que les enveloppe le sévère voilage de la région. Ceci veut dire, émergé d’un sombre paquet sans forme, ce visage en toutes lettres muselé par une épaisse et courte étoffe noire, visage où les yeux ont juste de quoi vivre entre un tel bâillon et le voile de tête dont est barré le front presque jusqu’aux sourcils.

Il s’agit là de femmes de la classe inférieure. Les autres, je le constaterai par la suite, ne se risquent pas volontiers dehors. Elles ne sortent presque toujours que dans des landaus fermés dont les stores aux tons vifs sont baissés, et, si elles ont à marcher dans la rue, doivent pour se diriger et, par conséquent, regarder leurs pieds, soulever à deux mains un long voile (encore et toujours du noir) qui va de leur front jusqu’à leurs chevilles.

Je ne tardai pas à savoir que, pour atteindre à l’idéal rêvé, certaines de ces dames se résignaient à vivre dans les ténèbres qui blanchissent le teint, à s’y gaver de nourritures qui font obtenir le maximum d’obésité.

Au bout de dix minutes, sollicités sinon harcelés par les marchands, nous avions choisi de nous arrêter à la boutique de celui-ci, dans le souk des tapis. Il nous fit aussitôt entrer avec paroles et saluts, offrit des sièges, et, sur un signe, le café nous fut apporté.

On connaît le café turc, les petites tasses dans lesquelles il est servi, la mousse brûlante dont se recouvre sa surface, la poudre accumulée au fond. Mon mari m’enseigna la manière de le boire, c’est-à-dire en humant avec bruit cette mousse tout en évitant les secousses qui feraient remonter cette poudre. Les cigarettes vinrent à leur tour. Le marchand ne se taisait plus. Il faisait en français l’éloge de ses tapis, déroulés devant nous par deux employés qui me semblaient un conte de Schahrazade.

Dehors, le va-et-vient du souk continuait à chatoyer. Souvent, dans la lente bousculade, des jeunes hommes en belles robes, ornés d’une rose, passaient à deux, accrochés par le petit doigt, démarche balancée et paresseuse. Écartés l’un de l’autre, ils ne causaient pas, ne se regardaient pas. Une paire d’amis en promenade.

Tout à coup J. C. Mardrus se décida. C’était la première fois que je l’entendais parler arabe. Je tressaillis. Dans ce décor qu’on eût dit suscité par lui-même, il devenait brusquement un autre homme, un autre mari.

Le marchand avait tressailli comme moi. Je ne pouvais encore m’en rendre compte à ce moment : J. C. Mardrus parle un arabe magnifique, sortilège pour les musulmans si profondément atteints par la beauté du verbe. (C’est peut-être à cause de sa langue éblouissante que le Coran s’est enraciné pour toujours dans les cœurs islamiques.) Il était donc naturel qu’au pays barbaresque, qui ne connaît qu’un assez mauvais arabe, entendre un tel parler dans la bouche d’un Roumi produisît l’effet magique que je vis pendant tant d’années se renouveler devant moi.

Cependant, tandis que la conversation se poursuivait, aussi merveilleuse pour moi qu’inintelligible, les tapis s’étalaient de plus belle à nos pieds. Le marchand se doutait fort bien que nous n’en achèterions aucun. Mais, comme tous ses collègues, il avait l’habitude de multiplier pour rien ses peines et ses grâces. Cela fait partie du commerce comme les cigarettes et le café. Sait-on jamais ? La réussite est peut-être au bout de toute cette affabilité.

Le client, s’il est oriental aussi, répond à l’étalage de la marchandise, nonobstant un si bel accueil, par des mines dégoûtées, surtout s’il a l’intention d’acheter. Jeux de félins… S’il est Européen, à nous la bonne affaire !

Les Arabes ont en eux ce que ma longue expérience me fait maintenant appeler, comme je l’ai dit dans mes mémoires, « la case du merveilleux ». Le pêcheur qui jette son filet dans la mer ne serait pas tellement étonné d’en ramener le vase de cuivre du roi Salomon, lequel contient un génie enfermé là-dedans depuis des siècles, et qui deviendra son esclave. Le laboureur, de même, ne cesse d’espérer confusément que sa charrue va déterrer le sac de perles qui le fera riche en un jour. Alors, un tapis qui ne vaut pas cent francs, pourquoi pas essayer de le faire payer mille francs à des Parisiens qui passent ? C’est peut-être aujourd’hui qu’Allah m’a écrit le commencement de la fortune ?

« Canaille ! » pense le Roumi. Je réponds, moi : « Poète ! » Entre ces deux appréciations se place toute la psychologie que trop de colons et d’administrateurs ne comprennent pas. S’ils connaissent l’âme arabe, ils sauraient que, sur l’horloge orientale, même quand elle avance outrageusement, on a tout de même l’heure exacte — avec un petit calcul.

La suite de mes souvenirs montrera par ailleurs que cette poésie innée qui sert quand il le faut la duplicité des Arabes a parallèlement ses noblesses, élégances et générosités, grandeur naturelle à cette race sur laquelle l’Occident ferait si bien de prendre quelquefois modèle.

En sortant du souk des tapis, ce tout premier jour, nous voici visitant celui des savetiers, puis celui des bijoutiers, puis…

Après avoir voyagé dans quatre parties du monde, je suis obligée d’en convenir : ce n’est que dans les souks de Tunis que j’ai, quand c’était dimanche, jour ennuyeux par toute la terre, oublié que c’était dimanche.

Au bout de quelques semaines j’avais pris peu à peu l’habitude, mon mari restant à l’hôtel pour travailler, de me promener sans lui tous les matins dans la blanche Tunis arabe, cette coquille compliquée. C’est une impression assez extraordinaire que d’errer complètement seule dans une ville non européenne dont on ne connaît rien, dont on ignore et la langue et les coutumes. Je crois bien que, dans ces petites rues tortillées, je me perdais presque tous les jours. Peut-être était-ce ce que je cherchais.

De ces pérégrinations au hasard je n’ai bien retenu que ceci : je le revois, l’étroit carrefour éclatant de chaux fraîche et de lumière où je tombai, par un matin d’avril sans chaleur, sur quelque trente mendiants en burnous entassés dans le même angle de muraille. Pas d’autre humanité que celle-là.

Comme je m’arrêtais à regarder curieusement ces êtres blancs, aussi serrés les uns contre les autres que des moutons dans un parc, je les vis, pour déranger le moins possible leur repos accroupi, se traîner insensiblement et non sans coups de coude d’un seul côté de cet angle. Je compris alors qu’ils étaient tous les trente aveugles et que, ce qu’ils faisaient, c’était quitter leur pan d’ombre pour chercher à tâtons le soleil.

Pendant tout le temps qu’il faudrait, peut-être des heures, sans impatience ils attendraient en se chauffant que s’entrouvrît enfin la porte dérobée de ce palais, simple cube de blancheur, que je n’avais pas d’abord remarqué. C’était des habitués. Quand le moment viendrait l’aumône descendrait sur eux, je le sais à présent, cette aumône musulmane si large en même temps que si cachée, seule magnificence orientale qui ne soit pas ostentatoire parce qu’elle est dispensée aux pauvres, comme parle le Coran, « rien que pour le visage d’Allah. »

Cette période d’investigations solitaires dans les petites rues à la chaux de Tunis m’a permis de découvrir quel monde sépare ceux qui parlent l’arabe de ceux qui ne le parlent pas. Bien avant mon initiation à la langue de Mohammad, initiation qui ne commença qu’après plusieurs mois de séjour, j’étais à même d’établir la différence entre mes matinées toute seule et mes après-midi dans la compagnie de J. C. Mardrus. Car nous ne sortions pas une fois ensemble qu’il n’y eût pour moi quelque singulière ou charmante chose à retenir de nos courses à travers cet Islam auquel, sans mon mari, je n’eusse évidemment rien compris.

Le magique docteur des Mille Nuits et une Nuit, sitôt en pays arabe, y suscite, rien qu’en passant, de l’inattendu. Subjugués par son autorité, par l’écrasant avantage qu’il a de parler mieux qu’eux, peut-être aussi par je ne sais quel fluide de grand poète oriental émané de lui, les musulmans non européanisés sont d’instinct prêts à l’écouter, à le suivre, et j’ai bien souvent pensé qu’en d’autres époques il eût, sur un signe, déchaîné la guerre sainte en pays d’Islam.

Que de fois j’ai vu, dans les diverses géographies par nous parcourues, des bandes d’Arabes marcher derrière lui, tapant dans leurs mains et criant : « Pourquoi celui-là n’est-il pas notre gouverneur ? »

Dans les rues indigènes de Tunis, cela donnait quantité de petites aventures qui, sans attendre, m’éclairèrent et sur la mentalité musulmane et sur celle de mon mari, mentalité que je n’avais pas tout à fait saisie tant que nous étions restés en France. De sorte que je puis dire que, si c’est lui qui m’a fait comprendre les Arabes, ce sont les Arabes qui me l’ont fait comprendre.

Ici je rapporterai, tels qu’ils se présentent à ma mémoire, mes plus caractéristiques souvenirs de Tunis, échelonnés sur deux ans de résidence en cette inoubliable ville.

Sur la place Halfaouïne que j’ai particulièrement aimée pour sa gaieté, son grouillement, son aspect éminemment arabe, nous passons un moment de notre après-midi dans un petit café maure. Parmi la foule des clients aux yeux peints, aux oreilles fleuries, aux vêtures nuancées, vient s’installer un sidi visiblement peu riche qui, plein de précautions, place tout près de lui ce pot à fleurs où s’épanouit un plant de jasmin. Information prise : « J’emporte toujours mon jasmin avec moi pour qu’il respire l’air et regarde l’univers. »


Autre café maure, le soir. C’est le jour du conteur. À lui seul il représente, pour les musulmans, concert, théâtre et toutes autres attractions. (Je me doute que le pickup et la T. S. F. se chargent désormais de le remplacer.)

Monté dans une sorte de chaire, un sabre de bois à la main, environné soit de rires soit d’une attention palpitante, il raconte. Et, ce qu’il raconte, ce sont les Mille et une Nuits. La version de cet humble rhapsode est sienne comme est sienne celle de J. C. Mardrus, les contes arabes, de même que jadis les épopées d’Homère, continuant, en dépit de l’imprimerie, à se transmettre en Orient par tradition parlée.

Je n’ai jamais, mieux que ce soir-là, compris ce qu’était l’œuvre de mon mari.

Nous avons aujourd’hui l’autorisation de visiter la prison — celle des indigènes s’entend.

Dans un étroit et noir couloir à odeur de cave, c’est une succession de véritables cages, fermées devant par des barreaux. Dans chacune un Arabe est accroupi.

On nous apprend que cette ménagerie humaine n’est nourrie que par les soins des familles auxquelles les prisonniers appartiennent.

Interrogés, ceux-ci ne demandent pas mieux que de nous répondre. L’un après l’autre, avec une monotonie impressionnante, ils commencent tous par la même exclamation : « Ana mazloûme ! » c’est-à-dire : « Je suis un opprimé ! »

Ce mot-là, même en dehors des prisons, les musulmans sont toujours prêts à le dire. Souvenir atavique de longues tyrannies exercées par les puissants de leur race ? Fatalisme invétéré ? Même convaincus publiquement de leurs fautes, ils préfèrent, quand arrive le châtiment, n’en référer qu’à cette fatalité, la même qui leur fait vivre si royalement le mieux, supporter sans se révolter le pire. N’est-il pas arrivé que des condamnés à la potence aient, à Tunis même, aidé de leurs propres mains ceux qui, gênés par une malfaçon quelconque dans le maniement de la corde, ne parvenaient pas à la leur mettre au cou ?

D’autre part, avoir fait de la prison ne semble représenter, du moins chez les humbles, rien du tout d’infamant. Je me souviens, alors que je pouvais déjà comprendre ce qu’il disait, avoir entendu ce jeune serviteur arabe à qui, ne l’ayant pas vu depuis longtemps, nous demandions de ses nouvelles, nous raconter d’une seule haleine, avec le plus tranquille sourire : « Je me suis marié, mon père a été malade, ma sœur est fiancée, j’ai fait trois mois de prison, on m’a promis une place chez des Roumis. »

… À la dernière cage, un mouvement de recul me vint devant la sorte de tigre à figure d’homme qui se recroquevillait sauvagement tout au fond. « Il a tué son frère… » nous murmura notre guide.

Allait-il vraiment oser, celui-là, déclarer comme les autres qu’il était un opprimé ?

Certes !

Dès qu’il nous aperçut : « Ana mazloûme !… » gronda-t-il sans bouger de sa place.

Question :

— Et pourquoi es-tu un opprimé ?

Réponse :

— Parce que mon frère est mort.

J’étais un matin à l’hôpital Sadîki, beau comme une belle mosquée avec ses fines colonnes, ses arcs outrepassés à raies noires et blanches, institution française réservée aux Arabes.

Le chirurgien chef, un Parisien, a pensé qu’il serait intéressant pour moi d’observer la réaction musulmane devant son scalpel.

Après avoir vu chloroformer deux pauvres types pleins de terreur et de résignation, je vis entrer, calfeutrée dans ses longs voilages noirs, une jeune fille de bonne maison à laquelle il fallait enlever les amygdales.

Sortir du harem pour se voir dans un endroit pareil, devoir retirer son voile de visage devant un homme, subir une opération jugée effrayante, le tout ne faisait plus pour elle qu’une unique catastrophe. Que de temps et de patience pour la décider ! Dissimulée dans un coin, je suivais ses mimiques désespérées avec une pitié qui ne servait à rien. Cocaïnée, elle ne souffrit pas. Mais, à la vue du sang qui lui sortait de la bouche, elle se mit à pousser des hurlements d’égorgée. Or, m’étant avancée pour essayer de la réconforter de mon mieux par gestes à défaut de pouvoir lui parler, je vis dans son regard la plus ardente curiosité se juxtaposer à sa terreur convulsive. Ses yeux examinèrent un à un les boutons de ma veste de velours avec une avidité sans contrôle, malgré les larmes qu’elle continuait à verser, malgré les spasmes qui la secouaient. Et je jure que pas un détail de mon habillement ne fut oublié. Le tout sans cesser de hurler.

La capacité de concentration des enfants d’Ismaël ne comporte pas de longue durée. Même s’il s’agit de la chose la plus grave, ils ne résistent pas à ce qui vient les en distraire, fût-ce une futilité ; réaction simiesque propre aux Sémites, et qu’on retrouve, identique, dans l’autre branche de la descendance d’Abraham.

La période la plus brillante de ce que j’appellerai Tunis intrinsèque, c’est-à-dire arabe, est certainement (était, en tout cas) la période du Ramadan.

Tout le monde sait, je pense, que le Ramadan est le mois où l’Islam jeûne. Ce n’est pas le carême de chez nous. C’est strictement ne rien manger ni boire du lever du soleil à son coucher, et cela tant que dure le mois. Seulement quand la nuit est venue sont permises nourritures et boissons ; et si, dans le désert, le monde bédouin s’arrange de quelques dattes et d’un peu d’eau (répondant de la sorte à l’esprit du Coran), on se doute de ce que les villes, elles, déploient de fêtes et de festins pendant ces heures nocturnes où l’appétit et la gourmandise ont enfin le droit de se satisfaire après une interminable journée d’inanition.

Combien j’adorais ces nuits, leur joyeuse foule exclusivement mâle, burnous blancs ou robes colorées, les petits enfants amoureusement portés sur le bras paternal, tendant leurs mignonnes mains vers tous les clinquants dont brillait l’obscurité, et la rumeur rauque des voix surexcitées, et la chanson des marchands, et le nasillement d’une flûte primitive, et les souffles du vent poivré par les épices, et les petites boutiques illuminées de bougies où la pâtisserie arabe, gorgée de miel, étageait tant de gâteaux lourdement façonnés, chacun surmonté d’un œillet ou d’une rose !

L’annonce des réjouissances avait, à l’heure du couchant, rempli les cafés maures d’une foule impatiente aux yeux creusés de faim, de soif et de fatigue. La tasse de café déjà dans leur main droite, une fleur dans la gauche, on voyait tous ces hommes attendre la seconde imminente où le canon français, par un seul coup plein de solennité, ferait savoir à l’Islam que l’instant venait de sonner où, selon la formule consacrée, les yeux, dans le crépuscule à peine terminé, ne peuvent plus distinguer un fil blanc d’un fil noir.

Cette tasse brûlante ! Ce supplice de Tantale !

Un « ah ! » unanime et sourd salue le coup de canon. Toutes les bouches hument à la fois, tous les yeux rient. Et, maintenant, à nous la récompense de notre long héroïsme !

Une des grandes curiosités de Tunis pendant le Ramadan : Karagheuz. C’est le guignol arabe ou plutôt turc. Il faut, pour assister aux représentations, s’entasser avec les Arabes dans un étroit et long habitacle où, comme toujours, assimilés les uns aux autres, ils peuvent tenir cent cinquante alors que les Européens n’y trouveraient pas assez de place pour vingt personnes.

Pas de femmes là plus qu’ailleurs. Elles ne sauraient, de nuit, sortir des ombres du harem. Les enfants, auxquels ce guignol s’adresse exactement comme chez nous, sont collés à deux ou trois dans le giron de leurs pères. Et voilà la représentation. Elle est à peine racontable.

Ce sont des ombres chinoises. Karagheuz, grande vedette, est un petit personnage tout nu qui, formidablement armé par la nature, se jette sur tout ce qui passe à sa portée, femmes, hommes ou enfants. Si c’est une femme, elle se relève du rapide colletage, se secoue, et met au monde à l’instant même un nouveau-né criard.

Le reste de l’histoire ou plutôt des histoires est à l’avenant. Les enfants rient, leurs pères avec eux. Les uns ont cinq ans, les autres sont des hommes ; mais leur amusement est le même. Et, pas plus les uns que les autres, ils ne sont gênés par l’impudeur énorme projetée devant leurs yeux. Il n’y a pas d’innocence enfantine en pays d’Islam.

Le lendemain de telles nuits, c’était la cendre après la flambée. Le Ramadan diurne est assez lamentable à voir. Ce ne sont que gens qui, l’estomac creux, bâillent ou bien ont le hoquet, ouvriers en plein travail qui se couchent par terre pour dormir, figures de mauvaise humeur, regards mornes, intelligences refermées. La vie ne reprend son cours que venu le soir, tous les désirs de nouveau tendus vers la disparition du soleil.

Ce quartier maltais qu’on trouve à la Porte de la Mer vaut que je m’y arrête à cause des choses fantastiques qui s’y passaient et peut-être s’y passent encore.

Un avocat français de la ville me raconte. Il eut plusieurs fois entre les mains de ces procès qui tous se ressemblent avec quelques variantes, et dont voici le schéma presque toujours le même.

Famille maltaise. Petites économies péniblement amassées. Taudis grouillant d’enfants. Un matin, on frappe à la porte. C’est un Marocain, de ceux qu’on appelait jadis Maugrabins, aisément reconnaissables à leur type aux traits serrés, aux yeux rapprochés, au regard austère. La barbe régulière semble plus noire encore dans la lumière du capuchon blanc. Silhouette presque monacale, celle même des charmeurs de serpents qu’on voit sans cesse opérer place Halfaouïne ou ailleurs.

Celui-ci, du reste comme tous les Maugrabins, est sorcier et ne s’en cache pas, au contraire.

— Je sais, dit-il au père de famille, que, dans ta maison, existe un trésor dont tu ne te doutes pas. Il est à toi si tu m’écoutes.

À ces mots tous les yeux de la maisonnée se sont dilatés d’émerveillement.

— Que les enfants sortent ! Je dois rester seul avec vous deux.

La marmaille éliminée, commence la séance. Le lit ayant été repoussé, le couple ébaubi voit apparaître, et pour la première fois, une dalle munie d’un anneau de bronze. Le Marocain soulève la dalle et découvre un escalier qui s’enfonce vers des profondeurs insoupçonnées. Descente de cet escalier. Au bas des marches s’ouvre une caverne. Dans la caverne un amas, une montagne de pièces d’or. Deux nègres nus, brandissant une épée de feu, gardent le trésor.

— Je puis faire disparaître ces nègres, dit le Marocain. Mais il me faut trois jours de prières et d’incantations, et des encens coûteux. Il est juste aussi de me payer mes peines. Si vous avez de l’argent, donnez-le ! Dans trois jours le trésor est à vous.

Les Maltais, on s’en doute, donnent avec empressement leurs économies. Les trois jours se passent. De Marocain, point. Sous le lit, plus de dalle et plus d’anneau. Une semaine… Un mois… Toujours rien.

Et voici venir enfin l’heure du procès, si, par chance, on a pu mettre la main sur le sorcier, sur le puissant hypnotiseur qui peut faire voir à ses dupes tout ce qu’il lui plaît de leur faire voir.

Pour en finir avec la vie des rues :

À l’époque où nous y vivions, l’Islam de Tunis possédait deux marabouts que j’ai vus bien des fois de mes yeux stupéfaits.

Les marabouts représentent, pour les musulmans, des sortes de saints. Les uns, fort lucides, ne sont que particulièrement pieux. D’autres sont ou des idiots ou des fous, et leurs bizarreries se voient considérées comme un mystérieux souffle d’Allah. D’où l’immense respect dont on les entoure.

Les deux dont je parle exerçaient, chacun dans son rayon, une très grande influence religieuse sur le menu peuple. L’un habitait la rue du Pacha, l’autre une rue dont j’oublie le nom.

Celui de la rue du Pacha logeait dans une sorte d’armoire ménagée à même la muraille, quelque chose qui ressemblait assez au lit clos des Bretons.

Dos heures entières il y restait enfermé, parfaitement invisible derrière ses vantaux de bois rejoints avec soin. Puis, tout à coup, il les ouvrait à grand fracas et bondissait dans la rue.

Ainsi, fit-il, un jour que, justement, nous passions par là.

C’était un grand et maigre vieillard à longue barbe grise, aussi nu qu’un homme peut être nu, mais coiffé d’un magnifique et crasseux turban.

À peine surgi de son armoire, il jeta tout autour de lui des regards flamboyants, accompagnés de gestes qui semblaient des malédictions. Nous vîmes alors les passants, hommes et femmes, s’incliner très bas devant cet être, tout en faisant le simulacre de baiser l’ourlet de sa robe inexistante. Après quoi, toujours inclinés, ils reprirent leur marche avec des yeux remplis de vénération ; à quoi le vieux répondit furieusement par le mot Khara vingt fois répété, ce qui signifie M… — parfaitement !

Un peu plus tard seulement nous sûmes que ce mot était le seul et unique vocabulaire de ce saint, sa prédication et sa prophétie.

Il est vrai qu’on peut mettre tout dans ce mot-là, surtout en arabe où il sonne encore mieux qu’en français.


Le second marabout en disait un peu plus long, C’était un fanatique. Il avait fait serment, tant que les Français seraient en Tunisie, de ne jamais changer de vêtements ou plutôt d’en remettre à mesure un par-dessus les autres. C’est pourquoi les quelque vingt-cinq robes juxtaposées sur son corps finissaient par une pièce de calicot cousue avec peine autour de l’amas énorme d’étoffes qui l’habillaient et sous lesquelles il était impossible de reconnaître une forme humaine.

Je verrai toujours s’avancer entre les blanches demeures de cette rue dont je ne sais plus le nom, l’espèce de colossal édredon ambulant sous lequel marchaient deux pieds qui semblaient tout petits, tandis qu’en haut une tête minuscule s’enfonçait, branlante, dans le véritable nid d’hirondelles bavé par le saint sur l’épais rebord que formaient les vingt-cinq robes de son serment. Un homme et une femme le précédaient à chacune de ces sorties, marchant à reculons tout en balançant devant lui des encensoirs.

… L’un tout nu, l’autre trop vêtu, comment a fini cette paire extravagante, c’est ce que je n’ai jamais su.

Et nous voici dans les harems.

Pour commencer, entendons-nous une fois pour toutes au sujet de ce harem sur lequel, depuis tant de lustres, s’hypnotisent les Occidentaux.

Le harem n’est ni un décor d’opérette ni le mystérieux royaume de toutes les voluptés. Harîm, en arabe, veut dire ce qui est sacré. Traduisons : l’élément féminin d’une maison. Car le respect du musulman pour la femme est incommensurable.

Par ailleurs les lois coraniques ont prévu, pour sa protection, certaines choses que nous serions bien heureuses de voir édicter chez nous.

C’est ainsi qu’en Islam, la dot, contrairement à nos mœurs, est fournie non par la femme, mais par le mari. Nous le connaissons, ce petit sourire dont s’accompagne le vieux cliché « chez les Arabes le mari achète sa femme ». Ceci veut donc dire que, chez les Roumis, c’est la femme qui achète son mari. Quel est le mieux ?

Cette dot, de plus, reste acquise, même après divorce, à la famille de l’épousée, laquelle, tant qu’elle n’est pas remariée, touche également, et de droit, une pension alimentaire.

Aucune complication pour l’obtenir, ce divorce. Il suffit, devant le cadi, de prononcer la formule : « je te divorce par les trois fois » et c’est tout. S’il y a des enfants, le père, alors, prend les garçons et la mère les filles, solution fort logique puisque chacun conserve ce qui est à sa ressemblance.

Évidemment on voit, dans le bas peuple mahométan, des hommes frapper leurs femmes ou leur imposer des travaux d’esclave. N’avons-nous pas l’équivalent dans nos familles ouvrières où, trop souvent, la femme est un héros de courage et de labeur, alors que le mari n’est qu’un triste ivrogne qui boit sa paye et maltraite et sa compagne et ses petits ?

Mais regardons le monde musulman qui correspond à notre classe bourgeoise. Là, jusqu’à ces derniers temps du moins, l’épouse était non pas le coq mais la poule en pâte qui n’a qu’à se laisser vivre sans connaître aucun souci matériel. Et jamais de célibataires. De vieilles filles, point. Seules les chanteuses, parce que telle est leur fantaisie, déclarent avoir épousé la musique, et ne se marient pas.

Ces conditions de l’existence féminine, l’Islam évolué d’aujourd’hui ne les connaîtra forcément plus. Aux musulmanes qui votent, écrivent dans les journaux, font des conférences, sont féministes, la dure nécessité, désormais, de connaître nos responsabilités, nos difficultés ; à elles cet enfer qui s’appelle gagner sa vie.

N’ont-elles pas perdu quelque chose au change ? Elles ne sont plus « ce qui est sacré », l’être précieux et bien caché pour lequel la jalousie masculine voulait le mystère du harem et du voile de visage. Du reste, on ne nous l’a pas dit, mais, au moment de la vague de libération ordonnée par Kémal-Pacha, certaines dames turques ont préféré se suicider qu’entrer dans cette ère nouvelle qui les épouvantait.

Sait-on, pour un musulman resté de l’ancien régime, que la femme est si réellement « ce qui est sacré » qu’on ne doit même pas, entre hommes, se permettre de parler d’elle ? « Ta femme » est un mot qui ne se prononce pas, la dernière des grossièretés. En cas de maladie, par exemple, s’il demande à son intime ami des nouvelles de sa compagne, le musulman, tout en détournant les yeux, murmurera : « Comment va ta maison ? », ou encore : « Comment vont-ils. »

On comprend alors pourquoi chaque musulman se fait d’autorité le surveillant farouche en même temps que le protecteur de toute musulmane, même celle qui ne fait que passer dans la même rue que lui.

À Constantinople, avant Kémal Pacha, le moindre passant s’arrogeait le droit de gourmander vertement toute femme, voire de la plus haute caste, si son voile n’était pas assez strict ou sa tenue pas assez réservée.

… Élément féminin d’une maison. Donc, sans le savoir, les Roumis en ont tous, des harems. C’est l’épouse d’abord, ensuite les filles, la mère, la belle-mère, les sœurs, les tantes, même les servantes, tout un monde familial, qui n’a rien à voir avec l’imagination européenne.

Le harem peut également ne représenter qu’une unique femme. Quand on dit en arabe : « J’ai vu passer trois harems », cela veut dire tout simplement trois dames.

Il est vrai, selon le Coran, qu’un musulman a le droit d’avoir quatre femmes légitimes. Mais il est extrêmement rare qu’il en ait même deux, pour plusieurs raisons dont la principale est qu’il lui faudrait être bien riche pour s’offrir un tel luxe (c’est la même chose en Occident, d’ailleurs,) la première épouse n’admettant pas, dans les classes aisées, de vivre en commun avec la seconde. Donc deux installations, deux trains de maison. Que serait-ce s’il en fallait quatre ! Et quelles jalousies, en outre ! Il ne faut pas croire qu’une musulmane, dans son intérieur, soit si commode que ça.

Quand la première femme est reconnue stérile, il peut arriver pourtant que le mari s’en adjoigne une plus jeune. Mais c’est surtout dans le bas peuple qu’il use de ce droit, et alors tout s’arrange.

En effet il arrive presque toujours que la première épouse, si l’autre devient mère, adore et soigne l’enfant comme si c’était le sien. Car, la maternité, c’est, et dans toutes les classes, le souci majuscule, l’orgueil, la vanité des femmes de l’Islam. La première question par elles posée à l’étrangère qui vient les voir : « As-tu des enfants ? »

Que de mines consternées, que de hochements de tête apitoyés j’ai vus chaque fois que je leur répondais par la négative !

Les harems !… Ils sont loin de se ressembler tous à travers l’Islam, j’en ai su quelque chose. Ceux de Tunis, à l’époque où je les ai visités, avaient gardé bien de la saveur. Les femmes y portaient encore l’habillement légué par le passé. Pas de noir et pas de voiles quand on est à la maison. De larges et ballonnantes culottes de soie tombées jusqu’aux pieds, surmontées par un petit boléro brodé ; sur la tête un joli mouchoir multicolore. Femmes et jeunes filles évoluent dans ces pièces sombres, ces loggias prévues pour les chaleurs et qui s’ouvrent largement sur le patio, cour intérieure où quelque fraîche fontaine chante dans sa faïence aux vives couleurs, parmi les fleurs et dans l’ombre des arbres. En général, un vaste salon à l’européenne dans lequel on me faisait entrer était l’ornement principal et la fierté de la demeure. Là-dedans régnaient la symétrie la plus protocolaire, la plus réfrigérante atmosphère. Jusqu’à quatre immenses canapés se faisaient face, tendus de peluche écarlate ou vert cru, dont le bois doré, qu’on entretenait à l’état flamboyant de neuf, se contournait en lourdes sculptures ; et j’ai vu dans un de ces terribles salons douze armoires à glace identiquement pareilles et dorées aussi, sans rien dire des oiseaux mécaniques et boîtes à musique qui faisaient déjà prévoir la vogue des phonos et des postes de radio.

Pour me faire pénétrer au milieu de ces splendeurs, la dame qui me recevait, tout comme dans le reste de sa maison, entrait délibérément la première, forme pour nous déconcertante des us et coutumes de l’Orient, et qui correspond exactement à la loi grammaticale qui veut qu’on dise en arabe « moi et toi » et non pas « toi et moi ».

Comme je ne savais pas encore un mot de la langue, après les saluts, les sourires, la tasse de café, les douceurs sucrées, plus rien ne restait à faire que s’entre-regarder.

Des touristes françaises m’ont autrefois raconté qu’elles avaient été, dans les harems tunisiens, positivement déshabillées par les femmes, tant ces dernières avaient envie de voir comment étaient les dessous d’une Roumia. Je soupçonne que leurs façons d’être, sans doute effrontées, avaient, à mes compatriotes, valu cette mésaventure — qui ne m’arriva jamais.

J’en ai connu cependant une, et qui me laissa sur le moment assez suffoquée.

Dans un de ces harems se trouvait un piano. Les dames me demandèrent par signes de leur jouer quelque chose, et j’abordai sans me faire prier ce choral de César Franck où l’ampleur des accords arpégés force parfois la main gauche à passer par-dessus la droite pour atteindre la note la plus aiguë. Or j’avais à peine commencé ce geste qu’avec des éclats de rire unanimes toutes les femmes se précipitèrent sur moi, me prenant les mains et les tapant à tort et à travers sur les touches.

Prêté pour un rendu. Car, en réponse aux savantes modulations du chant arabe, combien d’Occidentaux manifestent par la plus inconvenante hilarité !

C’est une soirée de fiançailles dans le palais d’un saïed important.

Rien qui ressemble à ce qui se passerait chez nous en pareille occasion. Les fiancés de l’Islam ne se sont jamais vus, ne se verront qu’une fois le mariage accompli. Chacun est pour l’autre un être parfaitement inconnu.

Pourquoi se sont-ils choisis ? Question de convenances pour les familles, nécessité de se marier en vue la descendance — et même, quelquefois, amour, surtout de la part du fiancé.

Comment ?

Ce sont en général de vieilles parentes qui se chargent préparer l’union. Elles s’en vont, dans la famille du jeune homme, chanter les louanges de la jeune fille. Et quelle qu’elle soit, même grêlée ou mal faite, elles la dépeignent une petite merveille, portrait ratifié par la future belle-mère (qui l’a vue) si c’est l’intérêt de sa maison. Le jeune homme, alors, finit par devenir, selon le mot de l’Orient, « amoureux par l’oreille » et, de celle qu’on lui destine, fait l’invisible dame de ses pensées. Tant pis pour lui si le soir des noces est une déception.

Depuis que les Roumis s’en sont mêlés, la fiancée, elle, peut se documenter quelque peu sur son promis, puisqu’il n’est pas défendu (sans que soit vraie la réciproque), de lui montrer sa photographie. Et, même avant l’indiscret objectif, car la ruse féminine est en tous pays ingénieuse, la petite musulmane étant bien cachée derrière son moucharabieh, des yeux dévorants, sans qu’il puisse s’en douter, ont d’avance épluché des pieds à la tête celui qu’adroitement quelque vieille servante complice attira sous la fenêtre qu’il fallait.

Arrive enfin le soir des noces, l’instant follement désiré, si dangereux, où le bouillant mari va se présenter devant l’élue dont il ignore tout, regarder son visage, ce mystère dont il a nourri ses rêves.

Immobile, droite, hiératique sur son siège, elle l’attend, entourée seulement des femmes âgées de sa famille, un long voile multicolore et diamanté cachant une dernière fois sa petite figure d’enfant de onze ou douze ans, âge où les filles se marient. L’époux s’approche, relève ce voile, regarde, dissimule sans sourciller ou son désappointement ou sa joie, fait un pas de plus vers sa femme, et lui marche sur le pied.

Simple étiquette. Il montre ainsi qu’il sera le maître. La mariée répond en lui baisant la main, à quoi, respectueusement, il répond à son tour en l’embrassant sur le front.

Le reste ne regarde plus personne.

Et pourtant si ! La fête des noces continuant au sélamleck (élément masculin de la maison, contraire du harem), l’heure sonne, plus ou moins tard dans la nuit, où l’on présente à l’assemblée des hommes ce qui se nomme « l’honneur de la mariée », soit un linge où se voit la preuve péremptoire de sa virginité depuis un instant perdue.

…Dans ce palais où j’étais priée, la fête des fiançailles, comme toujours, était double, le sélameck réuni dans les jardins, le harem à l’intérieur.

Pour les hommes, musique, chants, boissons douces, cigarettes ; pour les femmes, les mêmes réjouissances, exactement.

Après saluts et bénédictions, mon premier étonnement, en pénétrant dans la grande salle où se passait la fête, fût de la voir encombrée de matelas jetés par terre n’importe comme, certains occupés par des dormeuses qu’éventaient lentement leurs négresses accroupies.

La Roumia qui m’accompagnait, bien que ne parlant presque pas l’arabe mais ayant longtemps pratiqué la Tunisie indigène, pouvait me donner quelques explications. J’appris donc que ces matelas n’étaient là qu’afin de permettre aux invitées d’y faire un somme quand elles en avaient envie ; car, pour assister à ces fastes nocturnes, celles qui demeuraient loin de Tunis étaient arrivées dès cinq heures du matin.

Dans un angle de la salle se groupaient les musiciens. Des hommes ?

— Oui, me dit ma compagne, mais regardez-les mieux. Ce sont tous des aveugles.

Au milieu d’eux, prépondérante, la chanteuse, une célébrité. Tel était son stupéfiant embonpoint qu’elle débordait de partout les coussins sur lesquels elle était installée.

— Est-il possible !… murmurai-je.

— Qu’est-ce que vous dites ? Le désespoir de sa vie est de n’être pas encore plus grosse : car, malgré tous ses efforts, elle n’a jamais pu parvenir à l’énormité de sa mère, une chanteuse comme elle.

Cependant les pâtisseries et les sirops circulaient. À la place d’honneur, les princesses beylicales. Mal à l’aise sur des fauteuils européens (peluche voyante et bois doré comme il sied), elles étaient trois, jambes de ci, jambes de là dans leurs pantalons bouffants, genoux remontés haut, pieds au-dessus du sol, babouches tombées par terre. Bien qu’ayant l’air de s’ennuyer à mort elles s’amusaient au contraire beaucoup, me fût-il affirmé. Leurs précieux habillements étincelaient de bijoux magnifiques. Elles avaient un rond de rouge vif à chaque joue ; leurs sourcils, rejoints par un trait de peinture, ne formaient plus qu’un seul immense sourcil au-dessus des yeux à l’antimoine ; leurs dents avaient été soigneusement enduites d’un brillant vernis noir.

Comme allait commencer la musique, je m’informai de la fiancée. Pourquoi ne l’avait-on pas encore aperçue ?

— Venez la voir !

Dans une toute petite pièce, en haut, elle était enfermée en pleine obscurité, les deux mains enfoncées dans des sacs de velours froncés aux poignets.

— C’est pour que le henné prenne sur ses ongles…

— Mais pourquoi seule dans l’obscurité ?

— Parce que c’est comme ça.

La Roumia n’en savait pas plus long. Il me fallut bien des mois, mais je finis un jour par connaître la vraie réponse à ma question.

La fille qui va se marier bientôt doit manifester une sorte de pudique honte qui, de même qu’elle l’éloigné des fêtes, lui commande, entre autres choses, de détourner la tête ou de baisser les yeux chaque fois qu’elle se trouve devant son père. Question de bienséance.

Ainsi, de toute cette soirée donnée en son honneur, la pauvre fillette ne voyait rien, sinon les silhouettes mal distinguées des invitées qui, de temps en temps, venaient comme nous la saluer. Victime consentante, elle acceptait sans en souffrir cet éternel protocole musulman dont, partout, sans cesse, se retrouve la rigueur séculaire, et sous les formes les plus inattendues.


Dans bien des harems j’ai connu bien des fêtes depuis cette toute première-là. Je crois qu’aucune ne me parut plus singulière.

Et Dieu sait pourtant ce que me réservait l’Égypte !

Pour terminer mes surprises de novice à travers les gynécées de Tunis, ce contraste plutôt violent.

Un jour que je me promenais seule parmi les tombes de Bab-el-Gorjani, l’adorable cimetière arabe dont je ne pouvais me lasser, des femmes, dans la rue qui le côtoie, me firent, avec sourires et salams, signe d’entrer chez elles.

Logis de pauvres. Murs à la chaux, terre battue, quelques coussins de cuir, un kanoûn ou petit fourneau de terre cuite. Au beau milieu de la pièce exiguë, un berceau, c’est-à-dire, suspendue au plafond par quatre cordes rejointes en une seule, une boîte carrée de bois qu’un seul effleurement suffit à balancer.

Un nouveau-né vagit dedans, emmailloté jusqu’au cou dans des couleurs brutales, du kohl aux yeux et deux ronds de fard sur les joues.

Devant la ravissante petite idole, mon enthousiasme s’exhale par l’un des seuls mots arabes que je connaisse déjà : « Djémîl !… » (Beau !)

À peine l’ai-je prononcé que, sans y rien comprendre, je vois les sourires et les salams se muer brusquement en regards et gestes de haine, le tout constituant de toute évidence une invitation à sortir le plus vite possible de ce harem.

J’avais à peine passé le seuil que des pierres, ramassées dans la poussière, m’avertirent qu’il fallait disparaître un peu plus rapidement que ça.

À la longue seulement j’eus le mot de l’énigme, n’ayant pas osé raconter mon aventure à J. C. Mardrus.

La vérité c’est qu’on ne doit jamais dire d’un enfant qu’il est beau. C’est attirer sur lui le mauvais œil. Si l’on veut exprimer son admiration, féliciter la mère, on murmure simplement : « Que Dieu te le conserve ! » Et tout monde a compris.

Cette terreur du mauvais œil, principalement en Égypte, a pour conséquence… les mauvais yeux. Car, à seule fin que la jalouse voisine ne puisse justement dire « il est beau ! » l’enfant (je parle de l’humble classe des Fellahines), reste, tant qu’il est en bas-âge, d’une saleté repoussante, et les yeux dévorés par les mouches. D’où l’ophtalmie purulente dont la terre des Pharaons est (ou fut, car tout a changé sans doute) affligée depuis des siècles, jusqu’à permettre cette constatation que j’ai connue courante : « Il n’y a pas d’yeux sains en Égypte. »

L’Égypte, le pays des beaux yeux s’il en fut, pourtant !


Je quitte à présent Tunis, mais non la terre tunisienne. Car voici Carthage.

Carthage

L’idée d’habiter Carthage pendant les mois chauds m’impressionnait beaucoup. Émotion pour ainsi dire scolaire où Didon, Scipion, Caton, Annibal jouaient les premiers grands rôles ; émotion littéraire aussi, la Salammbô de Flaubert juxtaposant sa silhouette inventée, magnifiquement barbare, aux furieux carnages de la guerre inexpiable et autres événements d’avant J.-C. Ensuite la colonisation romaine, puis les martyrs chrétiens, puis les Vandales, puis Saint-Louis, tout, vraiment, venait s’en mêler. Dans ce coin d’Afrique si lourd de splendeurs et férocités passées, comment ne pas se monter la tête ?

Carthage ?

De cet amas de destructions successives, que reste-t-il ? Rien. Ou plutôt, si. Un nom.

Peut-être est-ce plus grand que des ruines ; mais quel vide !

Sous mes yeux déçus, des terrains plus ou moins écorchés par la superficielle charrue arabe, dépourvus d’arbres, entourés seulement de haies de cactus, descendaient doucement vers la mer. Colline sans histoire, dirait-on, tant elle sait bien se taire sur tout ce qu’elle a vu. Pas un vestige. Pas un signe. Seuls les quatre vents semblent s’y être donné rendez-vous. Car il ne passe pas une minute qu’ils ne soufflent, aussi bien en plein soleil qu’en pleine nuit étoilée, avec des violences de tempête.

À l’époque dont je parle s’élevait, au sommet de cette colline muette, une cathédrale très blanche et très laide autour de laquelle ne manquait qu’une ville. En effet, nulle autre habitation dans son ombre que le couvent des Pères Blancs et, deux pas plus loin, le seul hôtel de la région (celui que nous habitions). Ces deux constructions représentaient en tout et pour tout la nouvelle Carthage.

Cependant, beaucoup plus loin, en bas, dans le creux une épicerie toute neuve et peinte en rose portait en énormes lettres noires l’enseigne « A Salambô ».

La première fois que je vis cela je pensai que Flaubert devait bien souffrir dans son au delà, premièrement à cause de l’orthographe défectueuse, lui qui s’était donné tant de peine pour expliquer qu’il fallait faire sonner les deux M dans le nom de son héroïne, ensuite parce que celle-ci devenant la marraine d’une épicerie, rien, sans doute, ne pouvait lui être plus désagréable.

Aux dernières nouvelles il paraît que c’est justement autour de cette épicerie que s’est construite la ville tant attendue par la cathédrale, que Salambô est présentement une station estivale fort recherchée.

On se doute qu’une bonne moitié de ceux qui y vivent ignore profondément son origine. (Je parle ici du livre de Flaubert et non de l’épicerie.)

Par ailleurs, de mon temps déjà, les fouilles, qu’on commençait timidement, avaient fait connaître que Flaubert s’était royalement et du tout au tout trompé, quant aux fabuleuses toilettes de sa Salammbô (avec deux M) ; car une statue encore peinte d’Arisatbâal, qu’on venait à notre arrivée de découvrir, les rejette toutes sans pitié dans le magasin aux défroques littéraires. La vérité c’est qu’en contradiction formelle avec les imaginations vestimentaires de l’écrivain, cette prêtresse de Tanit est habillée d’une robe tanagréenne, sommée d’une coiffure pharaonique, et que ses petits pieds nus sortent d’une jupe formée par deux ailes croisées, deux ailes d’épervier qui prennent racine dans ses hanches.

Ces petits pieds, ils avaient vengé la prêtresse des ironies du Père Blanc qui la commentait aux rares visiteurs égarés dans le musée dont il était le conservateur. « Regardez s’ils sont jolis !… » disait-il amoureusement, Mais aussitôt, avec un rire moqueur : « Et voilà tout ce qui reste d’elle ! »

Au fond du sarcophage dont la statue, maintenant verticale, avait été le couvercle pendant toute une éternité, ce n’était que quelques ossements mêlés à de la résine, cette résine bouillante des Carthaginois qui faisait de leurs morts, en quelques secondes, des squelettes.

Ces modestes fouilles auxquelles on devait pourtant une pièce aussi rare, elles étaient dirigées par les Pères mais exécutées par une unique pioche : celle du patron de l’hôtel, un Italien illettré. Rien, au dehors, ne révélait les sépultures. On tapait au hasard dans la colline, et la mort punique, tout à coup, racontait son secret si bien gardé pendant des siècles.

Les ensevelis semblaient, de leur vivant, avoir tout prévu. Ni les Romains, ni les Vandales, ni les Arabes, ni Chrétiens ne les avaient violés. Tout prévu. Mais pas le patron de l’hôtel Martinole.

Quand sa pioche avait trouvé le bon endroit on pouvait, après déblaiement, descendre dans la tombe. C’était au moyen d’un couffin ou panier à provisions. Une poulie, une corde, et, les deux pieds dans le panier, on s’enfonçait comme dans un puits.

De ces perquisitions funèbres j’ai rapporté quelques menus trésors : un anneau de bronze, quelques monnaies, un rien de fard encore rose, une dent (que je veux être celle d’un suffète) et autres débris auxquels j’ai joint mes trouvailles solitaires, celles que je faisais sans jamais rien chercher, les jours où je descendais à travers les asphodèles jusqu’aux thermes d’Antonin, unique témoin de l’antiquité, c’est-à-dire trois ou quatre colonnes romaines tombées dans les vagues, et qui semblaient rouler avec elles.

Du bout de ma canne indolente je ramenais ce qui se présentait, puis ramassais. Je conserve ainsi de minuscules amulettes qui semblent égyptiennes ; et mon principal butin est ce tout petit adolescent, sorte de biscuit blanc, qui fit jadis l’admiration d’Auguste Rodin.

Cependant, si Carthage n’était plus qu’un désert, la nature se chargeait, à certaines époques de l’année, et fort étrangement, de lui rendre tout le tragique de son histoire. Alors sortaient du sol, en un seul jour, des champs entiers, des fleuves, des torrents de coquelicots. Et la colline, farcie de capitales englouties, avait l’air de suer le sang jusque dans la mer.

Une autre particularité : l’esprit de haine qui, jadis, bouleversa cette terre de drame, s’y maintenait sous des formes pour le moins imprévues. Ce n’est qu’à Carthage que j’ai vu se battre des poules, et bien plus furieusement que leurs coqs. De deux ânes qui se détestaient sans qu’on pût deviner pourquoi puisqu’ils n’appartenaient pas au même maître et logeaient fort loin l’un de l’autre, il ne resta plus qu’un seul, la nuit où le premier brisa tout pour sortir de son écurie et venir tuer le second dans la sienne. Enfin, de la fenêtre de l’hôtel, j’entendis et vis un soir, sous la lune, la provocation en duel du consul d’Espagne au consul d’Autriche, vieux messieurs inoffensifs qui, du reste, s’injuriaient en français avec l’accent belge. Et que dire du chef de gare et de la marchande de tabac, sa voisine, deux des rares habitants de la vallée, ne parlant tout le long du jour que de s’entr’assassiner ?

Mais là ne sont pas mes plus curieux souvenirs de Carthage. Car c’est lorsque nous y vivions que j’eus la joie (qui dure encore à travers le temps et la mort), de connaître ce personnage exceptionnel : la princesse Nazli.

Nazli Effendi, altesse turque, tante du khédive d’Egypte, était Circassienne de naissance, et, comme elle le rappelait souvent, fille d’un sultan et d’une esclave. Elle m’aura, plus que toute autre figure orientale, laissé voir encore et comprendre un peu ce que fut un certain Islam, celui qu’on ne reverra jamais plus. C’était une Vieille dame d’abord surprenante avec ses cheveux teints non pas aux couleurs du henné mais à celles de la rose la plus rose, et qu’elle entourait toujours d’un léger tulle mordoré faisant papillon sur le front. Je ne l’ai jamais vue que vêtue d’une espèce de robe de chambre à fleurs surmontée d’un col Médicis où s’enfonçait sa tête un peu courbée par l’âge. Dans son visage presque sans rides et d’une blancheur immaculée, la bouche mince et relevée aux coins dessinait un arc écarlate. Plus clairs que des aigues-marines, ses yeux souriants s’accompagnaient de deux grands sourcils authentiquement noirs. Et, petites perles, ses dents avaient gardé tout leur éclat. Rien n’était plus raffiné que sa main, son étroite main pâle qui secouait dans le cendrier la cigarette à bout d’or avec tant d’impériosité ; rien n’était plus savoureux que son langage où le turc, le français, l’anglais et l’arabe alternaient dans chaque phrase, où la virgule était représentée (ou l’exorde), par un éternel « je vous dis la vérité » dont elle roulait l’R de tout son accent cosmopolite.

« Ouallahi el azîme, my dear friend, je vous dis la vérité. El Kourbag ! El Kourbag ! La cravache ! C’est cela qu’il faut, and nothing else ! Evet effendem ! Venez ici, Sidi Bou Hageb, and tell them si j’ai raison, oua illa la !»

Sidi Bou Hageb, jeune et solide Tunisien aux bons yeux fidèles, grosse tête ronde sous le tarbouche rouge, était son second, peut-être son troisième mari. Aucun titre. De bonne origine bourgeoise, rien de plus.

De cette femme qui eût pu être sa mère il acceptait n’importe quoi, même qu’elle eût gardé, depuis la fin de la jeunesse, l’habitude de recevoir au harem certains hommes privilégiés et restât devant eux à visage découvert. Elle était khédiviale. Tout lui était permis.

Dans son palais de la Marsa ou ancienne Mégara (« faubourg de Carthage » comme l’annonce la première ligne de Salammbô), belle demeure arabe entourée de grands jardins, les tendances de la vieille hanoum se révélaient au premier coup d’œil. Des meubles fabriqués à Londres voisinaient avec de précieux et vénérables meubles turcs, une commode française avec des divans égyptiens, des coussins de Tunis avec des tentures parisiennes. Et, dans toutes les pièces, en guise de papier mural, étroitement collées les unes auprès des autres, des gravures découpées dans des magazines anglais montaient littéralement jusqu’au plafond.

Tel était le décor de la princesse, image même de son parler en quatre langues.

On comprenait très vite. Farouchement musulmane et parfois, même, fanatique, elle tenait essentiellement à ne pas paraître arriéré. Elle avait, dans sa longue carrière, touché de près aux diplomaties de tous les pays, et sa conversation roulait inlassablement sur la politique. Lord Cromer était son grand cheval de bataille. La façon qu’elle avait de juger les affaires du monde était absolument imprévisible. Enfantillage, superstition, tyrannie, ignorance ; aucun sens critique, aucune psychologie. Mais quelle autorité ! D’ailleurs elle se croyait parfaitement européanisée.

Les dîners qu’elle aimait à donner, suivis de soirées de musique où sa chanteuse attitrée, Sett Ouassîla, s’accompagnait elle-même sur le ’oud ou luth arabe, c’est un de mes plus chers plaisirs que de les évoquer.

Le premier de ces dîners auquel je fus invitée avec J. C. Mardrus, tous deux étant les seuls Roumis de la fête, fut certainement ce qui me surprit le plus parmi mes premiers étonnements d’étrangère à peine débarquée de son Paris.

Nous avions quitté Carthage vers sept heures, et, les présentations faites par Sidi Bou Hageb (déjà notre ami) dans le salon où se tenait sa princière épouse, je crus, quand sonnèrent huit heures, qu’on allait se mettre à table. Tous les hôtes, — des hommes — étaient là, rassemblement de tarbouches ; Nazli hanem, sa cigarette entre deux doigts, parlait déjà politique de sa voix basse de vieille femme où quelque douceur veloutée s’entendait encore. Le temps passait. La faim commençait. Sans pouvoir, devant tout ce monde, poser la question à mon mari, je me demandais si nous ne nous étions pas trompés, si le dîner n’était pas déjà fini ; d’autant plus que le café turc circulait, et les confitures de roses.

Des gamines vêtues d’or avec des petits calots d’or au coin de l’œil servaient ces friandises. L’une d’elles, particulièrement ravissante, était la favorite, comme me l’apprit Sidi Bou Hageb en son excellent français. Ces moins de dix ans n’avaient pas encore l’âge du voile, et circulaient sans aucune gêne au milieu de tant d’hommes.

— Ce sont des enfants abandonnées, m’expliqua Sidi Bou Hageb. Les filles, on n’y tient pas tant que ça. Alors, comme les parents sont sûrement des pauvres, ils les ont jetées, quand elles étaient aux langes, par-dessus la clôture des jardins. Car ils savaient bien que la princesse les adopterait.

Comme des petits chats…

— Elles sont mignonnes. Mais, la mieux, c’est Fattoûma. Voilà pourquoi c’est la favorite.

Dix heures… « C’est inouï ce qu’on dîne tard chez les Arabes !… » me disais-je.

À minuit seulement, la princesse se leva d’un air distrait, passa la première sans se presser et nous la suivîmes tous, allant vers la salle à manger.

Le couvert y était mis à l’européenne parmi des murs de faïence bleue et blanche sur lesquels se détachait un nègre luxueusement habillé de douces couleurs, animateur du service.

Les mêmes petites filles, obéissant à ses regards, s’empressaient à six ou sept autour de la table, avec des vivacités de singes.

Le dîner était au Champagne, et d’une excellence que je n’ai pas oubliée. Le cuisinier, un Crétois, connaissait les meilleures recettes turques, ce qui veut dire raffinement et délices. Nazli parlait de la reine Victoria, de Lord Cromer, souvenirs de sa jeunesse. Ensuite ce fut le sultan Abdul Hamid. Son rire sourd était celui d’un homme. « Je vous dis la vérité, quand les ambassadeurs from every where venaient de quitter l’audience, machallah ! C’était un spectacle ! Il faisait jeter dans Bosphore tous les fauteuils où s’étaient assises leurs excellences. Imchi, l’Angleterre ! Imchi la France ! Imchi l’Allemagne !

La chanteuse Ouassîla n’était pas du dîner. Il me fallut l’Égypte pour comprendre que les chanteuses et chanteurs, en Islam, et malgré la place considérable qu’ils tiennent dans la vie orientale, ne sont que des subalternes.

Tout à coup, sans aucun signe du nègre, de leur propre gré, les enfants dorées abandonnaient en bloc le service, s’asseyaient par terre toutes ensemble et chantaient. Puis elles reprenaient leur va-et-vient autour de la table, changeant les assiettes et les couverts à chaque instant, même quand on avait à peine commencé de goûter ce qu’elles venaient de vous servir.

À deux heures du matin toute la compagnie regagna les salons. Personne ne se préoccupait de l’heure. Les harems m’apprirent, à la longue, que les Arabes sont « des enfants de nuit » et qu’à partir du coucher du soleil le temps, pour eux, cesse d’exister.

Ouassîla venait de reparaître parmi nous. Elle s’assit sur des coussins avec son ’oûd sur les genoux. Sa tête sombre de mulâtresse, à cause des cheveux coupés, était celle d’un adolescent. Les cheveux coupés, parfaitement inconnus alors, quant aux femmes, représentaient, avec le célibat, la marque distinctive des chanteuses égyptiennes.

Je regardais de tous mes yeux cet être étranger qui, nonobstant l’européanisme de la princesse, condensait pour moi l’exotisme enchanteur de cette soirée où je me sentais si loin de tout ce que j’avais connu.

Sans aucune annonce, avec cet air de penser à autre chose qui est la manière d’être et le charme des Arabes, elle se mit à préluder sur son luth, puis, devant le silence général déjà prêt à l’écouter, elle laissa retomber ses mains et prit une cigarette. Je ne savais pas encore. Jouer avec l’impatience des auditeurs comme le chat avec la souris, c’est de tradition chez les chanteurs réputés dont était Ouassîla. Pour exprimer cette taquinerie professionnelle ils ont un mot français : caprice. Et, certes, le caprice peut aller fort loin.

L’impérieuse princesse elle-même attendait avec les autres, et moi, l’ignorante, je renonçais à comprendre ce qui se passait.

La musique arabe ne semble jamais ni commencer ni finir. Quelques soupirs qui devinrent insensiblement du chant sortirent enfin des lèvres de Sett Ouassîla pendant que, la tête de côté, les yeux fermés, elle venait visiblement de s’isoler avec elle-même. À ces quelques notes les invités répondirent par un « ah ! » sourd et profond exhalé dans le même ton que la voix monotone. « Ya héloua !… » murmura la princesse « (ô douceur !) » Les autres continuèrent entre haut et bas : « Allah ! Allah !… » Et, dès cet instant, la mulâtresse ne s’arrêta plus.

Mots incompréhensibles, insaisissable mélopée, j’étais d’emblée fascinée par ce chant, le plus beau de l’Islam étant égyptien ; ce chant dont, quelques années plus tard, dans les harems du Caire, je devais me griser pendant des nuits entières.

Sett Ouassîla, tout en roucoulant ses modulations en mineur, rouvrait de temps à autre ses sombres paupières de petit pharaon. Installée très près de mon fauteuil et comme à mes pieds, elle me regardait alors avec une intensité presque gênante. Encore une coutume dont je ne savais rien : les musulmans chantent toujours « dans les yeux de quelqu’un ». C’est en général l’hôte de marque qu’il s’agit d’honorer.

Cette soirée devenait pour moi quelque chose comme un rêve d’opium. Mais, tout à coup, sur de derniers gémissements qui, pour mes oreilles, ne terminaient en rien son chant, Ouassîla repoussa son luth. Repos. Dans le fond du salon, elle alla s’asseoir sur un divan, et les gamines attentives lui apportèrent à boire.

Bientôt les conversations reprirent ou plutôt ce fut Nazli qui parla. « Je vous dis la vérité ! Ana mazloûma. Je suis une opprimée. Très fâchée avec Fattoûma. Ce matin j’ai donné la gifle, et elle a pleuré. I don’t want that ! Quand je gifle, ouallah, je veux qu’on sourie. » Et puis, de nouveau, la politique régna.

Déférents, tous ces hommes étaient de l’avis de la princesse. Mais un sourire indulgent, amusé, couvait dans leur regard. On la connaissait, Nazli Effendi. Ses vues étaient d’une autre époque, et si confuses ! Ces modernes Tunisiens, eux, étaient aussi capables que l’Occident de discuter serré. Leur finesse orientale, même, leur diplomatie innée dépassaient de loin les nôtres. Mais à quoi bon contrarier la vieille autoritaire ?

Sidi Bou Hageb, qui buvait avec la chanteuse au bout du salon, revint vers moi, sans se presser, et, fort tranquillement : « J’ai une commission pour vous de la part de Sett Ouassîla. Elle vous fait dire que vos yeux la font mourir. » Puis, du même pas nonchalant, il s’en retourna.

Ce ne fût qu’à l’aurore que nous reprîmes le chemin de l’hôtel. Je savais en m’endormant, gorgée d’inédit, que je venais, en quelques heures, de faire un très long voyage.

Un second dîner suivit de près celui-ci. J’y étais, cette fois, invitée sans mon mari, car c’était dans un harem traditionnel. Les fantaisies de Nazli Hanoum restaient, dans toute la Tunisie et dans tout l’Islam, une exception surprenante.

J’avais, à Tunis, fait la connaissance du saïed dans le palais duquel allait avoir lieu le festin. Bien qu’enveloppé d’une gandourah vert pistache, bien qu’autour de son tarbouche (on dit en Algérie chéchia) s’enroulât un turban brodé de fils d’or, bien qu’ayant du kohl aux yeux, il ne rêvait que de Paris, visité jadis, et souhaitait, après sa mort, dormir son éternité sous les trottoirs du boulevard des Capucines.

Je m’attendais donc à un harem encore plus modernisé que celui de Sidi Bou Hageb. Je m’étais bien trompée.

Seule étrangère au milieu d’une vingtaine de femmes en pantalons bouffants, ce me fut un soulagement et une joie de retrouver la princesse, qui, pour ainsi dire, me rapatriait au sein de cet Orient encore incompréhensible pour moi.

Le dîner fut, comme chez elle, servi tard dans la soirée, et à l’européenne — ou soi-disant.

Pas de Champagne, cette fois, pas même de vin — et même pas d’eau, les Arabes ne buvant qu’après le repas.

De gamines, point. De vraies jeunes filles en soie et dorures servaient. Leur zèle était tel qu’elles vous arrachaient positivement votre assiette pleine avant qu’on eût eu le temps de voir ce qu’elle contenait. C’était, il est vrai, pour la remplacer par une autre aussi pleine.

La princesse, assise en face de moi, visage d’albâtre dans le col Médicis, restait silencieuse. Je devais, dans la suite des jours, m’apercevoir qu’elle ne parlait politique qu’avec les hommes. Elle savait bien que les autres musulmanes n’y comprenaient goutte. Et, quand elle ne parlait pas politique, elle ne parlait pas.

Ce qu’elle pensait de ce dîner et des propos arabes, d’ailleurs, rares, qui s’y tenaient, impossible de le savoir. Pour moi, tout était sans explication.

L’une à ma droite et l’autre à ma gauche, deux des princesses beylicales que j’avais déjà vues gardaient, comme presque toute la tablée, un regard lourd d’ennui sous leur sourcil unique qui les distinguait des autres convives. L’une d’elles, celle de gauche, sans sourire et comme indifférente, piqua dans sa propre assiette une énorme bouchée de la chose compliquée, pimentée, excellente, qu’on venait de nous servir après plusieurs autres mets inconnus, et dirigea sa fourchette ainsi chargée vers ma bouche. J’étais pourtant servie comme elle ! Retenant mon geste de recul je compris juste à temps qu’elle me faisait un grand honneur, et, de mon mieux, non sans un peu d’épouvante, j’engouffrai ce qu’elle me présentait.

Un moment plus tard, celle de droite ne manque pas de l’imiter. J’eus alors la certitude qu’avant la fin de ce dîner il me faudrait, par politesse, mourir d’étouffement. Et rien à boire afin de faire passer ces morceaux trop grands pour la contenance de ma bouche !

Nazli soupçonna certainement quelque chose de mon angoisse. « Si vous êtes fatiguée d’être à table, me dit-elle, impassible, vous pouvez ne pas y rester. As you like. Mais, je vous dis la vérité, nous en avons encore pour très longtemps. Alors, yallah ! Nous allons toutes les deux faire un peu de promenade dans les jardins. Tchourda, nous aurons de l’air, la lune ; et les orangers sentent bon.

— Comment ? On peut s’en aller de table avant que le dîner soit fini ?

— Ouallahi, puisque je vous le dis ! Come on !

S’étant levée sans provoquer la moindre question, compatissante, elle m’entraîna.

Dans les jardins nous attendaient les délices de la nuit orientale, parfums impérieux et fantômes bleus sous la lumière froide. Des crapauds qui se répondaient jouaient un air d’orgue celesta dans les ombres et les clartés du grand bassin de faïence entouré de fleurs. Notre promenade resta longtemps sans paroles. Puis la voix en clé de fa de la princesse se fit entendre. Ce fut pour m’apprendre qu’il existait une beylicale beaucoup plus jeune que les autres. Je m’intéressai courtoisement :

— Est-elle jolie ?

— Yes ! Tchock guzèle.

— Comment sont ses yeux ?

— Oh ! dit Nazli. Je vous dis la vérité, ya habibti, I don’t know du tout. Elle a des yeux comme vous et moi.

Les miens sont noirs, les siens étaient des pierres de lune. Je n’insistai pas sur le portrait de la jeune beylicale. La conversation tomba. C’est une chose qui ne gêne en rien les musulmans. Ils peuvent rester des heures ensemble, souriants mais sans se dire un mot. Je l’ignorais encore, et je cherchais sans rien trouver. Enfin :

— Je suis très heureuse de vous connaître. L’autre nuit, pendant que Ouassîla chantait, je me croyais chez une reine de l’ancienne Égypte. (Ignorant jusqu’où son érudition allait, je n’osais risquer plus.)

Je la vis, dans l’immobile clarté lunaire, se redresser, très offensée.

— Ancienne Égypte ? Da é, da ? J’espère, my dear, que jé suis un peu plus européenne que ça !

… Quand enfin nous revînmes des jardins, le dîner continuait toujours. Le moment arriva pourtant de passer dans les salons où l’on nous servit copieusement les boissons permises, juste avant la musique.

C’était encore Ouassîla qui chantait. Elle le fit, cette fois, dans les yeux de la plus vieille des princesses beylicales, qui, penchée vers elle, la regardait fixement sans mais détourner la tête. Deux paires de prunelles avides rivées l’une à l’autre.

Au bout d’une heure de cette séance d’hypnotisme réciproque, Nazli, qui ne voulait pas être comprise, prit soin de n’employer qu’un langage roumi.

— Je vous dis la vérité, ma chère, prononça-t-elle. Quelle corvée pour Ouassîla, ce soir ! Ces Tunisiens sont des barbares, and they can’t understand. Notre musique n’est pas faite pour eux, non, non ! Certainly not ! Et cette hanem pour laquelle elle chanté est laide comme le diable.

Un autre soir. Encore des jardins sous la lune. Ceux de Nazli, pleins de silence, de baumes épars autour des arbres, et pétrifiés de clarté nocturne. Pendant tout le dîner, il n’a été question que de la mort, — on vient de l’apprendre — d’un haut personnage islamique.

— Il paraît, a dit la princesse, que chaque fois qu’arrive such a thing, il y a une étoile nouvelle qui vient se placer près de la lune. ’Ala râssi, je vous dis la vérité, puisque Mourad Effendi est mort, ça doit être comme ça ce soir.

C’est pourquoi, sitôt le dîner fini, nous voici tous sous orangers décolorés par la nuit, et qui sentent bon jusqu’au malaise. Toutes les têtes se sont levées. Proche de la lune scintille cette étoile qui fut là dès la création du monde.

— Machallah ! Elle y est !… s’écrie Nazli très impressionnée. Exactly so ! Je vous l’avais bien dit tout à l’heure !

Et voici la dernière des fêtes que j’aie, au cours de deux années, connues à la Marsa, ne devant plus qu’en Égypte, et beaucoup plus tard, retrouver Nazli Effendi.

C’est en l’honneur de son frère Mustapha pacha. Même des danseuses ont été commandées. Après un repas plus magnifique que tous les autres, la soirée commence.

Mustapha pacha, gros, court, boudiné dans son smoking mais coiffé du tarbouche, le visage barré par une moustache considérable et retroussée, grisonnant avec des yeux qui flamboient encore, a exigé que je sois assise à son côté dans un fauteuil de cérémonie tout semblable au sien ; et tous deux, isolés du reste de l’assistance, nous allons regarder les meilleures danseuses de Tunis exécuter devant nous, tournant le dos aux autres spectateurs, leurs pas les plus compliqués, accompagnées par un savant petit orchestre arabe.

Mustapha pacha, que je n’ai jamais vu, ne reverrai jamais, me fait des déclarations d’amour. Elles ne vont pas plus loin que : « Vous êtes un ange ! » murmuré sur tous les tons avec des regards incendiaires. Mais, pour bien me prouver l’intérêt qu’il me porte, pas une fois il ne daigne même jeter un coup d’œil sur les danseuses.

Elles sont trois. C’est pour lui seul qu’à tour de rôle elles dansent sur place, et tout contre ses genoux, ce qui est, dit-on, la danse de Salomé devant Hérode. Le visage grave, les bras immobiles et rejoints devant leur visage, elles semblent ignorer de quelles diaboliques convulsions sont agités leurs corps et comment sont secoués leurs seins, et de quel mouvement inexplicable leurs cous s’en vont de droite à gauche et de gauche à droite avec des rengorgements de pigeonnes. La plus jolie, qui est aussi la plus jeune, a des cheveux qui traînent jusqu’à ses talons. Le ’oûd, le naï, la camanga, la daraboukka font rage pour enfiévrer sa danse, rythme à contre-temps auquel les nerfs résistent mal.

— Je vous en prie, Mustapha pacha, dis-je à mon gros soupirant, n’ayez pas cet air de ne pas la voir, pauvre petite ! Elle se donne tant de peine pour vous charmer !

— Mais c’est que je ne la vois pas !… répond-il. Je ne vois que vous, qui êtes un ange !

— Eh bien ! Pour me faire plaisir, soyez un peu gentil pour elle !

— Alors je veux bien !… accorde-t-il.

Il jette enfin les yeux sur la danseuse, lui fait un signe. Elle interrompt sa danse aussitôt. Alors je le vois prendre sur la petite table à portée une bouteille de raki, cette liqueur effroyable qu’on ne boit qu’avec beaucoup d’eau. Il en remplit un verre jusqu’au bord, se lève, empoigne la fille à la nuque par sa longue crinière, lui renverse la tête, et, d’un seul coup, lui fait boire ce verre qui pourrait la tuer.

Je n’ai pas eu le temps, d’un geste pour arrêter ce supplice. Sans sourciller, la pauvre créature a déjà bu le verre, et se remet à danser comme si rien n’était arrivé.

— Voilà !… dit Mustapha pacha tout en se rasseyant.

Et, sans voir mon indignation :

— Vous êtes un ange ! Si j’étais le maître de ce pays, pour vous plaire je ferais démolir tout ce qui est vieux, à Tunis et dans toutes les villes, et je mettrais de l’asphalte et des tramways partout, comme dans votre Paris !

Utique

Utique, dans ma mémoire, c’est toute une ville romaine sous un océan de céréales.

Notre ami, le comte de Chabannes-La Palice, colon, n’exploite que ses blés et renonce à la moindre fouille. Le hasard seul a fourni le petit musée qu’il possède : statuettes, bustes, vases, lampes, une splendide table de marbre où sont sculptés en haut relief les signes du zodiaque, et cette incompréhensible réunion de sept vases d’argile, le plus grand contenant les suivants, chacun enfermé dans le vide du précédent jusqu’à ce que la série se termine par ce dernier, tout petit, qu’on aperçoit dans le fond, six fois enveloppé par le galbe des autres. Et le tout sans une fêlure.

C’est la charrue, en retournant la terre pour les semailles, qui se chargea de ces découvertes.

Mme  de Chabannes, outre la direction du borj (ou vaste maison d’habitation sans étage) et l’éducation de ses deux petits garçons, a entrepris de soigner le monde arabe qui gravite autour de l’exploitation de son mari. La médaille des épidémies prouvera qu’elle s’est bien acquittée de sa tâche.

De notre séjour enchanteur au borj d’Utique je ne veux retenir que trois souvenirs.


Nous revenons, J. C. Mardrus et moi, d’une course à Tunis, dans l’auto conduite par Jacques de Chabannes. À moitié chemin de ce retour, panne. Pendant que notre ami fouille les entrailles de sa machine, nous nous sommes tous deux patiemment assis sur le bord du talus. L’interminable route, feutrée et rousse, n’est que vide et silence.

— Si seulement vous pouviez rentrer, vous deux, Marie ne s’inquiéterait pas. Car j’ai bien peur d’en avoir pour très longtemps !

Au bout de trois quarts d’heure apparaît, venant aussi de Tunis, un Arabe monté sur un âne, et qui en tient un autre par la bride.

Il n’a pas fallu longtemps.

— Inzel !… ordonne mon mari. (Descends !)

Il m’installe sur un des ânes, monte sur l’autre, et en route pour le borj. L’Arabe, sans autres explications, nous suit au pas de gymnastique.

Pendant le parcours qui fut long, comme on pense, la conversation s’engagea.

— Vois, dit mon mari dans la langue originelle des Mille Nuits et Une Nuit, quelle est la magnanimité des Roumis ! Avec cette voiture qui marche toute seule, ils pourraient, s’ils te rencontrent sur la route, t’écraser, toi, ton harem, tes enfants et tes ânes. Mais leur générosité est une grande générosité. Car ils possèdent, pour te prévenir afin que tu te ranges, une trompette qu’ils ont la bonté de te faire entendre à temps et qui t’évite et aux tiens de mourir de la mort rouge !

Et, pénétré de reconnaissance, l’autre, les bras au ciel et ne trouvant plus de mots pour s’exprimer, tout en courant derrière ses ânes, répète, signe de l’émerveillement chez ceux de sa sorte : « Ba ! Ba ! Ba !… Esch ! Esch ! Esch ! »

Car une pareille démonstration est de celles qu’il peut le mieux comprendre, étant donné sa race que des siècles de tyrannie orientale ont pliée aux plus énormes injustices.


Autre panne. Ce jour-là c’est tout un rassemblement d’Arabes qui s’est mis en demi-cercle autour du capot soulevé. Leurs réflexions n’en finissent plus. Ils ne comprennent pas comment une voiture pareille peut marcher sans chevaux, mulets ou ânes. (Ils doivent être habitués, à présent.)

Au plus fort de leurs commentaires, J. C. Mardrus prend la parole. Comme toujours, c’est le coup de foudre de la surprise. Un Roumi qui parle un si bel arabe !

Mon mari, patient, leur explique en termes compréhensibles pour eux ce que c’est qu’un moteur, etc. Quand il a fini son petit cours, écouté dans un silence avide :

— Féhemtou ?… demande-t-il. Avez-vous compris ?

— Aïoua !… répondent-ils tous ensemble (oui !)

Alors le plus vieux se charge de résumer, approuvé par un hochement de tête général. Il pointe un doigt prudent vers le capot et dit :

— Djenoûne, fîh ! (Il y a des djinns, là-dedans !)


Enfin, troisième souvenir, voici la fête nocturne donnée par Jacques de Chabannes à son peuple de travailleurs indigènes.

Mon mari ayant proposé de leur raconter un des contes des Mille et Une Nuits le maître du borj a voulu qu’un si rare événement fut entouré de quelque apparat. On a donc fait servir aux Arabes le méchouis (mouton rôti), le couscouss et des gâteaux ; et, leur festin terminé, nous nous avançons avec nos hôtes à travers les moissons, paysage sans contours ni limites où le couchant vient de se terminer.

Les crépuscules d’Afrique ne traînent pas en longueur comme les nôtres. Quelques minutes après la disparition du soleil, c’est la nuit. Pas de transitions. Il n’y en a pas non plus dans l’âme arabe, je finirai par le savoir un jour.

Comment oublier cette soirée ! Dans la pénombre lumineuse, groupés sur un léger renflement du terrain, les auditeurs s’étaient d’instinct distribués par races. Ici les Kabyles, là les Arabes, les nègres au milieu. Troublé par la présence de deux Roumias, ce public n’osait pas manifester tout son sâoul. Mais quels « ah ! » étouffés, quels fou-rires contenus ! En face d’eux, juste à bonne distance et seul debout, J. C. Mardrus racontait l’histoire d’Abdallah de la mer et d’Abdallah de la terre. L’ayant lue dans sa traduction, je pouvais à peu près suivre et comprendre les réactions de tant de silhouettes entassées. Mais le plus beau moment fut celui, mystérieux, où, toute blanche dans sa plénitude, la lune, lentement montée de l’horizon, apparut derrière les nègres.

La Kroumirie

Dans cette diligence, rebut de France qui, certainement, date de l’époque de Flaubert, au bruit joyeux des grelots, sur une déserte route toujours plus montante et toujours plus sylvestre, nous cahotons depuis des heures en plein romantisme.

Le cocher, un Maltais comme tous les cochers de la région tunisienne à cette époque, porte, malgré la chaleur de septembre, un bonnet de fourrure qu’il ne quitterait pour rien au monde car cette coiffure paradoxale représente la marque distinctive de sa corporation. Les quatre rosses qu’il conduit sont si misérables qu’on voit les os percer la peau de leurs pauvres hanches.

Dans cette guimbarde trop basse où l’on peut à peine redresser le buste, seul un couple de vieux coloniaux, mari et femme, nous fait face.

Le pays des Kroumirs vers lequel nous allons se situe à l’extrême ouest de la Tunisie, aux confins de la province d’Alger. C’est une région montagneuse entièrement recouverte de chênes-lièges et de chênes zéens. On nous a dit que nous y trouverions un hôtel à peu près possible et le climat même de la France. Nous y finirons donc l’été, cure bienfaisante après la brûlure de Carthage.

La journée s’avance. Bientôt la fin du parcours. La diligence est maintenant en pleine forêt. Retrouver de l’ombre et des ronds de soleil étonne mes yeux déjà déshabitués. À des tournants commencent à se dessiner les hauts et les bas de cette Kroumirie qui n’est que montagnes rondes et vallées harmonieuses, creux verdoyants et courbes frisées de chênes, au bout de quoi, reculée jusqu’à d’incalculables horizons, s’allonge en teinte plate une mer couleur d’indigo.

Pour toujours m’est restée présente notre arrivée à l’Hôtel des Chênes. Le cocher fait claquer son fouet ; les grelots s’entrechoquent ; blancs de sueur, les chevaux s’arrêtent. Une voix bien française s’écrie : « Salut, Papillon ! », et nous mettons pied à terre ; seuls voyageurs (le couple colonial étant descendu dans un village de la route), nous nous trouvons devant un patron marseillais et son modeste personnel indigène, tous fort étonnés de recevoir deux clients dans un hôtel entièrement vide. La saison est finie déjà, les quelques Tunisiens de l’été sont repartis.

… C’est à l’Hôtel des Chênes que commença, dès le lendemain de notre arrivée, cette vie à cheval qui devait être la nôtre à travers la fraîche et sauvage Kroumirie. Un jeune Kroumir fut sans attendre notre domestique et guide, maigre montagnard à profil de mulet, du reste borgne, qui joua pour moi le rôle de méthode Berlitz puisque ce fut à force d’entendre mon mari parler et Salah lui répondre que la langue arabe commença de se faire jour dans mon entendement.

C’est à l’Hôtel des Chênes également que nous arriva cette aventure de manger à nous deux seuls, en une dizaine de jours, un sanglier tué par des chasseurs musulmans, lesquels n’en pouvaient goûter une bouchée, la chair du sanglier n’étant pas autre chose que du porc, viande défendue par le Coran.


Découvrir une contrée dont nulle lecture, aucun renseignement ne donnèrent l’idée à l’avance, c’est le charme le plus excitant des voyages, — un charme désormais presque disparu de la surface du globe. Il ne restera bientôt plus que le fond ténébreux des mers pour tenter les chercheurs d’imprévu. Je crois voir d’ici ce qu’est devenue ma Kroumirie : autocars, touristes, hôtels à la page, réclames, T. S. F., cinéma, tout ce qu’il faut pour qu’on ne se dérange plus puisqu’il s’agit d’aller voir ce que chacun, sous toutes les latitudes, connaît déjà jusqu’à la nausée.


Que de surprises, jadis, au hasard de nos longues chevauchées ! Du haut de ma monture sellée d’un bât incommode, je continuais à ouvrir des yeux immenses sur tout ce qui se révélait à mon ardente curiosité.

Avais-je jamais imaginé que des humains pouvaient encore loger sous des tentes de branchages, coucher sur des lits de feuilles mortes, vivre dans une pauvreté telle que deux sous qu’on leur donnait représentaient une petite fortune ?

Ces gourbis dont n’eût pas voulu Robinson grouillaient pourtant d’un monde magnifique.

La noble vêture arabe, sur des fonds sahariens, recompose les plus célèbres hauts-reliefs de l’antique ; en forêt, dans le tremblement des ombres de feuilles et celui des taches de lumière, elle prend des aspects de fête royale. Les burnous baignés de clair-obscur mais ourlés de soleil, ses turbans de couleur surgis de la nuit verte des chênes se doublent d’apparitions qui rappellent les trouvailles les plus réussies de Sarah Bernhardt dans ses rôles d’apparat. Étroitement serrées dans le bleu catégorique des Bédouines, les hanches féminines se meuvent fermement parmi l’ampleur des plis du même bleu qui se sculptent naturellement autour du buste et des jambes. Les chevilles à découvert sont cerclées d’anneaux d’argent, les pieds nus ont leurs talons et orteils teints au henné. Sonores de bracelets aussi d’argent sont les bras et les mains également au henné. Et voici cette tête de musée lourdement chargée d’étoffes souvent rouges, d’amulettes, de bandelettes, de verroteries qui, passant et repassant sous le menton, isolent un visage foncé dont les tatouages remplacent le voile, où les yeux noirs et la bouche violette conservent la netteté de leur dessin malgré les complications d’un accompagnement pareil.

Voir des créatures à ce point ornementales porter sur leurs dos des fagots trop lourds ou tirer la charrue attelées à côté de l’âne, ce contraste me confondait à chaque fois.

Il faut du temps pour comprendre. Équivalent de son inflexible protocole, le goût inné de l’Orient pour le faste et les cérémonies explique l’habillement recherché des femmes esclaves de la Kroumirie, explique les compliments, saluts et bénédictions dont s’émaillent les moindres propos des musulmans de toutes castes, le lyrisme de leurs colères, et comment, même plus dénués que nos pires mendigots, ils montrent dans leur manière d’être tant de séculaire majesté. Chez eux, le balayeur d’ordures pourrait du jour au lendemain devenir sultan sans rien révéler de sa condition première. Pas de gens communs en Islam, non plus que de mufles. Ils ne sauraient le devenir qu’une fois occidentalisés.


Sur les pistes sinueuses qui contournaient les montagnes, nous avancions à cheval, l’abîme d’un côté, de l’autre une haute muraille de roches et de verdures. Nous écartions des myrtes, nous passions sous des bruyères aussi grandes que des arbres, sous des fougères géantes. Les arbousiers offraient leurs petits fruits rouges et grenus. Dans les vallées nous trouvions des grenades, des figues, des oliviers, des vignes ; nous faisions des bouquets de cyclamens et de narcisses ; et les oueds, rivières souvent presque à sec, nourrissaient des jardins entiers de lauriers roses.

Partout notre passage était signalé fort longtemps à l’avance. Un Kroumir nous a croisés. Derrière notre dos, les mains en cornet devant sa bouche, il crie par trois fois vers la montagne d’en face : « Ya ouahed ! Ô quelqu’un ! » Une voix inconnue traverse les espaces et répond aussi par trois fois : «Je suis là ! Je suis là ! Je suis là ! » Le renseignement, alors, vole par-dessus les distances et se répète au besoin jusqu’au bout du pays. Et bien plus vite que par télégraphe ou téléphone. « Il y a deux Roumis, il y a deux Roumis, il y a deux Roumis qui se dirigent à cheval, qui se dirigent à cheval, qui se dirigent à cheval — etc. »

Quand nous arrivions à proximité des tentes, les habitants étaient déjà sur pied, les femmes comme les hommes (car la claustration du harem n’existe pas en dehors des villes), et chacun avait des pierres dans les mains pour éloigner les sloughis dangereux (leurs gardiens), qui nous eussent attaqués. Ces maigres chiens ne connurent jamais une caresse de leurs maîtres. Le chien est pour le musulman la bête ignoble par excellence. On sait que l’injure « fils de chien ! » est de celles qu’il ne tolère pas.

Le jour ne tarda guère où, pour la première fois, nous rencontrâmes une noce kroumire. Juchée sur le seul mulet du cortège, la mariée n’était qu’une toute petite fille — pas plus de sept ans. On nous montra le mari de cette frêle poupée bariolée. Il avait la barbe grise.

Ayant voulu voir dans son gourbi l’une de ces enfants sacrifiées, je la trouvai qui pétrissait déjà son pain comme une grande. À la question posée par J. C. Mardrus : « Oh non ! je n’ai pas encore de bébé. Je suis trop petite… »

Dans ces gourbis que nous visitions, l’accueil qui nous attendait était celui de tout l’Islam pour l’étranger qui passe. On nous faisait entrer avec empressement, on nous offrait du lait, du pain. Pas une question. L’hôte inconnu qu’on reçoit ainsi ne doit pas être interrogé (s’il s’attarde), avant trois jours accomplis. Les questions, c’était de nous seulement qu’elles venaient. Invariablement les mêmes, et dictées par la politesse arabe que connaissait si bien mon mari, toujours elles commençaient par : « As-tu des enfants ? » Le père de famille répondait. S’il disait : « Je n’en ai qu’un » alors qu’on en voyait cinq autour de lui, c’est qu’il ne mentionnait pas ses quatre fillettes. Dans tout l’Islam enfants veut dire garçons et rien d’autre. J’ai connu dans le sud saharien, plus tard, un caïd qui déplorait de n’avoir pas d’enfants. Cependant il était le père de treize filles.

Nous sûmes très vite que les Kroumirs, peuplade fixée dans ces montagnes depuis des âges, y pratiquaient quand même le nomadisme, mais sur place. Ici le gourbi d’été, quatre pas plus loin le gourbi d’hiver. Obéissance à quelque instinct qui ne se trompait certainement pas. Mais impossible de déchiffrer cette énigme : sur le front de chaque Kroumir, bien visiblement tatouée, une croix.


Nous quittons l’Hôtel des Chênes, un matin, pour le village d’Aïn Draham encore plus enfoncé dans la forêt, tout petit centre qui vit surtout de la présence des « joyeux », ces exilés qui, certains soirs, se réunissent pour chanter les deux ou trois chansons de France qu’ils connaissent encore. L’auberge où nous nous installons suffira pour la vie que nous allons continuer à mener loin de tout, et qui n’aurait presque plus rien d’européen sans le docteur et Mme  Emile Julia devenus si vite nos amis.

Le docteur Julia, médecin militaire, sa femme et leur jeune enfant sont logés tout près de nous. Bientôt deux cavaliers se joindront fort souvent à nos incursions.

J’avais pris le parti, puisque toujours à cheval, de m’habiller carrément en petit garçon. Mme  Julia finit à la longue par m’imiter. Deux docteurs et deux faux petits garçons le long des pistes et dans les vallées où l’automne n’allait pas tarder. Mais retenus chez eux par obligations inévitables, je ne revois pas toujours nos inséparables figurer sur les diverses images qu’ici projette mon souvenir.

Ils ne se trouvaient pas avec nous ce matin où toute la Kroumirie en rumeur parvint jusqu’à nous qui venions à peine de nous lever. Nouvelle transmise en quelques instants par l’appel des montagnes : un chêne, à moitié déracine sous les pluies du dernier hiver, vient de tomber sur un marmot et l’a écrasé.

En selle derrière Salah qui nous précédait, nous nous dîmes, sur sa prière, au gourbi du malheur.

Le corps du petit mort était allongé dans un coin sur des feuilles sèches. Trois ou quatre vieilles, accroupies autour de lui, le veillaient, la main droite levée et pointant l’index vers le ciel, ce qui est la manière de prier des musulmans. Le milieu du tableau se composait ainsi : un trou dans le sol, quelques tisons brûlant dans ce trou. Tout autour, endormis, quatre chevreaux noirs, sans doute la fortune de la famille. Malgré la catastrophe leur sommeil avait été respecté.

Cependant, à courte distance, on entendait monter un hurlement rauque et continu, sauvage comme un cri de bête et scandé comme un poème. Et, cela, c’était le chagrin de la mère, dans le gourbi presque mitoyen.

J. C. Mardrus me dit qu’il fallait y entrer seule. D’après la voix de contralto qui se plaignait de la sorte, je m’attendais à quelqu’une de ces maigres femelles déjà finies avant trente ans, dont le visage meurtri, perdu dans les drapés et les bimbelotteries, est d’un pathétique si saisissant. Je ne vis, complètement seule sous cette seconde tente, qu’une fille d’environ quinze ans, toute menue dans ses tuniques, ses bracelets et ses bandelettes, et qui, reculée, recroquevillée, tenant le moins de place possible, tirait son appel de louve d’une bouche d’enfant, ouverte jusqu’à la gorge et montrant des dents admirables. Sur ses joues de cuivre roulaient et rebondissaient les larmes. Son cri, — une longue et deux brèves suivies de quatre syllabes précipitées — répétait en rythme et en mesure, déchirante et toujours la même, la lamentation exigée par l’étiquette funèbre de sa tribu. Simplement ceci : « Ô enfant ! Ô enfant ! » suivi de : « Ô enfant le tout petit ! »

Comme je me penchais vers elle, très émue par cette douleur cadencée, je vis son regard, celui même de la jeune opérée à l’hôpital Sadîki, me parcourir des pieds à la tête et compter un à un les boutons de ma veste, sans que pour cela s’arrêtât son lamento.


En rentrant à l’auberge nous pouvions penser que la pauvre histoire n’avait pas d’autre suite.

Que si !

Le père du petit mort, soldat à Tunis, allait être prévenu par les soins de la diligence. « Il va tout de suite monter à cheval, nous informa Salah ; et, cette nuit, il sera là. »

À peine eus-je le temps d’imaginer la mère adolescente un peu consolée par ce retour de son compagnon, que Salah se dépêcha d’ajouter : « Et sa maison va être bien battue !»

Battue, cette malheureuse petite ? Oui, pour n’avoir pas su garder de la mort un mâle, un petit musulman, et, par surcroît, son premier né.

Le lendemain qui, justement, était le jour du marché à Aïn-Draham, nous aperçûmes au passage le père en deuil de son unique enfant. Assis en plein centre du marché grouillant, il recevait les condoléances de tous. Vêtu d’une robe jaune citron, chaussé de babouches rouges, coiffé d’un turban blanc, il arborait plus de morgue, certes, qu’un caïd en tournée d’inspection.

Ce n’était pas seulement le long des pistes rétrécies ou sous les immenses chênes-lièges et zéens des clairières que le monde indigène se révélait à nous. Les Kroumirs avaient fini par savoir que le Roumi qui parlait si magnifiquement l’arabe était en outre médecin, et ne se faisait pas payer.

Quelle féerie ! Chaque jour quelqu’un frappait aux deux chambres que nous occupions dans l’auberge. C’était un groupe de femmes aux yeux allumés d’espoir qui demandaient un remède pour se faire pousser de très longs cheveux ou pour devenir « blanches comme ta madame. » C’était un vieil Arabe qui se plaignait d’avoir « des coliques venteuses de mauvaise qualité ». Et ainsi de suite.

Je fabriquais consciencieusement la drogue toujours la même, à prendre par gouttes, et qui serait remise le lendemain soir : une larme de teinture d’iode, trois larmes d’eau de Cologne, une once de crème de toilette, le tout soigneusement introduit dans un petit flacon plein d’eau. Cette pharmacie gratuite était reçue avec bonheur.

Un après-midi de pluie où tous deux, chacun à sa table, nous écrivions, un nouveau coup dans la porte vint nous déranger. Le cadi lui-même entra, multiplia saluts, souhaits et compliments en évitant par bienséance de me regarder, et, sur un signe, finit par s’asseoir pendant que nous reprenions nos places devant nos tables.

Le silence s’étant établi : « Nous pouvons continuer à travailler, me dit mon mari. Ça ne le formalisera pas du tout. » Et il se remit aussitôt à écrire. Je me décidai malgré ma gêne à l’imiter. Bientôt il me fallut me rendre compte que le cadi, lui, trouvait la chose toute naturelle.

Une heure passa. De temps en temps, mû par un déclic, notre visiteur se soulevait de sa chaise, portait sa main à son cœur et à son front et murmurait des « louange à Allah ! » ou autres clichés islamiques. À chaque fois nous nous soulevions comme lui, mon mari répondait ; puis le silence reprenait, égratigné par le bruit de nos plumes.

Cette visite-là dura trois heures. Au bout de ce temps le cadi se leva pour de bon, nous de même, et ce fut enfin le départ, dans un flot renouvelé de formules, vœux et félicitations.

La porte refermée, je commençais à rire quand quelques nouveaux coups frappés m’arrêtèrent. J. C. M. va ouvrir. C’est encore le cadi. Il n’entre pas. Je n’ai su qu’ensuite ce qu’il chuchotait.

— Ya saïed el toubib, j’ai oublié de te dire une chose. (Il paraît qu’il n’a fait sa visite de trois heures que pour ce post-scriptum.) Voilà ! La fille de l’oncle (sa femme) n’est pas satisfaite de moi la nuit. Je ne suis plus assez jeune pour elle, et je ne puis être le maître que deux ou trois fois, alors qu’il en faudrait six ou sept. Peux-tu me donner le remède qui convient contre ce ventre froid ?

— Reviens demain soir !

Je fis une fois de plus l’apothicaire. Et, chose impressionnante, ma panacée universelle réussit tellement bien que le cadi, Sa dose épuisée, vint un mois plus tard en demander le renouvellement.

La somptueuse décomposition de l’automne était venue à son heure transformer notre forêt, chaque jour y apportant sa merveille. Les feuilles ne tombaient pas encore mais un vaste camp du drap d’or s’étendait à perte de vue autour de nous et devant nous, parmi quoi les troncs des chênes-lièges faisaient de violents contrastes de par les couleurs fantastiques qu’ils prenaient, allant du gris violet au vert le plus électrique.

J’avais maintenant mon petit étalon à moi, joueur comme une chèvre, et qui, doué de cette intelligente sensibilité qui distingue les chevaux arabes, comprenait et suivait toutes mes humeurs sans que j’eusse à lui faire le moindre signe. Sur une bonne selle européenne je pouvais, pendant des heures, aux côtés de mon mari, courir la grande aventure sylvestre, sans avoir, comme les premiers temps, à remettre les mêmes ecchymoses dans les mêmes boucles ou nœuds de ficelles qui les avaient produites sur le bât arabe.

J. C. Mardrus cherchait des sources. (Il goûte les différents crus de l’eau comme d’autres ceux du vin). Quand il en avait découvert une nouvelle, nous descendions de nos chevaux pour boire. C’était dans une écorce creuse ou bien dans une longue feuille d’arum roulée en cornet, l’un ou l’autre de ces récipients sauvages laissés là par les Arabes pour que ceux qui viendraient à la source après eux pussent y boire comme eux.

Et nous faisions quelquefois des quatre-vingt kilomètres par jour, aller et retour, en pleine forêt, pour ces découvertes-là.

Notre rude vie équestre s’accompagnait à l’auberge d’un inconfort auquel je repense souvent pour m’étonner d’en avoir alors si peu souffert. Il vaudrait mieux dire pas souffert du tout.

Les repas qu’on nous servait n’avaient d’à peu près possible qu’une soupe de chien chaque soir engloutie avec un appétit joyeux. Le reste n’était que gibiers brûlés, œufs amers, légumes à moitié crus. Les chambres que nous occupions, petites et primitives, moisissaient dans l’humidité que ne cessait d’exhaler la forêt universelle. Rien de tout cela n’importait. Seuls importaient nos chevaux et les hasards de chaque journée.

De quoi se plaindre au milieu des décors les plus beaux, des épisodes les plus inattendus ? Je m’amuse et m’étonne encore à l’heure qu’il est d’avoir vu J. C Mardrus, au cours de plusieurs semaines de Kroumirie, rendre la justice sous un chêne, exactement comme le roi Saint-Louis. Certes, il n’avait pas cherché cette royale attitude. La force de sa réputation seule en était responsable. Sans même s’être donné le mot, les tribus kroumires avaient pris l’habitude de ne s’en référer de leurs différends compliqués qu’au seul chef choisi par leur sûr instinct.

Au débouché du sentier qui nous éloigne du village, un vieillard se détache de la petite foule masculine et bigarrée qui le suit. Il s’élance avec toutes sortes de saluts vers J. C. M., baise son étrier et le supplie de venir s’asseoir sous le chêne. Pour moi qui ne suis que « la mara », la femme, il s’agit seulement de ne pas avoir l’air de me voir.

Nous nous installons à l’ombre, grande comme une île, du zéen magnifique qui devient du même coup salle de tribunal.

— Qu’y a-t-il ?… interroge le suprême juge, mon mari.

— Ya Sidi, répond le vieillard, depuis hier soir la jument a disparu.

Là-dessus tous les autres se mettent à parler à la fois. C’est « l’histoire arabe » dans toute sa confusion, dans toute sa prolixité, dans tous ses gestes véhéments et drapés.

Il faut un certain temps et l’impériosité même d’un sultan pour obtenir le silence. Inutile d’entendre tout cela. Le roi Saint-Louis a compris d’emblée l’affaire.

— Qu’on m’amène à l’instant le plus âgé de la tribu voisine !

Et quand le vieux est là, tout tremblant dans sa barbe blanche :

— Écoute, ô mon père ! Si, ce soir au coucher du soleil, la jument n’est pas revenue à sa place…

Une seconde de terreur et d’espoir, toutes les respirations arrêtées. Puis :

— Je n’en dis pas plus long !

Et, le soir, mystérieusement, la jument perdue réapparaît autour du gourbi lésé.

… Nous attendions d’être assez loin pour rire à notre aise. « Je n’en dis pas plus long », c’était cela la suprême trouvaille. Derrière cette formule menaçante, en effet, il n’y avait rien de valable, sinon la seule autorité reconnue officiellement, c’est-à-dire celle du contrôleur civil ou celle du caïd, lesquels deux ne pouvaient que se désintéresser impérialement d’une si misérable querelle.

Je terminerai mes souvenirs de cette première période kroumire par la singulière histoire de Marzoug et de sa Bédouine.

Rentrés sous une averse furieuse, nous venions, après nous être changés et séchés, d’allumer nos lampes à pétrole, et commencions tout juste à écrire. Coup dans la porte. Cette fois c’est un Arabe assez particulier, et qui n’a pas craint d’amener avec lui la pauvre femme tatouée qui le suit.

Tout de suite, aux longs cheveux qui tombent jusqu’aux épaules de cet homme, mon mari m’annonce à mi-voix : « charmeur de serpents ! »

Grands saluts muets. Après quoi, de sous le burnous trempé de pluie sort une lourde liasse de papiers ficelés grossièrement, qu’un geste sans hésitation pose sous la lampe de mon mari.

Celui-ci, dans le silence total qui continue, détache les ficelles et se met à lire. L’Arabe s’est assis en face de lui sur une chaise, la Bédouine s’est recroquevillée dans un angle, installée sur ses talons.

Trois quarts d’heure passent. Aucune parole n’a encore été dite. Mon mari continue d’étudier le dossier présenté. Sa tête se relève enfin. Il interroge :

— Alors ?…

Aussitôt c’est un torrent d’explications embrouillées, de redites, de détails incompréhensibles, « l’histoire arabe » encore un coup.

Interruption au bout d’un moment.

— Voyons ! Tu t’appelles Marzoug… tu es, de ton état, sorcier. Tu montres des serpents. Tu as eu maille à partir avec des Européens du village. Le contrôleur t’a interdit d’y exercer ta profession. Il faut que tu ailles ailleurs, et tu ne veux pas. Et tu viens me trouver pour que je fasse lever l’interdiction. C’est bien ça ?

De tout cet arabe je peux déjà saisir quelques mots qui ne suffisent pas cependant à m’éclairer. Mais je sais que J. C. M. m’expliquera tout quand ces gens seront partis.

En attendant, Marzoug s’est levé brusquement, et le voilà qui recommence à dévider son inextricable écheveau.

Juste à cet instant, coup de théâtre. La Bédouine à son tour s’est levée. Toute cliquetante d’amulettes et de colliers, elle s’approche de la table, avance sa figure tatouée jusqu’à l’orbe de la lampe, et, dans le plus pur français, sans la moindre trace d’un accent quelconque et d’une voix étrangement distinguée :

— Écoutez, docteur ! Si vous le permettez, je vais vous mettre au courant en deux mots. Car Marzoug est si bête qu’il n’en sortira jamais sans moi !

Je n’ai pas besoin de dépeindre la stupéfaction qui suivit ces mots. Je ne veux retenir de cette séance incroyable que, raconté par elle-même, le roman de Mlle  de R., fille d’un général français en garnison dans l’Afrique du Nord, laquelle, séduite par la beauté d’un Marzoug alors tout jeune sous ses longs cheveux, s’éprit romanesquement de lui, s’enfuit avec lui, l’épousa malgré l’épouvante de la famille, et, pour toujours arrachée des siens, vécut désormais la vie des femmes kroumires, gourbi, lit de feuilles sèches, tatouage, henné, bracelets de pied et fagots sur le dos.

Je mentirais si je disais qu’elle mit le moindre drame dans son tranquille récit. Elle avait accepté l’existence qui maintenant était la sienne, et, vraiment, ne semblait rien regretter de son passé français.

Peu de temps après cette étonnante rencontre, nous quittions la Kroumirie, comme finissait octobre, pour nous diriger vers les forêts de l’Edough, en Algérie, où certaine école de marabouts pouvait fournir quelque élément intéressant à la documentation coranique du docteur Mardrus.

L’Edough

Je n’oublierai jamais un seul détail de notre voyage entre Aïn-Draham et Tabarka. Dans la diligence qui nous emmenait et qui n’avait plus que trois chevaux, le quatrième venant, en pleine route, de mourir de misère sous son harnais, nous avions en face de nous un prêtre, noire soutane et bréviaire attentivement lu. Nous sortions peine de table, et, de l’affreuse gibelotte qui composait ce dernier déjeuner, moi seule j’avais mangé, non sans hésiter à chaque bouchée, tant me semblait inquiétant le goût de ce lapin-là.

Il n’y avait pas deux heures que nous étions en route, des douleurs intolérables me prirent. Le fait est que j’étais tout simplement empoisonnée.

Du paysage nouveau que nous traversions, je puis avouer que je ne vis absolument rien. Courbée en deux et gémissante aux côtés de mon compagnon désolé, je savais que, d’une part, la diligence ne pouvait pas rebrousser chemin puisqu’elle était courrier postal, donc astreinte à une exactitude féroce, et, d’autre part, que descendre où nous étions voulait dire pour nous rester tous deux abandonnés en pleine forêt, loin de toute habitation, avec nos mallettes et valises à nos pieds.

En proie à ma longue torture cahotée, je ne pus même pas m’intéresser à l’aventure qui tout à coup nous advint au bas de cette côte pourtant si peu rude : les trois haridelles, d’un commun accord, s’arrêtant net et refusant absolument de faire un pas de plus.

Vociférations et coups de fouet n’y changèrent rien. Le cocher, menacé d’une forte amende s’il manquait la correspondance prévue pour les lettres, finit par descendre de son siège et prit alternativement ses bêtes à la bride, avec coups de manche de fouet et coups de pied dans le ventre. Rien. Peut-être les pauvres trois rosses aimaient-elles mieux mourir sur place comme leur camarade que de tenter le petit effort qu’on leur demandait.

Je vis, à travers ma souffrance horrible, mon mari descendre de la voiture, puis l’abbé. Ce dernier releva sa soutane dans sa ceinture, et tous deux se mirent à pousser à la roue avec la dernière énergie, pendant que le cocher, à la tête de l’attelage, continuait sa manœuvre.

Combien de temps dura leur tentative ? Tout à coup je relevai la tête. La diligence venait de repartir, et au grand galop.

Empoisonnée ! Je ne me rendais même pas compte que les chevaux avaient la bride sur le cou, que le cocher n’était plus sur son siège, que je restais seule dans cette diligence emballée, allant immanquablement vers la catastrophe. Tout m’était égal. C’est ce qui arrive quand on souffre trop. Je regardai d’un œil morne le cocher, le prêtre et mon mari courir comme des fous derrière cette voiture en perdition. La poussière, autour d’eux, soulevait d’énormes nuages. La soutane de l’abbé volait jusque par-dessus ses épaules.

Il faut croire qu’ils arrivèrent à rattraper les chevaux puisque, sans nul retard, nous faisions au soleil couchant notre entrée dans Tabarka, ville sablonneuse, poudre d’or au bord d’une Méditerranée dont la couleur ne saurait être traduite que par le mot bleu-paon.


Avant d’aller vite me coucher dans le lit d’enfant, beaucoup trop court pour moi, mais le seul dont disposât le meilleur hôtel de la ville (et qui ne fut toute la nuit qu’un orage de moustiques), j’eus le temps d’apercevoir, assise sur le seuil de cet hôtel, la patronne en pleurs berçant dans ses bras une petite fille de deux ou trois ans, en train de mourir de la malaria.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours passés dans la ville de Bône, où nous nous étions rendus en hâte, qu’après diète complète et soins vigoureux, je commençai tout doucement à reprendre pied dans la vie, c’est-à-dire le voyage.

Satisfaite de faire la connaissance de l’Algérie, j’eus à m’émerveiller avant tout de ce cimetière musulman de Bône qui, tout blanc et tout bleu de faïences intactes, est un des plus ravissants que j’aie connus.

C’est là qu’est enterrée la mère d’Isabelle Eberhardt. J’ignorais en visitant sa tombe que nos nomadismes nous mèneraient un jour à celle de sa fille, cavalière héroïque restée célèbre dans tout le sud-saharien et que la France même est loin d’ignorer.

À travers les couches d’ouate d’une brume invétérée nous voici maintenant engagés dans l’Edough, montés sur de nouveaux chevaux dont la sellerie arabe déteint, rouge, en plein pelage blanc. Novembre commence. Il fait froid. Nos vastes capes de caoutchouc ne nous empêchent pas de frissonner.

Il s’agit pour nous d’atteindre avant la nuit complète je ne sais quel village dont le nom français est pour moi perdu dans l’oubli.

Mais, qui ne s’y est pas perdu, c’est le souvenir de l’auberge où nous arrivâmes enfin, juste comme le soleil venait de se coucher.

Le mot « coupe-gorge » que j’ai employé dans mes Mémoires n’est pas trop fort pour dépeindre un lieu pareil.

Terre battue, chandelles, recoins sombres, meubles boiteux, lits suspects sous lesquels on avait envie de regarder, surtout la mine sinistre du couple qui nous reçut, ménage espagnol à la Zuloaga, rien n’y manquait. Impossible, en outre, de nous faire comprendre, ces gens-là ne parlant ni le français ni l’arabe.

J’ai dit aussi dans mes Mémoires comment, au milieu d’un tel décor, je me souvins que c’était mon anniversaire de naissance. Mais je n’ai pas raconté cette chose à classer dans ce que j’appelle « aventures sans explication ». Redescendue seule dans la salle d’en bas, j’y fis soudain cette incompréhensible découverte : un piano droit Erard flambant neuf, richement pourvu d’éditions jamais ouvertes encore de Bach, Beethoven, Schumann, Chopin — de quoi pour mli passer une soirée enchantée, après tant de mois où je n’avais pu faire aucune musique.

Des deux ou trois nuits dormies au hasard des postes forestiers qui nous recueillaient de leur mieux, je ne garde qu’un néfaste souvenir de puces, punaises et autres bestioles. Il faut accepter tout quand on a choisi l’inexploré. Mais notre hébergement le plus inédit fut celui de l’école de Marabouts pour laquelle nous nous étions mis en route.

Nous arrivons avec la nuit dans ce creux de forêt où nos chevaux avancent sans aucun bruit sur des matelas de feuilles déjà pourries. Au lieu de la demeure cubique et blanche, bien arabe, à laquelle nous nous attendions, c’est une petite bicoque de banlieue parisienne qui nous apparaît dans le clair-obscur, murs en nougat et toit de tuiles rouges toutes neuves. Et, dès les premiers mots du chef marabout accouru pour nous recevoir, il est facile de deviner qu’il est excessivement fier d’avoir fait construire cette triste chose.

Officiellement prévenu de notre visite car c’est un personnage influent au point de vue français, il a commandé dîner et chambre, et ses serviteurs, ainsi que son frère, un solide gaillard comme lui-même, tous sont présents à notre entrée dans la maison. Salle à manger à l’européenne, couvert à l’européenne. Nous sommes chez des musulmans tout à fait francisés en dépit de leurs drapés blancs et de leur turbans immaculés.

Nous nous mettons à table ; mais, malgré son couvert préparé, le chef marabout refuse obstinément de s’asseoir parmi nous. Il tourne autour de la pièce, parlant si fort et avec de tels gestes que je m’informe à mi-voix ; « Qu’est-ce qu’il a ?… Qu’est-ce qu’il dit ? » — car il me fait presque peur.

— Un affreux cabot, me répond tranquillement mon mari. Il dit que le jeûne est sa meilleure nourriture, qu’il n’a pas besoin de manger, car Allah est dans son ventre.

Pendant ce temps, le frère, complètement emberlificoté, tenait sa fourchette-à l’envers et aussi son couteau l’index tout au bout de la lame et se coupant le doigt.

Pour ne pas le gêner, je regarde autour de moi. Je m’aperçois alors que les fenêtres, bien que pourvues de vitres et de rideaux en fausse dentelle, ont été percées tellement haut que, même en montant sur une chaise, il serait impossible de les atteindre. Cette maison n’a pas été construite par des Roumis.


Cependant une longue conversation coranique s’était à présent engagée dont je ne pouvais rien saisir, et fatiguée, je sentais le sommeil sournois m’engourdir de plus en plus. Heureusement l’heure du coucher ne tarda pas trop. Mais, dans la chambre qu’on nous donnait, les draps de nos deux lits avaient été tellement imbibés d’eau de Cologne qu’ils en étaient encore trempés, odeur intenable qu’il fallut bien supporter, pourtant. Et pas moyen d’ouvrir ces fenêtres inaccessibles.

Le lendemain matin, nous fûmes invités à visiter l’école maraboutique. Elle consistait en sept ou huit idiots ou fous occupés à faire des grimaces, affalés dehors sur des bancs. Le plus saint de tous se tenait beaucoup plus loin, debout au milieu d’une mare, les cheveux poussés jusqu’à la taille, le corps dans l’eau jusqu’aux genoux, nu, sordide, à peine un être humain. On nous apprit qu’il n’avait jamais bougé de cette mare depuis deux ans, ni changé de pose, et qu’on lui tendait à manger au bout d’une perche presque tous les jours, bien qu’il ne demandât rien, pour la bonne raison qu’il était incapable de parler.

Je quittai sans regret le chef marabout et son école. Au moment où nous nous mettions en selle, il fit des efforts inouïs autant que vains pour nous faire accepter (bagage très commode, n’est-ce pas ?) une affreuse moquette qu’il avait dans sa maison ridicule, avec le visible espoir de recevoir en échange une de nos capes de caoutchouc qu’il croyait être la peau d’un grand poisson inconnu.

Biskra

Constantine avait confirmé mon impression : les villes de l’Algérie, emprise catégorique d’une France démodée, ne gardaient rien de leur long passé musulman. Banales sous-préfectures de chez nous, petite bourgeoisie française installée à la place d’un Islam sans doute somptueux mais à jamais disparu, le soleil d’Afrique lui-même, à ces villes sans siècles, ne parvenait pas à conférer quelque personnalité.

Je ne retrouvai le sentiment du voyage qu’en remontant à cheval au seuil du Sahara dont nous allions enfin connaître la couleur, l’odeur, les horizons indéterminés.

Il ne s’agissait encore que de Biskra, pourtant ; Biskra, ce vieux cliché, cette compote de littératures internationales, Biskra, ses Ouled-Naïl, son village nègre, ses touristes, son Garden of Allah, ses Bédouins photographiés.

Le désert feutré, de couleur léonine, commença sous les sabots de nos montures. Notre entrée crépusculaire dans El Kantara saturée de mimosas et de cassis (mimosas géants) fait partie des grandes émotions de mon passé. Une porte toute grande s’ouvrait sur Ailleurs. Les brumes froides de l’Edough, c’est évident, avaient préparé cette intense sensation de tiédeur, de douceur, de bien-être au cœur même des plus délicieux parfums.

Je ne vais pas à mon tour chanter ici mon petit couplet sur Biskra. Ce fut là pourtant que me fut révélée la fantasia, deux cents cavaliers surgis au galop de charge du fond de l’espace blond et s’arrêtant en bloc devant la tribune d’honneur, tous les chevaux cabrés au maximum dans le vol des burnous blancs traversés de soleil.

Il vaut mieux me souvenir d’une petite histoire bien significative quant à l’âme orientale.

Pour nous diriger à travers le désert jusqu’à Sidi-Okba, nous avions pris comme guide celui qu’à Paris nous recommandait si chaudement André Gide (une des silhouettes de son œuvre, du reste). C’était un jeune garçon un peu négrifié, très orgueilleux de savoir parler français à peu près correctement.

Nous avions déjà fait plus de la moitié du parcours, somnolents à force de lumière et de vide, quand, à l’horizon, apparut, venant vers nous, la biblique silhouette d’une Bédouine. De si loin, Ahmed la reconnut. « C’est ma mère !… » annonça-t-il.

Sitôt assez proche, elle s’élança, commença par baiser la main de son fils qui ne descendit pas pour cela de sa mule, puis vint nous baiser aussi la main avec tous les compliments qu’il fallait. Et la voilà qui se met à marcher devant nos bêtes, sans jamais se retourner, les bras ouverts, la tête renversée, tout en proférant de sa voix profonde d’Arabe vieillissante, des paroles véhémentes et comme incantatoires.

Saisie par la beauté de ses gestes lourds de voiles et de bracelets d’argent, sorte de danse sombre et solitaire sur l’écran du plein soleil saharien, je regardais et j’écoutais.

— Elle est hadji !… nous confia tout bas Ahmed, ce qui signifie avoir fait le voyage de la Mecque.

Et son regard se fanatisa.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?… demandai-je, aussi tout bas.

J. C. M. écouta mieux, puis me traduisit.

— Elle raconte le rêve qu’elle a fait cette nuit. Elle voyait son fils Ahmed vêtu d’or, assis sur un trône d’or, et tous les rois de la terre prosternés à ses pieds.

Oui !… fit Ahmed en se tournant vers moi. C’est à fait exact !

Il tendit l’oreille quelques secondes encore, la flamme noire de ses yeux s’accentua, puis, toujours en français il murmura comme pour lui-même, résumant d’un mot le sens prophétique du rêve maternel :

— Ça, c’est la place de chasseur que je demande depuis un mois à l’hôtel Excelsior d’Alger !


Je note également la caravane croisée un autre jour au plus immense du désert et que mon mari salua d’un Essalâmou ’aleïkoum ! sonore (le salut soit sur vous autres !) formule coranique recommandée par le Prophète. La réponse due est : Oua ’aleïkoum essalâm ! (et sur vous autres soit le salut !).

Mais, puisqu’il s’agissait d’un Roumi, le chef de la caravane rétorqua sans même se retourner, et en français : « Bonjoû ! Bonjoû ! »

Mohammad lui-même proférant une des sourates de son Coran n’aurait pas eu plus de majestueuse colère que le docteur Mardrus rabrouant le musulman malappris. Je ne comprenais pas, mais je devinais.

De saisissement la caravane s’était arrêtée. Quand les imprécations cessèrent, d’un seul mouvement tous les chameaux furent tournés du côté d’où ils arrivaient. Pour écouter encore l’étranger extraordinaire qui venait de leur faire honte dans un tel langage, ces nomades n’hésitaient pas à rebrousser chemin.

De la chère Tunis où nous rentrâmes pour l’hiver je détache encore, suite à tant d’autres souvenirs déjà soulignés, ce matin de février passé tout entier dans une vaste prairie, à me gorger d’oranges brûlantes de soleil, cueillies à même des orangers par centaines, beaucoup portant à la fois fleurs et fruits sur leurs branches.

… Et aussi plusieurs soirs sous la Koubba du Belvédère, belle coupole isolée sur la hauteur, et qui n’a d’autre destination que d’accueillir quiconque veut y entrer pour admirer la ville, laquelle, couchée en bas dans sa blancheur d’amidon, se met à chanter au crépuscule selon la voix de quelque flûte arabe, accompagnée à contre-temps par les coups sourds de la daraboukka.

Encore la Kroumirie

Le mois de mai débutait à peine que nous étions déjà retournés en Kroumirie, une Kroumirie qui recommençait à devenir crépue, milliers de petites feuilles naissantes aux branches des chênes illimités.

Le coucou nous accueillait de ses deux notes moqueuses, appel mystérieux de la forêt. Toutes les fraîcheurs venaient en même temps au monde. La vie sentait bon. Nos chevaux étaient gais.

À l’une de nos premières sorties, comme nous arrivions au pas sur une petite prairie vallonnée, nous entendîmes, avant de rien voir, une voix arabe, masculine et fâchée, qui scandait on ne savait quelle violente réprimande du côté de ces buissons épineux. Deux bergers enfantins, un garçon et une fille, assis côte à côte sur un rebord de l’herbe, ne semblaient en rien s’émouvoir de cette colère si proche. Ils ne nous entendaient pas venir. Tunique courte, corde aux reins et turban blanc dont un coin retombait sur son épaule, le gamin jouait un instant sur la flûte de roseau qu’il venait de fabriquer comme ils font tous, puis s’arrêtait pour écouter la réponse de la seconde flûte, également son œuvre, qui roucoulait sur les lèvres de l’autre, une fillette déjà chargée de bracelets, amulettes et voiles tout comme les femmes adultes de sa tribu.

Cette églogue virgilienne ainsi surprise au cœur même du printemps s’interrompit à notre vue. C’est alors qu’ayant poussé mon cheval je pus, et avec quelle surprise, me rendre compte que l’Arabe en colère n’était pas autre chose qu’un bouc. Pendant que le berger et la bergère concouraient innocemment sur la flûte, ce mâle furieux, avec de véritables syllabes prononcées, et frappant du pied jusqu’à déraciner l’herbe, essayait de convaincre ou plutôt d’obliger une certaine chèvre du troupeau, celle de son choix, à céder à ses objurgations. Mais la chèvre, nymphe effrayée, s’était si bien enchevêtrée dans les buissons qu’elle en devenait inaccessible.

Ce matin-là, je le jure, outre la géorgique qui nous attendait, j’ai vu, barbe tremblante, œil de feu, sabot furibond, se profiler devant moi le terrible dieu Pan lui-même.

Voici, parallèlement à cette mythologie printanière, l’orage jupitérien qu’il nous fallut subir dans la montagne, un après-midi d’été que nous étions montés trop haut malgré les noirceurs accumulées d’un ciel sourcilleux.

Pour tout dire, nous fûmes tout à coup au centre, exactement, de cet orage, environnés d’éclairs dans un nuage de soufre, assourdis par le tonnerre qui nous bombardait sans une seconde de répit. Arrêtés d’eux-mêmes, braqués, nos deux chevaux couchaient les oreilles. Une décharge de grêlons plus gros que des noix nous attaqua si furieusement que force nous fut, pour éviter cent ecchymoses, de nous réfugier sous le ventre des chevaux.

Au moment où la foudre, à deux pas, tomba sur ce chêne, je revois mon mari me tendant la main sans un mot.

Étonnés de n’avoir pas été foudroyés, quand il nous fut possible de redescendre vers le village, nous vîmes, accourus à notre rencontre, tous les Arabes de la région, qui, bien persuadés de notre mort nous sachant là-haut, ne savaient plus comment manifester leur joie et leur émerveillement de nous constater sains et saufs.

La nuit venait de tomber à son heure après ce bref crépuscule africain auquel je mis tant de temps à m’habituer. Dans la tiède obscurité que toute la forêt aromatisait, que la lune commençait à bleuir, une envie nous était venue d’aller faire un tour à pied avant de nous coucher.

Nous étions encore sur la route qui traverse Aïn-Draham. Juste au moment de nous engager sous les chênes, un bond de recul nous arrêta tous deux ensemble.

Devant nous, déferlée jusque sur nos souliers, la mer. Ses vagues assez fortes écumaient en blanc jusqu’au bout de l’horizon. L’hallucination marine ne dura pas plus de quelques minutes. Ce fut le premier mirage de mes voyages.

Je n’avais pas été longue à remarquer que notre domestique Salah, comme tout musulman qui se respecte, exerçait autour de mes faits et gestes une surveillance soupçonneuse. Le harem du maître montrait à ses yeux (ou plutôt à son œil puisqu’il était borgne), un peu trop d’indépendance.

Si je montais seule à cheval pour aller chez nos amis Julia pendant que mon mari travaillait à sa table ; si je continuais un moment à chevaucher mon petit étalon au lieu de rentrer immédiatement, j’étais sûre d’apercevoir Salah, masqué par les branches, en train de m’observer sans savoir que je l’avais vu. Et si quelque service, à ces instants, le retenait près de mon mari (qui me le racontait ensuite en riant) : « Où est ta madame ?… » demandait-il sans oser rien de plus.

C’est ainsi que je le vis surgir à mon côté ce matin où, curieuse, d’assister à la fin d’une aventure surprise derrière mes rideaux, je m’étais de quelques pas éloignée de l’auberge et dissimulée derrière l’appentis qui lui faisait face. Car, dans cet appentis où l’on rangeait du bois et des outils, je savais quel malin personnage venait de se cacher.

On ne se doute pas en Europe de quelle intelligence et plus encore de quelle ironie sont capables les petits ânes de l’Afrique du Nord. Celui-ci, qui faisait partie d’un troupeau de vingt, venait de passer avec les camarades, tous écrasés d’une trop lourde charge de bois et poussés à coups de bâton par l’Arabe qui les conduisait. En regardant distraitement à la fenêtre j’avais, tout à l’heure, remarqué la manœuvre à peine croyable du dernier de ces ânes. Laissant les autres continuer la route, il avait poussé du museau la porte entr’ouverte de l’appentis, s’était introduit, restait là comme un sale gosse qui joue un bon tour.

L’Arabe allait-il s’apercevoir qu’il lui manquait un âne ? C’était ce dont j’étais venue m’assurer avec l’espoir que le rebelle ne serait pas repris.

Je pouvais déjà me faire comprendre, mon vocabulaire arabe s’étant chaque jour enrichi depuis notre arrivée en Tunisie. Je dis à Salah, puisqu’il se trouvait là : « Il y a un âne dedans ! » Mais je n’avais pas plutôt parlé que l’idiot rappelait l’ânier à grands cris. Et je dus assister, désolée, à la bastonnade qui s’ensuivit pour mon protégé.


L’ironie des ânes barbaresques ! Une autre fois c’est l’ânier qui, tour à tour, charge chaque bête de sa troupe d’énormes bûches dont l’amas s’élève toujours plus haut. À peine a-t-il terminé sa tâche que sa vingtaine d’animaux, avec un ensemble qui ne peut pas ne pas avoir été concerté, se secoue d’un seul geste et jette à terre tout le chargement.

Une autre fois encore, une troupe similaire s’arrête soudain au milieu de la route, et (les Arabes ne peuvent pas souffrir le braiment des ânes) tout le monde à l’unanimité se met à braire, pendant que l’Arabe affolé court de l’un à l’autre en s’écriant : « Ya kouffr méta’ el béhaïm ! » (Ô la mécréance des animaux !)

… Je devais plus tard faire la connaissance des ânes égyptiens, tout aussi fantaisistes que ceux-ci, mais sur le mode joyeux, car ils ne sont pas maltraités.

Ultime vision au pays Kroumir.

Sous un ciel de plein été, tumultueux, sanglant et rapide, une vieille Bédouine, à l’heure du couchant, s’avance à grands pas, et, véritable solfège, accompagne de son bâton frappant le sol la déclamation enrouée, sanglotante, qui ravage sa pauvre poitrine. Droit devant elle, seule au monde, environnée du tourbillon de ses voiles au vent, elle va sans rien regarder, toute à cette vocifération tragique où s’exprime, disciplinée par le rythme, son inconsolable douleur.

Quoi donc ?

Le village nous renseigne. Le misérable peu que possédait la vieille Bédouine vient d’être saisi par l’huissier français de la région, et c’est, ayant suivi son bien jusqu’aux limites du possible, vers son gourbi vidé qu’elle retourne, sous la tempête et dans le crépuscule qui, dans un instant, ne sera plus que de la nuit.

Dès le mois d’août nous quittions encore une fois la Kroumirie, allant voir Alger que des amis tenaient à nous faire connaître.

Alger

Le port d’Alger, célébrité dans le monde entier, n’est évidemment plus qu’un emplacement où jadis s’éleva, rêve d’Orient, une surprenante ville dont plus rien n’est resté.

Derrière la capitale bien française qui s’étage au fond de cette baie lumineuse, parmi la danse des couleurs et reflets non changés, eux, et continuant à se répondre entre le ciel et l’eau marine, se tient un fantôme invisible : Alger avant la conquête.

Dernier vestige, la grande Mosquée, centre immaculé qui vit autour de soi disparaître l’amas blanc de tant d’architectures arabes, n’a plus l’air, dans l’agglomération d’immeubles qui l’écrase, que d’un restant quelconque d’exposition universelle.

En visitant la casbah, bien sûr, on retrouve formes et couleurs islamiques — un Islam pourri d’européanisme où s’allient la puanteur et les colliers de jasmin. Mais le reste n’est que du vieux neuf, c’est-à-dire une ville usagée déjà, mais sans aucune patine.

Certes, à Tunis (notre seconde expérience de colonisation africaine), le ménage a, si l’on peut dire, été beaucoup mieux fait. La ville arabe, respectée, n’a pas souffert de la brutale substitution qui fait disparaître à jamais tout un vénérable et prestigieux passé pour édifier à sa place un présent sans histoire ni beauté. Troisième expérience, le Maroc, surtout entre les mains d’un Lyautey, se devait d’être la perle de notre Afrique du Nord, et l’a prouvé jusqu’à présent, d’après les élites qui l’ont visité. Nous pouvons donc espérer désormais un peu moins de barbarie de la part de l’Europe ruée sur les continents sans défense. Ira-t-elle un jour jusqu’à supprimer, en ce qui concerne certains pays mahométans, ce paradoxe monstrueux qui s’appelle l’arabophobie ?

… Alger, pour y revenir, ne me fut pas une déception car je savais à peu près ce que j’allais y voir. À défaut d’autre personnalité, j’y remarquais combien le type busqué des indigènes différait de la grasse mollesse tunisienne. Et que charmantes les Algériennes musulmanes, tout de blanc vêtues, depuis le voile de tête et le voile de visage jusqu’aux pantalons bouffants ne laissant passer qu’une petite mule jaune citron ou rouge !

Beaucoup plus tard, à l’un de mes voyages solitaires en Alger, au temps où j’y allais voir ma sœur religieuse, j’eus l’occasion de visiter avec elle Notre-Dame d’Afrique, cette cathédrale moderne haut située au-dessus de l’azur méditerranéen. Là, je pris les Sœurs Blanches pour des Arabes, tant leur costume ressemble à celui des musulmanes. Ma sœur venait à peine de me détromper que, dans l’église, entrèrent l’une derrière l’autre quatre ou cinq femmes indigènes. Je les vis avec surprise se glisser dans un rang de chaises et lever l’index vers le ciel. Il est vrai que, derrière la Vierge Noire, reine de ces lieux, une inscription en lettres considérables offre à nos regards ceci : « Notre-Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les musulmans. »

Lors de notre toute première visite, Alger, au mois d’août, unissait tant de chaleur à tant d’humidité qu’on y respirait comme dans un hammam. Je fus donc bien aise le jour où nous nous remîmes en route pour retourner à Tunis, ou plutôt à Carthage.

La Petite Kabylie

Je suis maintenant bien incapable de retrouver pourquoi, le mois de mai qui suivit, nous entreprenions la petite Kabylie plutôt que de reprendre la diligence pour Aïn-Draham et le pays Kroumir.

Nomadisme, sans doute.

Ce que je sais dans tous ses détails, c’est de quelle façon commença notre première incursion dans les montagnes du Thababor.

Dès les sabots de nos chevaux engagés sur la piste montante, un nouvel ouragan de mon mari, scandale coranique, se déchaîna, cette fois sur une seule tête, celle de notre guide, mince adolescent qui parlait Un peu le français.

Ne pouvant se douter de ce qu’était le Roumi qui venait de l’engager, et, malheureusement, habitué, de par un métier qui le mettait sans cesse en contact avec les coloniaux, aux sentiments que ceux-ci nourrissent en général pour ce qu’ils appellent « les Bicots », il crut bon s’exclamer tout à coup, sûr de nous faire plaisir :

— Moi pas croire Allah ! Moi manger cochon ! Moi boire vin ! Et allez donc, mon ami !

Malgré mes efforts, quel regret de ne presque rien saisir de ce qu’entendit ce malheureux garçon ! Je vis dans ses yeux s’allumer la flamme de fanatisme déjà surprise dans maint regard arabe. Écrasé mais conquis, pendant tout le reste du voyage il redevint plus farouchement musulman qu’aucun autre.

Si violemment commencée, l’ascension de la montagne se continua, presque en silence, par des fleurs ; tant de fleurs, et disposées par la nature en agglomérations si compactes en même temps que si bien séparées les unes des autres, qu’on eût cru des plates-bandes dessinées par un jardinier. Nos chevaux en furent ornés jusqu’au poitrail. Le guide descendait sans cesse de sa mule pour nous en cueillir. Et cela nous rappelait les traînes de feuillage et de clématite sauvage que tiraient derrière elles nos montures de Kroumirie, quand nous avions foncé tête baissée dans quelque verdure dont notre chemin se trouvait barré.

Bientôt j’eus la surprise de voir, dans les arbres de notre parcours, apparaître les premiers singes. Je n’en avais jamais vu qu’en cage ou dans des jardins zoologiques. Ceux-ci, de moyenne taille, libres autant qu’effrontés, nous faisaient comiquement la grimace. Mais les guenons, avec des gestes de femme, se dépêchaient de s’enfuir, emportant leurs petits dans leurs bras.

Plus haut, un sanglier débusqua dans nos jambes. Plus haut encore, juste avant d’arriver à la neige, ce fut un aigle qui prit son vol sous le pied même de mon cheval.

Plus de fleurs. En une seule après-midi nous étions donc passés du printemps à l’hiver.

Non loin de Bougie, notre si charmant port d’attache, ce fut un grand jour que celui qui nous amena, conte de fées, devant la grotte de Mansouria. Toutes les sirènes de la Méditerranée devaient, quand on n’y était pas, se loger dans cette immense coquille, mouillée d’algues, d’où l’on voyait

…s’ouvrir et se fermer de loin
Les mâchoires de la tempête,

dit le poème que j’écrivis le soir de ce jour-là.

Mais les grottes souterraines de Djijelli, depuis peu découvertes (par un hasard de la dynamite, je crois) ; encore impolluées ; refermées sur soi, dès qu’on y entre, comme les pétales d’un géant lis ; leurs stalactites et stalagmites éclatant d’une blancheur surnaturelle sous le magnésium ; leurs carpes aveugles remontées du fond des eaux ensevelies, retrouvant un embryon d’yeux pour sentir que la lumière, chose inconnue pour elles, vient de déchirer leur éternelle obscurité, — cette révélation d’un mystère caché depuis des siècles m’enthousiasma, m’enthousiasme encore quand j’y songe.

J’ai bien peur que, depuis plus de trente ans qu’eut lieu cette visitation, des mutilations, d’ineptes inscriptions d’amoureux, des ampoules électriques et (tout est possible), des réclames d’hôtels et autres n’aient à jamais chassé les âmes inconnues dont cette grotte sans tache était la demeure. Je n’irai certainement pas y voir, et tiens pas à le savoir.

Mais voici, je l’avoue, mon plus beau souvenir de la Petite Kabylie.

Après une longue montée dans le Thababor, nos chevaux demandant quelques instants de repos, nous obliquons, en dehors de la piste, vers cette prairie si verte et si haut perchée.

Gardant des chèvres, assis tout seul dans l’ombre des arbres, un berger d’une dizaine d’années… Encore une églogue ?

Je m’approche. Sa tunique est couleur de Tanagra ; blanc est son turban aux plis relâchés ; une seule boucle d’oreille, lourd pendentif d’argent, descend, à gauche, plus bas que son menton. Quel est le sang saharien qui court dans les veines de ce petit Kabyle ? Ses jambes et ses bras nus ont, de même que son visage, d’ardents reflets d’acajou. Ses paupières restant baissées, la courbe des cils noirs touche le haut de sa précieuse joue.

Arrêtée à contempler cette petite beauté, si foncée dans les pâleurs qui la drapent, je vois se relever lentement les paupières intimidées. J’en ai crié, peut-être. Alors que toute sa lisse personne, depuis les pieds d’or sombre jusqu’au sombre rideau des cils, exigeait des prunelles de velours noir, les yeux de cet enfant sont, en toutes lettres, deux immenses opales.

Je renonce à décrire l’effet stupéfiant produit par ce regard d’arc-en-ciel dans ce teint d’Afrique. Quelque chose de presque effrayant. La rencontre d’un petit dieu.

Appelant J. C. Mardrus :

— Écoute ! Écoute ! Maintenant il me faut ce petit garçon ! Je veux l’emporter à Paris ! Achète-le ! Prends-le comme groom ! Je ne sais pas, moi ! Je ne peux pas avoir trouvé cette merveille dans ce pré pour l’y laisser, tu comprends ? Mais regarde ! Regarde ses yeux !

— Extraordinaires, c’est vrai !

— Demande-lui pourquoi il a ces yeux-là !

Le petit répond. Il ne s’est jamais vu dans une glace. Il ne sait pas qu’il a les yeux clairs.


Hélas ! après quelques rires de J. C. M. devant mon exaltation, il fallut bien reprendre notre route — sans emmener le petit dieu.

Tout ce que j’avais d’argent sur moi, pour sa joie et sa stupeur, je le versai, du haut de mon cheval, dans ses longues mains d’idole. Son unique pendant d’oreille tremblait dans les molles ombres du turban blanc.

— Demande-lui ce qui lui ferait plaisir !

— Je voudrais, dit l’enfant divin en montrant du doigt, je voudrais une chose comme celle-ci, et aussi une chose comme celle-là.

C’est-à-dire les souliers jaunes à lacets de mon mari, plus — comble d’horreur — son faux-col.

… Ce fut bien mélancoliquement que je sentis, ce jour-là, progresser mon initiation à l’Orient tel qu’il est.

Quelque deux mois après, de Bougie à Blidah, de Blidah à Alger, d’Alger à Marseille, de Marseille à Paris départ, départ.

Mon premier Islam refermait déjà ses portes enchantées. Les voyages en pays musulman n’étaient pas encore, heureusement, près de finir pour moi.

II

Deuxième Islam

Le Sud-Oranais

Aïn-Sefra

J’avais assez goûté du désert déjà pour en garder l’inquiétude. Aussi le nouveau voyage qui se présentait après quelques mois de pause en France était-il pour vivement me plaire. En vue d’articles que demandaient divers journaux et revues de Paris, nous allions, dans le Sud Oranais, voir Lyautey, seulement général à cette époque, et qui commandait la division d’Aïn-Sefra, tout près des frontières du Maroc.

Ces frontières, du reste, se confondaient dans le sable avec celles de l’Algérie. Le Maroc était encore maître absolu chez soi. Farouchement, même, étant gardé par un Islam pas si commode que ça.

Rien que le type des Marocains, s’ils ne sont pas négrifiés, affirme leur caractère fermé, dur. Ce sont des traits serrés dans des visages étroits, émaciés encore par la coupe particulière de la barbe ; c’est une expression, si l’on peut dire, cadenassée ; c’est cette sorte d’austérité qui leur est propre, accentuée par leur vêture blanche et noire, par le capuchon dont ils se couvrent volontiers la tête et qui leur donne l’allure comme religieuse qu’ils ont. Et quel regard ! J’ai dit la sorcellerie maugrabine, les ravages qu’elle exerce dans les milieux maltais de Tunis.


C’est maintenant seulement qu’il m’est permis de raconter sans contrainte ce que je vis et compris pendant ce voyage. Trop de choses étaient dangereuses à dire quand la colonisation du Maroc en était tout juste à ses commencements.

En dehors de son génie militaire il fallait toute l’habileté, tout le charme, et, pour parler exactement, toute la poésie du général Lyautey, j’ajouterai sa littérature, voire son sens du théâtre, pour parvenir non seulement à soumettre mais à captiver un peuple pareil.

Lyautey fut le chef qui sait devant des Arabes (trop souvent stupéfiés par le triste et terne costume européen) galoper sur un cheval fougueux au claquement immense d’un manteau de commandement parsemé d’étoiles d’or. C’était ce que j’appelais tout bas « son côté Sarah Bernhardt », et qui fit tout autant pour sa conquête du Maroc que sa plus fine diplomatie.

Pendant les quinze jours passés à Aïn-Sefra, j’eus le loisir de l’étudier en pleine action, une action qui s’exerçait jusque dans les moindres détails. Quand nous revenions de ces courses dans le désert avec des officiers(dont j’ai raconté quelque chose dans mon livre intitulé Le Cheval) il ne manquait jamais de m’appeler près de lui.

— Madame Delarue-Mardrus, venez au rapport !

Il me fallait rester seule avec lui, répondant à toutes ses questions. « Qu’avez-vous vu ? Qu’avez-vous entendu ? Qu’avez-vous remarqué ?… »

Bien des années plus tard, la guerre 1914-1918 depuis longtemps terminée, Jean et Jérôme Tharaud purent nous raconter, dans un Maroc entièrement pacifié sauf quelques derniers points de résistance, et parcouru d’autos sur de belles routes toutes neuves, comment le conquérant, devenu maréchal, faillit mourir à Fez d’une crise aiguë au foie, et comment la population indigène de la ville en accueillit la nouvelle.

« Le Maréchal était couché dans une chambre du délicieux palais de Bou Jloud. Les fenêtres de celle chambre s’ouvraient au-dessus d’une cour de marbre. Tout à coup on vit entrer dans la cour une petite foule musulmane, deux cents personnages environ. C’étaient les chorfa de la ville : aristocratie religieuse qui descend du Prophète : les ulémas qui sont les docteurs de l’Islam ; les imams qui récitent la prière dans les mosquées ; et enfin les mokadems, chefs des grandes confréries, qui jouent un si grand rôle dans l’Islam africain, et qui étaient venus précédés de leurs étendards de soie.

« Tout ce monde qui représentait la plus noble pensée religieuse de Fez et aussi la plus grande force politique, puisque l’esprit religieux et la puissance politique se confondent là-bas, tout ce monde sur plusieurs rangs se rangea dans la cour et récita la fatiha que chaque vendredi on récite à la mosquée.

« Quand cette prière fut finie, le mokadem de Moulay Idriss, précédé de deux enfants qui tenaient des cierges allumés, et d’un troisième qui portail l’eau sainte du sanctuaire, monta l’escalier qui conduit à la chambre du maréchal. Il s’y rencontra avec Mgr  Donet, évêque du Maroc. Le mokadem offrit au grand malade l’eau sainte qu’il avait apportée et à laquelle on accorde un pouvoir miraculeux.

« — J’espère, dit-il, monsieur le Maréchal, qu’après votre guérison, votre première visite sera pour Moulay Idriss.

« À quoi Lyautey répondit :

« — Non… ce sera ma seconde visite. La première sera pour mon église. »


Cette union entre le Maroc et son conquérant devait attendre encore quelque vingt ans pour se réaliser quand, à la fin de cet hiver-là, nous fîmes notre entrée dans Aïn-Sefra.

Pour commencer, quelque chose d’insolite et de frappant : à droite des manières de baraquements qui constituaient la division, au pied de la dune terriblement saharienne qui s’élevait à deux pas, un pâle rang de jeunes peupliers, souvenir de la France, se trouvait par miracle planté dans ce Sud sans végétation aucune. La tombe d’Isabelle Eberhardt n’était pas loin. Avant même d’entrer à la division, je m’empressai de déposer sur sa pierre isolée le bouquet de roses, entièrement desséché mais intact, que j’avais apporté de Paris pour elle.

Le chapitre Isabelle Eberhardt est un des plus curieux parmi les pages qui constituent la passionnante histoire du Sahara.

N’ayant jamais rencontré cette Russe aventureuse, je puis dire pourtant que je la connaissais bien. Car un de ses plus chers amis, le directeur du journal algérien L’Akhbar, me l’avait longuement, minutieusement racontée au cours de conversations sans cesse renouvelées aussi bien à Paris que lors de nos passages dans la ville d’Alger.

Isabelle Eberhardt, qui devait mourir à vingt-sept ans, avait commencé par être étudiante en médecine à Genève. Les hasards de la vie l’ayant conduite en Algérie, elle y était définitivement restée, et, sa mère étant morte à Bône, orpheline solitaire, elle s’était peu à peu transformée non en Bédouine mais en Bédouin, après s’être convertie à l’Islam, bien entendu.

Les livres qu’elle a laissés, quelque peu retouchés quant au tour littéraire par son ami le journaliste, restent un précieux document sur ce que fut la vie du désert avant le viol des autos et du transsaharien. Exacte comme, un objectif, ne brodant pas, n’inventant pas, dans un style plein de monotonie, elle notait simplement ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait autour d’elle pendant ses longues errances de nomade à cheval.

L’arabe était devenu sa langue familière. Habillée en musulman, le crâne rasé sauf la mèche coranique par laquelle l’ange Asraël doit saisir les fidèles après leur mort pour les porter soit en enfer soit au paradis, ce n’était plus une femme mais un adolescent indigène que L’Akhbar voyait de temps en temps reparaître dans ses bureaux d’Alger.


« Elle s’asseyait à l’arabe sur les coussins de mon petit divan, raconte le directeur, et, d’une voix molle, se mettait, comme on dit dans le Sud, à « parler mulet », ce qui signifie bavarder pendant des heures pour ne rien dire. Il fallait la faire taire, et ce n’était pas facile. À la fin je la revoyais, avec dix sous pour s’acheter du tabac. Car elle était aussi pauvre qu’un Bédouin peut l’être quand il l’est. »


J’ai vu des portraits d’elle. Blafarde, de teint, le front excessivement haut et bilobé, caractéristique des mystiques, ses petits yeux enfoncés et noirs se relevaient en biais au-dessus de pommettes kalmoukes. Nulle coquetterie féminine, cela va de soi, sauf pour ses mains, lesquelles étaient admirables, et qu’elle soignait en dépit de tout.

Ce faux garçon n’était pas exempt de quelque vanité masculine. « C’est très embêtant. Toutes les femmes me courent après. Depuis deux jours que je suis à Alger, il y a déjà l’épicière qui me fait des agaceries. Et moi je ne peux pas la soulager, cette malheureuse ! »

Car ses données sur l’amour n’avaient absolument rien qui transgressât les lois de la nature. L’amour n’était pour elle qu’une satisfaction des plus naturelles et qu’elle ne demandait jamais qu’aux hommes. Musulmans ou chrétiens, elle s’adressait à eux quand ses sens la tourmentaient, sans cérémonies ni scrupules, avec la candeur d’un animal.

Une de ses aventures dans le désert fait travailler l’imagination. Cette histoire strictement authentique prend place à un moment de sa vie où, sans qu’elle y trouvât rien d’étonnant, elle était soldat à la Légion étrangère. Il ne semble pas qu’aucun de ses camarades le régiment l’ait décelée femme. Mais le lieutenant avait, toutes les raisons de connaître le secret de Mahmoud (le nom d’homme qu’elle s’était choisi par admiration pour le poète persan Mahmoud Saâdi).

Or il advint que, le régiment étant en reconnaissance fort loin de son point d’attache, Mahmoud, comme il lui arrivait parfois, se laissa naufrager dans une crise aiguë d’ivrognerie. Ivre-mort on le découvrit, couché dans un creux. Le lieutenant, prévenu, dut forcément sévir ; impossible de faire autrement sous les yeux de ses hommes. Et Mahmoud, dégrisé, dut rentrer au cantonnement les menottes aux mains, à pied derrière le cheval… de son amant.

À la saoulographie succédait immanquablement une phase de mysticisme, réaction fréquente chez les Slaves. Peut-être, alors, Isabelle Eberhardt retrouvait-elle le sentiment de sa haute culture après s’être pendant des semaines assimilée sans en souffrir aux Bédouins les plus primitifs, ceux-là qui sont même incapables de voir une photographie ou un tableau, leurs yeux n’étant pas plus éduqués que ceux d’un cheval ou d’un chien, et qui, dans une chambre de Roumis, resteraient enfermés jusqu’à délivrance, faute de savoir tourner le bouton de la porte.

La mort de cette vagabonde étrange reste un mystère mal déchiffré. Lors de l’inondation d’Aïn-Sefra, s’étant jetée à la nage dans le torrent de l’oued débordé pour sauver son mari (car elle avait fini par se marier avec soldat musulman) on a tout lieu de croire que l’excellente nageuse qu’elle était se laissa noyer sans se défendre, profitant ainsi de l’occasion qui lui proposait suicide si bien camouflé par la catastrophe.

Ses papiers, retrouvés après le retrait des eaux, permirent, malgré la détérioration, de reconstituer et d’éditer le dernier de ses livres.


Le général, comme tant d’autres, l’avait connue, cette Isabelle Eberhardt disparue juste un an avant notre visite. Dans quel sens faut-il entendre le mot connu ? Nous ne l’avons jamais su. Sa discrétion, d’ailleurs, fut aussi celle des musulmans du Sud Oranais ou du Sud Marocain auxquels nous parlions d’elle, par la suite, au hasard de nos incursions. Bien dans leurs paroles ni dans leur expression ne révéla jamais s’ils l’avaient ou non identifiée. « Il était comme ceci… C’était comme cela qu’il parlait… » Cet obstiné masculin singulier la laissait être Mahmoud par delà la mort, courtoisie suprême qui ne peut en aucune façon étonner ceux qui connaissent vraiment les Arabes.

Les lecteurs qui lurent La Caravane en Folie de Félicien Champsaur ne savent pas que ce roman représente notre voyage de jadis dans le désert Oranais et Marocain. À travers inventions, exagérations et travestissements, on y retrouve quelque chose de l’exaltation dans laquelle vivaient ces officiers français, depuis plus de deux ans voués à la grande solitude du Sud, et dont la jeunesse frémissante, dans le magnétique rayonnement du chef, ne palpitait que pour le devoir plus que sévère d’obéir à son génie.

Dès le lendemain de notre arrivée, le général me demanda, puisqu’il possédait un piano, de bien vouloir, lui et ses quarante officiers, les charmer d’un peu de musique.

J’avais jugé bon de m’habiller pour le dîner, c’est-à-dire de quitter mon costume de petit garçon pour mettre une robe, tulle noir à longues manches flottantes — que je n’emportai pas pour la suite du parcours.

Le concert se poursuivait, dévotement écouté, quand… Que se passa-t-il ? Fatigue du voyage, peut-être ? On me raconta le lendemain comment, tout à coup, au milieu d’un nocturne de Chopin, je posai mes deux bras et leur tulle sur les bougies du piano, geste absolument inconscient puisqu’il me fut impossible de m’en souvenir. Je fis ensuite, paraît-il, quelques pas sur le plancher, puis, brusquement, tombai de tout mon long à la renverse, évanouie.

N’ayant rien senti de tout cela, je sentis, cette fois, et, si douloureusement que j’en fus réveillée en criant, une mèche de mes cheveux, alors dans leur longueur, s’arracher de ma tête. Ces messieurs, saisis d’épouvante, s’étaient tous à la fois précipités pour me ramasser, et, parmi cette bousculade, mes cheveux, coiffés pourtant en nattes serrées, s’étaient on ne sait comment pris dans quelque aspérité du plancher alors que tant de mains me soulevaient ; d’où cet arrachement cruel. (En me peignant le lendemain la mèche resta dans le peigne, une grosse mèche, je puis l’affirmer.)

Quelle affaire, ce lendemain-là ! « C’est moi qui vous ai ramassée ! — Non ! C’est moi ! — Vous me faites bien rire tous les deux ! C’est moi. Personne d’autre ! — Vous êtes tous idiots, par exemple ! Moi je vous dis que c’est moi ! »

Il y avait du duel dans l’air. Le général s’amusait peut-être. Mon mari sûrement. Quelques bons galops puis cette vraie chasse à courre derrière un lièvre dissipèrent enfin les effervescences. Il n’en resta pour moi qu’un thème de méditation : les effets du sud sur les jeunes gens qu’on y laisse trop longtemps, lorsqu’une jeune femme en pleine fleur y apparaît soudain.

Ceci se passe à Kénadsa, ville maraboutique située non plus dans l’Oranie mais au Maroc même, juste de l’autre côté de la frontière. Nous nous y sommes rendus à cheval, dûment entourés d’officiers et de quelques cavaliers indigènes.

Je pensais, tout en chevauchant, au Sahara de notre premier voyage, connu des touristes, presque mondanisé. Celui de l’Oranie, au commencement de ce siècle, reste tragique, le Maroc mitoyen y maintenant une sourde et constante menace qu’on sent flotter entre l’azur et le sol décharné. J’y note ce que je n’avais pas pu si bien remarquer autour de Biskra, c’est-à-dire à quel point, dans le désert, tout est sauvagement roux, rousseur communiquée par mimétisme à chaque vie qui le hante. Roux les chameaux, roux les Bédouins boucanés et vêtus aux couleurs du sable, roux les lièvres, rousses les gazelles, roux les chats eux-mêmes (et avec des yeux roux), aux approches de tel cube de terre cuite (plus roux que tout le reste), représentant une habitation. Et le bleu péremptoire du ciel par-dessus le tout, pour mieux en faire flamber la palette ardente.

À notre arrivée dans la ville de Kénadsa, le marabout (favorable à la France) que la division avait avisé quelques jours à l’avance, se tenait pour nous accueillir sur le seuil de sa maison, une belle demeure arabe au milieu de jardins où poussaient deux ou trois fraîcheurs printanières. Personnage de haute taille et vêtu de blanc, très digne, il nous saluait de toutes les paroles et gestes rituels de la bienvenue islamique, encore que ne pouvant pas nous voir puisqu’il était aveugle.

Un déjeuner de fête avait été préparé pour nous. Il n’était pas question, à Kénadsa, de service européen. Sur des coussins disposés à terre autour de la natte centrale, nous nous assîmes tous après un renouvellement de saluts et de formules bénissantes, et le repas commença.

Je n’ai pas retenu ce considérable menu qui comportait bien quinze plats. Je me souviens seulement que le hors-d’œuvre était un méchouis, cet agneau rôti qui se mange, comme tout le reste, avec les doigts. L’hôte de marque, le premier, allonge la main tout en prononçant « bismillah ! » (au nom d’Allah !), puis tire un morceau de cette délicieuse chair, grésillante encore de la flamme au-dessus de laquelle elle vient de tourner en plein air, embrochée au moyen d’une simple branche.

Dépouillé de ses meilleures parties, le méchouis passe ensuite aux subalternes qui l’achèvent puis donnent la carcasse presque dégarnie aux nègres, lesquels jettent aux chiens les os qui sont restés. Après quoi, la nuit venue, ce sont les chacals qui se chargent de dévorer ce qu’ont pu laisser les chiens.

Fort gênée d’avoir graissé mes doigts, n’ayant même pas de serviette pour les essuyer, je vis, sitôt le méchouis disparu de la natte, trois petits noirs, habillés comme des sortes d’enfants de chœur, s’avancer vers nous. Ils avaient à l’une de leurs oreilles un long pendentif ornementé, signe de leur condition d’esclaves. Car l’esclavage régnait alors au Maroc (et peut-être y règne-t-il encore, au moins dans les régions féodales où, sa conquête faite, Lyautey l’avait soigneusement laissé subsister, afin de déranger le moins possible les institutions séculaires d’un pays qu’il voulait séduire… et qu’il avait séduit).

Le premier de ces petits esclaves portait un grand bassin d’argent et une aiguière de même, et vous versait sur les mains une eau tiède et parfumée ; le deuxième offrait des serviettes pour s’essuyer les doigts ; le troisième tenait un encensoir d’or qu’il balançait comme à la messe tout autour de chaque convive.

Il en fut de même après tous les mets, dont le tajine, ou ragoût, qui m’est resté dans la mémoire tant j’étais embarrassée pour y goûter sans assiette, couteau fourchette. Je pensais au frère du marabout dans l’Edough. C’était à mon tour d’être la barbare qui ne sait pas s’y prendre pour manger.

Et, plus que jamais, rien à boire pour faire passer de telles nourritures.

L’instant finit tout de même par arriver où le festin prit fin. Alors furent apportées les minuscules tasse dans lesquelles, au Maroc, on boit le thé à la menthe — ou plutôt la menthe au thé — breuvage excessivement sucré qui remplace le café traditionnel d’autres régions musulmanes.

De ces tasses je crois bien que je bus une trentaine, assoiffée que j’étais comme tous mes compagnons autour de moi.

Fort occupés à ingurgiter tout ce qu’on nous servait et à nous tirer le mieux possible de notre maladresse occidentale, nous n’avions guère parlé pendant ce déjeuner monstre. Pourquoi me vint-il l’idée de demander à voir le harem ? Même aujourd’hui, quand il m’arrive de m’en souvenir encore, j’exhale rétrospectivement un soupir consterné.

Sur l’ordre du marabout un jeune garçon beau comme le jour vint, baissant les yeux dans les blancheurs de ses mousselines de tête, me prendre doucement par la main, et me conduisit jusqu’à la porte du gynécée.

Dans une immense salle assez sombre qui n’avait plus rien des salons musulmans de Tunis, pas autre chose que des coussins et tentures d’un exotisme encore jamais vu. J’aperçus en entrant une soixantaine de femmes de tous âges et je puis dire de toutes couleurs, car il y en avait de très blanches, de très noires, de dorées et de moins dorées, de basanées et d’olivâtres. J’en savais assez pour comprendre qu’il s’agissait là non des épouses et concubines du marabout, mais, exactement comme ailleurs en Islam, de tout le féminin de sa famille et de la famille de sa femme, sans compter toutes leurs voisines.

Ma visite était un événement extraordinaire, en effet : c’était la première fois que ces dames du Sud marocain voyaient une Européenne.

Cependant leur avide curiosité ne se manifesta par aucun signe, car, parmi des musulmanes de cette sorte, je savais la gravité qu’il faut garder, quand ce ne serait que pour répondre à la leur, les empêchant ainsi de faire out à coup, de la chrétienne trop délurée qui les visite, une poupée qu’elles déshabilleront au besoin pour mieux examiner toutes les étrangetés qui la vêtent.

Certaines de ces femmes, dans leur décor et leurs costumes aux vives couleurs, étaient vraiment aussi belles qu’un tableau de Delacroix. Celle qui, certainement, était la femme du marabout, me fit asseoir près d’elle dans le désordre des coussins accumulés sur une espèce d’estrade, et, s’étant rendu compte à ma salutation que je savais un peu d’arabe, me demanda si j’avais des enfants.

— La !… répondis-je. (Non) !

Là-dessus, le concert de lamentations unanimes qui s’éleva s’accompagna chez toutes du geste classique de se griffer les joues, signe de deuil pour les femmes arabes. Je compris à peu près les souhaits qu’elles me firent ensuite toutes à la fois pour me consoler de n’être pas mère encore. Puis vinrent des paroles trop compliquées pour moi qui, déjà, devinais plutôt que je ne comprenais cet arabe marocain, lequel supprime les voyelles, on dirait, pour ne prononcer que des consonnes.

À force de faire répéter plus lentement, je pus enfin saisir que le harem me demandait comment j’avais pu traverser le désert plein de Barabar (barbares) sans être enlevée pour le harem du Sultan.

Dans mon petit-nègre arabe et m’aidant du geste, je répondis que rien de tel ne m’était arrivé puisque j’étais là, ce qui déchaîna les rires et aussi le lu-lu-lu, de l’Afrique mineure, cri de joie sur le mode aigu dont la note unique se scande par des coups saccadés de la main sur la bouche.

Nous en étions là quand je vis entrer par le fond une belle esclave noire dont les laines touchaient les épaules, portant sur sa tête un immense plateau chargé de victuailles. Et je compris : le même déjeuner que celui que je venais de faire ! Et c’était à moi seule qu’il était destiné !

Inutile d’essayer aucune défense. Elles étaient soixante à s’empresser. Refuser ce qu’elles m’offraient eût été la plus mortelle offense. Et comment leur expliquer que je venais de partager le repas des hommes ? Je n’avais pas encore à ma disposition de vocabulaire suffisant. À leurs yeux, d’ailleurs, une femme mangeant avec des hommes représentait une chose simplement impossible.

… Et, nécessairement, les trente tasses de thé suivirent.

Cette mésaventure gastronomique, quand, sur le chemin du retour, puis, le soir, à la division, je la racontai, fut un sujet de gaieté pour tout le monde. Le général en riait de bon cœur.

Je ne le voyais, le général, qu’à certains moments de la journée, à l’heure des repas et aussi le soir, quand il s’accordait un rien de détente. Même à ces instants il lui arrivait de retomber dans une conversation militaire avec ses officiers. Parfois un souci passait, tourmentait son visage. Il se levait alors, et, traînant son sabre, arpentait fiévreusement au milieu d’un silence subit.

Au bureau arabe de Béni-Ounif, je l’ai vu pris d’un accès de paludisme. Il se coucha, dans sa petite chambre, sur son petit lit de camp. La pièce contiguë était la salle à manger où, tard dans la nuit, j’écrivais mes poèmes, entourée du silence de la maisonnée endormie, et de celui, mortel, énorme, du désert nocturne à l’infini.

Cette nuit-là, toutes les dix minutes à peu près :

— Madame Delarue-Mardrus, vous êtes toujours là ?

— Mais oui, général !

Il se rendormait peut-être. Les dix minutes passées :

— Madame Delarue-Mardrus, vous êtes toujours là ?

À la fin il ajouta :

— Quand vous aurez fini votre poème, vous viendrez me le lire et bavarder un peu avec moi.

— Entendu, général !

Devant sa mauvaise mine, quand je fus près de son lit :

— Ce qu’il vous faudrait ce serait un petit tour en France, dans la verdure et sous un ciel gris.

Comment oublier son exclamation de scandale ?

— La verdure ?… Quelle horreur ! Maintenant, quand j’y suis par hasard, ça me fait l’effet de vivre dans une grande moisissure.

L’intoxication du désert devenue incurable…


Un soir il nous lut des lettres de lui destinées plus tard à la publication. Elles étaient d’un excellent et subtil écrivain, pleines de toutes les roueries du métier, œuvre parallèle à celle de sa pacification du Maroc et qui, je l’ai dit, en explique en partie la magnifique réussite.

Béni-Ounif

De ce bureau arabe de Béni-Ounif et aussi d’autres milieux militaires du Sud, je conserve des impressions qui deviennent représentatives d’époques périmées, aujourd’hui qu’est partout abolie la solitude de l’être humain. Car, fût-il Robinson Crusoë, dès l’instant qu’il possède un poste de T. S. F. l’isolement complet de l’exilé cesse d’exister, les voix de la terre entière étant à portée de son oreille.

La pathétique pièce de René Lenormand, Le Simoûn, je puis dire que j’en ai vu vivre les éléments pendant ce voyage sévère entre notre Algérie et le Maroc encore libre.

Certes, il ne s’agissait plus de palaces, de touristes et d’Ouled Naïl. Curieux de tout voir, nous n’avions permission de circuler qu’escortés de six goumiers bien armés, et, dès le crépuscule annoncé, ces cavaliers arrêtaient d’un mot n’importe quelle silhouette rencontrée. « Achkoûn ?… » (Qui va là) ? Et le questionnaire commençait.

Les Arabes, dans les villages, n’allaient au marché que le fusil au dos. Les pauvres gares, quand un semblant de chemin de fer descendait jusque-là, braquaient un canon à chaque angle de leurs terrasses. Dans un des petits postes que nous visitions, une négresse pas très jeune circulait parmi les spahis. « La seule femme de la région », nous apprit-on. Ailleurs, un vieil Arabe d’Alger, devenu fou, grommelait de sombres incohérences à l’adresse d’on ne savait qui, mais, chose déconcertante, en français. Nulle part la moindre trace de gaieté ; mais la concentration des esprits de tous ordres sur une donnée unique.

À l’intérieur du bureau, la table des officiers était plus que frugale. Des conserves surtout. Et j’entends encore la voix ironique de Lyautey :

— Voulez-vous de notre dessert en bois ?

C’était la poignée de vieilles noisettes dont la plupart creuses.

La tenue de ces officiers avait de quoi surprendre. Dans l’armée, il n’était pas encore question d’uniformes kaki. On était au rouge, au noir, au bleu, à des plumets de couleur, dolmans soutachés et dorures. Que restait-il de tout cela dans ce poste du bout du monde ? Chaussés de bottes arabes en filali rouge, ayant troqué la culotte réglementaire contre du gros velours brun, portant la plupart du temps le casque colonial, à peine si ces messieurs figuraient encore des officiers français. Le général m’ayant par jeu nommée lieutenant de spahis, mon costume de petit garçon fantaisie était tout juste un peu moins militaire que les leurs.

Ils s’amusèrent à me faire tirer au fusil Lebel (aïe dans l’épaule !), une distraction tout à fait dans le style de l’endroit. Mon plus grand souci, d’ailleurs, était de rester vraiment ce petit garçon qui n’entrave pas les évolutions du masculin guerrier. L’évanouissement et les manches de tulle étaient déjà loin. Je possède les photos prises par J. C. Mardrus pendant ces séjours plutôt rudes. J’ai l’honneur de porter sur l’une d’elles le manteau de commandement de Lyautey, prêté pour la circonstance. Après cela pouvais-je ne pas suivre gaillardement les officiers qui nous emmenaient avec eux ?

Un jour, l’unique jument de la chevauchée ayant été placée en tête (c’est pour mieux entraîner les étalons qui la suivent), le mien, surexcité, m’envoya dans la figure un tel coup de tête que je crus toutes mes dents de devant cassées. Ne voulant pas arrêter notre élan, je pris sur moi de ne rien dire, de sorte que personne ne s’aperçut de ce petit accident. Je ne le révélai que le soir, après des heures sous le dur soleil, avec la bouche tuméfiée et bien douloureuse.

Après mes voyages à travers sables ou montagnes, illustrés de bien d’autres aventures passées également sous silence, j’ai pu pendant des années me vanter de savoir changer à volonté de monture, affronter des chevaux dont j’ignorais tout, monter des selles impossibles, raccommoder avec de la ficelle l’étrier ou la sangle arabe qui vient de casser sous soi. De même, lors de notre passage dans le Sud, appliquée à n’être jamais gênante, je ne protestais nullement quand il fallait prendre de ces trains au ralenti comme il en traînait quelques-uns dans l’Atlas, ou même cette drésine, machine à transporter les cailloux, qui se faisait parfois attendre jusqu’à trois heures du matin.

Je me souviens d’avoir demandé par hasard un jour : « Pour combien de temps sommes-nous dans ce drôle train ?…

« Pour quarante heures », me répondit mon mari.


Le jour même où nous quittions Béni-Ounif pour nous diriger vers le Figuig, on vit arriver dans le bureau arabe, retour de six mois de reconnaissance dans des régions peu sûres, ce petit lieutenant français dont le visage, devenu presque noir, s’enveloppait harmonieusement de mousseline musulmane.

Combien je fus et reste frappée par celui-là ! Hébété de se retrouver parmi ses compatriotes et dans un milieu qui sentait tout de même la civilisation européenne, on aurait dit qu’après ses six mois de vie nomade en la seule compagnie d’Arabes, il ne parvenait plus à parler sa langue maternelle. Les muscles de ses joues, je me rappelle, avaient des frémissements nerveux, ses yeux bleus se détournaient, ses paroles s’embarrassaient. Brusquement il s’assit devant le vieux piano qu’on oubliait dans ce coin, geste comme involontaire, et se mit à chanter en s’accompagnant l’Ich grolle nicht de Schumann avec une inspiration déchirante, comme s’il eût voulu sangloter dans cette musique tout ce qu’il ne pouvait pas dire de ses nostalgies pendant son trop long déracinement.

Nous dûmes partir. J’ai regretté longtemps de n’avoir pu que pendant quelques minutes assister à la réadaptation du petit lieutenant tragique.

Le Figuig

Avant même le recul du temps (mise au net des brouillons du voyage), ce fut sur place, immédiatement, que je sentis, en passant à cheval cette haute porte cintrée, combien notre cavalcade devait ressembler à l’entrée des Croisés dans une ville sarrasine.

Figuig… Ce nom qui fait penser à un fruit mûr ou aux belles feuilles lisses des figuiers printaniers (bien qu’en arabe il signifie en réalité de l’eau qui jaillit), ce nom frais, ce nom charmant, ce nom lointain nous tentait depuis bien longtemps, et, dans notre esprit patient, reposait comme une promesse.

Promesse bien tenue, car, à nos yeux ardents, la république de Figuig s’avéra d’emblée cette magnifique oasis où s’éparpillaient, autour de la ville du gouverneur, de petits villages inattendus aux maisons d’argile. Et quel exotisme !

Nous allions enfin visiter des Arabes chez eux.

Franchie la porte féodale qui vient de tant m’impressionner, nous trouvons une ville ferme et saine, remarquable par son extrême propreté bâtie de ces constructions en terre cuite si caractéristiques et dont certaines, bien que tellement primitives, ne craignent pas d’avoir deux et même trois étages. Et, partout, ces palmes croisées au-dessus de la tête, et à travers lesquelles se découpe le ciel le plus beau du monde.

Quelquefois, dans des rues voûtées, l’obscurité se fait complète. Sur telle place publique, dans l’ombre des branchages, s’étale une grande pièce d’eau verte où s’ébattent de turbulentes grenouilles. Et, à travers le tout, une population en plis blancs ou roux, grave. Des petits garçons jouent, courent. Ce sont des burnous hauts de quatre pouces, le capuchon fatidique et formel de l’Islam rabattu sur des enfants de lait. Ou bien la tête est nue et rasée, avec le seul toupet coranique au vent.

Présentés par les deux officiers qui nous accompagnaient, nous fûmes introduits près du pacha gouverneur. C’est chez lui que je pus, de mes oreilles, entendre courir en rigoles souterraines l’eau dont s’alimentait chaque maison et la ville ; héritage de la conquête romaine sans doute, comme beaucoup de choses en Afrique Mineure. Eau courante, tout-à-l’égout, rien ne manquait à ces demeures pour en assurer l’exquise netteté.

Le pacha nous fit passer la revue de ses troupes, soit cent hommes. Leur uniforme, pour copier ceux de nos soldats, était d’un rouge militaire. Leurs mouvements s’accomplissaient, ou presque, avec l’exactitude de chez nous.

Ces guerriers si ridicules et si touchants n’étaient-ils pas la manifestation d’une anxiété ? Essai d’équipement à l’européenne. Donc possible attaque à l’européenne ?…

Certes ! Un peu plus d’un an auparavant il y avait eu des représailles de notre part : un bombardement de la mosquée principale. C’est pourquoi force était au gouverneur, en dépit de « ses troupes », de tolérer nos visages d’infidèles dans ce coin de Maroc — un Maroc qu’on ne reverra plus.

Cependant, comme nous passions dans les rues avec nos six goumiers et nos deux officiers, il ne nous fut pas difficile de constater la sourde hostilité qui nous accueillait. Quelques patriarches assis devant leurs maisons et devisant avec des gestes salomoniques affectèrent de ne pas nous voir. De même fit la fillette de quelque sept ans qui lavait à la fontaine, robe retroussée, et trempant ses bracelets de cheville dans l’eau. Cette gamine eut la fierté de ne pas même lever la tête. Les femmes, elles, si bien voilées que la moitié d’un de leurs yeux tout juste brillait à travers les étoffes blanches, nous tournaient brusquement le dos, la face contre le mur. Leurs longues loques pâles leur faisaient des traînes dans la poussière. Et, longtemps après que nous étions passés, je pouvais de loin les voir, en me retournant sur mon cheval, garder, immobiles, leur attitude ennemie. Enfin, aux abord de la mosquée principale, un subit rassemblement d’hommes se forma sur la place, tous parlant à voix basse, avec des regards qui ne pouvaient tromper sur leurs sentiments et peut-être leurs intentions à notre égard.

— Il vaut mieux ne pas approcher plus près… dit simplement un des officiers.


Dans les villages, toujours ces maisons en argile séchée au soleil. Bien irrigués étaient les jardins. Des arbres fruitiers dépassaient en désordre les murs fauves que nous longions. Paix et prospérité. Mais, de temps à autres, une tour crénelée, faite aussi de terre cuite, s’élevait, médiévale et méfiante. Jour et nuit se tenait dedans un guetteur. Son rôle, pendant des âges, avait été d’observer l’horizon d’où peut surgir quelque horde en quête de razzia, tentée par la richesse des eaux, des vergers et des moissons. À présent il guettait peut-être pire…

Je ne sais plus comment J. C. Mardrus et moi nous trouvâmes isolés tous deux sur cette hauteur d’où l’on découvrait tant d’espace. Je n’avais jamais vu, ne revis jamais pareille oasis, véritable, épaisse forêt de dattier de toutes tailles. Un collier de montagnes l’entourait, et le mot collier est celui qu’il faut pour dépeindre de telles pierreries géantes. Ces montagnes, une bleue, une rose, une mauve, une verte, une d’or, formaient un cercle magique, nuances et contours de féerie.

Nous restâmes longtemps silencieux devant cela. Rien d’humain ne venait gâter notre admiration. Malgré la ville et les villages, pas un bruit, pas une fumée. La paix dans les palmes.

Mais il fallait songer à retrouver nos compagnons. En redescendant vers la ville soupçonneuse : « Voilà donc, me disais-je, la genèse d’une colonie. De bien près nous l’aurons vue se disposer à naître. Quand le Maroc sera sur nos cartes, ânonné par les enfants des écoles, je serai fière d’avoir, même d’un si rapide coup d’œil, connu quelque peu de ce que pouvait être ce pays au temps de sa liberté, de sa virginité. »

Colomb-Béchard

Ineffaçable reste pour moi cette arrivée. C’était au crépuscule, fugace lumière rouge qui nous découvrit un instant, alignées, identiques, sinistres, les baraques sur deux rangs, formant rue, qui constituaient Colomb-Béchard.

Une colonie pénitentiaire.

Au moment d’être introduits près du colonel, chef de ce poste, qui nous attendait, nous eûmes, avant même d’être descendu de cheval, le temps d’entendre un piano plus faux qu’aucun de ceux du Sud, jouant quelque part, lamentable, l’air du Clair de Lune de Werther. On nous dit que c’était un officier qui charmait ainsi son cafard. Il ne connaissait pas d’autre air, et le recommençait désespérément quand il l’avait fini.

Depuis, je n’ai jamais pu l’entendre, cet air, sans un serrement de cœur. Il était pour moi, ce soir-là, l’aboutissant d’une longue, fatigue à travers le désert, avec l’envie maladive d’arriver n’importe où, d’en finir avec le soleil et le sable, le sable et le soleil. À mon souhait d’errante assoiffée tout à coup de repos parmi des visages français, il répondait, cet air, par toute la tristesse du monde, une tristesse de chez nous perdue dans l’infini d’un Sahara autrement lointain que tous les autres.

… Tellement lointain que les logis les plus effarants où j’avais eu déjà l’occasion de dormir n’étaient rien près du « Grand Hôtel Delsol » où nous étions descendus. Car, malgré son nom pompeux, ce grand hôtel ne comportait, en fait de chambres, que des huttes. J’en eus une pour moi seule, la meilleure. Son toit de palmes sèches était soutenu par le tronc de l’arbre à l’intérieur. Elle était percée d’une large ouverture qu’on ne pouvait fermer, et n’avait pas de fenêtre. Dans la pénombre s’apercevait un petit lit de fer. Un guéridon aussi de fer représentait la table de toilette. Pour tout plancher, le sable.

Je dormis là-dedans mon long éreintement sans jamais me réveiller, bien que fût inquiétante cette ouverture béante sur la nuit. Mais je savais mon mari dans la hutte mitoyenne.

Le lendemain matin, la chaleur étant déjà grande, je décidai de prendre un tub froid dans la pauvre cuvette qu’on m’avait donnée. Alors que j’étais entièrement dévêtue, je vis avec épouvante entrer, et le plus tranquillement du monde, un jeune Arabe apportant de l’eau chaude. Avant le temps d’un bond pour me cacher, il avait posé son broc sans me voir, et s’en était allé comme il était venu.

Ce fut de cet hôtel étonnant que nous sortîmes le troisième soir pour aller dîner chez le colonel. Je transcris ici ce bref souvenir tel que je l’ai raconté dans mon livre Le Cheval.

« Nous fûmes invités à dîner, mon mari et moi, par la division de Colomb-Béchar. Je n’avais dans mon bagage aucun vêtement féminin, sauf, heureusement, un long manteau à traîne qui me servait au besoin de couverture de voyage. Je le passai par-dessus mes culottes, mes bottes et mes éperons, ôtai mon chapeau, mis à mon oreille une miraculeuse rose de Bengale découverte dans un des jardins de ce Sud desséché. Ainsi féminisée je figurai, parmi ce dîner d’hommes, une sorte de Bradamante ; et je n’oublierai certes pas la saveur d’un tel rôle. »

À ce dîner j’appris de l’un de ces messieurs qu’il possédait une villégiature à deux pas du bureau arabe, maison particulière avec jardin. « Venez m’y voir demain, le docteur et vous. Je vous ferai les honneurs. »

Un sourire l’illumina. « J’ai une tonnelle, vous savez ! »

Plusieurs fois pendant le dîner il me reparla de cette tonnelle. Je finissais par être bien curieuse de la voir. Une tonnelle aux extrêmes du désert ?

Cette tonnelle !

Au bout de quelques mètres de sable où poussaient trois ou quatre palmiers étiques (son jardin), le jeune officier s’était fait fabriquer, toujours avec des palmes sèches, une espèce de kiosque désolant qui donnait sur de la poussière brûlée de soleil, amorce d’un chemin dirigé vers nulle part. Il me fit asseoir sur le banc de bois d’où l’on ne voyait rien, puisqu’il n’y avait rien à voir et m’expliqua, très animé, ne se doutant pas de son propre drame :

— Vous comprenez ! Quand je suis sous ma tonnelle, je me figure qu’elle donne sûr une route de France et que, sur cette route, je verrai peut-être passer quelque chose…

Leur grande distraction, c’était le nègre simiesque qui ne pouvait pas s’empêcher, avec la simultanéité d’une ombre portée, d’imiter tous les gestes qu’on faisait devant lui. Une séance eut lieu, donnée en mon honneur. L’officier mettait son bras sur sa tête, le nègre en même temps que lui — et ainsi de suite. Et sans un rire de part et d’autre.

Je dois avouer que c’était plus impressionnant qu’amusant.

Une autre distraction. Celle qui se renouvelait tous les jours à midi juste : le mirage.

Au large du Sahara, plus lointain que celui de la mer, surgissait lentement une immense forêt. On commençait à peine à s’émerveiller qu’un lac apparu soudain la reflétait tout entière. Pas pour longtemps, car séparée tout à coup en trois sombres tronçons, la forêt disparaissait, ne laissant à sa place qu’une lagune miroitante où, parfois, au premier plan, se reflétait à l’envers un Arabe monté sur son chameau. Quand, l’instant passé, l’illusion cessait, on découvrait que l’Arabe et le chameau si bien réfléchis dans l’eau qui n’existait pas ne s’étaient pas évanouis, eux, parce qu’ils étaient véritables.

Je ne quitterai pas Colomb-Béchar sans mentionner sa jolie petite oasis ni sans parler du déjeuner auquel nous invita tous un chef musulman des environs.

À ce déjeuner se trouvait Lyautey venu nous rejoindre. Notre hôte, beau comme un roi mage, seul Arabe du festin, présidait, sans doute assez étonné, mais sans rien en montrer, du flot de paroles qui l’environnait.

Au bout d’un moment, en effet, et le rayonnement de Lyautey se faisant sentir, une vive discussion littéraire s’était élevée.

Le docteur J. C. Mardrus profite d’une minute d’accalmie et s’adresse au musulman dans son plus bel arabe.

— Ya Sidi, nous parlons tous en français devant toi qui nous reçois si magnifiquement et qui ne peux nous comprendre. Nous voulons t’en demander pardon.

Il traduit rapidement ce qu’il vient de dire.

— En effet, s’amuse Lyautey, qu’est-ce qu’il pourrait comprendre à une discussion sur Voltaire et Anatole France ?

Mais voici l’élégance arabe.

— Quoi que vous disiez, répond le musulman, je suis avec vous de cœur dans la conversation.

Une fois cette réponse transmise :

— Ça, dit Lyautey, c’est nous mettre définitivement à l’aise. Et avec quel chic, hein ?

Je ne devais plus revoir le général, devenu maréchal, que vingt-trois ou vingt-quatre ans plus tard, à Paris, au déjeuner de clôture de sa fameuse Exposition Coloniale, cette autre réussite de son génie organisateur.

Oran, Mers-El-Kébir

Étant repassés par Aïn-Sefra pour y reprendre nos bagages, ce fut dans quelques-uns de ces trains dont j’ai parlé que nous gagnâmes Tlemcen. Avant de nous embarquer pour la France par Alger, nous voulions achever notre tour d’Oranie.

Je salue, au passage de mes souvenirs, la belle mosquée de Tlemcen, soignée comme une précieuse perle, et, dans son ombre fleurie, le vieil Arabe au sourire si bon, qui, nous montrant la tourterelle dont la cage était accrochée au mur, et qui roucoulait, nous fit remarquer combien dévotes sont les tourterelles, puisqu’elles passent leur temps à répéter le nom d’Allah.

Oran et son atmosphère espagnole est resté moins distinct dans ma mémoire que Mers-el-Kébir, ce petit coin devenu, de nos jours, si tragiquement célèbre. Au bord d’une Méditerranée de saphir, j’y ai surtout retenu, flammée par tant d’années de soleil, la vieille forteresse espagnole qui se dressait là, décor de théâtre, donnant à lire aux générations son orgueilleuse devise : Inexpugnabilis, alors qu’elle avait été-prise et reprise par tous les peuples — dont la France à laquelle elle appartenait désormais.

III

Ellipse

Je passe délibérément sous silence le petit tour à Tunis qui suivit de près notre randonnée au Sud-Oranais, car ce tour n’avait d’autre but que la représentation de ma pièce, La Prêtresse de Tanit, au théâtre antique de Carthage.

Rien à voir avec l’Islam.

Mais puisqu’avant de rentrer à Paris nous pèlerinâmes jusqu’à Kairouan, je salue, du fond du passé, l’image inverse de cette ville desséchée se reflétant dans les eaux d’un lac imaginaire, — mirage.

Et surtout la mosquée, cela va de soi.

IV

Troisième Islam

La Turquie

Constantinople

L’année 1909, en mai, je fus heureuse d’être choisie par Le Journal pour aller à Constantinople. (Aucune mention d’Istambul à cette époque.)

C’était au lendemain même de la révolution qui déposa le sultan Abdul-Hamid. Le souffle de liberté qui venait d’aérer la Turquie était-il parvenu jusqu’au seuil calfeutré des harems ? Telle se présentait la question que je me proposais d’étudier.

Le hasard fait bien les choses, quelquefois. Cette incursion chez les femmes établissait à point le contraste le plus formel avec mon voyage du Sud-Oranais, où, pas un instant, je n’avais cessé d’être en compagnie exclusivement masculine.

Mon mari m’accompagnait. L’Orient sans lui n’aurait plus été qu’une façade pour touristes. Du reste il avait de son côté des projets, futures écritures.

La main dans la main, mais chacun sa mission.


Après l’Orient-Express qui nous dépose en route d’abord à Vienne puis à Buda-Pest où notre séjour se prolonge quelque peu, passant par Bucarest nous nous embarquons enfin à Constanza sur la Mer Noire. Un beau bateau roumain nous mènera jusqu’au Bosphore, jusqu’à Constantinople.

Mer Noire… Bosphore… Constantinople… À l’âge de la géographie et du nez sur l’atlas, ces noms-là me fascinaient. Étais-je tout à fait sûre aujourd’hui que, dans un certain nombre d’heures, ils allaient cesser pour moi d’être une longue rêverie d’enfant ?

J’en fus encore moins sûre quand nous apparut la Corne d’Or qui sépare en deux Constantinople, Péra sur une rive et Stamboul sur l’autre, l’Europe d’un côté, de l’autre l’Asie.

Que devenir à l’aspect inattendu de tant de minces minarets, élancés, dans leur pâleur de cierges, au-dessus de la capitale turque ? Sublimée ainsi par la foi, la troublante ville monte et descend, silhouettes agglutinées, quartiers qui se chevauchent jusque dans l’eau, jusque dans cette Corne d’Or grouillante d’images sans cesse disloquées par les remous de la navigation.

Tout regarder ! Tout visiter !

Sans attendre, engagés à pied sur le célèbre pont de Galata, nous nous sentîmes d’emblée au cœur même de la Turquie, cette Turquie d’alors où l’on croyait, à l’arrivée, débarquer dans la capitale des fées.

Le pont de Galata n’était pas autre chose qu’une suite de bateaux plats recouverts en toute simplicité de planches sur lesquelles circulaient à l’aise piétons et voitures, car sa largeur ne laissait rien à désirer.

Des deux côtés de ce vaste pont toujours tremblant évoluaient des barques retroussées, s’amarraient de grands trois-mâts que des flèches de soleil, papillottant du ciel à l’eau, transformaient en géants lustres de Venise, verrerie irréelle. Dans l’espace, à droite, flottait du rose, à gauche du bleu pâle. Et, sur les planches, toutes les races, tous les costumes.

Ce serait mentir que de dire qu’il n’y avait pas dans ce constant bal paré beaucoup trop de confections européennes surmontées du monotone tarbouche rouge, triste tenue de la bourgeoisie turque à ce moment. Mais enfin le tarbouche c’était encore l’Orient, et le reste des passants corrigeait assez bien ces laideurs, ne se fût-il agi que des énigmatiques musulmanes.

Les harems à pied, silhouettes noires, ne cachaient leur visage que sous de longues voilettes presque transparentes. Les harems en voiture montraient, dans de beaux équipages, ce voilage idéal, ravissant, qui fut si longtemps celui des Turques de grande maison.

Relique fanée, je possède encore, donné jadis par des amies orientales, l’un de ces petits chapeaux de roses. Il est entièrement enveloppé de mousseline blanche qui se chiffonne sur les roses et sur leur fond à peine bleu. Cette mousseline se prolonge ensuite jusqu’à pouvoir intercepter dans ses plis vaporeux la bouche et le bout du nez, suprême coquetterie dont tout l’avantage est pour les yeux, deux brûlantes pierreries parmi tant de mystérieuses blancheurs.

Dans cet éternel va-et-vient au-dessus de l’eau, l’élément homme, cependant, dominait. De turbans religieux islamiques en chignons orthodoxes grecs, de bonnets persans en couronnes dorées de Syrie, de pieds nus populaciers en bottes tatares de quatre couleurs, sur ce pont où Byzance n’était pas encore complètement éteinte, il fallait s’attendre à croiser de tout.

Enchantement de voir cette belle enluminure, d’en faire partie pour un instant !

Arrivés à l’extrémité du pont, juste comme des petites mendiantes en haillons se jetaient à genoux sur notre passage et baisaient nos souliers, nous restâmes immobilisés d’étonnement.

Un gibet provisoire s’élève. Cinq pendus sont accrochés là, leurs pieds tout près du sol.

Vêtus d’une grande blouse de calicot blanc ils portent leur jugement, belle calligraphie turque, placardé sur la poitrine. Aucune grimace. Pâleur et dignité. Celui du centre est un grand noir, déjà grisonnant, parfaitement glabre.

Et personne, ni les gens de l’hôtel ni le cocher du fiacre ne nous a prévenus que, ce matin, nous allions voir ça ! D’ailleurs nous deux seuls restons arrêtés à regarder. Pas un mouvement de foule. Indifférence partout. Voulue, peut-être mais admirablement jouée.

Quel service d’ordre à Paris, même ne s’agirait-il que d’un unique pendu !

… Ce fut un officier turc qui, nous devinant étrangers, prit sur lui de s’approcher et de nous donner des explications. Comme la plupart des Turcs de bonne classe, Il parlait admirablement le français.

— Vous savez que nous avons eu tout dernièrement un essai de contre-révolution. Ces cinq-là viennent de subir leur châtiment. Le nègre, c’est l’eunuque noir du Sultan. Si vous voulez les voir, il y a dix autres pendus dans la ville, cinq place Sainte-Sophie et cinq place Bayazid. Je puis vous accompagner si vous le désirez.

Dans sa belle tenue militaire au bonnet d’astrakan, il était clair de teint comme le sont presque toujours les Turcs, avec d’extraordinaires petits yeux d’un bleu entier, et qui fulguraient.

Des dix nouveaux suppliciés qu’il nous présenta, l’un me frappa plus que tout le reste. Seul de son espèce, il n’avait pas été revêtu de la blouse de calicot. Sa redingote restait correcte. Son tarbouche, même pas de travers, laissait à découvert ses cheveux noirs, festonnés sur le front à l’aide de quelque pommade. La moustache retroussée, une bague au doigt, calamistré, prétentieux, tout jeune, à peine si ses yeux clos lui donnaient l’air d’un cadavre. Ses quatre camarades de potence étaient bien piteux à côté de lui.

— Celui-là, dit l’officier, ah ! je regrette qu’il soit mort !

Je tournai la tête vers lui pour plaindre d’un mot son chagrin. Ses yeux trop bleus, à ce moment, lancèrent un inoubliable éclair.

— Je regrette qu’il soit mort, acheva-t-il, parce que je voudrais encore pouvoir le tuer !

À ce moment un petit groupe d’hommes parut, apportant cinq cercueils sans couvercle sur des civières. Avant de les laisser faire leur office, nous eûmes le temps de voir ceci : à l’approche des cercueils, et parce qu’un peu de vent passait, le pendu pommadé tourna positivement le dos, alors que les autres ne bougeaient pas.


Quinze pendus pour débuter, un tel accueil ne nous empêcha pas de commencer à fiévreusement détailler Constantinople. La capitale des fées, à la voir de plus près, se révélait fort crasseuse et parfois sordide, du moins à Péra, car Stamboul, au contraire, tranchait par sa propreté — Stamboul, quartier exclusivement turc.

Le cliché des Roumis nous fut répété quantité de fois : « Quand on arrive à Constantinople, il vaudrait mieux ne pas débarquer. »

Leur second cliché : « Ce sont les chiens de rue, ici, qui font le service de la voirie. »

Ces chiens de rue, pendant nos pèlerinages à Sainte-Sophie, au vieux Sérail et partout, impossible de ne pas se rencontrer sans cesse avec leurs bandes mal peignées, sloughis hirsutes, ils se rassemblaient à tel angle des maisons pour y rester souvent immobiles, avec la morne indifférence de chiens qui n’appartiennent à personne. Beaucoup avaient soit les oreilles déchirées, soit l’œil crevé, soit une patte cassée et raccommodée d’elle-même. Pierres jetées ? Rixes pour un os ? Des chiennes aux mamelles pendantes étaient suitées de leur portée entière, six à douze chiots acharnés à les téter même en marchant.

Ce grouillement, à chaque pas, de pauvres bêtes jaunâtres, faisait assez mal à voir. Bien des fois je leur parlais, leur caressais la tête. Aussitôt s’opérait la transfiguration. Le sourire canin, fait surtout d’un mouvement des oreilles, apparaissait. La queue remuait, les yeux devenaient tendres. Certains se mettaient à nous suivre mais s’arrêtaient mystérieusement à un point donné, sans possibilité de les entraîner plus loin.

Ce fut M. Huguenin, directeur des chemins de fer d’Anatolie, rencontré chez nos amis Régis Delbeuf, fondateur d’un grand journal français et sa femme, — ce fut M. Huguenin qui me documenta. Depuis des années qu’il les observait, il avait mené fort loin son étude des chiens de rues.

Si ces chiens s’arrêtaient ainsi brusquement à certains carrefours, c’est qu’ils venaient d’atteindre le bord d’une limite défendue. Car, organisés on véritables tribus, ils ne transgressaient jamais leurs propres lois. Chacun chez soi. Celui qui, par malheur, eût voulu, seulement d’une patte, franchir la frontière convenue, eût été dévoré séance tenante par tous les crocs de la tribu lésée.

Bien plus curieux encore leur système de batailles. Car il y avait de temps en temps bataille entre les tribus. À l’imitation des Horaces et des Curiaces mais se bornant à un unique champion, ils préparaient longuement le combat projeté. Pendant des semaines celui qu’on destinait à se battre pour tous voyait ses camarades l’entourer de prévenances, c’est-à-dire le laisser manger sans contestations les meilleurs morceaux trouvés dans les ordures ou jetés intentionnellement par les boucherie du quartier. Quand le guerrier choisi s’était bien engraissé (la tribu d’en face ayant agi de même), la bataille avait enfin lieu, regardée de loin par le reste des deux meutes. Et, bien avérée la supériorité du champion le plus fort, le vaincu se couchait par terre de lui-même, immobile, et tous les chiens de la tribu victorieuse venaient sur lui lever la patte, seul cas où fut admis ce raffinement de civilisés, puisque les chiens de rue, tout comme les loups, ne levaient jamais la patte en temps ordinaire, l’instant venu de soulager leur vessie.

M. Huguenin me dit aussi que bien des Roumis, apitoyés, avaient voulu prendre chez eux, soigner, aimer quelqu’un de ces chiens errants. L’enfant adoptif était chaque fois, et farouchement, retourné vers la misère collective. Personne n’avait jamais pu réussir aucun apprivoisement.

Du côté turc il était répété depuis des âges que le jour où, pour des raisons imprévisibles, on verrait les chiens de rue disparaître des villes, le règne des sultans disparaîtrait avec eux, — ce qui, chose étrange, ne manqua pas d’arriver. Car, pendant que la République, en 1923, était proclamée dans tout l’empire ottoman, les malheureux chiens, eux, reniés par l’esprit nouveau de la nation turque, mouraient et d’inanition et de la rage, tout en s’entre-dévorant, dans cette île sans habitants où leurs hordes avaient été transférées. Et, chaque foi qu’en vue passait un bateau quelconque, les misérables animaux, ne pouvant comprendre l’atroce cruauté des humains, hurlaient en masse vers le bateau, justement parce qu’il contenait ces mêmes humains qu’ils croyaient, dans leur foi naïve, pouvoir appeler à leur secours.


Une de nos chances fut, ce jour-là, sous la Porte des Eunuques Blancs, de les y trouver précisément tous, réunis en ce lieu nous ne sûmes pas pourquoi.

J’en avais déjà vu de noirs, habillés genre chic anglais, marchant dans la rue devant des grandes dames par hasard à pied. Figures lisses et sans un poil, la lippe dédaigneuse de leur mauve lèvre inférieure, particulièrement avancée, dénonçait une considérable vanité. Très fiers de leur emploi de surveillants, ces « moitiés d’hommes », pour m’exprimer comme l’un d’eux, marchaient le bâton à la main et regardaient au passage les musulmans craintifs avec l’air de n’attendre qu’un signe pour frapper.

Ils étaient redoutés, et plus encore au harem que dans rue. Éternels espions du féminin dont ils avaient la garde, tatillons comme des vieilles filles et jaloux comme des mâles, toujours prêts à répéter à qui de droit ou même interpréter les secrets surpris, ils étaient à la fois le passe-temps et la terreur de ces dames, qui jouaient avec eux comme on joue avec son chien, tout en leur faisant mille cachotteries. Très coquets, ils les enviaient à la manière de rivales, et convoitaient leurs bijoux et parfums. Bref, ils régnaient, dans le high-life turc, en personnages d’importance ; et tout le monde le savait bien.

Sans doute les blancs offraient-ils les mêmes singularités. Mais, quant à l’extérieur, rien qui rappelât la morgue des noirs. Pendant que nous nous attardions à ceux que nous venions de découvrir sous cette haute porte de pierre, je ne pouvais me lasser d’étudier leurs visages. Ce n’était pas pour la finesse de leur teint de femme mais pour l’expression indéfinissable de leur regard, une sorte de peur mêlée à ce grand regret d’exilés. Il me semblait que les archanges devaient avoir des yeux comme ceux-là.

Lors d’une de mes visites aux harems, l’occasion me fut donnée d’échanger quelques mots avec un eunuque. Celui-là, tout jeune encore, était un nègre né en Égypte. Mon arabe, qui se perfectionnait, me permit, ayant appris son origine, de répondre à son salut dans son propre dialecte, celui même que parle mon mari, le plus élégant de tous.

Ravi d’entendre le son de l’Égypte, il continua la conversation. Au bout d’un moment, faite d’une voix plus haute que nature, voici sa réflexion. C’est un de ses mots que, tout à l’heure, j’ai retenu. « Nous autres, dit-il, nous ne sommes que des moitiés d’hommes, bons pour faire les commissions, et c’est tout. »

Mais les dames auxquelles il appartenait vinrent l’interrompre. Je les vis avec surprise le saisir à plusieurs, le jeter sur un divan et l’y chatouiller plus que familièrement avec des rires auxquels, les jambes en l’air, il répondait aussi par des rires, — rires tellement aigus que pas un gosier de petite fille n’en saurait produire de pareils.

Ce fut une minute bizarre à laquelle je devais repenser plus d’une fois.


Avant de me mettre en route pour ces harems auxquels était consacré mon voyage, j’eus encore le temps, soucieuse de tâter d’abord l’atmosphère toute nouvelle du pays, d’assister à l’une des séances de la Chambre des Députés ottomane.

Nous avions fait déjà la connaissance de plusieurs de ceux qu’on appelait alors les Jeunes-Turcs. Tout frémissants encore de leur révolution et aussi de la contre-révolution qui venait d’être étouffée dans l’œuf, ils nous racontaient leurs péripéties. Deux d’entre eux, Djavid et Djaïd, avaient gardé les chapeaux melons, devenus historiques, grâce auxquels, menacés d’assassinat, ils avaient pu s’échapper sans être reconnus.

Avoir troqué le tarbouche islamique contre un couvre-chef chrétien, c’était, pour ces musulmans, le comble de l’inouï. S’ils avaient pu prévoir les futures casquettes cyclistes ordonnées par Kémal-pacha !

Nous discutions longuement avec eux. Ardente à défendre ce que je ne savais pourtant pas devoir disparaître si vite, je plaidais en faveur des vieux usages de l’Orient, épouvantée de constater les tendances ultra-occidentales de ces deux jeunes gens.

Le Président du Conseil, Ahmed Riza, beau masque pâle aux yeux bleus sous des cheveux argentés, se mêlait à ces polémiques. Sa fille Selma, haute intelligence, poussait loin, on le savait, ses espoirs de rénovation. En mot c’était la très proche République qui, déjà, s’annonçait pour la vieille Turquie si longtemps endormie dans ses traditions et son charme.

À la Chambre des Députés où nous invitaient Djavid et Djaïd, la question se posa tout à coup. La présence d’une femme n’était pas prévue au sein de l’assemblée.

Il me semble voir encore la figure perplexe d’Ahmed Riza. Nous étions dans son cabinet de travail, petite pièce attenante à la salle des délibérations. Il venait, avec un enfantillage de néophyte, de me montrer une liasse de papiers : « Regardez tout ce que j’ai à signer ! »

— C’est bien simple, dit-il, nous allons ouvrir la séance sur la question de savoir si, oui ou non, Madame, vous pouvez assister à la réunion.

Après le oui voté par toutes les voix, je pus pénétrer avec mon mari parmi les députés installés d’avance à leurs bancs.

Que de redingues et de tarbouches ! Mais deux envoyés de Syrie, en manteaux de soie rouge brodée d’or, couronnés de cordes d’or, le long voile de tête à raies enveloppant leurs traits de grande race, éclataient de couleur et de faste au milieu de la pauvreté tout européenne des autres habillements ; deux monarques archaïques, le vivant reproche du passé face aux irréparables reniements de la Turquie moderne.

N’entendant pas le turc, nous dûmes assister sans rien y comprendre à la séance, mais les éclats de voix et les gestes n’en étaient pas moins intéressants à enregistrer.

On nous avait appris qu’à cette époque de l’année les harems de qualité n’étaient déjà plus à Constantinople mais aux environs, dans leurs belles maisons et leurs beaux jardins baignés par le détroit.

M.  Huguenin mit à ma disposition son petit yacht. Je me vis par un clair matin embarquée, et complètement seule avec l’équipage. Mes visites étaient partout attendues. Toutes les dames que j’allais voir parlaient le français comme moi. C’est dire qu’elles représentaient le plus raffiné de la société féminine turque.

Le long du parcours marin qui laissait le yacht frôler constamment les côtes, je pus, dès mon premier circuit, apercevoir à courte distance quelques-uns de ces jardins trempés dans le Bosphore. Parfois le harem y prenait le frais, tout un rang de miniatures persanes sous des branches en fleurs.

Pas de voiles de visage. Je savais déjà qu’à la campagne il n’était pas obligatoire d’en porter, savais que seul le voile de tête, qui cache jalousement les cheveux, était exigé. Cela parce que le Prophète Mohammad, jadis, s’était senti tenté par la chevelure de zeïnab, épouse légitime d’un de ses compagnons. Comprenant ce que les belles boucles d’une femme peuvent susciter de désir dans le cœur du plus sage des hommes, il s’était empressé d’établir l’inflexible loi, la seule qui soit véritablement coranique : pas un cheveu visible autour du visage féminin.

Les légères couleurs dont s’enveloppaient étroitement, religieusement, les têtes de mes miniatures, c’était autant de grandes corolles nuancées de rose, de jaune, de bleu, de mauve, alignées là pour répondre aux fleurs en suspens des arbres de mai, aux petits bouquets que le printemps avait disposés çà et là sur les gazons.

Mon premier harem m’invitait à déjeuner puis à passer l’après-midi dans la maison et le jardin en sa compagnie. Il était composé d’une mère, de ses deux filles, de deux ou trois parentes et de la petite foule des servantes qui gravitaient autour de ces hanoums.

Sitôt le yacht atterri, l’eunuque qui m’attendait sur rive me conduisit vers la maison. Quand il fut à portée, par trois fois il frappa dans ses mains. C’est pour avertir qu’une visite est là.

Ces trois claquements de mains tant de fois entendus en Turquie et en Égypte, leur rythme particulier m’est resté dans l’oreille. Parfois je les écoute encore en rêve, Ils font ressurgir avec l’impériosité d’un parfum certaines heures orientales dont mon souvenir n’a jamais pu ni voulu se délivrer.

Aux premiers pas dans cette maison je fus environnée de servantes, des jeunes et des vieilles, habillées encore selon le passé, lesquelles, l’une après l’autre, commencèrent par baiser le bas de ma robe. Mon chapeau, mon manteau, mon écharpe disparurent en une seconde. Je vis avec quel soin rapide toutes les mains enveloppaient puis épinglaient ces effets dans un grand linge brodé, les rangeaient dans une armoire du vestibule. Et je fis mon entrée dans le salon.

Je ne m’étais pas attendue à des turqueries, bien sûr. Mais, ce salon, c’était tout bonnement celui qu’on eût trouvé chez nous dans n’importe quel milieu de quelque élégance.

La mère et les deux filles, en même temps que les parentes, tout en s’avançant à ma rencontre, me saluèrent ce gracieux geste de la main droite qui, pendant que le buste s’incline, descend vers la terre, se pose sur le cœur, puis sur les lèvres, puis s’arrête un instant sur le front. Elles étaient toutes en toilettes de bon goût, je dirai parisiennes. Parisienne aussi leur conversation vive, avertie. Elles venaient de lire le roman le plus nouveau, l’article à sensation, étaient au courant du mouvement théâtral, de la mode, de la vogue. Nos revues et magazines encombraient cette table. Pages ouvertes, je pouvais voir, sur le pupitre du piano, l’Arabesque de Claude Debussy.

Qu’il était loin le temps où Sarah Bernhardt (elle-même me l’avait raconté), récitant la mort de Phèdre pour le harem d’Abdul-Hamid, avait vu, stupéfaite, les femmes se pâmer ouvertement de rire en la regardant et l’écoutant !

Je n’étais pas en Turquie, j’étais chez nous.

… Sauf l’entrée des servantes l’une derrière l’autre, et qui venaient s’asseoir sur des tabourets bas disposés pour elles au centre du demi-cercle de fauteuils où nous avions pris place. Car, tout en conservant les distances voulues, elles avaient droit à la conversation du salon, charmante coutume de l’Orient à la fois égalitaire et hiérarchique.

Ne connaissant pas autre chose que le turc, elles ne pouvaient, ce matin, que regarder de tous leurs yeux souriants l’étrangère qui leur arrivait de si loin. Une de ces dames leur adressa la parole, sans doute pour les mettre en quelques mots au courant de ce qui se disait en français. Et je fus une fois de plus subjuguée par cette langue turque, un gazouillis d’oiseaux quand ce sont les femmes qui la parlent.

Après le déjeuner seulement (salle à manger, service et repas tranquillement européens), je commençai le questionnaire pour lequel je venais de Paris jusqu’en Turquie.

Depuis mon arrivée à Constantinople il m’avait été raconté dans les milieux chrétiens que celles de ces dames dont les maris toléraient de les voir les accompagner à l’étranger trépignaient d’impatience sur le paquebot, en attente fébrile de l’instant où seraient franchies les eaux turques. Car elles avaient toutes dans leur cabine le chapeau dernier chic qu’elles allaient se mettre sur la tête à la place du voile austère qui leur cachait les cheveux, en même temps que disparaîtrait le voile de visage.

Plaisir de petites filles qui se déguisent ? Simple coquetterie féminine ? Ou si, plus gravement, ce chapeau représentait le symbole d’un affranchissement complet souhaité secrètement par elles ?

— C’est si amusant !… répondirent-elles à mon interrogation. Et puis ça change un peu de ce qu’on porte tous les jours. Mais, chez nous, nous ne voudrions pas de ça. Nous sommes musulmanes avant tout.

Il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de pénétrer la pensée orientale. Les seules revendications avouées de mes interlocutrices, et formulées seulement par les jeunes filles :

— Ce que nous voudrions, dit l’une, c’est pouvoir aller au théâtre — dans des baignoires grillagées, bien entendu.

— Ce que nous voudrions surtout, dit l’autre (une paire de beaux yeux bleus sous une noire coiffure à la mode), c’est pouvoir sortir ouvertement avec nos maris. Quand nous sortons seules, il y a l’eunuque, c’est bon ! Mais quand nous avons envie d’être à pied dans les rues avec notre pacha… Vous savez sans doute comment ça se passe ? La femme marche devant et le mari à vingt pas derrière, avec l’air de ne pas la connaître du tout. Ça doit être si gentil, pourtant, de marcher à deux en bavardant !

Sa sœur et toutes les autres se mirent à rire. C’est alors que j’appris ce que je n’aurais jamais su sans elles.

Il y a partout, même en Islam, des femmes qui ne sont pas fidèles. Or n’être pas fidèle, pour une musulmane, c’est risquer la mort, une mort qui peut être terrible, en outre. Mais, sous toutes les latitudes, l’astuce féminine sait s’arranger de la tyrannie mâle.

— Alors, voilà ! Le mari suit sa femme, toujours à vingt pas. Elle l’entraîne dans un quartier encombré. À un moment, dans un remous de passants, elle file, et c’est une amie complice, choisie de la même taille qu’elle, qui la remplace et que le mari suit. Avec le tcharchaff et le voile sur la figure, allez-y reconnaître quelque chose ! L’amie, après toutes sortes de détours, entre chez la couturière grecque. Le mari, lui, n’a pas le droit d’entrer. Il attendra là tout le temps qu’il faudra, sans se douter que sa femme y est depuis longtemps, chez la couturière grecque ! Et, derrière le magasin, il y a des chambres.

Parce qu’on n’est jamais trahi que par les siens, j’appris encore…

— Il y a une grande promenade sur la mer de Marmara : ça s’appelle Fanaraki. Les cavaliers y vont cavalcader le matin. Les dames, elles, sont dans leurs voitures. Des petites mendiantes circulent des uns aux autres. Une dame, en lui faisant l’aumône, glisse dans la main de la petite un papier tellement plié et replié qu’on ne peut pas le voir. Un seul coup d’œil du côté de ce cavalier. La gamine a compris. Et voilà le rendez-vous donné.

— Toujours chez la couturière grecque !… acheva le chœur des médisantes.


En rentrant le soir dans mon petit yacht, je me sentais singulièrement enrichie au point de vue documentaire.


À la chasse aux harems sur ce cher petit yacht, je connus des Leïlah, des Farida, des Belkis, des Kérimé. Quelques-unes accueillaient mes questions par des soupirs éloquents mais sans paroles ; beaucoup plaignaient, avec sincérité, je crois, la condition des chrétiennes qui promènent aux yeux de tous leurs hommes des visages découverts. « Ça nous est égal hors de la Turquie. Les passants ne sont pas des musulmans, n’est-ce pas ? » (Quel mépris pour les chiens d’infidèles !) Les plus âgées, ayant connu des vicissitudes conjugales déjà presque disparues des mœurs islamiques, exprimaient le vœu, se souvenant de leur jeune temps jaloux, que la polygamie disparût de leur pays. Mais nulle part le vrai cri de révolte en accord avec les événements politiques dont allait sortir, pour finir, la Turquie d’Ataturk. Ces femmes étaient loin de penser que, bien avant le milieu du siècle, elles circuleraient partout en chapeau roumi, voteraient, organiseraient des conférences et des congrès, dirigeraient des revues féministes, pendant que les croyants de leur race seraient condamnés à la casquette à visière qui défend nécessairement les prosternations rituelles et que, du haut des minarets, l’appel à la prière serait fait par un consternant muezzin en chapeau haut-de-forme.

(Sans parler de la calligraphie arabe remplacée, dans l’écriture turque, par les caractères latins).

En attendant ce grand chambard, si j’ose dire, pour lequel, en 1909, elles étaient si peu prêtes, le train de la vie féminine orientale continuait pour elles comme pour leurs aïeules, nonobstant robes parisiennes, romans à la page et musique de Debussy. Les enfants à élever, l’intérieur à diriger, la toilette à soigner pour éclipser les autres coquettes (à défaut d’yeux masculins à séduire) ; les potins entre harems, les petits cancans des eunuques, les loisirs sans objet, les repos sans fatigues — et leur longue habitude de l’ennui — formaient la trame de leur destin sans que jamais leur nonchalant désir d’autre chose allât plus loin que quelques soupirs.

Quant à celles des classes modestes ou du peuple, leur esprit, vierge de toute culture européenne, était bien loin d’envisager autre chose que l’Islam tel qu’elles le vivaient depuis des générations, et dans lequel elles respiraient bien.

Avec celles-là je ne pouvais pas parler. Je les regardais évoluer au passage dans les rues, et je n’avais droit à rien d’autre.


Je pus surprendre quelque chose de leurs coutumes, pourtant, un certain après-midi de hasard heureux.

Une fois de plus, dans la nuit immense de ses cyprès gigantesques et la sombre poussière accumulée par les siècles sous les pieds des vivants, nous étions allés admirer le cimetière de Scutari. C’est, avec celui d’Eyoub, une des beautés de Constantinople. Majestueuse y est la mort musulmane. Sans aucun de nos colifichets mortuaires, couvertes seulement de belles écritures, les stèles funèbres, presque toujours sans nom, s’y dressent, dans l’ombre, comme une légion de fantômes. On y voit survivre par delà le néant la domination masculine. Chaque stèle mâle porte un turban de pierre. La mort même, pour l’Islam, n’a-t-elle pas un sexe ? Les femmes ne sont pas admises dans le paradis coranique. Elles y seront remplacées par les houris, épouses surnaturelles, leurs suprêmes rivales.

Au milieu de cette foule décédée nous errions depuis près d’une heure, sans nous rendre compte que c’était le jour de la semaine où, seules, les femmes circulent parmi les sépultures. Nous fûmes intrigués, au tournant d’une allée, par un lointain petit groupe de voiles noirs autour d’une tombe. J’avançai seule. Je voulais être sûre de ce que je voyais.

Sur la pierre plate perpendiculaire à la stèle, servies par une vieille et surveillant leur lampe à alcool, c’était vrai : ces dames prenaient tranquillement le thé.

Sans comprendre j’écoutai leur babillage. Elles n’élevaient pas la voix, leurs gestes restaient calmes. Ni tristes ni gaies, elles étaient naturelles, sans plus.

Quand je revins le trouver, non sans avoir, en guise de paroles, échangé maints sourires et gentils regards avec ce harem funéraire, mon mari m’expliqua ce que j’avais vu. La tombe était celle d’un être cher. Dans certains pays d’Islam, quand quelqu’un des leurs est mort, les musulmanes (les musulmans aussi, d’ailleurs), viennent, à des dates anniversaires, lui tenir compagnie. On continue à vivre avec la personne morte. On la met au courant des événements. On l’invite même, si l’on peut dire, à prendre le thé, comme semblaient le faire ces femmes tout à l’heure. (L’Égypte devait, deux ans plus tard, m’offrir un nouvel exemple de cette étrangeté.)

Usage adorable, en somme. N’est-ce pas beaucoup plus affectueux, plus tendre, que de déposer un pot de fleurs sur une pierre, murmurer une prière puis retourner à ses occupations ?

Nous venions, avec nos amis Delbeuf, de faire une promenade en Anatolie dans le train personnel de M.  Huguenin, salon, salle à manger et bureau meublés comme on meuble une maison et non un train, avec service en gants blancs, téléphone entre la locomotive et le salon, ce qui permettait à notre hôte de faire stopper son train chaque fois que je voulais cueillir des fleurs. Nous nous étions arrêtés au tombeau d’Annibal, partout où le paysage était tentant, et nous avions fait un retour fleuri de genêts en plein poitrail de la machine — tout autre parcours, en vérité, que celui de la drésine dans le désert oranais !

Sitôt rentrés à Constantinople, nos ferventes pérégrinations recommencèrent. Nous n’avions pas encore eu le temps de voguer sur les Eaux-Douces d’Asie, une promenade chère aux Turcs, et pour laquelle on s’installait dans le tout petit bateau doré qui s’appelle caïque.

C’est aux Eaux-Douces d’Asie que, pour moi, jour par jour, heure par heure, commença de se développer mon plus grand souvenir de la Turquie.

J’y étais venue pour étudier la mentalité des musulmanes ; je l’avais étudiée, continuerais à l’étudier. Mais ce que, de ce pays, je rapportai de vraiment précieux fut une toute autre chose.

Isolés sur l’eau, nulle embarcation quelconque n’étant en vue, notre nautonier nous mène, rames accélérées, vers cette verdure au loin qui paraît être le but final de la lente promenade.

Y a-t-il mis un peu trop d’ardeur ? La proue de notre esquif vient donner sans précaution dans un autre caïque arrêté là, si bien enseveli sous les branches et parmi les herbes, il est vrai, qu’il était tout à l’heure impossible de l’apercevoir.

Un personnage allongé, tout seul dans son petit bateau de rêve, se redresse au choc, et regarde. Il est vêtu d’une robe vieux rose, d’un étroit manteau noir, et coiffé d’une haute tiare de feutre fauve. Il est jeune encore. Son visage émacié, fort pâle, s’entoure d’une barbe de saint François d’Assise. Ses yeux tachés d’or ont l’air de voir au delà de la vie.

Désolés de ce qui vient d’arriver, nous nous excusons à tout hasard en français. Et c’est en français qu’il nous répond, d’une voix très douce, avec un accent d’étranger agréable à l’oreille.

— Mais, donc, ne vous excusez pas. Il n’est aucun mal pour moi.

— Pourtant nous vous avons dérangé ; réveillé, peut-être !

— Oh ! non ! J’écrivais seulement des vers persans.

Il songe un instant, et :

— Je viens souvent ici. Je joue du luth, quelquefois, et les rossignols se posent sur le bord du caïque et font le concours de musique avec moi.

Puis il nous sourit.

— Vous êtes des Français, je pense ?

Nous lui expliquons qui nous sommes. Il nous dit, lui toujours de sa douce voix calme, qu’il est Salaheddîne Dédé, derviche-mewléwi ; qu’il faudra venir voir la cérémonie, demain, à son tekkié de Péra ; que cela nous intéressera, surtout le docteur qui connaît si bien l’Islam ; que la révolution est une bonne chose en somme, car le voilà libre, maintenant, de nous visiter dans notre hôtel. C’est la grande amitié spontanée — orientale — qui se manifeste sans attendre. Pourquoi donc attendre ? N’a-t-il pas su d’instinct, avant même les biographies échangées, rien qu’en nous regardant, que nous aimerions l’entendre s’exprimer dans son vrai langage ?

Il murmure en nous enveloppant un instant tous deux de ses yeux magnétisés :

— Nos âmes se parlent…

Un silence. Salaheddîne rêve. Presque bas sa voix si douce reprend tout à coup :

— Mais, mes amis, les fleurs ont des âmes aussi ! Ou, du moins, comme chez les enfants d’Adam, il y a qui ont et d’autres qui n’ont pas. Moi, j’ai joué du luth devant la rose, devant l’œillet et devant l’héliotrope. La rose et l’œillet ont dansé, parce qu’ils ont une âme. Mais l’héliotrope n’a pas dansé, parce qu’il n’a pas d’âme.

Quel est le conte bleu qui nous attendait aux Eaux-Douces d’Asie ?

Ce derviche irréel, vêtu comme dans les légendes, écrivant ses vers entre la verdure et l’eau sous l’ombrelle d’une belle branche, ce poète qui parle si suavement et si naturellement sa poésie intérieure, c’est le songe qu’on fait à l’état de veille, suscité par le rythme des rames, par de fuyants reflets trop longtemps regardés.


Pendant que nous rentrions à Péra, J. C. Mardrus me dit ce qu’il savait des Mewléwi, bien que n’en ayant jamais rencontré sur sa route.

Leur centre principal est Kônia, l’ancien Iconium, en Turquie, leur fondateur le poète persan Djélaleddîne-Erroûmi dont les distiques sont restés célèbres en Islam. Bien qu’ils soient musulmans, beaucoup de contrées islamiques, trouvant leur mysticisme inquiétant, les tiennent en suspicion. Le mot Dédé qui s’ajoute à leur nom, c’est un titre équivalent à Dom pour nos Chartreux et nos Bénédictins. Le Tekkié, c’est la salle très spéciale dans laquelle ils dansent. Car ils ne sont pas autre chose que ces derviches tourneurs dont la fantaisie occidentale nous entretient assez souvent mais dont, comme de juste, elle ne sait absolument rien.

Le lendemain, au Tekkié de Péra, je pus, ainsi documentée, suivre avec plus d’intérêt la cérémonie.

Cette cérémonie, qui se passe une fois par semaine, est ouverte à tous ceux qui veulent y assister, quelle que soit leur religion. Le public se tient debout dans le pourtour dont s’environne le plancher rond où les derviches exécutent leur tournoiement. Dans une galerie, en haut, sont réunis les musiciens, orchestre d’instruments turcs qui ne joue qu’une musique inspirée par les distiques de Djélaleddine-Erroûmi.

Pour me donner une idée de ces distiques, J. C. Mardrus m’en avait traduit un. Demande et réponse :

Qu’as-tu compris à la voix du luth et de la flûte ?

Tu es mon tout, tu es ma suffisance, Amour !


Les rythmes de cette musique, variés à l’infini, ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Je pus en noter un ou deux que je frappais autrefois sur mon tar, ou tambour arabe.

Avec avidité j’attendais de voir notre nouvel ami sous ses aspects religieux. La cérémonie, enfin, commença.

Aux sons de leur orchestre haut placé, concert céleste, les derviches (parmi lesquels le nôtre confondu dans la foule des autres), d’abord prosternés en cercle et la tête couverte de leur manteau, se redressent lentement, dégagent peu à peu leur visage, puis se lèvent. Leurs bras, par gestes successifs, s’ouvrent solennellement, l’un dirigé vers le ciel, l’autre vers la terre ; et, les yeux révulsés par leur crise mystique, la tête renversée sur une épaule, ils se mettent à tourner, d’abord sans hâte puis de plus en plus vite, étroite giration sur soi-même dirigée en même temps, selon une vaste circonférence, autour de l’Animateur, le seul qui ne tourne pas et qui, debout au milieu de la danse, la dirige sans un geste, rien que par présence fluidique.

Vêtus de longues robes blanches aux multiples et profonds plis, à mesure que l’exaltation augmente la vitesse de leur mouvement, ils se trouvent entourés de cette robe (tous les plis s’étant ouverts), comme d’une immense fleur, un lis prodigieux dont ils forment le centre. Et pas un heurt, pas un frôlement entre ces robes, étalées sur l’air dans toute leur ampleur et séparées les unes des autres seulement par l’épaisseur d’un fil.

Et vous perpétuez, ô frères des étoiles,
Le mouvement qui plaît à Dieu.

Ces deux vers du poème écrit le soir en revenant du Tekkié devaient faire l’enchantement de Salaheddîne. Il disait qu’en une fois j’avais tout compris. Au cours des longues conversations que j’eus avec lui par la suite, je sus en effet que, pendant la cérémonie, chaque derviche dansant représentait une planète qui tourne sur elle-même tout en tournant autour du soleil. La rotation du système solaire, en un mot. Prière sidérale, gravitation universelle. Le geste des bras, j’en avais également, dans mon poème, deviné le sens. Il exprimait l’échange entre le ciel et la terre, la divinité s’unissant à l’être humain, l’être humain à la divinité.

Il est difficile à beaucoup de déchiffrer de si hauts symboles. Presque toujours les spectateurs regardaient sans comprendre. Un loustic parisien, un jour, allongea la main par-dessus la balustrade du pourtour pendant la prosternation, et se mit à chatouiller la tête de l’un des derviches. Comme je m’indignais d’une telle grossièreté : « Il ne faut pas leur en vouloir, me répondit Salaheddîne, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Cette parole évangélique, qui pouvait surprendre de la part d’un musulman, semblait toute naturelle sur ses lèvres ascétiques.

Je devais l’entendre eh dire de plus révélatrices.

Les premiers temps, outre qu’il était pour moi quelqu’un d’encore jamais vu, je ne saurais dire combien me charmait sa manière de traiter le français, grammaire inattendue des étrangers qui donne parfois aux moindres de nos phrases une saveur si nouvelle.

À J. C. Mardrus, lui parlant de moi : « Votre chère marie… » Évidemment ! Un mari, une marie.

Heureux d’un rendez-vous que nous lui avions demandé par écrit la veille : « Je vous remercie de m’avoir pensé. »

Projetant un voyage futur en Égypte : « J’ai une petite affaire avec la mère Khédive » — au lieu de la mère du Khédive.

Il me disait toujours que j’avais l’ait d’une turquoise, ce qui voulait dire une turque. Parfois il m’appelait « très haute et très honorée dame » et, l’instant d’après, en toute familiarité : « ma chère. »

D’ailleurs il parlait aussi l’arabe. Mais je préférais avec lui le français, n’eût-ce été que parce que mon arabe n’allait pas encore bien loin à cette époque.

La poésie revenait sans cesse dans ses propos, involontaire comme l’est, pour une fleur, son parfum. Elle s’exprimait parfois par quelques mots sans commencement ni fin, qu’il prononçait soudain en regardant ailleurs, perdu dans un monde secret. Il remuait doucement la tête de droite à gauche, et soupirait : « Quel dommage ! » On attendait la suite. Il ne disait plus rien. Ou bien, tout à coup : « Mais vous et moi, mes amis, nous sommes donc des perles ! » Et quelquefois, sans qu’il fût possible de deviner pourquoi, sans un geste, sans une contraction du visage, il pleurait, larmes qui descendaient le long de sa joue maigre sans qu’il eût jamais l’air de s’en apercevoir.

Ce fut à travers cette mystérieuse douceur qu’en sa compagnie, presque sans m’en douter, je me trouvai lentement initiée au soufisme qui, par delà l’Islam, rejoint la Grèce de Platon, plonge encore plus loin ses racines, et ne craint pas de se projeter parfois dans un vertigineux avenir où l’entité être humain tel que nous le connaissons serait déjà dépassée.

Jamais aucun discours. Ni démonstration ni prêche : des images, des paraboles. En l’écoutant, en le regardant, archaïque personnage aux robes précieuses, j’ai bien des fois eu l’impression, à Constantinople, de vivre des milliers d’années plus tôt, au temps des inspirés d’avant les dogmes.


N’ayant jamais pris de notes pendant mes voyages, ce n’est qu’ensevelie sous l’accumulation des années que je retrouve mes souvenirs d’Orient. Mais ils me sont si présents qu’aucun détail ne m’en échappe.

Surtout en ce qui concerne Salaheddîne, on sera tenté de croire que le temps, que l’habitude de romancer les réalités, que des tendances de poète me font ici retoucher pour la rendre plus belle cette page de ma vie à l’étranger. Mais j’affirme par serment que je n’arrange rien, que je m’efforce seulement de faire revivre dans toutes ses nuances l’ineffable poésie qui suivit pendant tant de jours notre merveilleuse rencontre aux Eaux-Douces d’Asie. La physionomie, le regard, la voix, les paroles de Salaheddîne Dédé sont restés dans ma mémoire d’une exactitude si vivante que c’est ce matin même qu’il m’a parlé.


— Nous ne devons pas condamner ceux qui pèchent contre l’esprit. Nous n’en avons pas le droit. Car, nous, nous pouvons monter et descendre, mais, eux, ils ne peuvent pas monter.

Cette indulgence qui ne manque ni de hauteur ni d’un certain dédain des êtres inférieurs, elle va devenir la tolérance universelle (que ne connaît aucune religion), avec cette autre image si saisissante dans sa simplicité :

— Dieu, c’est la lumière. Les religions, ce sont les verres de couleurs différentes qui passent devant cette même et unique lumière.

Et voici le panthéisme :

— Cette nuit j’ai rêvé que je voyais Dieu. Je me suis précipité, j’ai saisi sa robe à deux mains. « Maintenant que je vous ai trouvé, je ne vous quitterai plus ! » Je me suis réveillé, et c’était ma propre robe que je tenais dans mes mains.

Je ne répéterai pas tous les enseignements de Salaheddîne. Encore cette dernière parole. Elle me semble ouvrir devant nous des abîmes, ceux que l’humanité devrait franchir avant d’avoir atteint son accomplissement définitif :

— Nous ne savons pas s’il n’y aura pas d’autres Adams que celui de la Genèse…

Suprême théosophie, consolant au delà pour notre pauvre race ivre aujourd’hui d’angoisse et de méchanceté.

Le soufi raconte l’histoire, populaire dans tout l’Islam, de Magnoûm et de Leïlah, roman de brûlante passion dont l’héroïne était laide.

— Elle était laide pour tous les autres. Mais, pour Magnoûm, elle était belle, à cause de l’Amour.

Et voilà proféré le mot, expression même du soufisme et de ses buts voilés : l’Amour. C’est par là qu’il touche au christianisme comme à tant d’autres cultes. Mais ses voies en diffèrent totalement.

Dans le couvent des Mewléwi se présente un jeune homme tout enflammé du désir de devenir derviche. Une seule question lui est posée : « As-tu déjà, dans ta vie, aimé jusqu’à la folie ? » Réponse : « Non. » Alors : « Quel est ton métier, mon enfant ?» Le postulant dit qu’il est savetier, ou avocat, ou marchand, n’importe. « Eh bien, mon fils, retourne faire tes savates, ou plaider tes causes, ou vendre tes marchandises. Tu ne seras jamais un derviche. »

L’amour de la créature considéré comme le premier échelon qui mène à l’amour de la divinité, c’est bien la pallakas de Platon menant jusqu’à l’Ourania, la montée du moins au plus.

Ne sommes-nous pas très loin de l’Islam ? Un jour, le docteur Mardrus lut à notre ami quelques passages de sa traduction déjà commencée du Coran. Comme il abordait une terrible sourate où sont décrits les supplices de l’enfer musulman, le Dédé se mit à pleurer, et, repoussant du geste la vision suscitée : « Nous ne voulons pas ça ! » s’écria-t-il avec une véhémence qu’on n’attendait pas de lui.

S’il vit toujours, que devient-il au milieu de l’Apocalypse déchaînée sur la terre ?

Tu es mon tout, tu es ma suffisance, Amour !

La veille de notre départ de Constantinople, les adieux se firent dans sa maison, à Roumelli-Hissar, sur le Bosphore.

S’il possédait ce chez-soi, c’est qu’il était marié. Le célibat n’est jamais obligatoire en Islam, même pour les couvents.

C’était une jolie maison turque dans laquelle il avait un appartement. Le Bosphore régnait dans les vitres. La petite ville de Roumelli-Hissar se mire tout entière dans l’eau.

Notre ami nous reçut avec toutes les grâces de l’Islam et nous offrit le thé, nous installés sur des coussins à terre, lui se tenant à genoux, assis sur ses talons, miniature persane s’il en fut.

En se levant le matin il avait, tout éveillé, fait un rêve qu’il nous raconta.

— J’ai ouvert cette fenêtre-ci, que vous voyez entourée de ses roses. Je les ai respirées longtemps, et puis j’ai pris mon Coran. Alors j’ai vu que, dans mes mains, mon Coran devenait une rose. J’ai regardé mon corps. J’étais aussi devenu une rose. Alors j’ai dit : « Dieu ! » et je me suis évanoui.

Je n’osai pas demander à voir son harem, sa femme. Il avait l’air trop parfaitement seul chez lui. J’avais peur de le froisser en quelque chose.

Quand le soir tomba, le moment vint de reprendre notre caïque et de partir. Le conte bleu se terminait.

Salaheddîne descendit avec nous jusqu’à l’eau déjà nocturne. Les étoiles commençaient. Échangées les paroles d’adieu, juste comme le caïque allait quitter la rive, le soufi détacha de sa robe la ceinture à large boucle d’agate qu’il portait toujours, et me la donna.

— C’est en souvenir de mon âme…

Il devait pleurer, mais on ne pouvait plus distinguer son visage. Le caïque se mit en mouvement. La rive, au premier coup de rames, ne fut plus qu’une des ombres de la nuit.

Brousse

Ce n’était pas pour rentrer en France que nous quittions Constantinople, mais pour aller à Brousse en Turquie d’Asie.

D’être restée éminemment turque, cette ville avait fait les délices des quelques poètes d’Occident assez heureux pour l’avoir visitée. Sa Mosquée Verte tourmentait les imaginations européennes. Mon mari, qui connaissait Brousse, savait bien ce qu’il faisait en m’y emmenant.

Il fallait, pour y arriver, passer par le port de Moudânia sur la mer de Marmara. Seul faisait le service entre Constantinople et ce port un bateau dont le pittoresque était extrême. Les différentes classes n’y étaient séparées les unes des autres que par une convention acceptée — ou presque. Et, comme il n’y avait de places où s’installer que sur le pont, nous pouvions sans nous déranger voir ce qui se passait dans les deuxièmes et les troisièmes classes.

Des Turcs vêtus de cent couleurs, la moustache en croc, roulant des yeux terribles, dansaient entre eux la danse du poignard. D’autres cuisinaient leurs repas sur des petits fourneaux à braise apportés à cet effet. Tout l’avant du bateau, par contre, nous était intercepté par un vaste rideau. Loque pendue sur une corde interminable, sa destination était de cacher les harems embarqués.

Je commençais à connaître assez bien, profondes autant que secrètes, les réactions à peine saisissables du masque musulman, pour me rendre compte que ces harems à portée de la main excitaient, chez des Turcs aussi primaires que ceux du bord, une curiosité d’autant plus frémissante que tout la leur interdisait.

À la fin je voulus en avoir le cœur net. Puisque, femme, j’avais le droit de passer de l’autre côté du rideau, pourquoi ne pas aller regarder de près ces beautés défendues ? D’ailleurs, c’était surtout pour voir des harems que j’étais venue en Turquie.

Je l’écarte, le rideau, puis j’entre dans le sanctuaire prohibé. Mes yeux, d’abord, ne distinguent que du vide. Aucune femme sur le banc circulaire de bois où s’asseoir dans ce bateau primitif. En cherchant mieux je distingue enfin une forme humaine recroquevillée dans un coin. Je m’approche. Les harems, c’est cette unique petite malheureuse qui, dévoilée, m’examine peureusement d’un seul œil, car elle est borgne. Et grêlée, en outre.

… En repassant de l’autre côté du rideau, je ramassai, regard rapide, tous les hommes de ce bord. Leurs yeux dévorants m’enviaient d’avoir vu ce qu’ils ne pouvaient voir. En silence j’admirai le pouvoir magique de l’imagination humaine.

Comme l’exigeait sa renommée, la Mosquée Verte eut notre première visite.

Dans l’ombre des cyprès et platanes, au moment de franchir le seuil de la splendeur, cœur d’émeraude de la ville, nous nous vîmes encerclés par un galop de petits garçons. Leur culotte longuement bouffante sur les reins, leur veste courte, tout était d’un bleu d’indigo. Les petits turbans blancs surmontaient des visages délicieux, et chacun de ces enfants portait à la main une rose. Ils bondirent autour de nous en souriant pendant quelques secondes, puis disparurent.

Et nous voilà dans la mosquée.

Quel souvenir ! Le sultan Tchélébi Méhémet Khan, sous un catafalque enturbanné, repose dans son vaste sépulcre couleur de mer et de ciel, couleur du temps : faïences. Par le grillage des ouvertures entrent quelques rosiers fleuris. Silence absolu. Personne. Dehors, le minaret, longue cire religieuse, monte dans l’azur du plein été.

Partout d’autres minarets l’accompagnent dans son élan vers le haut. Brousse, comme Constantinople, multiplie ces étroites tours qui donnent aux villes turques leur élégance aérienne. À Brousse, ces tours ivoirines perdues dans le ciel ont leur réponse en plein sol, et leur contraste aussi, par la profusion de sombres cyprès processionnant le long des hauteurs que domine l’Olympe de Bithynie.

Ces cyprès, on les voit, l’un derrière l’autre, commencer l’ascension. Leur départ se fait ici dans le creux d’une vallée riche de verdure. On s’informe. L’endroit s’appelle « le cimetière des Poètes. »

Au milieu de tant de minarets pâles et de cyprès noirs, l’ancienne capitale de l’empire ottoman trouve sa place, celle de ses jardins, celle de sa rivière, toutes fraîcheurs assemblées, fraîche elle-même dans son ancienneté purement orientale, et d’une folle gaieté tant ses couleurs sont vives.

Un pont traverse la rivière. Il est couvert sur ses côtés d’amusantes maisons qui s’y agrippent, étayées par des béquilles rouges, bleues, jaunes. Les passants sont un ballet de beaux costumes où se révèle, légué par les siècles, le raffinement exquis de cette Turquie autrefois marquée, on peut le dire, par une suprême distinction. Pas un tarbouche. Pas un complet européen. Le plaisir du goût royalement, intégralement accordé.

(… Sur ce pont, dans cette ville, la casquette cycliste d’aujourd’hui) !

Du haut de ce pont on voit, à ras de l’eau, la grosse tour à demi ruinée qui s’est coiffée d’un si beau chapeau de feuilles et de fleurs. En avançant on trouvera des mosquées encore, dont celle dont je ne sais plus quel sultan qui voulut de l’herbe sur sa tombe, et le va-et-vient des oiseaux au-dessus de lui.

Pour obéir à sa volonté, ce n’est pas une pierre qui le recouvre mais de la terre dais laquelle on sème fidèlement l’herbe demandée, la coupole du mausolée étant large ouverte sur le ciel pour permettre aux oiseaux de venir boire dans l’auget toujours rempli d’eau pour eux.

M. Bey, consul de France, nous avait fait faire le tour de ses fontaines (car sa vocation semblait être d’en doter la ville), ravissantes fontaines où le style oriental était amoureusement respecté. Ce gentil vieux monsieur nous fit connaître aussi l’Hôpital des Gigognes, une touchante particularité de Brousse.

L’Hôpital des Cigognes avait été fondé par la corporation des savetiers. Chacun d’eux donnait un sou par semaine pour son entretien. C’était, au milieu des petites boutiques où se vendaient les babouches, un hangar fait de quelques planches à même la terre et la poussière. Dans ce réduit sans prétentions on voyait boitiller une demi-douzaine de cigognes, l’air tout à fait chez elles, et parfaitement apprivoisées. Nourries, logées et soignées, elles ne semblaient pas pressées de reprendre leur liberté. Du reste, elles n’étaient pas prisonnières. Mais, tombées en plein vol pendant une des émigrations de la race, elles s’étaient cassé l’aile ou la patte, et ne pouvaient songer à repartir qu’une fois bien guéries.

On leur fit prendre leur repas devant nous. Satisfaites, elles renversaient le cou pour claquer du bec vers le ciel. Par l’intermédiaire de M. Bey qui parlait couramment le turc, je demandai la raison de ces manifestations. Un des savetiers répondit que « c’était pour faire un petit bruit d’os ».

— Pourquoi, questionnai-je encore, y a-t-il parmi les cigognes ce vilain vautour qui ne semble pas blessé, lui ?

La réponse fut :

— On l’a pris parce qu’on l’a trouvé tout seul dans une rue, et qui ne bougeait pas. Il n’est pas blessé, c’est vrai, mais il est neurasthénique. Alors nous le gardons par pitié. Les cigognes s’entendent très bien avec lui.

Peu après notre arrivée, un nouveau derviche nous invita dans sa maison. Ce n’était pas un mewléwi. Sa confrérie était celle des Hurleurs.

Rien qui rappelle, même de loin, la pure poésie du soufisme. L’exaltation religieuse des Hurleurs est, dans ses développements, assez pénible pour des yeux et des oreilles d’Occident.

Assis en cercle par terre, ils commencent à réciter à l’unisson, et d’une voix normale, l’Allahou Akbar ! (Allah est le plus grand !) de l’Islam. À la formule monotone se joint un balancement collectif, épaule contre épaule, qui les porte alternativement de gauche à droite et de droite à gauche. Ce rythme s’exécute avec douceur d’abord, mais va peu à peu s’exaspérer jusqu’à la frénésie.

C’est pendant que leur mouvement s’accélère ainsi que la formule, cent fois redite et de plus en plus haut, se raccourcit soudain par la suppression du dernier mot, ce qui donne Allahou tout seul. Dès lors, la récitation devient hurlement. Jetés avec violence les uns contre les autres, les derviches ne sont plus qu’une démente houle humaine aux têtes ballotantes, aux bouches écumantes, aux yeux ivres de fanatisme.

C’est le point culminant de la séance. D’Allahou ne va bientôt plus rester que Hou sans rien d’autre, ce qui signifie Lui, c’est-à-dire Dieu.

Ce Hou sorti de tant de poitrines est hallucinant. On n’est plus en présence d’êtres humains mais au milieu de quelque force de la nature dangereusement déchaînée. Un cyclone qui passe.

Il faut bien pourtant que cette tempête finisse par s’apaiser. Ce n’est qu’après un decrescendo qui, graduellement, transforme le Hou final en un souffle de plus en plus faible, lequel s’arrête enfin, en même temps que cesse le balancement qui l’accompagnait.


Ce nouveau derviche (j’oublie son nom) était venu spontanément nous aborder à l’issue de la cérémonie que nous avions eu la curiosité d’aller voir. Rien, sur son souriant visage, ne restait de la furieuse manifestation dont il venait de faire partie. Une plus longue pratique de l’Orient allait un jour m’apprendre que ces crises religieuses de l’Islam, à quelques excès qu’elles se livrent, éclatent comme un coup de foudre, pour s’arrêter net sans laisser aucune trace de leur passage. La transition entre la folie momentanée et le plus tranquille état normal est totalement supprimée.

Dévoré de l’envie de nous recevoir chez lui, le derviche hurleur, jeune homme quelconque qui parlait bien le français, nous dit qu’il était l’ami de notre pays, que, musicien, c’était avec un de nos compatriotes qu’il avait appris à noter la musique (celle de l’Orient ne se transmet que par tradition et n’a pas d’écriture) et qu’il serait heureux de nous faire entendre sur son violoncelle ce qu’il avait composé, sachant bien que nous serions, nous, les compétences qu’il ne trouvait pas à Brousse. Car ce n’était pas de la musique turque qu’il écrivait, mais de la musique européenne.

Assis le lendemain dans son salon à prétentions également européennes, nous l’écoutions depuis près d’une heure nous jouer, sur son violoncelle incertain, ce qu’il croyait être des valses et des menuets, innocente, informe cacophonie. La porte s’ouvrit, et Salaheddîne entra.

Comment il avait pu, dans toute cette grande ville de Brousse, deviner où nous étions, inutile de nous le demander. Même un enfant, en Orient, trouve par simple flair ce qu’aucun Roumi ne saurait, malgré mille recherches, découvrir.

Après exclamations, protestations et présentations, la musique reprit. Au bout de trois couacs du violoncelle le Dédé se leva, mit ses bras dans la pose rituelle, posa sa tête sur son épaule, et se mit à tourner. Il n’avait pas la robe voulue. La foule de ses compagnons manquait. Tout seul dans ce pauvre salon, son tourbillon ne voulait rien dire. Heureusement la valse (car on nous avait annoncé que c’en était une) s’arrêta. Peu après nous prenions congé.

— J’ai obtenu trois jours pour venir vous voir, nous dit Salaheddîne dès que nous fûmes dehors. Je ne pouvais donc pas vous savoir en Turquie, mes amis, et rester tranquille où j’étais !

Aussitôt il reprit :

— Tout à l’heure j’ai dansé par politesse pour ce derviche. Mais sa musique ne m’a pas parlé.

Au mépris qu’il contenait avec peine s’ajoutait une amère jalousie qu’il exprima par :

— Maintenant vous allez le voir tous les jours, ce derviche ?

Quand nous l’eûmes assuré que non, que nous ne retournerions même pas chez lui, je sentis qu’il respirait mieux.

Trois jours encore de soufisme dans le décor le plus propice ; et puis il fallut recommencer les adieux.

« Je viendrai vous voir en France !… » fut le dernier mot de Salaheddîne. Il le dit avec son plus beau regard de visionnaire ; et, puisqu’il était venu nous retrouver à Brousse, ce rêve improbable me parut presque possible.

L’Olympe de Bithynie

Les belles forêts de l’Anatolie… Ce mot, J. C. Mardrus me confia que, depuis l’enfance, il en était obsédé.

Or, nous avions à proximité, présence éternelle au-dessus de Brousse, portant le jour sur un de ses côtés et la nuit sur l’autre, cet Olympe de Bithynie où, précisément, s’étendait le plus épais des tentantes forêts.

Remonter à cheval pour aller les voir de près, une telle suggestion ne pouvait que faire ma joie. J’avais dans mes bagages tout ce qu’il fallait pour redevenir un petit garçon équestre.

Le consulat, non sans étonnement, nous fournit pour notre expédition six cavaliers bien armés, l’Olympe de Bithynie ayant la réputation d’être infesté de brigands spécialisés dans l’enlèvement des femmes.

Cet équipage me rappelait le Sud-Oranais, avec cette différence que, notre garde étant turque, pas un mot ne pouvait s’échanger entre les cavaliers et nous.


Nous quittâmes l’Hôtel d’Anatolie un matin dès l’aube, avec l’espoir d’arriver aux forêts avant midi. Nous emportions notre déjeuner.

J’avais déjà grimpé pas mal de montagnes, mais aucune aussi difficile que celle-là. La piste étant resserrée entre deux murailles de roches, les chevaux, ceux de nos Turcs et les nôtres, huit bêtes courageuses, avaient positivement à monter un escalier de géants. Car chaque marche, croulante était si haute qu’on pouvait se demander, l’obstacle franchi, comment pareille escalade avait pu se faire.

L’adresse de ces chevaux, quelle chose surprenante ! C’est la marque même de l’Orient. Les chevaux y font voir, quand on leur laisse leur initiative, jusqu’à quelle intelligence peut aller l’instinct animal. Adroits comme des chamois, ces huit-là venaient à bout des pires passages.

L’espoir des forêts nous soutenait dans une ascension si pénible. Cependant, après huit heures de lutte, et la mince neige du sommet sur le point d’apparaître, aucune nouvelle de ces forêts. Où donc étaient-elles ?

Ah ! Ah ? Voici des signes précurseurs ! Ces vestiges calcinés de troncs et de branches, ces noirs moignons de tous les côtés, ce sont les traces de quelque incendie partiel comme en connaissent toujours les régions sylvestres.

— Nous y arrivons !… triompha J. C. Mardrus.

Y arriver ? Nous y étions ! Car, les forêts à perte vue, c’était cela : des arbres brûlés. Du charbon.


L’escalier chaotique venait de s’achever. Nous avions atteint le sommet. Les chevaux soufflaient, écumants de transpiration.

D’une cahute grossièrement bâtie sortirent trois êtres hirsutes qui vinrent à notre rencontre. L’un de ces hommes savait quelques mots de français. Ce fut de celui-là que J. C. Mardrus l’apprit. La forêt tout entière avait été jadis incendiée. Personne ne pouvait dire quand ni comment. Dans leur cahute, les trois compagnons avec le lait d’un grand troupeau de brebis égaillé dans la montagne, fabriquaient des fromages pour le compte du sultan.

Toutes informations données par bribes, les mots ne venant pas facilement.


Une déception d’enfant (la plus grave de toutes), se traduisit chez mon mari par de la pâleur et du silence. Les belles forêts de l’Anatolie, c’était cela. Maktoub ! Aussitôt pris notre repas, nous n’avions plus qu’à redescendre.

Que lui dire ? Le soleil de l’été sur la neige était aveuglant. Pas une ombre d’arbre où s’asseoir. Nos Turcs et les chevaux s’arrangeaient entre eux on ne savait dans quelle anfractuosité plus loin.

À la fin, les bergers nous recueillirent dans leur repaire. J’étais tellement fatiguée qu’avant de manger il fallut me laisser dormir.

Jamais aucun sommeil ne valut celui-là. Couchée par terre, pourtant, n’ayant pour oreiller qu’une pierre, je dormis roulée dans le manteau d’un des bergers, vraisemblablement plein de puces et autres bêtes.

Au bout d’une heure mon mari dut me secouer vigoureusement par l’épaule avant de parvenir à me réveiller. Dans ce recoin sombre était préparé notre déjeuner.


Les chevaux montent un escalier. Ils ne le redescendent pas. Seules l’irrégularité, la largeur de ces marches naturelles permettaient aux nôtres de s’y risquer. Mais il ne fallait pas songer à nous remettre en selle. Nos cavaliers nous le firent comprendre par gestes.

C’est alors que, de fureur et de désappointement, mon mari me déclara qu’il rentrerait à Brousse par un autre chemin, celui qu’il découvrirait sans l’aide de personne. Les six Turcs qu’on nous avait donnés sauraient prendre soin de moi bien mieux que lui, qui ne m’était d’aucune utilité. Sans attendre il disparut sur ces mots, en quelques bonds de son cheval.

Les cavaliers, stupéfaits et terrifiés, se mirent à le rappeler à grands cris. « Ya tchélébi !… Ya tchélébi !… » J’essayais en vain de leur expliquer ce qui se passait, chose trop compliquée pour être exprimée par des mimiques.

À la fin ils se résignèrent. À pied comme eux, et parce qu’avant de lâcher les chevaux ils m’avaient par déférence fait passer la première, je dus redescendre de mon mieux l’Olympe de Bithynie avec sept chevaux en liberté dans mon dos. Derrière moi j’entendais leurs dégringolades. J’aimais mieux ne pas me retourner.

… Et quand, au crépuscule, nous nous trouvâmes tous sains et saufs en bas, mon mari nous y attendait patiemment, arrivé bien avant nous, l’encolure de son cheval encore garnie des feuillages et des fleurs bousculés au passage sur sa route inconnue.


Mme  Brotte, la patronne de l’hôtel d’Anatolie, respectable Française à bandeaux gris, ne pouvait en revenir. En nous voyant réapparaître, elle poussa des exclamations.

— Voilà bien la première fois, répétait-elle, que je vois des gens faire cette excursion sans rentrer avec un bras ou une jambe cassés !

À la fin elle conclut, philosophe et comme un peu déçue :

— Il faut croire que tout arrive…

Retour

L’été fini, nous étions sur le chemin du retour. Smyrne fut notre dernière ville turque, trop rapidement vue pour qu’il m’en reste de quoi meubler mes souvenirs. Par Athènes et Naples, puis par Rome, Florence et d’autres beautés italiennes, le jour vint enfin de regagner Paris.

De ce voyage en Turquie, que de richesses rapportées ! Surtout d’imprévisibles charmes, d’inespérées émotions qui ne devaient jamais s’effacer, puisque je les ressens encore aujourd’hui.

L’Orient doré dont rêvent les Occidentaux qui n’ont pas voyagé, je l’aurai connu sous les aspects et dans les enseignements d’un soufi pareil aux plus adorables fables, aux plus séduisants passés de cette terre asiatique d’où sont sorties tant de religions, où se sont déroulés tant de fastes.

Pour concrétiser mes souvenirs je possède, comble de fragilité, butin découvert à Brousse, une feuille squelettique de tilleul appliquée sur un fond de satin mauve et mise sous verre, et sur laquelle s’inscrit, en lettres arabes dessinées avec de l’or, le mot le plus mystérieux du monde : Allah ouahdou.

Cette parole : Dieu est seul, gouffre de tristesse quand on la creuse, a la concision de celles de Salaheddîne, mais non leur sérénité. Cependant elle m’est aussi proche que son enseignement.

Puis-je ne pas raconter la suite de nos relations avec lui ?

Le cycle des grands voyages étant refermé pour nous après l’Égypte, la Syrie, la Palestine, en 1913, je crois, au Pavillon de la Reine (notre maison de Honfleur), je clignai des yeux, un matin de septembre, vers l’avenue toujours solitaire où s’avançait une ombre insolite.

Force me fut au bout d’une seconde de pousser de grands cris et d’appeler mon mari.

Salaheddîne lui-même !

Je l’ai dit, les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. Salaheddîne était en redingote, avec le tarbouche sur la tête. La barbe ajoutée, sa silhouette rappelait à peu près celle d’un concierge de comédie.


Je conviens qu’il ne pouvait aborder l’Occident tel que, dans son pays, je l’avais vu paré ; mais, au lieu du tarbouche il pouvait porter le petit turban foncé du hadj ou pèlerin de la Mecque, au lieu de la redingote une robe sombre sous son manteau noir. Cette tenue sobre et comme cléricale n’eût pas excité plus de curiosité que son simple fez, événement considérable dans la ville de Honfleur où se renouvelait sur son passage le « peut-on être Persan ! » de nos aïeux.

Devant son aspect inadmissible, je cachai de mon mieux douleur et scandale. Mais il me fallut me dépêcher de retrouver son regard de saint François pour ne pas le supplier de disparaître à l’instant de ma vue. Puis il parla, sourit, et le sortilège du poète fit presque oublier l’erreur du voyageur.

Mais, oh ! les Eaux-Douces d’Asie, les jardins de Brousse, les belles robes, la haute coiffure du Mewléwi ! Oh ! le décor, l’habillement et les paroles se confondant en un seul rêve, homogénéité parfaite !

Sans se douter un seul instant qu’il abîmait une incomparable image, pendant ses quinze jours à Honfleur, nullement gêné d’être camouflé en Européen ni d’être en Europe, le Dédé ne fit que transposer tout ce qu’il avait de délicieux sur un mode non approprié dont il ne saisissait pas du tout la discordance.

Candeur de son inconscience ! Premièrement, il nous raconta, dès le lendemain de son arrivée, qu’ayant visité Paris pendant quelques heures entre deux trains, ce qu’il y avait vu de plus beau c’était « le Rouge-Moulin et la Madelon » (église de la Madeleine). Ensuite chez des amis de la côte qui tenaient absolument à l’avoir avec nous à déjeuner, il pleura longtemps et sans explications dans son entremets, consternation générale ; puis, la maîtresse de la maison, au sortir de table, s’étant mise au piano, tel qu’il était, les pans de sa redingote volant autour de lui non sans menacer quelques objets d’art, au milieu d’un effarement indescriptible, il tourna.

… Pourquoi relever la liste entière de ses involontaires sacrilèges ? Seule avec lui sous les arbres de notre avenue, alors que nous marchions tout en parlant, sans jamais le regarder je l’écoutais exprimer son plus ineffable soufisme. Je lui redonnais en rêve sa belle robe, son beau manteau, sa tiare ; et le conte bleu se continuait un moment.

Je devais pour la vraie dernière fois le revoir à la veille de la guerre 1914, et c’était à Paris. La redingote et le tarbouche sévissaient toujours. J’essayais en soupirant de m’habituer. Il nous raconta d’abord, encore tout offusqué de l’aventure, la rencontre qu’il venait de faire à peine arrivé dans la gare.

— Je m’étais arrêté au buffet pour prendre un café. Je vois une dame s’asseoir près de moi. Je ne connais pas cette personne, mes amis ! Monsieur le Turc, elle m’a dit, voulez-vous faire la noce avec moi ?

Ici les yeux se détournent.

— Mais pardon, j’ai dit, Madame ! Moi je suis un homme marié !

Ces inquiétants débuts parisiens n’eurent pas de suite. La guerre imminente commençait à gronder de plus près. Le premier coup de fusil allait disperser aux quatre points les perdrix humaines.

Les dernières nouvelles que j’eus de Salaheddîne datent de 1915 ou 1916. Il était alors en Suisse. Depuis, le silence.

Mais non l’oubli.

(Ataturk a supprimé définitivement de la Turquie nouvelle les couvents et les Tekkiés des Mewléwi. Peut-être d’autres le savent-ils, mais, pour moi, j’ignore en quel pays ils se sont réfugiés.)

V

Quatrième Islam

L’Égypte

Alexandrie

En 1910 il fallait cinq longs jours pour aller de Marseille à Alexandrie. J’en étais bien aise. Mes traversées ne durèrent jamais assez longtemps pour me satisfaire. Celles que, beaucoup plus tard, j’ai faites seule, (Amérique du Nord puis Amérique du Sud), ont encore été trop courtes pour mon goût.


1910… Depuis que nous nous attardions en France, il n’était que temps de repartir.

Heureux de me faire les honneurs de son pays natal, J. C. Mardrus m’annonçait que nous y resterions assez longtemps. Je ne demandais pas mieux. Aller voir les Pharaons sur leur propre terre, c’était prodigieux. L’Islam disparaissait presque devant les millénaires dont la seule évocation me troublait comme elle en trouble tant d’autres. Égypte. Rien que ce mot suffit, il me semble, pour donner un frisson dans le dos.


Notre arrivée dans le port d’Alexandrie eut toutes les apparences d’une prise d’assaut par une bande de corsaires. Les portefaix musulmans, à cette époque, grimpés à bord avant l’arrêt du paquebot, l’envahissaient dans un ouragan de vociférations sans nom, tout en se battant et battant presque les passagers pour leur arracher leurs valises, et recevant en même temps les grands coups de canne distribués au hasard par on ne savait quels surveillants enragés.

Sortis enfin de cette bagarre, quand nous eûmes repris respiration je pus me rendre compte, le long des grands quais tout neufs d’Alexandrie, qu’à défaut d’un reflet quelconque des temps d’avant Jésus-Christ, exactement comme par le passé, cela va de soi, la ville s’étendait au bord d’une Méditerranée d’un bleu si foncé qu’il en était noir, et d’autant plus noir que la petite voile qu’on voyait perdue toute seule au large, point unique de blancheur sur un tel indigo, faisait violemment contraste avec toute la mer.

L’azur éternel qui flamboyait au-dessus de cette dure marine m’avertissait. Jusqu’où pouvait aller en certaines saisons la chaleur égyptienne ? N’arrivions-nous pas d’une France déjà frileuse où commençait notre sombre mois de novembre ?


2 novembre, en effet. Jour des Morts.

Sitôt nos dispositions prises à l’hôtel où nous ne resterions qu’une journée, après un tour au musée (quelques restes ptolémaïques), et puisque la ville, entièrement modernisée, n’avait aucun charme à nous offrir, mon mari trouva le moyen de m’emmener vers de l’inédit.

Dans le cimetière catholique d’Alexandrie, en ce jour d’honorer les morts, il y avait surtout des musulmans, jeunes hommes fort occupés à verser des arrosoirs d’eau sur les pierres tombales.

Ces autochtones dont les ancêtres momifiés figurent dans tous les musées de l’Europe gardaient, dans la carrure des épaules, l’étroitesse des hanches, l’élégance du long cou cuivré, même jusque dans leurs traits, la frappe de l’Égypte antique. Leur habillement volontiers sombre, longue robe aux manches qui dépassent les mains, leur turban de neige, j’avais également noté ces détails dans les rues d’Alexandrie, et surtout la physionomie impressionnante de la plupart des femmes. Car, dans l’intervalle entre le voile de tête et le voile de visage, les deux d’un noir mat, l’hiatus qui libère les yeux était occupé par un petit cylindre vertical et doré, lequel cachait le nez et semblait s’y substituer — visages à peine humains, plutôt sacrés comme ceux des dieux : deux grands yeux noirs et un bec d’or.

… Cependant les arrosoirs ne s’arrêtaient pas. Pourquoi ?

J. C. M. me répondit que l’eau versée sur ces dalles, puisqu’on était au 2 novembre, représentait les larmes annuelles des familles (catholiques, s’entend.) Mais comme les familles aimaient mieux ne pas se déranger, ces tâcherons musulmans, moyennant salaire, se chargeaient de la pieuse besogne.

C’était à qui ferait verser le plus d’eau, simplement par vanité. Car il s’agissait de familles riches.

Il eut à m’expliquer un peu plus loin pourquoi cette veille dame proprette, vraie silhouette de chez nous avec sa petite capote noire à brides, après avoir jardiné si longuement et si calmement autour de cette modeste tombe, prenait tant de soins pour s’asseoir à même le sol, arrangeait les plis de sa jupe, ouvrait un vieux parapluie pour se bien préserver du soleil.

— Tu ne peux pas lire l’inscription puisqu’elle est en arabe. Mais il y a des années que ce mort est là. Le mari, peut-être ? Alors, aujourd’hui, date officielle, la veuve, (qui n’est même plus en deuil, tu le remarqueras), va le pleurer elle-même à défaut d’arrosoirs, car ce doit être trop cher pour elle.

Il ne finissait pas de parler que la vieille dame, maintenant installée à sa guise, bien à son aise sous son parapluie, se mit à pousser des hurlements. Elle le fit avec régularité comme les musulmanes, et selon un solfège qui ne m’échappa pas.

Quoi ?… Même les chrétiennes ?

Mais, cela, c’était l’Égypte, terre du rythme en tout et malgré tout ; et je ne pouvais le savoir encore.

Le lendemain matin nous prenions le train, moi bien impatiente de voir Le Caire.

Le Caire

J. C. Mardrus me jouait quasiment un tour. À peine arrivés au Caire il fit monter notre voiture jusqu’à la Citadelle, me tendit la main pour grimper l’escalier de pierre et, quand nous fûmes en haut sur la plateforme, me laissa regarder sans me dire un mot.

Un panorama de sable et de ciel, quelques palmiers… Oui… Le Nil… Et puis, — il me fallut un moment pour comprendre — les Pyramides !

À Cette distance elles étaient toutes petites ; et mes yeux avaient cligné tout de suite vers ces incompréhensibles points noirs, si durement cloués dans la mollesse désertique.

Après cette présentation majeure, après la contemplation qui suivit, nous pouvions redescendre, songer à nous installer dans notre hôtel.

C’était du côté le plus européen du Caire, ville de plaisir pour étrangers. Si les palaces n’en étaient pas encore à singer le style des pays qu’ils envahissaient, l’atmosphère du Shepherd, déjà, n’était plus celle, internationale, de la Suisse hôtelière. Les murs à la chaux des chambres, le costume doré des Barbarins qui servaient en bas (les Barbarins, ces noirs dont le profil régulier, presque grec, est si souvent celui d’une pure médaille de bronze), enfin l’exotisme soigneusement respecté du jardin aux allées sablées de rouge, ces détails s’associaient avec la lumière et la chaleur pour qu’on se sentit ailleurs qu’en Occident.

… Ce qui n’empêchait pas un « small dancing » ou sauterie, d’attirer chaque semaine dans notre hôtel, le soir, toute une société anglaise, officiers et ladies qui valsaient aux sons d’un bon petit orchestre, non sans qu’un luxueux mélange de toutes sortes de races complétât le gentil bal.

L’élément britannique, ce n’était guère que par de telles mondanités qu’on s’apercevait de son existence. Rien, par ailleurs, qui le rappelât. Toutes les enseignes de tous les magasins du Caire moderne, grands et petits, étaient rédigées en français, tous les commerçants, tous les beys, tous les pachas — et les grands harems aussi — parlaient le français (mais non l’anglais). En un mot l’emprise de la France, bien que sans mandat, semblait être la seule véritable sur le sol égyptien.

Après avoir salué le Sphinx, et, de près, les Pyramides ; fait une première visite au musée ; vu le tombeau des khalifes, El Azhar et autres majestés dont je ne dirai rien, n’ayant pour objet ici ni de les décrire ni de répéter les poèmes ou les proses qu’elles m’inspirèrent, nous commençâmes, ayant devant nous tout le temps souhaitable, à vivre le Caire autrement qu’en touristes.

Si je ferme les yeux pour retrouver mes impressions de ce Caire-là (l’indigène), je vois une immense ville aux couleurs du lion, ses maisons étroitement collées les unes aux autres dans le bleu de cobalt d’un beau temps invariable, leurs étages se superposant avec des légèretés d’échafaudages, leur vétusté couverte d’une fine poussière d’or ; je sens les roues de nos voitures (ou nos pieds), s’avancer partout comme sur de la peau de Suède ; je suis obsédée par le circuit perpétuel et le sifflet des éperviers au-dessus des rues ; intriguée par les musulmanes, celles au bec d’or, d’autres dont le long voile de visage est blanc, ou encore, dans leurs belles voitures, celles, appelées « dames turques », qui portent le yachemack, cette mousseline mêlée de roses déjà tant goûtée à Constantinople. Et je respire, impossible, à définir, l’odeur de l’Egypte, qui n’est pas tout à fait celle de mes autres Islams.

Laissons aux touristes l’Orient qu’ils méritent et peut-être souhaitent et qui, dans leur esprit, finit toujours par tourner au bazar. Au Caire je n’en ai jamais vu pousser plus loin que « le Mouski », quartier commercial aménagé pour eux avec juste la dose d’exotisme qu’il leur faut. Mais nul d’entre eux ne se doutait que pouvait exister le Vieux Caire et tout ce qu’on y découvrait quand on cherchait autre chose que des bracelets de verre, des narghilés ou des écharpes lamées. Il est vrai que, sans la connaissance de la langue arabe et de la chose orientale, on n’y eût vu que des maisons croulantes dans des ruelles sans explication, et du soleil dans du silence.

Et moi, pour introducteur, j’avais le docteur J. C. Mardrus.


Existe-t-il encore, ce vieux Caire ? Reste-t-il encore quelque chose d’intégralement oriental, même, dans cette Égypte que j’ai connue bien avant les réformes contagieuses de Mustapha Kémal, cette Égypte que l’Islam laissait si souvent être pareille à sa millénaire Histoire ?

Cette Histoire, pourtant, sauf quelques érudits spécialisés, élèves de l’égyptologie française, le peuple égyptien l’ignorait profondément. Rien de conscient dans la continuation du grand passé.

Je ne crains pas d’affirmer que, plus d’une fois, j’ai vu de mes yeux défiler les descendants du Bœuf Apis jusque dans les rues de la ville. Ces buffles couronnés, un rang de perles bleues contre le mauvais œil, bimbeloterie couleur de turquoise, éclatait magnifiquement sur leur tête noire, les rendait fantastiques. Les béliers aussi, qui les accompagnaient, s’adornaient des mêmes talismans. Pourquoi pas imaginer que ces bêtes, jadis divinités animales, n’avaient pas cessé depuis les temps pharaoniques et malgré toutes les invasions, de porter quelque parure distinctive sur leur front cornu ? Le berger musulman qui les conduisait ne se souciait pas plus de sa propre ressemblance avec les momies des sarcophages. Traditions fidèlement observées encore que dépouillées, voire complètement détournées de leur sens primitif.

Puisque la peur du mauvais œil s’est substitué à l’idolâtrie païenne, puisque les perles bleues protègent le bétail, elles protégeront aussi bien les enfants ; les objets, même. Voilà pourquoi, chez les femmes d’humble classe, je remarquais si souvent deux ou trois de ces perles d’azur suspendues jusque sur des machines à coudre.

Ces femmes, les seules à porter sur leur nez le cylindre doré, la cassâba qui les cataloguait du peuple, comment auraient-elles su que des savants bâtissaient des hypothèses sur cet ornement plus qu’étrange ?

J’eus à leur sujet de longues conversations avec Maspero, puis avec d’autres compétences. Je transcris fidèlement l’explication qui me fut donnée par beaucoup.

Chez les coptes, ce sont seulement les femmes mariées (et de toutes classes) qu’on peut voir porter la cassâba. Or, les coptes, chrétiens orthodoxes, sont les seuls Égyptiens vraiment purs de l’Égypte. Plusieurs de leurs coutumes doivent donc avoir des origines incalculables. La cassâba serait le signe phallique de l’emprise maritale. Les musulmanes de classe inférieure, femmes et filles, l’ont adoptée sans savoir, bien entendu, ce qu’elle signifiait.

On peut penser, d’autre part, que la musique musulmane d’Égypte, art raffiné dont n’approchent pas les autres Islams, est une tradition sans âge, transmise de génération en génération, mais, comme toute musique de l’Orient, non écrite. Et par quelles notes traduirait-on son insaisissable chromatisme ? L’échafauder sur nos portées, ce serait presque la détruire, rompre le lien flottant qui l’unit à l’on ne sait quelles éternités.

De telles observations ne sont pas les seules à enregistrer quant à certains caractères nettement archaïques, voire hiératiques de l’Égypte que j’ai connue avant nos deux guerres. Voici le témoignage le plus frappant de tous :

Un vieux pacha dont nous avions fait la connaissance depuis notre arrivée vint un soir nous chercher au Shepherd.

— Je veux vous montrer la petite maison que j’ai tout près de la ville. J’y vais quelquefois prendre un café. C’est une gentille promenade, vous allez voir !

La lune était dans son plein. À la sortie de la ville nous enfourchâmes chacun un petit âne, les âniers courant derrière leurs animaux selon la coutume. Où nous menait-on ?

Hormis notre cavalcade toute vie s’est endormie en silence. Nous trottinons assez longtemps. Enfin voici les grilles où nous nous arrêtons. Les ânes et les âniers laissés dehors, nous pénétrons dans une grande cour sablée. Au bout de quelques pas nous voyons le pacha, comme dans les Mille et une Nuits, écarter le sable avec son pied et découvrir une large dalle et son anneau. Les marches attendues paraissent, s’éclairent à l’électricité. Derrière notre hôte, docilement, nous descendons. Une porte s’ouvre…

Tant de mystère pour aboutir au petit sous-sol dans lequel il nous introduit ? C’est une espèce de parloir. Des bancs rembourrés font le tour des quatre murs. Dans ce coin, préparé par d’invisibles mains, le café turc, les cigarettes, des douceurs.

Un coup d’œil de plus : chargé d’étoffes de soie aux riches couleurs, juste au centre de la pièce un catafalque se dresse, sommé du turban vert des pèlerins de la Mecque.

Sans plus s’occuper de nous, solennel, le pacha fait trois fois le tour de la funèbre chose, s’arrête devant un Coran posé là, l’ouvre, lit à mi-voix en nous tournant le dos, referme le livre… et revient à nous avec son sourire le plus mondain.

— Asseyez-vous donc, je vous en prie, mes amis ! Nous allons nous restaurer un peu tous les trois !

Explications demandées et gracieusement données : ce catafalque est celui du père du pacha. Juste au-dessous, dans une profonde crypte correspondante, le cher défunt repose.

— À certaines dates, toute la famille se réunit ici. Nous nous installons sur les bancs, nous prenons le café, nous parlons des événements politiques et autres.

Tenir compagnie aux morts, comme au cimetière de Scutari…

Donc cette petite maison est une sépulture. Tout à l’heure nous allons découvrir mieux. Le café bu, les cigarettes fumées, la conversation épuisée, le pacha se lève. C’est pour nous faire reprendre les marches souterraines. Mais, au lieu de les remonter pour sortir, nous descendons au contraire plus bas, dans la crypte. Sous l’électricité, ses étroites murailles à la chaux éclatent de blancheur. Rien. Un simple couloir entièrement vide. Le pacha touche un point du mur : « Là est mon père. » Il désigne le mur qui fait face : « Là sont mes grands-parents. »

De nos questions et de ses réponses il ressort que les morts de sa parenté, derrière ces murs, sont couchés côte à côte et sans cercueils sur des lits de fleurs, de plantes aromatiques et de henné. À chaque nouveau venu le mur est démoli pour laisser passage au corps, puis reconstruit aussitôt. Seules les grandes familles peuvent se permettre semblable apparat.

Oui… L’embaumement ; la momie de première classe…

Je n’ai pu m’en empêcher :

— Mais c’est l’hypogée !

Le pacha me regarde avec des yeux hagards. Comme la plupart de ses pareils il ignore tout de l’Égypte des Pharaons. Il ne sait pas de quoi je lui parle. À tout hasard il murmure :

— Chaque pays a ses coutumes, n’est-ce pas ?


Garder à travers des siècles de siècles, même quant au type physique, une inaltérable personnalité, c’est, il semble, — c’était — le secret de l’Égypte.

Malgré tous les bouleversements qui l’ont ravagé, ce pays, et depuis les temps les plus reculés, n’a-t-il pas montré qu’il se refusait à digérer l’étranger ? Plus envahi, plus possédé qu’aucun autre, il a vomi tour à tour les Hyksôs, les Perses, les Macédoniens, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français, les Anglais (ou presque), et chaque fois s’est retrouvé lui-même, gardé qui sait ?… par ses vieux dieux de pierre dont tant sont toujours debout sur les ruines successives de l’Histoire.

S’il n’en était pas ainsi, les fresques-miniatures du tombeau d’un Aménophis, dans la Vallée des Rois, ne seraient pas le portrait à peu près exact de la vie populaire actuelle de l’Égypte. (Je parle de 1910-1911, car, n’ayant pas revu ce pays depuis, j’ignore s’il n’a pas subi le sort de la Turquie.)

Quand je dis qu’il n’a pas changé, ce pays, c’est justement à cette vie populaire que je pense, et certes pas aux grands initiés qui bâtirent les Pyramides, les temples, et connurent des mystères que, sans le savoir, avec nos petits moyens dépourvus du souffle des dieux, nous cherchons peut-être à retrouver de nos jours. Je ne ressuscite rien, sinon l’existence courante, l’humeur, les qualités et les défauts de la race dans ce qu’elle a de plus moyen, de plus quotidien — de plus populaire, je le répète.

En un mot ce n’est pas de l’Égypte des hiéroglyphes qu’il s’agit, mais de celle qui ne savait et continue à ne savoir pas lire.

Chez celle-là les visages et la construction des corps étant identiques à son vertigineux passé, rien de plus normal que de croire que le tempérament de pareils indéracinables soit également resté ce qu’il était à toutes les époques, c’est-à-dire paresseux, insouciant, et, surtout, gai. Car, l’Islam gai, c’est en Égypte qu’il faut aller le chercher.

Gai ? Bien plus encore : spirituel. Eux-mêmes se caractérisent par le mot « damm khafife » (sang léger) en opposition avec le « damm ta’île » (sang lourd) qu’ils prêtent à tout Islam qui n’est pas le leur.

Les vives réparties, les mots d’esprit, le rire où il faut, la plaisanterie vraiment amusante, tout cela ne cessait d’animer le grouillement des petites rues indigènes où nous circulions. Rien que le monde des âniers pouvait, avant la guerre 14, se mesurer à lui tout seul avec la gavrocherie parisienne. (Je dis pouvait, car les âniers et leurs ânes ont depuis longtemps, paraît-il, disparu de l’Égypte.)

Je le regrette pour ceux qui n’auront pas vu la perpétuelle comédie à laquelle on assistait dans ce monde-là. L’ânier et son âne ne faisaient pour ainsi dire qu’un. Ils couchaient sur la même paille, se levaient avec la même bonne humeur et pareillement prêts à toutes les fantaisies. L’ânier ne parlait pas à l’âne comme à une bête. Quand il courait derrière le client à califourchon, il avertissait affectueusement la monture : « Fais attention à ton pied !… Surveille ta droite !… Surveille ta gauche ! Gare à ton ouest, ô jeune homme ! Gare à ton est ! » Et quand le moment venait de se reposer et de prendre un café, l’âne derrière son maître, attendait que vint son tour de fumer le haschisch, indispensable complément. Car, le haschisch, c’était la vie même du petit peuple égyptien, la nourriture de sa gaieté naturelle. Le rire des haschasche (ceux qui le fument) était immédiatement et partout reconnaissable.

Après avoir tiré sur la sorte d’énorme pipe qu’il faut, l’ânier en introduisait le tuyau dans une des narines de son âne. Aliboron aspirait, puis rejetait la fumée par l’autre narine ; et voilà l’homme et la bête ivres tous les deux, l’un prêt à l’hilarité, l’autre manifestant son euphorie par cent petites galipettes de ses sabots dansants.

Puis-je oublier la véritable Fête des Fous organisée un jour par mon mari pour amuser Octave Uzanne, de passage au Caire ? Il avait grisé de « bouza », boisson chère aux nègres, puis de haschisch tout un peuple d’âniers, et fait fumer aussi les bourris. Après cette orgie, un cortège se forma de lui-même, mains claquées, éclats de rire, danses, quolibets, petits galops inattendus des animaux pour une fois sans humains sur le dos. Seuls J. C. Mardrus, Uzanne et moi-même étions en selle. Quand nous fîmes notre entrée dans la ville européenne, les terrasses de tous les hôtels se remplirent de curieux, toutes les fenêtres des immeubles s’ouvrirent, tous les passants s’arrêtèrent, ahuris jusqu’au scandale.

Urbanité… Facilité… Ce peuple a même trouvé le moyen de désosser la langue arabe, trop dure pour son gosier paresseux. Non seulement la lettre Kâf, spécialement gutturale, y est remplacée par un soukoune, ou silence, mais il semble que les Égyptiens s’expriment surtout par des voyelles. C’est la contre-partie du Maroc où dominent surtout les consonnes. Écrits, les deux dialectes seraient à quelques mots près les mêmes. Parlés, ils diffèrent jusqu’à presque devenir deux langues. Mais, si un Égyptien ne comprend pas un Marocain, la réciproque n’est pas vraie. L’habitude du Coran et de sa langue littéraire ou nahou prépare n’importe quel Islam à entendre, tout en l’admirant, un arabe plus harmonieux que le sien.

Plus harmonieux que tous les autres est celui de l’Égypte, évidemment, langue qui, par sa nonchalance et sa voix plus haute se prête à toutes les modulations.

Ajoutée à ce charme verbal, la bonne grâce native des Égyptiens du peuple, et puisqu’ils sont poètes comme tout l’Orient non européanisé, leur inspire quelquefois de bien charmants gestes. J’ai entendu des cochers musulmans, au Caire, pour remercier mon mari d’un bon pourboire, lui réciter quelques vers qu’il me traduisait ensuite, car le nahou dans lequel ils étaient dits ne m’est pas intelligible.

(Il est arrivé, du reste, qu’ainsi remerciés par le conducteur de leur fiacre, des Roumis fraîchement débarqués se soient cru insultés, ce qui fait deviner la suite de l’affaire, symbole de bien d’autres incompréhensions.)

Dans une étroite et solitaire rue rousse où nous passions, nous vîmes, un soir, une assemblée musulmane réunie devant la porte d’une maison. Au haut de cette petite estrade, un récitateur assis sur un banc ajouré, psalmodiait des passages du Coran, religieusement écouté par tous, ce qui n’empêchait pas les boissons douces et les cigarettes de circuler. Au pied de l’estrade, un vieillard aux yeux tristes souriait à ses hôtes. Il nous fit signe, dès qu’il nous aperçut, de prendre place parmi ses amis. Hospitalité de l’Islam. On s’empressa de nous apporter sirops et cigarettes. Je ne savais pas où nous étions. J. C. Mardrus me le dit à voix basse. Le vieillard venait de perdre son fils, et cette sereine soirée était donnée en signe de deuil.


Cela, c’est l’Égypte. C’était l’Égypte aussi ce que je n’avais pas compris dans le cimetière d’Alexandrie : le génie, le besoin, l’indispensable nécessité de l’extériorisation par le rythme. Dans mes voyages précédents j’avais déjà constaté cette particularité de l’âme orientale. Ici, au Caire, et plus tard dans le Sud-Égyptien, je devais m’apercevoir que le rythme s’incorporait à la vie même des êtres, réglait leurs chagrins et leurs joies, leurs élans religieux et leurs efforts quotidiens, et, parfois, jusqu’à leurs gestes les plus insignifiants.


Trois ou quatre femmes à cassâba sortent d’une blanchisserie roumi, ayant sur la tête les ballots de linge qu’on les charge de distribuer en ville. Je m’arrête à les regarder, à les écouter. Elles ne mettent un pied devant l’autre, marchent à pas comptés, car les fardeaux sont lourds, qu’en accompagnant cette marche sans hâte de je ne sais quelles syllabes correspondantes qu’elle disent tout haut et en mesure. Elles le font sans s’être concertées, sans sourire, aussi naturellement qu’elles allongent une jambe après l’autre.


De la fenêtre de ma chambre je vois un matin une équipe de musulmans travailler aux rails du tramway. Sur trois mots prononcés à l’unisson, les pioches se lèvent ensemble, retombent ensemble et de nouveau se lèvent ensemble. Un mouvement par mot, et toute la précision d’un ballet.


Dans ce petit cimetière arabe que nous visitons, entre, au crépuscule, tout un flot de turbans blancs. Ce sont des ouvriers qui partent demain, nous disent-ils, pour des travaux en Haute-Égypte. Ont-ils leurs morts dans ce cimetière ? Nous les voyons, debout les uns contre les autres dans le soleil couchant, commencer une lente danse sur place, une danse parlée, une danse dont l’ensemble est absolument parfait.

— Ça, dit J. C. Mardrus, c’est le zicre ; une cérémonie que tu verras tout le temps en Égypte.

Le zicre de ces ouvriers, c’est parce qu’ils partent demain pour l’inconnu. C’est un zicre d’inquiétude. D’autres auront un motif différent. Événements, espoirs, regrets, prière, les causes varient. Quelles qu’elles soient, il faut que l’Égypte dansante manifeste à sa façon devant la destinée — une façon qui vient sans doute de bien loin.


Et que dire des enterrements qu’on voit passer dans les rues au pas de course, les porteurs du cercueil se relayant sans jamais s’arrêter, avec l’aisance d’hirondelles en plein vol migrateur ?

Enveloppée de couleurs flottantes, la bière a l’air de voler au-dessus des bras qui l’élèvent. « La illah ilallah ! » scande la foule des suiveurs (il n’y a de Dieu qu’Allah !). Et, derrière ce cortège qui va comme le vent, dans une longue voiture faite exprès, les pleureuses (de quand datent-elles aussi, celles-là ?) recroquevillées, tassées les unes contre les autres, agitent en cadence des petits mouchoirs noirs tout trempés déjà de leurs larmes rétribuées.

Mère des dieux, terre farcie de momies fabuleuses, l’Égypte se devait, plus qu’aucun autre Orient, de laisser subsister chez son peuple cette case du merveilleux qui permet pas à la réalité de prendre toute sa triste place dans la vie humaine.

Une fois de plus j’affirme que je n’arrange rien. Mais voici, flânant un jour dans le Vieux Caire, ce que nous y découvrîmes, exactement en une heure de temps.

Peut-être pour nous reposer un instant du soleil et de la poussière, nous entrons dans cette petite mosquée de peu d’apparence. L’imâm s’avance aussitôt vers nous. Aux premiers mots arabes de mon compagnon, il se fait empressé, tout animé, même, d’une fierté bien légitime.

Cette colonne que nous voyons là, c’est à la Mecque qu’elle se trouvait autrefois. Un jour le Prophète lui a dit : « Colonne, tu vas t’envoler et aller te placer dans mosquée du Caire. » (Celle dans laquelle nous sommes présentement, c’est-à-dire la mosquée d’Amrou.) Mais la colonne a refusé d’obéir. Alors le Prophète a pris sa cravache, et l’a frappée. Voilà, bien visible dans le marbre, la marque de la cravache, nous pouvons le constater de nos propres yeux. La colonne, ainsi corrigée, s’est mise à pleurer. (Comment pleure une colonne, l’imâm ne le dit pas.) Alors le Prophète l’a flattée de la main en disant : « Ne pleure pas, ô colonne ! » (ici la marque de sa paume), et la colonne enfin, s’est envolée, et la voilà pour toujours à cette place.


Sortis de la mosquée d’Amrou, nous poursuivons notre chemin dans le Vieux Caire. Cette fois c’est une tribu tout entière d’Hébreux qui nous arrête. « Venez voir notre trésor ! » Nous entrons avec tous ces gens dans la synagogue. Ce qu’on va nous montrer, c’est un talmud écrit de la main même de Moïse. Les rouleaux développés, nous découvrons qu’ils sont dûment imprimés, chacun, dans le bas, portant la marque : made in Germany.


La tournée des merveilles n’est pas terminée ; car voici la petite église orthodoxe Saint-Georges, œuvre byzantine des premiers siècles de la chrétienté. Le copte qui nous accueille sous le porche : « Venez voir ! Nous avons une crypte ici, dans laquelle est descendue la Vierge Marie pendant la fuite en Égypte. Et, sur la dernière marche de l’escalier, elle s’est assise pour se reposer, avec l’Enfant-Jésus dans ses bras. » (N’oublions pas que cette crypte fut construite plusieurs siècles après la naissance du Sauveur.)

Ce copte de l’église Saint-Georges, je ne peux pas ne pas y revenir, car il devint de nos amis, et l’un des plus curieux que nous ayons eus.

Comme marguillier de Saint-Georges, il s’appelait Claudios. Mais Claudios n’était que son nom chrétien. Il en avait un autre qu’à nous seuls il révéla, de longues semaines après notre première rencontre. Claudios, nonobstant son complet-veston et son tarbouche, était la copie même de la momie de Sésostris qu’on voit au musée du Caire. Jamais ne furent aussi semblables les deux visages d’une paire de jumeaux. Il avait fini par le savoir, et ne s’en était pas trop étonné, car, depuis son enfance, des révélations sur son identité véritable l’avertissaient.

Né dans la Haute Égypte de parents assez instruits, à dix ans il arrive pour la première fois au Caire, et, devant le Sphinx et les Pyramides, inexplicablement foudroyé sur place, il tombe évanoui.

Sans aucune notion d’égyptologie, un tel trouble s’empare de son esprit depuis ce jour qu’il lui faut absolument, vers quinze ans, se mettre à piocher l’histoire ancienne de sa terre natale.

… Ses recherches avaient été poussées si loin qu’à présent il déchiffrait les hiéroglyphes et, bien plus, rédigeait chaque mois, de sa main, un journal en langue démotique, (langue vulgaire de l’Égypte pharaonique), journal à un seul exemplaire que personne ne lisait, et pour cause, sinon lui-même et sa famille.

Claudios était veuf et père de trois filles qu’il avait élevées en secret dans le culte d’Isis — tout en continuant à tenir son emploi dans l’église chrétienne, car il faut vivre. Elles portaient sans le dire des noms de Pharaonnes, de même que lui s’appelait en réalité Khouniâtone, ou Gloire du Disque. Et c’était pour elles seules qu’il écrivait ce journal à jamais indéchiffrable pour d’autres lecteurs.

Tant de peines et pareil résultat, cela ne le décourageait en rien. Il croyait à lui seul sauver du néant les divinités désaffectées du Nil, et ne demandait pas d’autre récompense que d’avoir été choisi pour cette mission sacrée. Cependant, nous avoir trouvés et pouvoir avec nous parler de son sacerdoce, c’était un bonheur qu’il n’avait jamais espéré, même en songe.

En dépit des dieux ce fut par l’intermédiaire de cet extraordinaire bonhomme que nous fûmes introduits dans le couvent des nonnes coptes, toujours au sein de l’inépuisable Vieux Caire.

Claudios ayant obtenu pour nous un rendez-vous de la Mère Supérieure, faveur insigne, je m’imaginai, toute la matinée qui précéda notre visite, que j’allais voir des religieuses comme celles de chez nous, et cette idée me reposait d’avance de tout ce que j’ingurgitais d’exotique depuis que nous avions quitté la France.

Après bien des détours par des ruelles encombrées de détritus de toutes sortes, c’est enfin la porte du couvent, vaste construction qui semble à moitié démolie comme beaucoup d’autres du Vieux Caire. Au sortir du soleil, l’impression est d’entrer dans un abîme d’ombre. Une puanteur épouvantable nous assaille. On dirait que la peste couve dans tous les recoins. Claudios nous dirige vers un escalier de pierre dont les marches se disjoignent. Les yeux s’habituent. J’aperçois, dans un renfoncement plus noir que le reste, un être humain, une femme, attelée comme un animal, et qui tourne autour d’une espèce de moulin.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est une des sœurs qui fait sa corvée de semaine. Elle moud le café de la communauté.

— Mais ça ne lui donne pas le vertige de tourner comme ça ?

— Elle ne s’en aperçoit pas. Elle est aveugle.

Cela valait-il notre frisson ? Elles l’étaient toutes, aveugles, les sœurs de ce couvent copte. On ne l’avait pas fait exprès. Hasards de l’ophtalmie purulente égyptienne.

Dans le long couloir auquel nous aboutissions, nous vîmes s’enfuir au bruit de nos pas et de nos voix toute une troupe de ces aveugles. Elles étaient entièrement vêtues de noir, et leurs voiles de tête volaient autour d’elles. Gardaient-elles le souvenir d’on ne savait quelle invasion de jadis ? Toutes, en talonnant pour se sauver, levaient le bras droit, montrant leur poignet tatoué d’une croix, geste d’épouvante, pauvre espoir de protection.

Rassurées par Claudios, elles se calmèrent enfin, juste comme nous arrivions à la porte de la Mère Supérieure. Là, Claudios se retira discrètement.


C’était une toute petite pièce obscure. Sur un divan poussiéreux garni de vieux coussins épars, une forme, épaisse, ensevelie sous des voiles noirs superposés, remua, se redressa, tendit l’oreille à notre approche. Assise à la turque, les jambes repliées sous elle, la supérieure fumait une cigarette. Pour trouver sa bouche, elle devait écarter chaque fois les loques noires qui lui recouvraient la figure. Aveugle comme les autres, on apercevait alors les deux trous sanguinolents qui remplaçaient des yeux.

Elle nous fit aimablement asseoir à ses côtés, l’un à droite, l’autre à gauche, et la conversation en arabe commença. Après quelques paroles aussi fleuries qu’inutiles, elle nous annonça, pleine d’orgueil, qu’une de ses religieuses n’était que borgne. Là-dessus, elle tapa trois fois dans ses mains. C’est le signal de l’Orient. La porte s’ouvrit et nous fîmes alors connaissance avec le seul œil de la communauté.

Les choses n’en restèrent pas là, malheureusement, car, les unes derrière les autres, toutes les sœurs pénétrèrent dans la pièce trop petite — une vingtaine, peut-être — et commencèrent à tour de rôle à me baiser la main.

Je regardais avec terreur toutes ces ophtalmies traîner sur mon gant. Je me voyais déjà le jetant dans la rue dès que nous serions sortis.

Mais il y eut pis encore : on nous apporta du café. La borgne s’était esquivée, pour notre chance. Nos tasses, vidées du même geste horrifié derrière notre dos, purent être rendues, soi-disant bues, aux êtres sans yeux qui les attendaient. Et, le plus tôt qu’il nous fut possible, nous prîmes congé de la supérieure et de ses filles, avec tous les remerciements et bénédictions qu’il fallait.

Quel soupir ! Claudios nous attendait dehors. Il ne nous demanda même pas nos impressions. « La déesse Hathor… » commença-t-il. Et ce jumeau de Sésostris ne s’aperçut pas, repris par sa passion, de la hâte avec laquelle j’arrachais mon gant pour l’envoyer bien loin de moi, dans la poussière flamboyante de soleil.

Du monde copte je n’ai pas gardé, Dieu merci, que cette vision hallucinante. J’y ai vu des intérieurs modestes d’une adorable propreté, les portraits du tsar et de la tsarine de Russie, pour mon étonnement, en honneur sur les murs ; j’ai pu, dans d’autres milieux, me rendre compte de l’intelligence partout reconnue de cette race « la plus pure de l’Égypte ». Et surtout, puisque c’est la recherche de l’individualisme étranger qui m’a toujours souciée dans mes voyages, j’ai pu voir, qui peut-être a versé dans le modernisme comme tant d’autres coutumes irrémédiablement périmées, la célébration encore indemne de la messe copte, souvenir qui brille dans ma mémoire comme une icône byzantine.

Les hommes, dans la nef, étaient déjà vêtus tous à l’européenne. Je ne regardais pas de ce côté-là. Mais en haut, dans les tribunes entourées de moucharabys, cages musulmanes, je n’avais pas assez d’yeux pour contempler les femmes, parmi lesquelles je me trouvais forcément. Étincelantes de clinquants anciens, serrées dans des couleurs contrastées, leurs visages chrétiens voilés à l’exemple des harems, elles me donnaient l’illusion, introuvable ailleurs, de vivre sous le règne de Justinien et de Théodora.

Pour contrebalancer la soirée funèbre donnée par le vieillard qui pleurait son fils, nous tombons, un autre soir, sur une noce. C’est celle d’une fille de savetier. Elle a lieu dans le quartier le plus encombré du Caire indigène.

En Orient, la vanité règne partout en maître, serait-ce chez un humble marchand de babouches. Faire les choses simplement, c’est une formule qui n’a pas cours.

Pour que la cérémonie soit belle, le savetier a certainement donné toutes ses économies ; car, ce qu’il faut, c’est éblouir la parenté, les amis, le voisinage et même les simples passants.

Comme dans tous les mariages musulmans, cette noce comporte deux fêtes simultanées : celle du harem, à l’intérieur, celle du sélamleck dans le jardin. Mais il n’y a pas de jardins en ville. Rien de plus facile que de suppléer à ce manque. Le savetier a simplement bouché sa rue aux deux bouts, vastes toiles rouges et bleues tendues comme des portières, et qu’il faut écarter pour pénétrer en pleine réjouissance. Que le trafic en soit interrompu pendant des heures, personne n’y trouve à redire. L’usage est là qui fait force de loi.

Constituée ainsi, la salle des fêtes à ciel ouvert regorge de masculin. N’importe quel musulman peut y entrer. N’importe quels étrangers aussi, puisque nous y sommes.

Sitôt notre apparition, le père de la mariée a bousculé tout son monde pour nous faire asseoir à la meilleure place, nous a pourvus de friandises, cigarettes et breuvages sucrés. Et maintenant, comme le reste de la réunion, nous attendons que le concert commence.

Sur la même estrade et le même banc ajouré que ceux de la solennité funèbre de l’autre soir sont installés les musiciens, orchestre de ôuds, kamangâs, flûtes et daraboukkas que soutiendra le psaltérion, harpe horizontale. Un des plus célèbres chanteurs du Caire, Abdul-Haï, promis qu’il viendrait de bonne heure se faire entendre, accompagné par ces instruments.

Abdul-Haï chez un simple petit commerçant, c’est le grand événement du quartier. Voilà qui prouve que, pour marier sa fille, on sait faire royalement les choses. Car un chanteur en vogue, tout le monde sait ce que cela peut coûter.

Les grands chanteurs et les grandes chanteuses, en Égypte, sont un monde à part, un monde privilégié qui peut tout se permettre sans crainte d’aucune sorte de disgrâce. Je savais déjà par Ouassîla, depuis Carthage, ce qu’étaient les caprices de la corporation. Je ne me doutais pourtant pas de l’audace de ces caprices, quelque-fois. On se racontait au Caire l’histoire de Cheikh Ismaïl, le favori des princes, le rossignol au plutôt le bulbul dont ils ne pouvaient se passer.

Payé d’avance, comme il se doit, pour charmer la fête donnée dans un des plus riches palais musulmans de la ville, ayant touché dix mille francs, peut-être, pour cette soirée dont il était l’attraction principale, on constate, l’heure venue, que Cheikh Ismaïl n’est pas là.

Patience ! On sait ce que c’est qu’un chanteur comme lui ! Mais le temps passe et les invités attendent toujours. On envoie chez le bulbul. Le bulbul n’y est pas. Peut-être sera-t-il dans un des trois ou quatre domiciles qu’il possède (encore une habitude des chanteurs). Les émissaires reviennent consternés. Aucune nouvelle, nulle part, de Cheikh Ismaïl.

… Vers la fin de la nuit on le retrouva dans le Vieux Caire, qui rôdait tout seul au clair de lune. « Mon âme n’avait pas envie de chanter ce soir », répondit-il quand on l’interrogea. Mais les dix mille francs restèrent dans sa bourse.


Les raisons d’être en retard d’Abdul-Haï, ce soir, n’étaient certainement pas de cet ordre. On le savait extrêmement intéressé. Sans doute réfléchissait-il après coup que le prix fait au savetier et déjà perçu, n’était pas assez élevé. La soirée s’avançait, on attendait toujours.

Quand il parut enfin sur l’estrade, un ah ! unanime monta vers lui comme une marée. Indifférent, insolent, il se fit servir un café, fuma sa cigarette en regardant ailleurs, croqua quelques sucreries. Le public frémissait. Enfin il prit son oûd et le plaça dans le losange de ses jambes repliées sous lui. De nouveau salué par une clameur délirante, il joua trois notes du prélude ordonné par les canons de la musique égyptienne avant n’importe quel chant… et laissa retomber son oûd. Tourné vers l’orchestre, nous montrant son dos, il entamait une conversation avec les musiciens.

Ce petit manège se renouvela quelques instants plus tard. Puis il reprit le oûd, puis le laissa pour un verre de sirop. On espérait toujours sa voix, qu’il ne voulait pas donner. Jamais je ne vis plus cruel jeu de chat avec sa souris pantelante.

À la longue on l’entendit, pourtant, mais juste de quoi souhaiter autre chose qu’un début de roucoulement qu’il ne finissait jamais, interrompu sans cesse par son envie d’une cigarette ou d’un gâteau.

Fatiguée, à la fin, de toute la fatigue de cette foule persévérante et déçue, je priai qu’on me conduisit au harem.

Un petit garçon se chargea de me guider dans la maison. À la porte du premier étage il frappa longtemps avant d’être entendu. Le vacarme qu’on menait derrière cette porte était assourdissant. Une voix de femme se décidant à répondre, il y eut d’interminables parlementaires avant que cette femme comprît. Nul danger pour le harem. C’était une Roumîa qui voulait entrer, et non un homme.

La porte finit par s’entrebâiller. J’aperçus un œil noir qui m’examinait des pieds à la tête. Puis un bras se tendit pour m’attraper par la manche. Je compris que je n’entrerais que par cette étroite fente, problème ardu, car c’était l’époque des chapeaux grands comme des maisons, illogique couronnement des robes entravées.

D’autres mains étant venues à la rescousse, tirée, secouée, bourlinguée, je me vis enfin dans le harem, et dangereusement environnée de cierges allumés que tenaient ces dames, et dont la cire tombait à larges gouttes sur ma robe chiffonnée et mon chapeau cabossé. Car toutes les femmes s’étaient rassemblées pour me voir de près, abandonnant la mariée, oubliant leur cérémonial.

Mon sérieux et quelques mots arabes firent vite cesser leur sabbat. Et bientôt la fête interrompue reprit son cours.

La mariée, elle, n’avait rien dérangé de sa pose protocolaire. Le lamé de l’Égypte la vêtait de nuit et d’étincelles. Son voile nuptial n’était que couleurs et paillettes. Assise toute droite sur un siège haut, elle ne regardait rien que le vide. Peut-être contemplait-elle sa destinée. C’était une pauvre petite fille à moitié morte de fatigue après trois jours de visites à la parenté, sans presque manger ni boire comme l’exigeait la coutume, parce qu’on n’a pas faim et pas soif quand on va se marier, événement devant lequel on doit oublier tout le reste.

Laissée en paix dans mon coin, je pouvais regarder à mon aise évoluer la fête des femmes. Les cierges avaient été remis en place. Des vieilles à figure de sorcière s’étaient accroupies autour de la mariée, et, de temps en temps, allongeaient une main crochue pour toucher ses flancs, pendant que, juste en face d’elle qui ne la voyait même pas, une danseuse du ventre se démenait aux sons des tambourins furieusement frappés et secoués par toute la jeunesse. Rythme et frénésie. Un grand mouchoir à carreaux s’étendait sur le plancher pour recevoir les monnaies offertes par les parentes, les invitées, les voisines. J’y jetai ma pièce, bien entendu. Là-dessus une dés vieilles se leva, vint à moi, me murmura dans l’oreille quelques mots dont je connaissais le sens à l’avance : « Puisque tu es si généreuse, tu pourras rester avec nous ! »

Cette parole mystérieuse, je savais qu’elle me serait dite. Je le savais par l’indiscrétion d’un des grands harems du Caire où les « dames turques » m’avaient dépeint dans les moindres détails ce qu’était un mariage populacier en Égypte et ce que je pouvais y voir si cela me tentait, en payant le prix qu’il fallait.

Ce que je pouvais y voir ? C’était l’entrée du mari dans la chambre en fête, alors vidée de toutes les femmes, excepté la mariée et quatre vieilles de sa famille. Et ce que je pouvais y voir encore, d’après la minutieuse description des dames turques, c’était de quelle façon l’époux, avec l’aide des quatre vieilles, s’assurerait si la virginité de la hurlante petite épousée était authentique ou non, acte tellement odieux dans sa cruauté que les phrases les mieux détournées m’échappent pour le raconter tel qu’il me fut raconté.

Je déclinai courtoisement l’invitation de la vieille. Je redescendis du côté des hommes, toujours entassés en bas, toujours suspendus aux lèvres avares du chanteur Abdul-Haï.

Est-ce parce qu’elles en sont au même degré de culture européenne (disons de parisianisation) que leurs égales de Constantinople qu’on les appelle « dames turques », alors qu’elles sont égyptiennes ? Ne serait-ce pas plutôt pour obéir à l’instinct inné selon lequel, de quelque pays qu’ils soient, les musulmans aiment à déguiser leur origine véritable ?

J’avoue n’avoir jamais saisi les mobiles de quantité d’entre ceux que j’ai connus dans les milieux évolués. Sans aucune raison quelle qu’elle fût ils tenaient essentiellement à troquer leur nationalité contre celle d’en face. Tunisiens se disant Turcs, Turcs se disant Crétois, Syriens se disant Égyptiens, Égyptiens se disant Tcherkesses, j’ai, dans mon souvenir, toute une collection de ces reniements impossibles à comprendre, à moins d’admettre qu’il y a là quelque félinerie nécessaire, la même que celle qu’on rencontre chez les fauves ; car, du chat au tigre, si les fauves possèdent le génie de la dissimulation, c’est simplement parce qu’il leur fut octroyé par la nature au même titre que leurs crocs et leurs griffes : pour se défendre.


Le monde des dames turques, puisque nous y arrivons, n’a rien qui l’apparente au populaire égyptien, cette fresque toute vivante portraiturée d’avance sur des murs vieux de milliers d’années. Pas plus que les hommes de leur caste elles n’obéissent, quant à l’aspect physique, aux canons rigoureux si miraculeusement respectés dans les classes inférieures. Pour tout dire il n’y a pas, dans la haute société du Caire et d’ailleurs, de type égyptien. De peaux cuivrées, point. Les yeux ne sont pas forcément noirs. Les cheveux peuvent aller jusqu’au châtain clair et jusqu’au roux. C’est là que la succession des races envahissantes dans la vallée du Nil révèle ses empreintes variées. Traduisons par un unique mot : cosmopolitisme.


C’est d’un seul coup que je devais faire la connaissance de toutes ces grandes dames musulmanes du Caire dont beaucoup furent ensuite de vraies amies pour moi.

Le Prince Fouad, plus tard devenu roi, venait de fonder l’Université Égyptienne, une hardie nouveauté qui n’étonnait pas trop de sa part. Il me pria d’inaugurer la salle de conférences de cette université par une causerie exclusivement réservée aux harems, manifestation sans précédent.

Je n’avais jamais fait de conférences de ma vie. Parler pour la première fois devant un auditoire, c’est déjà beaucoup ; mais, quand, de cet auditoire, on ignore absolument tout ; quand on sent, en outre, peser sur ses épaules le grand honneur qu’on vous a fait de vous choisir pour représenter la parole française en pays aussi solennel que lointain, l’aventure devient redoutable.

Dans le jardin de l’Université je dus passer entre deux rangs d’eunuques, ceux de ces dames. Au premier coup d’œil sur la salle, de me voir attendue par tous les blancs voiles du visage et tous les yachemacks du Caire, je fus d’abord assez glacée. Une assemblée de sphinx, c’est impressionnant.

J’avais décidé de parler à ces harems… des harems fréquentés ailleurs. L’attention pleine d’intelligence et de bienveillance avec laquelle je fus écoutée dès les premiers mots me réconforta sans attendre, et je pus tout de suite abandonner mes notes écrites pour parler librement, cordialement, sans autres guides que mes souvenirs encore si proches de l’Afrique Mineure et de la Turquie.

Dès le lendemain de cette séance sensationnelle, je commençai de tourbillonner dans les salons des dames turques.

Leur température intellectuelle était identique à celle des harems équivalents de Constantinople. Je n’y rencontrai qu’une seule incompréhension, mais celle-là têtue autant que farouche pour ne pas dire haineuse.

Elle venait d’une certaine princesse Iffet Djélal soi-disant plus modernisée que toutes ses pareilles. Je m’évoque, sans aucun détail omis, assise toute seule en face d’elle dans son petit salon si français. Vêtue d’une austère robe noire, élégante et bien coiffée, la longue chaîne d’or de son lorgnon lui servait de fouet pour accompagner les gestes nerveux qu’elle ne cherchait même pas à réfréner.

— Si j’étais appelée à visiter dans leur pays des dames chinoises, par exemple, il ne me viendrait jamais à l’idée de remarquer et encore moins de raconter au retour ce qui m’aurait paru chez elles étranger ou bizarre !… C’est comme votre Marcelle Tinayre ! Elle vient de publier un livre sur ce qu’elle a vu en Turquie. Au lieu de nous faire part du degré de civilisation moderne de ce pays, elle raconte mille choses inutiles appelées à disparaître avec le progrès, et qui ne sont d’aucun intérêt pour personne. D’ailleurs je me demande quel genre de gens, elle et vous, vous ont intéressées vraiment dans vos voyages ! Ce que vous nous avez raconté de ces femmes de Scutari qui prenaient le thé sur la tombe de leur grand-père est absolument faux ! Une chose pareille n’a jamais existé en Turquie, Dieu merci ! Et, même si c’était vrai, pourquoi le raconter ?

Impossible de lui faire comprendre qu’elle était, parlant ainsi, plus loin de l’Europe, plus barbare que les esclaves noires de Kénadsa dans le Sud Marocain. Je laissai courtoisement sa pédante colère s’exhaler. Une féerie vint tout à coup me récompenser de ma patience : l’entrée de cette visite annoncée par trois claquements de mains, yachemack aux roses voilées, mince silhouette de satin noir, toute jeune femme si belle que « ça n’avait pas l’air vrai ».

Telle m’apparut pour la première fois la princesse Yousri, l’épouse du futur roi Fouad.

La mousseline écartée révéla le visage en son entier, chef-d’œuvre. Cette princesse-là fit taire l’autre immédiatement, car elle arrivait tout animée par un sujet de conversation bien différent. Elle sortait d’une séance chez des vieilles dont le métier était de soigner la beauté féminine. Le hammam, les massages, les épilations, les sudations, les fards, les onguents, sans compter quelques secrets d’Orient non dévoilés, et la fleur humaine que nous avions sous les yeux s’offrait avec tous les parfums de sa jeunesse veloutée, si précieuse qu’on eût craint même de l’effleurer par peur de commettre on ne savait quel sacrilège.


Maussade séance heureusement si bien terminée, ma rencontre avec Iffet Djélal reste le seul souvenir sans grâce que je garde de cette Égypte que j’aurai tant aimée.

— Quand tu vivrais dix mille ans, une nuit comme celle-là, tu ne la retrouveras jamais !

Sett Bamba, chanteuse attitrée des dames turques, accompagne d’un regard magnifiquement sombre cette parole qui est un reproche.

Il est plus de sept heures du matin. Depuis la veille la fête se prolonge au harem, dans le palais dont tous les hommes ont été chassés, père, mari, frère, fils, serviteurs. Où sont-ils allés se réfugier, chez quels amis ou dans quels hôtels, pour laisser la demeure tout entière à la disposition de l’hôtesse et de ses invitées ? L’usage veut, quand une musulmane de cette classe donne à dîner et de la musique à des amies, que l’élément mâle disparaisse jusqu’au lendemain, impitoyablement.

Le dîner à l’européenne dont je connais déjà les particularités depuis mon tout premier voyage s’est passé beaucoup plus gaiement que ceux de la Tunisie ou de Constantinople. Le damm khafîfe, le « sang léger » de l’Égypte a délié les langues et fait pétiller les yeux autour de la table. Une hanoum, âgée déjà, s’amuse follement de ma présence. Elle sait que je collabore aux grands journaux de Paris. À chaque mot qu’on me dit, à chaque geste de n’importe laquelle de ces dames, à chaque mets nouveau servi dans les assiettes : « Ektébi ! Ektébi ! » me crie-t-elle à travers le léger bourdon des conversations (Écris ! Écris !), tout en faisant le simulacre de saisir un calepin et d’y griffonner fiévreusement.

La chanteuse Bamba rôde autour des convives. Elle nous a fait entendre déjà sa voix, contralto célèbre au Caire, cette voix qu’on devinerait rien qu’à voir ses yeux nègres dans un visage à peine teinté par le sang mulâtre, des yeux de grand fauve désertique, brûlant d’un phosphore si noir, et dans lesquels s’allument par instants de tels éclairs.

Épaisse et courte, elle a les cheveux coupés, puisque c’est de tradition chez les chanteuses égyptiennes, est vêtue, sans aucune recherche, d’on ne sait quelle robe et d’un gros chandail verdâtre, triste attirail qui ne parvient pas à lui retirer son air de divinité nilotique.

La voyant s’arrêter à chaque assiette pour recevoir la bouchée qu’on veut bien lui donner, je me suis étonnée. Pourquoi pas à table avec nous ? Mais j’ai compris au « oh ! » sourd, protestataire, unanime qui m’a répondu, que ce que je venais de dire était l’équivalent, dans quelque grand dîner de Paris, de ce qu’aurait pu demander un étranger ignorant tout de nos mœurs : « Pourquoi le maître d’hôtel ne prend-il pas place à table avec les autres habits ? »

Subalterne… Humble comme un chien elle continuait sa ronde quémandeuse, sans parler, sinon avec des yeux éloquents d’animal.

Mais, le dîner fini, lorsqu’arriva l’heure d’entrer dans la musique, de s’en intoxiquer, comme font les Orientaux, jusqu’à l’hypnose, Bamba, son luth dans les mains, redevint le maître, et ses auditrices les dociles esclaves de tous ses caprices.

Cette voix comme nocturne de Sett Bamba, j’aurais pu l’entendre pendant des heures. Mes amies, qui le savaient, me laissaient à la place d’honneur, soit assise à la turque en face d’elle assise à la turque de même. Nourrie depuis la tendre enfance d’harmonies européennes, de toute mon âme séduite mais étonnée encore, j’écoutais. J’avais l’impression d’apprendre une langue étrangère.

Le chant arabe, même celui de l’Égypte, la plupart des Occidentaux n’y comprennent absolument rien. Il les fait rire ou, disent-ils, « leur tape sur les nerfs ». Dans cette monotonie vocale qui est celle même de l’oiseau, merle ou rossignol, ils ne discernent aucune des nuances qui en font l’infinie variété. Savants coups de glotte et vocalises improvisées, demi-soupirs qui vous arrêtent le cœur et gémissements travaillés, tours de force et clameurs spontanées, tout leur échappe, aussi bien la technique que l’inspiration.

Il faut du reste de longs jours pour que la barbare oreille européenne se rende compte que ce chant, tellement proche de la nature qu’il semble l’appel même des espaces désertiques, a pourtant ses lois, ou, pour mieux parler, ses dogmes. Fidèlement observés d’âge en âge, ils laissent cependant place à l’improvisation du moment, ce qui explique que tel air transmis par les siècles ne sera jamais chanté deux fois de suite de la même façon par les lèvres qui le ressuscitent ou plutôt le font se survivre avant de le repasser à la génération qui va suivre.

Enseignée par simple imitation puisqu’elle n’a pas d’écriture, la musique arabe ne connaît guère comme mesure que le contretemps et comme mode que le mineur.

Un jour j’essayai de faire chanter une gamme majeure à Bamba. Vains efforts. Son gosier ne pouvait pas copier ce solfège-là.

Les paroles ?… L’amour, rien que l’amour, voilà ce qu’expriment les roucoulements des chanteurs, en même temps que cette nostalgie sans objet qui tient tout entière dans deux invocations sans cesse répétées : « Ô nuit ! » ou bien : « Ô les yeux ! »

Un rien de traduction J. C. Mardrus. C’est un des chants préférés de Bamba.


                 Ô nuit ! Ô nuit !
Où vas-tu, ô toi qui m’amuses ?
Ô nouvelle lune, ton amour m’a cautérisé le cœur.
Remplis la coupe, échanson, et abreuve-moi,
Et emmène-moi avec toi au milieu du jardin.
                 … Ô nuit ! Ô les yeux !

Bamba la tête de côté, les yeux perdus dans la musique, roucoulait, toujours assise, car un chanteur musulman ne se tient jamais debout. Sa voix, placée dans le nez comme toutes les voix arabes qui chantent, se mêlait avec son luth pour nous enivrer d’un rêve sans commencement et sans fin. Le temps cessait d’exister. Des siècles chantaient avec elle, passés et futurs, et nous ne savions plus où nous étions, qui nous étions.

Sept heures du matin…

Ayant vu poindre l’aurore, je m’inquiétai, ce jour de fête finissante. N’était-il pas temps pour moi de rentrer au Shepherd ? Mon mari n’allait-il pas…

Ici le regard de Bamba, son mot : « Quand tu vivrais dix mille ans… »

Elle avait raison. Je le sentis sur le moment, je le sens encore davantage depuis que tant d’années ont passé sur cette nuit-là, sur d’autres aussi belles qui ne sont jamais revenues, ne reviendront jamais plus.


Un regard encore plus profond que celui dont elle me reprocha mon agitation malséante, je le vis dans ses yeux, une après-midi qu’elle ne chantait pas. Assise à l’écart sur un divan bas, les sourcils froncés, elle contemplait l’invisible, plongée dans une méditation qui semblait être celle même du Sphinx de Gizèh.

Après l’avoir longuement observée de loin, je m’approche, émue, secrète. Presque bas j’interroge en arabe : « À quoi penses-tu, Sett Bamba ? »

Les yeux splendides quittent le vide pour me regarder douloureusement.

— Mes cors aux pieds, ô dame ! Mes cors aux pieds !


Souvent mes amies venaient me chercher à l’improviste, à sept ou huit dans deux voitures.

— Yallah ! Viens avec nous, ô amie ! Nous allons nous promener au bord du Nil. Ensuite nous irons goûter chez une de nous.

Sitôt entrées dans la maison qui nous recevait pour finir, et dans laquelle nous annonçait le claquement de mains de l’eunuque : « Un ! deux trois !… Visite ! » je regrettais de les voir si vite arracher leurs voiles de tête noirs, leurs voiles de visage blancs. Toute l’Égypte disparue dans un souffle, restaient d’aimables Parisiennes empressées à faire les honneurs du thé. L’apparition de Bamba remettait de l’envoûtement dans l’air. Quand elle refusait de chanter, le temps passait en propos animés.

Si cordiales ! Si proches ! Je brûlais de leur poser plusieurs questions difficiles. J’aurais voulu savoir s’il était vrai que certains harems connaissaient des drames du fait d’eunuques qui, restés capables d’amour pour les femmes, le prouvaient selon les moyens à eux laissés, et que des maris avaient surpris dialoguant de fort près avec leurs épouses.

Je n’osai jamais cela. Mais j’osai, non moins délicate enquête, m’informer à mots aussi couverts que possible si, trop souvent délaissées par leurs hommes, il n’arrivait pas aux hanoums de se consoler quelquefois les unes avec les autres comme le prétendait plus d’une malicieuse chronique.

Elles firent si bien semblant de ne pas comprendre de quoi je parlais qu’une honte me vint d’avoir abordé cette question parfaitement inintelligible pour elles. « Nous aimons la compagnie des gens délicieux… » disaient-elles avec des yeux pleins d’une ignorance accablante.

Je me rappelle pourtant, après le long silence qui suivit, de quelle voix douce la plus jeune d’entre elles murmura comme pour elle-même : « Chez nous on dit : « Ça ne noircit pas le tarbouche, et ça ne remplit pas le ventre… »

Revoir Nazli Effendi ! Ce bonheur me fut annoncé par Sett Bamba sur le ton maussade que lui suggérait une noire jalousie.

— Tu parles toujours de Sett Ouassîla. Elle est ici au Caire depuis hier avec la saïeda Nazli.

Tout ce qu’elle ajouta de trop compliqué pour moi me fut traduit par les hanoums amusées. « Elle dit qu’on ne va plus vous voir, puisque vous allez retrouver votre chanteuse préférée, mais que, maintenant que vous avez entendu Bamba, la voix de Ouassîla ne sera plus rien pour vous. »


Dans sa demeure encensée à la manière d’une église comme toutes les habitations de luxe de l’Islam égyptien, Nazli, toujours la même au fond de son col Médicis les cheveux toujours roses et toujours surmontés d’un papillon de tulle, nous reçut de tout son sourire écarlate et retroussé, de toute sa lisse pâleur, de tout son regard plus que clair sous des sourcils restés si noirs. Une dame d’un certain âge s’était levée en même temps qu’elle pour nous saluer. Nazli n’éprouva qu’au bout d’une demi-heure le besoin de nous la présenter. « Ma sœur », dit-elle sans rien de plus.

Aucune ressemblance entre les deux. Effacée comme une parente pauvre qu’elle était certainement, cette cadette n’avait rien qui rappelât l’impériosité, l’autorité de son aînée. Sans doute n’était-elle pas fille de sultan. Elle habitait généralement la France, et sa tournure, ses manières d’être le faisaient bien voir.

L’entrée, dans le salon, de Ouassîla ravie de nous revoir, avant rejeté dans l’ombre cette sœur modeste et francisée, elle retourna, muette, se rasseoir dans son coin.

Dans mon arabe lent qui tâtonnait encore je pouvais maintenant parler avec Ouassîla, pourvu qu’il ne fût question que de choses très simples. Elle en était bien étonnée.

Dès qu’elle m’entendit prononcer le nom de Bamba, ses yeux si blancs et si noirs étincelèrent. « Deux tigresses ! » pensai-je alors. Et Allah sait que je ne me trompais pas !

Cependant Nazli parlait déjà politique. Puis vint une de ses histoires de jadis.

— Je vous dis la vérité ! Oualûatt ennebi ! Un jour j’étais à Paris avec Ouassîla. Nous nous promenions en voiture. Dear me ! Ouassîla trouve que notre arbagui ne conduit pas assez vite. Elle lui crie : « Yallah, cochon, yallah ! (au lieu de cocher, vous comprenez ?) Malheureuse !… je dis. What bave you done ? Nous sommes dans la montagne, il va nous assassiner !

— Dans la montagne ?… murmurai-je, rêveuse.

Une voix timide, prudente, parla dans le coin du fond.

— Ce devait être Saint-Cloud… expliquait la sœur entre haut et bas.


… Dès le lendemain nous étions emmenés d’autorité par notre vieille amie vers une fête que plusieurs détails ont gravée dans ma mémoire.

Sans doute étions-nous chez des notoriétés religieuses. À ce dîner d’hommes, rien que des turbans.

Pourquoi ne faisais-je pas plutôt partie du repas des dames ? Même Nazli ne figurait pas à la table où j’avais pris place avec mon mari, seule de mon espèce au milieu de tant de saïeds austères.

Le maître de la maison et ses fils, au lieu d’être assis parmi nous, se tenaient debout derrière les convives afin de veiller à ce que rien ne leur manquât, usage éminemment islamique. Et pourtant, une fois de plus, c’était un dîner à l’européenne, sauf les vins, qui n’y figuraient pas.

Dans une vaste salle entourée de charmants murs de faïence, un concert nous attendait au sortir de table. Tous les instruments. Et un chanteur fameux dont le nom s’est perdu pour moi dans l’oubli.

Ma surprise fut de découvrir que le harem assistait, invisible, à cette belle fête musicale. Des petites chambres sans fenêtres ni portes, sortes de niches, loggias si l’on veut, s’ouvraient tout autour de la salle. Silencieusement groupées dans leur obscurité, les femmes voyaient tout sans être vues. Entrée dans un de ces mystérieux observatoires, j’y retrouvai Nazli parmi quatre ou cinq hanoums auxquelles elle me présenta tout bas. Plus musulmane que ses compagnes, rigoriste, protocolaire, elle semblait ne plus rien savoir de toutes les libertés qu’elle se permettait en temps ordinaire.

Je ne retournai dans la salle éclairée que tard, pour examiner de plus près la curiosité qu’on venait d’annoncer : la plus vieille servante de la maison, ancienne esclave qui n’avait jamais accepté sa libération. Elle était âgée de cent ans, et nous allions voir avec quel entrain elle portait son siècle sur ses épaules.

Du fond de la salle on vit alors s’avancer, spectre délicieux d’un Islam disparu, fluette et droite, vêtue d’un costume oublié dont les culottes de soie retombaient sur des babouches dorées, — et long voilée pour ne laisser survivre que des yeux qui étaient encore des yeux, — une créature irréelle, laquelle, toute fière d’être là, se mit à parler d’une petite voix décantée par l’âge, bavarde à ne savoir comment la faire taire.

Le plus fort est qu’ayant fait signe aux musiciens, elle prétendit danser pour l’assistance, et commença, les mains en avant, à faire tressauter le ventre qu’elle n’avait plus, si bien qu’il fallut appeler pour qu’on la remmenât se coucher au plus vite.

Un jeune serviteur au turban neigeux sembla tout aussitôt naître des faïences murales, et rien ne fut touchant comme les gestes respectueux et tendres avec lesquels il parvint à persuader la centenaire surexcitée de le suivre et de retourner au harem.

Tout le reste de la fête s’est effacé pour moi.

Le soir de la Noël 1910, fatigués d’avance du small-dancing qui durerait toute la nuit, nous étions montés de bonne heure dans nos chambres. Nous fûmes étonnés d’entendre peu après frapper à la porte. Ayant ouvert, quelle surprise ! Apparition surnaturelle dans la pénombre des couloirs, toute l’Égypte pharaonique en la personne de Sett Bamba de noir vêtue et voilée de blanc, ses yeux de nuit et d’incendie seuls apparents, puisque le reste du visage était caché.

— C’est ce soir la fête de ton Prophète, me dit-elle. Alors je t’apporte un cadeau.

Quand elle eut libéré ses bras trop chargés, il s’avéra que son cadeau de Noël consistait (ahurissante association) en un bocal de poissons rouges et un panier de pommes.

Elle ne voulut rester avec nous que juste le temps de m’apprendre la nouvelle.

— Depuis hier au soir Ouassîla est très malade. Sans doute va-t-elle mourir. Quel bonheur !

Il faut croire que la maladie de Ouassîla (informations prises, un simple rhume) n’avait rien de grave, puisque, huit jours plus tard celle-ci, dans l’après-midi du 1er janvier, vint à son tour, vêtue comme l’autre et chargée comme elle, frapper à la porte de notre appartement. Par bonheur nous n’étions pas encore sortis, venant à peine de déjeuner.

— Je sais quel cadeau Bamba t’a fait. Je t’apporte le mien, moi aussi !

Et, ce second cadeau, c’était… un bocal de poissons rouges et un panier de pommes.

Sa visite fut un peu plus longue que celle de sa rivale. « Bamba ne vivra pas vieille, dit-elle entre autres choses, car elle a la maladie des os enrhumés. Et mon cœur s’en réjouit. »

Cependant j’eus l’occasion, peu de temps après, de les voir toutes deux ensemble dans un harem ami. Voilà leur rencontre : Elles se jettent, dans les bras l’une de l’autre en s’appelant : « Ma sœur. »


De tous ces poissons rouges qui moururent l’un après l’autre au fond de leurs bocaux trop étroits, je ne sauvai qu’un seul, le plus petit, qui, logé dans une ancienne bouteille pharmaceutique de couleur bleue, finit, à force d’évoluer dans cet éternel clair de lune, par devenir bleu lui-même jusqu’à ce qu’il mourût à son tour, mais beaucoup plus tard, en Haute-Égypte où je l’avais emporté.

J’ai beau labourer ma mémoire, je n’y puis retrouver à quelle date, cette année-là, fut célébrée la grande fête du Mouled ou Nativité du Prophète.

Cette imitation de notre Noël, relativement moderne et peu orthodoxe, somme toute, varie d’une année à l’autre, les mois musulmans étant lunaires. Peut-être était-ce en février, car la température du Caire, cela je m’en souviens, était à ce moment-là fort agréablement tempérée.

J’entendais beaucoup parler du Mouled dans mes harems amis. Car je n’avais pas plus abandonné Bamba pour Ouassîla que les jeunes dames turques pour la vieille princesse Nazli. Je les voyais les unes et les autres aussi souvent que je pouvais, aux jours et aux heures où les âniers et le Vieux Caire ne prenaient pas toute la place.

Or le soir arrive tout naturellement où Nazli nous invite ensemble au Mouled qui va se célébrer chez elle. C’est juste comme nous venons de changer d’hôtel, abandonnant le Shepherd pour le Savoy (dans le hall duquel, peu à peu, se trouvent réunis chaque soir le Kronprinz et la Kronprinzessin d’Allemagne, Albert Ier roi des Belges et sa reine, M. Joseph Caillaux avant le meurtre de Calmette par sa femme, M. Louis Barthou des années avant l’attentat contre le roi de Serbie… quelle future page d’Histoire !)

Nazli, comme à son ordinaire, a bien fait les choses. Tous ses salons sont étincelants de lumière, toutes ses petites filles, qui ne sont plus les mêmes, les premières étant à présent des femmes, sont au complet, et plus dorées encore qu’au palais de la Marsa. Grande circulation de confitures de roses, de pâtisseries, de lotions variées, de café turc, de cigarettes précieuses. Ouassîla, sans son oûd, ne règne pas. Le prince Haïdar, un neveu de Nazli, se distingue vite des autres tarbouches. C’est un jeune Assuérus à la belle barbe noire. Il évolue gaiement au milieu de ce harem impubère, très parisien par son habit fait à Londres, et parlant le français couramment.

Recroquevillés derrière une barricade de moucharabys, les chanteurs du Mouled, auxquels une altesse khédiviale ne saurait se montrer dévoilée, restent invisibles, et, parallèlement, ne peuvent rien voir de la soirée.

Et voici notre entrée dans cet Islam en pleine action. Avec l’assentiment flatté de notre hôtesse, nous sommes en compagnie de Joseph Caillaux, très curieux de ce qu’il va voir grâce à nous. Encadré par nous deux en grande tenue comme lui, plein de déférence il s’incline devant la princesse qui préside dans son fauteuil anglais. Celle-ci n’attend même pas que les présentations soient faites, son visage d’albâtre sourit affablement dans le haut col Médicis. Habituée à converser d’égale à égal avec les hommes politiques :

— Excellence, attaque-t-elle en secouant sa cigarette opiacée, je vous dis la vérité, Ouallahi el ’Azîme ! Perfectly impossible ! Il y a trois. Alors, nous autres, nous ne pouvons pas ! Oualâken habaïb quand même, mouche kéda ?

La politesse interdit à mon mari d’expliquer au ministre, séance tenante, ce que l’Effendi vient de lui dire : « Nous, musulmans, nous ne pouvons admettre votre Trinité chrétienne. Mais cela n’empêche pas entre nous l’amitié. » Sitôt faite cette surprenante déclaration il a fallu se taire, d’ailleurs, car les chanteurs du Mouled commençaient à psalmodier.


Le nouveau-né qui sera le Prophète. Mohammad, couché dans son berceau, reçoit la visite de deux anges, l’un de saphir et l’autre de rubis. « Ouvre ton cœur, disent-ils, pour y recevoir les dons que nous t’apportons. » L’enfant ayant obéi, l’ange de saphir et l’ange de rubis déposent dans son cœur la sagesse, l’intégrité, la vertu, l’esprit de justice, l’obéissance à Allah, la beauté du verbe et tout ce qu’on verra plus tard se développer dans sa vie bénie. Quand leur offrande est terminée, au lieu de refermer son cœur pour y cacher de tels trésors, le nouveau-né l’ouvre plus grand au contraire et leur crie : « Encore ! Encore ! » Mais les deux anges lui répondent : « Nous n’avons plus rien à te donner. »


Tel est à peu près le sens de ce qui se chantait derrière les moucharabys. L’assistance écoutait, assise, immobile, religieuse. À certains mots Nazli hanem et la troupe des filles avec elle se recouvraient un instant la tête et la figure de leur voile, pendant que les homme s’inclinaient. Puis venait une pause. Alors toutes les voix se remettaient à babiller, les sucreries à circuler, et, tournée vers M. Caillaux, la princesse commençait tout de suite : « Excellence, je vous dis la vérité. Lord Cromer… »

Ce Mouled se prolongea tard dans la nuit. J’avais fini par m’allonger sur un des divans du plus petit salon, à mes côtés Ouassîla sur un fauteuil, assis par terre à mes pieds le prince Haïdar. Il ne me ressassait pas comme Mustapha pacha, frère de Nazli, que j’étais un ange, mais, respectueusement, baisait le bout de mes souliers d’or, et, comme je l’ai dit dans mes Mémoires : « Jurez-moi, me répétait-il, que vous serez toujours aussi belle ! »

Hélas !

Une autre manifestation en l’honneur de la Noël islamique devait nous absorber peu après, autrement importante que cette soirée mondaine : les dix-sept nuits du Mouled chez le Saïed el Bakri, chef de la noblesse musulmane.

Comment avions-nous connu ce considérable personnage ? Je ne sais plus, mais peu importe. C’est une des plus singulières figures que j’aie vues en Islam. Il était tout jeune. Une barbe presque blonde et des yeux glauques révélaient la mère circassienne. Ses habits extrêmement raffinés ne comportaient rien d’européen, pas même la chaussure. Tête dans les mousselines, manteaux de nuances pâles, aucun signe dans son aspect qui rappelât l’Égypte. Son regard inquiet et sa blancheur maladive, ses tics nerveux et les mots magiques qu’il ne cessait de prononcer à mi-voix en pleine conversation normale donnaient l’impression que ce jeune homme était, en quelque sorte, ensorcelé.

Le docteur Keating, Irlandais, médecin chef de l’hôpital du Caire, nous avait mis au courant du noir drame de harem survenu dans la famille. L’un des prédécesseurs de ce Saïed-ci, son oncle, fut un soir invité chez sa belle-sœur et ses filles. Il avait le droit de les voir à visage découvert, étant vieux, et, de plus, de leur parenté. L’aimable gynécée avait pour lui préparé les gâteries qu’il aimait le mieux. Les servantes, jeunes et âgées, s’empressaient en nombreuse troupe autour de sa barbe blanche. Il souriait, heureux de cette réunion comme chaque fois qu’elle se renouvelait ; la belle-sœur et ses filles répondaient à ce bon sourire du vieillard. Juste à ce moment toutes les femmes, d’un mouvement unanime, bondirent sur lui, le renversèrent, lui immobilisèrent bras et jambes ; et, son turban arraché, dix mains pesant à la fois sur son crâne, elles lui enfoncèrent la tête puis la maintinrent le temps qu’il fallait dans le seau d’eau préparé d’avance à l’écart.

… On retrouva son corps à l’aube dans un terrain vague. Son turban bien sec lui avait été soigneusement remis. Aucune trace d’eau sur ses vêtements. Le médecin arabe conclut à une rupture de la veine du cœur ; et tout eût été dit, l’ambition de la belle-sœur, qui voulait la place pour son fils (ou son mari, je ne sais plus) eût été satisfaite sans une ombre de scandale, si, par la langue indiscrète d’une des servantes, la justice anglaise n’eût eu vent de quelque mystère.

L’autopsie fut ordonnée. Le docteur Keating, auquel elle fut confiée, déclara que le mort avait été noyé. « Comment !… protestait le harem soupçonné. Il n’avait pas un fil de mouillé sur lui ! Son cadavre était aussi loin que possible du Nil ! »

Une ou deux servantes, cuisinées à huis-clos, avouèrent. Une troisième raconta l’assassinat dans tous ses détails. Mais le secret des aveux resta bien gardé. Pour des raisons que j’ignore, politiques sans doute, l’affaire fut étouffée comme le bonhomme dans son seau d’eau.


Peu de temps avant la période du Mouled, et connaissant cette sombre histoire, j’étais priée d’aller visiter le harem fatal. Je n’y trouvai que trois femmes : la belle-sœur instigatrice de l’assassinat, et deux autres qui y avaient mis la main. Je vis des créatures avachies, teint blafard, joues molles, yeux verdâtres ; de ces femmes sans couleur aux cheveux déteints que les gens du peuple, chez nous, dépeindraient par : « On dirait du veau, » Et tellement insignifiantes, en outre, qu’on ne parvenait, en les regardant, à aucune espèce de frisson.


L’actuel Saïed, qui, par raccroc, devait peut-être sa puissante et magnifique situation à ce crime familial, nous invitait donc à voir se développer dans la cour de son palais les dix-sept cérémonies du Mouled nocturne.

Il voulut auparavant nous recevoir à déjeuner.

Depuis l’Afrique Mineure je n’avais plus pris aucun repas à l’arabe. Celui-ci nous fut servi sur un immense plateau de cuivre ciselé, dans une des somptueuses salles d’un palais ancien de pur style sarrasin. Nous y étions les seuls convives. Le Saïed, tout en conversant avec animation dans un français assez pur, laissait, en avançant le bras pour prendre sa bouchée à même le plat, traîner sa belle manche pâle dans toutes les sauces. Il était heureux de nous poser cent questions sur la France où jamais il n’était allé, principalement sur Paris. Quand c’était moi qui lui répondais, son regard se détournait. Il frappait l’air deux fois de sa main droite descendue vers sa hanche en scandant : « Bah ! Dah ! » deux mots qui ne sont pas des mots arabes, mais une formule cabalistique contre les démons. Au beau milieu d’une phrase ces deux syllabes éclataient, ou bien, au contraire, n’étaient que chuchotées, mais toujours accompagnées du même geste. S’adressant à mon mari, par exemple : « Ya hâowaga, pensez-vous — bah ! dah ! — que si j’allais à Paris j’y serais bien reçu ? » D’autres fois il ne disait que « bah ! » tout seul. « J’espère bien ne pas mourir, — bah ! — sans aller en France. » Au plus profond d’un silence qui venait de tomber, il nous faisait sursauter. « Bah ! Dah ! » jetait-il avec force.

Vers le milieu de ce déjeuner sans boire, J. C. Mardrus demanda s’il ne serait pas possible de lui faire apporter un siphon d’eau de Seltz, dont il avait l’habitude. Le Saïed appela son serviteur, le seul que nous eussions vu, du reste, et lui donna l’ordre d’aller immédiatement chez le Grec (c’est-à-dire l’épicier) chercher un siphon désiré, lequel, à l’époque, représentait une dépense de deux sous, exactement. Mais le reste du déjeuner devait être mangé sans qu’on vît réapparaître le serviteur. Au moment de nous lever seulement, on le vit, silencieux, se dessiner tout à coup dans le rectangle de la portes silhouette immobile. Au regard courroucé de son maître il répondit d’une voix basse et pleine de honte : « Ma irîde che… (il n’a pas voulu… »)

Rien de plus. Le Saïed fit semblant de n’avoir pas entendu. Deux sous de crédit qu’on lui refusait chez son épicier cela voulait dire trop de choses.

— Mes amis, fit-il, nous allons passer — bah ! dah ! — dans une autre salle — bah ! — si vous le voulez bien !


Les dix-sept nuits du Mouled…

À la fenêtre grande ouverte d’une salle d’en bas, nous sommes assis avec le saïed, fascinés par ce qui se passe dans la cour de son palais. Entre des murs fauves et crénelés, à la seule lueur des torches qu’ils tiennent à la main, des cortèges se succèdent, chacun faisant une station plus ou moins longue devant le chef de la noblesse musulmane — qui ne regarde rien. Nous l’intéressons certes beaucoup plus que ces manifestations religieuses déployées pour lui !

Aucun des ballets russes de l’époque de Bakst, à l’Opéra, n’eut la couleur, la fureur, la nouveauté de ce que nous voyons à cette vaste fenêtre, seuls spectateurs d’une féerie pareille. Je ne suis pas encore remise à l’heure qu’il est d’une entrée de nègres vêtus aux couleurs bleues de l’Égypte ancienne, un pan de leur turban turquoise retombant jusque sur l’épaule droite, ni du zicre qu’ils exécutèrent à deux pas de nous sous l’azur nocturne, leur bâton de résine enflammée dansant en mesure avec eux sur un fond de tambours et de flûtes à donner le frisson.

Le fanatisme grandissait à mesure que se remplissait la cour sarrasine. Il atteignit son paroxysme, cette première nuit, avec les mangeurs de feu. Les daraboukkas au rythme incantatoire peu à peu les mettaient en transe, un d’abord, puis deux, puis trois. Et voilà des hommes tout à l’heure majestueux et calmes, en proie à la sorte d’épilepsie progressive qui va les faire se rouler par terre en écumant puis enfin, d’un geste irrésistible, se jeter sur le feu qu’ils allumèrent si tranquillement quelques instants plus tôt, y ramasser des braises enflammées et les dévorer avec une rage de bêtes affamées.

Des camarades restés de sang-froid s’approchent de ces possédés pour les apaiser, arrêter leur folie. Ils ont ces gestes comme maternels qu’on voit si souvent aux hommes de l’Islam. On éprouve un soulagement à les regarder assister ainsi leurs frères devenus fous. Les daraboukkas résonnent toujours, hystérisantes. Les mains douces qui soignaient deviennent saccadées, les têtes qui se penchaient, raisonnables, ont des sursauts convulsifs. Trois secondes ne se sont pas écoulées, l’infirmier, à son tour écume, se roule par terre, se précipite sur le brasier, mange du feu.

— Racontez-moi ! nous disait la saïed pendant que je me sentais pâlir de ce que je voyais. Comment est-ce, un thé, chez une dame — Bah ! Dah ! — à Paris ? Les monsieurs entrent — bah ! — et ils… ils baisent la main de madame ?…

J’avais été surprise, pendant ces nuits fanatisées, de voir, quand leur tour était passé, comment les plus déments des sectes successives venues nous montrer leurs danses du Prince Igor et leurs extravagances religieuses, se relevaient en pleine convulsion et reprenaient leur rang dans le défilé, sourire aux lèvres, regard absolument lucide. Comme chez les hurleurs de Brousse, une fois la crise passée, le coup de foudre reçu, plus rien n’en restait, semblait-il, ni dans leurs nerfs, ni dans leur esprit.

Je devais m’en rendre compte encore mieux lorsqu’arriva l’époque de la ’Achoûra, solennité persane qui prenait au Caire des proportions assez vastes pour mettre sur pied toute la police anglaise.

’Achoura vient du mot dix en arabe. Et c’est parce que cette fête funèbre comporte dix jours, — dix jours de jeûne et de douleur au bout desquels éclate la frénésie à laquelle je pus, grâce à J. C. Mardrus, assister jusqu’à ses extrêmes.

Triple anniversaire en une fois célébré, la ’Achoura, pour tout dire, est une manifestation hérétique. Elle semble commémorer le schisme qui, vers la fin du viie siècle, partagea l’Islam en Sunnites et en Chiites.

À cette époque un usurpateur, pour s’emparer du califat, donna l’ordre d’assassiner Hassan et Hussein, les fils d’Ali, gendre du Prophète. Hassan mourut empoisonné, Hussein percé de flèches à la bataille de Kerbéla, en Irak.

Les Persans, de génération en génération, ont si bien entretenu le souvenir des deux jeunes martyrs que, même actuellement, on les dirait inconsolables de leur mort. Aux noms de Hassan et de Hussein ils joignent le nom d’Ali leur père (auquel ils se rattachent plutôt qu’à Mohammad). Et, pendant ces dix jours ils sanglotent les trois noms, dans le même esprit de deuil qui, jadis, à date fixe, pleura le bel Adonis, et plonge maintenant dans le carême toute notre catholicité, lorsque arrive la saison de se désoler.

Or, voici comme je vis le dixième jour de la ’Achoura, — le dixième soir plutôt, car ce fut de nuit que se déploya la terrible procession.

Pour empêcher les Persans fanatisés de pénétrer dans la mosquée de Hassan et Hussein, car il serait à redouter d’y enregistrer des scènes trop sanglantes, la police anglaise, donc, est tout entière sur pied. Elle assiste, flegmatique et prête, au défilé hurlant qui parcourt les rues.

Entièrement vêtus de blanc, la tête nue, les pleureurs, au pas de course, se suivent en file indienne, avec ces trois hoquets de désespoir : « Hassan !… Hussein !… Ali !… » Leur main droite est armée d’un glaive à deux tranchants dont, sans interrompre leur course, ils se frappent en mesure le crâne. Le sang coule et descend sur leur vêture blanche. Des harems suivent, épouvantés, en larmes. Femmes et filles essaient tout en courant d’essuyer les blessures. Ces hommes ne les voient même pas ; Ils ont les yeux hors de la tête, la bouche écumante. Hypnotisés, ils vont vers leur but : la mosquée interdite.

C’est devant son seuil que la police est chargée de les disperser.


Comment mon mari fit-il ? Je ne sais pas. Mais, alors que le cortège, à défaut de mieux, se décidait à envahir cette petite coupole religieuse, j’eus la stupéfaction de voir qu’on nous laissait, nous, Roumis, nous, chrétiens, y entrer avec cette foule masculine barbouillée de sang.

Immobiles et debout parmi les tournoiements, c’est là que nous allons suivre dans tous ses détails la fin de la ’Achoura.

Au fond de la coupole se tient le récitant, longs cheveux noirs répandus sur les épaules, simarre immaculée.

Il préside avec le plus grand calme. Seul son regard règle les mouvements. Les fanatiques ont dévêtu leur torse. Ils saisissent à deux mains les paquets de lourdes chaînes dont ils vont eux-mêmes flageller leurs dos nus. On entendra tout à l’heure, pour scander les strophes du récitant, le coup sourd de cent chaînons de fer sur la chair en sueur.

Et le féroce ballet commence.

En attendant leur tour, certains s’enfoncent les doigts dans l’orbite, tirent leur œil au dehors et le laissent reprendre sa place avec un claquement mouillé.

… Je mentirais si je disais que, cette nuit-là, je ne ressentis pas quelque chose qui ressemblait à de l’horreur.

Le point le plus intéressant de la ’Achoura, le voici. Dès le lendemain matin nous nous rendons au souk des Persans. Ils sont tous là, les aliénés de la veille ! Ce sont des modestes petits marchands accroupis au milieu de leur échoppe, savetiers, bijoutiers, épicier, parfumeurs, et la suite. Sur leur tête tailladée ils ont tranquillement replacé le vieux bonnet d’astrakan qui caractérise leur race ; sur leur dos labouré d’écorchures, les vêtements coutumiers ont repris l’humble pli quotidien. Empressés et souriants ils nous proposent leur marchandise, sans se douter que ces deux Parisiens les ont vus cette nuit dans leur sombre démence.

Dès qu’ils en sont informés ils se mettent à rire comme des enfants, et, d’eux-mêmes, soulèvent leur bonnet pour nous montrer leurs plaies. Sur les balafres encore saignantes ils ont tamponné sans plus un peu de marc de café, remis par-dessus l’astrakan crasseux, et, demain, ils seront parfaitement guéris.

Pas un vestige en eux du dangereux paroxysme d’hier. Ils n’en sauront plus rien jusqu’au retour de la prochaine ’Achoura. La foudre les a traversés, terrifiante, mais sans laisser la moindre trace de son passage.

Un tel contraste ne fut pas voulu. Seul le hasard nous conduisit quelques jours plus tard vers le Mokhattam aux portes du Caire, là où se trouve le couvent des Bektachis.

Comme toujours les « maîtres mots » de mon compagnon nous ouvrirent ; et toutes les courtoisies de l’Islam nous accueillirent dans la pieuse enceinte.

Je ne crois pas que les Bektachis, à leurs instants les plus mystiques, aient jamais eu l’intention de se taillader le crâne, flageller le dos ou tirer l’œil de l’orbite. Avec orgueil ils nous firent visiter le plus intéressant du couvent, c’est-à-dire leur cuisine. Et je puis affirmer que je n’avais jamais vu, ne reverrai jamais la pareille.

Majestueusement voûtée, caverne au seuil de la montagne, cette cuisine semblait celle même de Garguantua. Des panoplies disposées avec symétrie ornaient ses murailles : casseroles, cuillers à pot, ustensiles et vases de toutes sortes, et d’une dimension telle que seuls des géants auraient dû pouvoir les utiliser. D’immenses fourneaux où mijotaient des mets occupaient les trois quarts de la caverne claire-obscure ; le quatrième quart était rempli par une estrade recouverte de tapis, pourvue de larges divans, parmi les coussins desquels s’allonger pour suivre de près la préparation des festins.

Ce fut pourtant au milieu d’un tel décor que le chef de la confrérie nous le déclara gravement :

— Nous autres, nous sommes des contemplatifs.

Le plus curieux est que cette secte, dont on connaît mal les mystères, a fait du suicide une coutume toute naturelle, et suivie avec le sourire.

C’est pourquoi la Princesse Nazli, qui ne savait rien des Bektachis que leur nom, m’avait un jour raconté :

— J’avais une amie bektachi. Pendant un dîner, elle dit brusquement devant nous toutes : « Comme c’est extraordinaire de penser que, dans huit jours exactement, je serai sous un figuier dans la terre ! » Et, je vous dis la vérité, my dear, huit jours après, bel hack, elle était morte, enterrée, et le figuier était planté sur sa tombe !

Candide Nazli qui n’avait rien deviné du suicide de son amie…

Je ne veux pas quitter mes souvenirs du Caire sans parler d’un essai commencé pendant que nous y séjournions.

Il s’agissait d’instaurer quelque chose d’absolument inconnu pour l’Islam : le Théâtre arabe.

Nous avions déjà vu s’esquisser un rudiment de cette nouveauté dans un petit bouibouis parfaitement indigène où le patron, Saïed Ichta, faisait jouer des manières de sketches de sa composition.

Les actrices, comme du temps de Shakespeare, étaient des garçons déguisés. L’action, qui ne durait pas trois minutes, était aussi licencieuse que le Karakheuz de Tunis.

Illettré, vaniteux, Saïed Ichta plastronnait parmi sa clientèle. « C’est moi qui ai fait ça ! » Et pourtant il ne se savait même pas le possible précurseur, le grossier embryon d’un Molière égyptien, le Molière du Médecin Volant et de La Jalousie du Barbouillé.

Mieux avertie était la véritable entreprise théàtrale que tentait dans une grande salle cette compagnie syrienne.

Je crois bien que la représentation à laquelle je fus invitée était la première de toutes. Mais pourquoi seule dans ma loge ? Le docteur Mardrus était sans doute retenu parmi les étudiants d’El Azhar, cette université coranique qui réunit les jeunes musulmans de toutes les contrées et dans laquelle il aimait s’entretenir avec eux.


Quoi qu’il en soit, assise dans cette loge, je me savais l’unique représentante de l’Europe au milieu d’une assemblée entièrement composée de turbans populaires. (Pas de spectatrices, naturellement.)

La pièce qu’on donnait n’était autre que Roméo et Juliette, traduction arabe de je ne sais qui.

Et voilà le public.

Aux fauteuils d’orchestre, à toutes les places, installés de travers sur leurs sièges, ces Égyptiens à profils de musée fument des cigarettes avec l’air de penser à autre chose, tournés presque tous de façon à ne pas voir la scène, non par insolence, bien sûr, mais simplement parce que rien de ce qui s’y passe ne les intéresse.

Le décor ? Les costumes ? Louable effort dont ces primitifs ne peuvent se rendre compte, cela va de soi. Pour tout avouer, ils n’y comprennent goutte, pas plus qu’au poème shakespearien développé devant eux.

• Dans cette atmosphère de parfaite indifférence, je fus surprise de voir ce public, si bien plongé dans les songes-creux, se retourner tout à coup du côté des acteurs. C’est que Roméo, pour parler à Juliette de son amour, ayant commencé par des paroles, finissait sa déclaration par un chant, un chant arabe avec nasillement, savants coups de glotte et même classique invocation du chant musulman : « Ô nuit !… Ô les yeux !… »

Et je fus éclairée. Là seulement ils commençaient tous à comprendre quelque chose. Du reste leur « ah ! » dans le même ton, seul véritable applaudissement arabe, salua longuement le couplet amoureux.

Mais leur enthousiasme retomba dès que reprit l’action.

Rien à faire pour les réveiller de leur torpeur, même lorsque Roméo, voulant, après son mouvement devant le moine, remettre son poignard dans sa ceinture, le laissa trois fois de suite tomber par terre, jusqu’à ce que sortit du milieu du décor une duègne inattendue, laquelle, appliquée, soigneuse, parvint enfin à remettre ce poignard dans sa gaine résistante, puis s’en alla comme elle était venue.

Personne ne riait dans la salle. Sauf moi.

Cependant la fin de la pièce sauva sans doute cette représentation sans succès. Car, aux lamentations de Juliette dans le tombeau, de toute la salle partit cette fois un éclat de rire énorme. Dans sa joie le public entier se tapait sur les cuisses, n’ayant jamais entendu ni vu quelque chose de plus comique.


Qu’est devenu par la suite le Théâtre arabe, je n’en ai jamais rien su.

Au moment où nous allions partir pour la Haute-Égypte, le docteur Keating, médecin chef de l’hôpital, nous fit signe.

Il voulait nous montrer avant leur classement un lot de momies préhistoriques reçues le matin même.

Dans une immense cuve, c’était, en toutes lettres, un salmis de corps sans bandelettes, jambes et bras dépassant en désordre de cette véritable casserole.

En les examinant à leur arrivée, coup d’œil encore succinct, le docteur avait déjà pu faire l’éloquente découverte qu’il nous communiqua. Penchés avec lui, nous examinions. Ces momies, qui, toutes, étaient féminines, avaient sans exception un poignet cassé, sinon les deux, fracture raccommodée d’elle-même et presque toujours fort mal.

C’était donc à nous, contemporains, qu’elles racontaient leur pauvre secret, ces dames d’avant l’Histoire ! Poignets cassés parce que mis en avant, mis en avant pour protéger les visages ; donc femmes maltraitées par leurs maris.

Je conserve dans mes reliques orientales la petite tresse de cheveux teints au henné coupée de ma main sur la tête desséchée d’une de ces malheureuses.


— Puisque vous êtes là, dit le docteur Keating, je veux vous faire visiter mon musée de toxicologie. Ça, c’est du moderne. Mais quelle révélation encore ! Songez que l’Égypte est le pays où l’on empoisonne le plus. Et avec quelle hypocrisie ! Regardez plutôt ! Il est vrai que ce sont les femmes (je parle des musulmanes du bas peuple) qui se chargent presque toujours de la besogne.

Les tasses de « mauvais café », breuvage fort connu dans tout l’Orient et dont le sultan Abd-el-Hamid, à Constantinople, se fit jadis une spécialité, ont honnêtement laissé dans le fond de la porcelaine leur arsenic parfaitement visible. Mais voici le chef-d’œuvre du genre. Comment le déceler, cet arsenic, imperceptibles petits grains introduits dans ces figues absolument intactes, même restées à l’arbre, et qui contiennent la mort de qui, les ayant cueillies, les mangera ? De même ces cannes à sucre et autres végétaux.

Les figues, c’est pour l’enfant de la voisine, trop beau, trop bien portant, et, de plus, un garçon, quand moi je n’ai que des filles. Les cannes à sucre et le reste, c’est pour le bétail mitoyen, car, chez nous, nous n’avons même pas un buffle. Il ne fallait pas tant s’enorgueillir et nous regarder passer avec ce dédain. Malheur à eux !

Mais, si la justice vient à s’en mêler, il arrive qui le malheur se retourne contre les empoisonneuses. Témoin ce musée de toxicologie, entièrement fourni par des procès criminels.

Quelque chose de plus harmonieux…

Une de mes dernières promenades en compagnie de quatre ou cinq hanoums. Mes amies voilées me semblent, sortis de sarcophages, des revenants. Nous avançons à pied dans le crépuscule. Le soleil tombe de l’autre côté du Nil. Les pyramides de Sakkara, vaporisées par la distance, deviennent doucement violettes parmi des groupes de palmiers. Une étoile se dépêche déjà de naître dans le creux du couchant.

Sur le fleuve couleur de lait se tient une barque immobile et sombre. Le reflet de la voile, dans ce Nil, s’ouvre comme une seconde aile ; de sorte que la barque compose avec son reflet un immense papillon noir dont une aile palpite dans l’air et l’autre dans l’eau.

Au milieu de ce paysage resté le même, mes amies sont vraiment l’Égypte telle que nous l’imaginons quand nous regardons les belles momies dorées. Toutes frémissantes de jeunesse, elles ont l’air d’avoir dix mille ans.

La Haute Égypte

Louxor

La Haute-Égypte… Pas plus que je ne l’ai fait pour le Caire je n’entreprendrai d’en décrire et commenter les richesses mortes. Il ne s’agit ici que de souvenirs personnels et non d’égyptologie.

À peine étions-nous arrivés à Louxor et commencions-nous à fréquenter l’allée des sphinx, que nous fîmes la connaissance de M. Legrain, chargé par le Service des Antiquités de relever les ruines des grands temples de Karnak.

Étonnement ! Malgré l’orgueil de notre âge et toutes les conquêtes de son machinisme, c’est d’après la méthode même des époques pharaoniques que M. Legrain remettait debout les colonnes tombées et brisées qui jonchaient ce chantier doré, poussière de sable et soleil où nous aimâmes tant aller le voir diriger les travaux.

Comment l’avait-il retrouvée, cette méthode ? Elle consistait à faire monter, à mesure que les fragments de granit montaient eux-mêmes, une colonne jumelle de sable sur laquelle grimpaient les manœuvres, juchés ainsi côte à côte avec ce qu’ils réédifiaient. Terminée la restauration la colonne de sable était démolie, laissant l’autre, la vraie, la ressuscitée, s’élancer seule dans le bleu dur du ciel.

Les éperviers tournaient autour de l’énergique besogne, générations ailées issues en ligne directe de celles d’un incalculable passé.

Je me souviens de l’impression étrange que j’avais en regardant ces vols éternels. Ceux qui, sans fin, encerclaient l’obélisque frère de celui de notre place de la Concorde à Paris, semblent des hiéroglyphes vivants échappés d’inscriptions millénaires, et traçant dans l’air quelque nouvelle énigme.


C’est en nous attardant aux côtés de M. Legrain que nous apparut, en dépit de siècles de siècles, une ressemblance émouvante du présent avec le plus profond autrefois.

Les indigènes qui s’activent sous les ordres du chef, au moment de tirer tous ensemble sur la corde qui va faire s’élever puis se poser ce bloc canonique par-dessus les autres, n’exécutent leur mouvement unanime, comme partout ailleurs en Égypte, que sur un rythme donné, mot qu’ils scandent d’une seule voix pour aider leur effort.

À force de les entendre répéter toujours leur HA-LIS-SAH, je finis par m’informer près de mon compagnon.

Il écoute un moment, plus attentif, et déclare, surpris : « Ce n’est pas un mot arabe ! »

Après avoir réfléchi longtemps, il découvrit un matin le mystère. « Halissah », mot grec déformé par les âges, c’est l’eleïson de la messe, celui du Kyrie, le cri de l’Égypte esclave sous les Ptolémées : « Ayez pitié de nous ! »

Tout comme leurs éperviers, ces Égyptiens que nous voyons peiner devant nous, et qui ressemaient tant à leurs fresques antiques, sont les descendants directs d’un incalculable passé. La différence est qu’ils ne sont plus esclaves. Mais ils ne savent pas ce qu’ils répètent. Leur fascinante histoire, ils n’en connaissent pas un seul mot.

C’est évidemment pourquoi rien ne les gêne dans les pires modernités.

Au milieu des pierres géantes, des chapiteaux en forme de lotus, des débris de toutes sortes, démolition sacrée qui fait songer à la colère de Samson, M. Legrain se tient debout, complet kaki, casque blanc et gros souliers jaunes. Or voici la chanson qu’ont inventée pour lui les petits garçons musulmans qui transportent sur leur tête, dans des paniers, la terre des déblaiements :

« Notre Directeur, ô charme de sa perfection ! Qu’Allah consolide sa ceinture ! — Notre Directeur a déployé son parasol — Et voici que son navire doré vogue devant lui. — Notre directeur est chaussé de la botte turque. — Son manteau est d’or et d’argent. Ô Nuit ! Ô Nuit !… Certes, notre directeur est monté sur un étalon de race pure ! — Ô beauté du travail dans les ruines — Ha ! Ô Nuit ! Ha ! Ô Nuit !… »

Courant, sautant, allant, venant, ils chantent cela, ces petits. Et leur travail toujours le même en est tout enivré. Ils ne comprennent pas le sens de ce qu’on leur fait faire, ils ne savent pas qu’ils sont les descendants. Mais ils chantent comme ont dû chanter leurs pères lorsqu’ils édifiaient ces temples qu’on relève aujourd’hui, ou bien lorsqu’ils construisaient les pyramides ; et le même lyrisme inné qui devait exalter ceux-ci continue à exalter ceux-là, puisqu’il leur fait voir en bottes turques et en manteau d’or leur chef de fouilles vêtu d’un complet kaki, d’un casque blanc et de gros souliers jaunes.


M. Legrain nous fit un soir les honneurs de sa dernière trouvaille. Ce qu’il avait découvert dans la poudre d’or de ses fouilles, c’était, un peu plus haute qu’un être humain, la statue en bronze de la déesse Maut à tête de chat.

Pour nous présenter ce trésor il avait organisé comme une petite fête nocturne, du reste tenue jalousement secrète pour des raisons qui m’échappent.

Installée au fond d’un vestige de temple, la déesse, tout debout dans le coin le plus sombre, attendait ce modeste cortège : M. Legrain, mon mari et moi, plus une dame de passage, érudite égyptologue.

Le parcours que nous avions à suivre pour aller au sanctuaire fantôme était éclairé de deux rangs de veilleuses à huile entre lesquels nous avancions. J’entends encore, répété jusqu’à l’infini, le glapissement lointain, monotone et comme rythmé de je ne sais quelles bandes de chiens que devait fasciner la lune. Ce véritable cercle magique troublait seul la nuit pétrifiée.

Comme nous allons passer le seuil du temple, un saisissement nous arrête sur place.

Dans la tête de la déesse, laissée creuse par ceux qui en coulèrent le bronze, une petite lumière a été cachée. Sa lueur n’illumine que deux fentes obliques, les yeux, prunelles de chat géant qui, phosphorescentes, nous regardent.

Nous sommes vraiment très impressionnés. M. Legrain, heureux d’avoir réussi son effet, commence son petit cours.

Même passée l’heure où la visite en est autorisée, on nous avait accordé de nous promener à notre guise dans les ruines de Louxor.

Un soir que nous y étions seuls au milieu de la couvée des dieux, statues démesurées assises ou debout à tous les tournants, on eût dit tout à coup que l’une d’elles, rapetissée à la taille humaine, se remettait à vivre.

C’était, qui marchait lentement sous le ciel crépusculaire, un grand indigène vêtu de la longue et sombre robe de l’Égypte, et coiffé de son turban blanc. Incompréhensible, il avançait avec des incantations accompagnées de gestes magnifiques.

Nous l’abordons. On s’explique. Ou plutôt il s’explique.

Il est venu là, comme il le fait souvent, pour essayer de voir le pharaon. Le pharaon, chaque jour, au soleil couchant, apparaît sur le lac (sorte de mare à moitié desséchée) que nous voyons là. Il est dans son bateau d’or rempli de richesses. À celui qui pourra l’apercevoir reviendront tous ces trésors. Mais, même le bruit de la respiration, le pharaon l’entend. Et tout aussitôt, il se fait invisible.

— Ce soir encore je l’ai manqué. Mais, inschallah ! Je finirai par réussir.

— Et pourquoi te promènes-tu dans les ruines ? Et à qui parlais-tu tout à l’heure ?

À défaut de mieux, il fait son métier. Son métier c’est d’être Haoui, ou « serpentier ». Son père l’était avant lui, ses ancêtres avant son père. Il est chargé par toute la région de découvrir et de capter les serpents ou scorpions qui se cachent dans des coins insoupçonnables, même au fond des maisons.

— Voulez-vous voir comment je fais ?

Oui, nous voulons voir. Nous marchons sans bruit derrière lui. Les incantations ont repris. Manches relevées plus haut que le coude, le Haoui déclame, tout en balançant ses bras en mesure : « Ô toi, serpent, fils de serpent, petit-fils de serpent, viens ! Accours ! Apparais !… Par les vertus de Soleïman ben Daoûd, viens ! Accours ! Apparais ! »

Si je ne l’avais vu de mes yeux je ne croirais pas la chose vraisemblable. Au bout d’un moment, de sous la brousse courte qui rampe dans les ruines, s’avance en ondulant, rapide, dangereux, un long cobra noir. Arrêté devant l’incantateur, il se dresse debout, l’éventail large ouvert, les yeux aigus, et regarde fixement son ennemi. Celui-ci tend son bras dénudé. Le cobra, déclic terrible, s’élance, mord, et reste suspendu dans le vide, tandis que l’homme nous fait constater que les crochets sont bien enfoncés dans sa chair. Puis il arrache la bête et la jette dans le panier rond à couvercle qu’il portait en bandoulière. Le bras saigne.

La morsure du cobra, chacun le sait, est mortelle. J. C. Mardrus interroge.

— Tous les serpents peuvent me mordre, dit le Haoui. Mon père m’a fait boire étant enfant un remède qui rend pour moi leur venin inoffensif.

— Et qu’est-ce que tu vas faire de ce cobra ?

— Un Haoui ne doit jamais tuer un serpent. Je le laisserai mourir de faim dans l’endroit qu’il faut.

Il s’interrompt, l’œil au guet.

— Attention ! Tu vois ce buisson, ya sidi ? Il y a là-dessous un scorpion noir femelle. Je vais le faire venir aussi.

Et le scorpion est venu, petite écrevisse pressée ; il a piqué le bras, il a rejoint le cobra dans le panier…

Seule la nuit, en descendant, interrompit cette séance, effarant mystère resté pour nous sans explication.

Aujourd’hui nous pénétrons à cheval dans la Vallée des Rois.

C’est un chaos pierreux et rose, écrasé de soleil, vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cachent ses arêtes agressives, sa brûlure désolée et déserte.

Comme ils avaient bien su disparaître, les pharaons morts ! Précieuse et funèbre chose, ils reposaient dans les ténèbres intérieures de la montagne, et, pour eux-mêmes (ou plutôt pour leur double,) frottés d’or, adornés de toutes les parures, entourés de toutes les richesses, emmaillotés dans les tissus les plus sublimes, roulés dans des baumes qu’on ne sait pas, et qui les faisaient incorruptibles, éternels.

Que devait durer cette éternité ? Des milliers de siècles, c’est peu !

Tut-an-Khamon n’était pas encore violé, volé, déshabillé lorsque nous descendîmes, ce jour-là, les vilains petits escaliers de bois blanc qui conduisent à la sépulture profanée d’Amanophis II. Il était alors la plus récente découverte des vampires modernes.

L’effrayant labyrinthe prévu par le mort pour tromper les pillards possibles ne gardait plus aucun mystère sous les ampoules électriques destinées à satisfaire toutes les curiosités de l’agence Cook.

Une de ces ampoules, juste au-dessus de la tête du roi, pendait, touchant presque son sarcophage ouvert, aveuglant sa face dépouillée des bandelettes sacrées. Restés où la mort les avait renversés, ses serviteurs tués l’entouraient, corps allongés en désordre dans le sable. Des fresques miniatures, aussi fraîches que du neuf, racontaient sur les murailles la vie du monarque.

Et je me remémorais :

« Soixante dix jours rituels dans un bain de natron ; injections et garnitures d’aromates ; intérieur du corps farci d’amulettes et de petites statuettes ; bijoux de toutes sortes ; entourage de figurines. Puis, après trois mois de préparations : onction d’huile sainte ; dorure du visage et des mains ; parfums ; emmaillottement ; revêtement de bandelettes ; linceul peint ; gaine de carton ; cercueil orné de peintures magiques, sarcophage ; enfin emmurement dans le tombeau le plus compliqué, le plus scellé, le plus dissimulé du monde — voilà ce que c’est qu’une momie royale au fond de sa maison d’éternité. »

— Allons-nous en ! me souffla mon mari. J’aperçois l’agence Cook qui descend.

Ce souci perpétuel de la tombe, mort embaumée qui conserve à jamais la forme terrestre, le sacerdoce, pour dire le mot, que représentait cette mort aux yeux de l’Égypte antique, c’est la suprême expression, quand on y réfléchit, d’un amour furieux de la vie.

Au sein même de cette terre sud-égyptienne où le fabuleux passé semble tout dominer, nous l’aurons vue un matin, la vie, s’extérioriser magnifiquement dans l’oubli total des millénaires précédents.

Ne connaissant que leur Islam et rien d’autre, comme ils ignoraient bien les temples et les tombeaux environnants, les quelque soixante agriculteurs couleur de bronze surpris par nous dans leur première prière !

Nous passions à cheval le long de bâtiments indigènes élevés parmi des récoltes — celles du Nil —. Un seul coup d’œil, et cette vision qui ne s’effacera plus :

Dans une longue grange où, du fond de l’ombre, des brins de paille jettent leurs étincelles, tous les soixante habillés de blanc, exacts comme une chorégraphie, immaculés comme des archanges, ils se prosternent d’un seul mouvement, front touchant le sol, unanime adoration de leur Dieu, juste avant de commencer le travail de la journée.

Ils ne savent pas que nous les avons vus. Et nous nous dépêchons de disparaître, nous, avec le sentiment d’avoir commis une indiscrétion.

Plus nous descendions vers le sud plus se rétrécissait la terre cultivable. On eût dit le désert faisant tout ce qu’il pouvait pour regagner sa place envahie par les moissons. À certains endroits ce n’était plus qu’une étroite plate-bande où l’ourlet verdoyant du fleuve diminuait sans cesse de largeur, à mesure que la chaleur augmentait et que le sable infini serrait de plus près les récoltes.

C’est que l’Égypte, ce « don du Nil », selon le mot d’Hérodote, est un pays où tout semble s’étirer en longueur, comme le fleuve lui-même qui, sans affluents, court de sa source à la mer. Un sarcophage, pensais-je.

L’Égypte ? Perpétuel miracle. De même que le soleil y retient l’élan de toutes les pestes, le Nil empêche le désert de reprendre son droit de mort sur toute chose fraîche et verte. Si le Nil cessait un jour de couler, il ne resterait de l’Égypte que néant dans la lumière.


Éléphantine, heureusement, nous réservait un abri contre l’excessive température. Son hôtel s’avançait comme une proue jusque dans les bouillonnements de la première cataracte.

Terre sphingienne, l’île fait effort pour transformer ses rochers à l’image du grand chat à tête humaine qui couche plus haut, du côté des Pyramides. Pas la moindre pierre qui n’ait déjà l’air d’un commencement de sphinx.

Sur cette cataracte, un nautonnier noir au type grec, caractéristique des Barbarins, nous promène dans sa fragile barque parmi les tourbillons d’une eau bossuée d’écueils. Avec quelle habileté nonchalante il manœuvre ! Les difficultés d’une navigation pareille ne l’empêchent pas un instant de parler avec le Roumi merveilleux qui connaît l’arabe mieux que lui. J’ai retenu sa conclusion. Elle corrobore ce que j’ai compris de l’Égypte indigène, si splendidement inconsciente de son passé.

— Les gens de l’Occident sont drôles. Ils font un grand voyage sur la mer pour venir chez nous, et c’est toujours pour voir trois vieilles pierres qui n’ont rien d’intéressant.

C’est en descendant plus bas encore que, du côté d’Assoüan, nous avons rencontré les Bicharis, tribus impressionnantes d’être nues avec anneaux dans le nez, arcs et flèches, et, dans leurs visages presque noirs, des petits yeux d’or qui font peur. Regardés de travers par toutes les religions, on pense qu’ils sont les derniers adorateurs des dieux du Nil.

Ce qui ne les empêche pas d’accourir dès qu’ils voient un étranger, et de prendre des poses photographiques pour kodaks européens.

Assoûan.

On dit que la peste y est endémique. Nous nous y reposâmes longtemps d’une chaleur à s’évanouir, assis sur le bout de cet obélisque géant qu’on y trouve couché sur le sol, non pas déraciné par le temps mais non terminé, mal dégrossi, sans inscriptions, et dans l’attente nostalgique de son achèvement.

Il est étrange de penser que le barrage du Nil, gigantesque ouvrage anglais entrepris pour augmenter encore les richesses agricoles de l’Égypte, témoignage de l’âpreté au gain des Roumis ; que le barrage du Nil, attentat criminel contre l’île de Philae, le joyau le plus intact de la terre pharaonique, avec son temple en parfaite conservation au milieu des fleurs et des arbres odorants ; — que le barrage du Nil n’est, après tout, que la réalisation du lac Mœris, œuvre chimérique imaginée par le premier roi de la première dynastie.

Je suis heureuse d’avoir vu Philae avant la submersion totale, qui doit maintenant être depuis longtemps accomplie.

Des cimes de mimosas émergeaient encore en même temps que les trois quarts du temple dont toute la base était déjà dans l’eau.

C’était en barque qu’on y entrait, en barque qu’on s’arrêtait à détailler ce sanctuaire aux sept seuils où la déesse Isis semblait peinte tout fraîchement sur la muraille du fond, immense fresque tragiquement gagnée par l’inondation artificielle des Anglais.

Les pieds de la déesse condamnée trempaient déjà dans le flot sans cesse montant. On ne pouvait s’empêcher de s’indigner devant un tel sacrilège. Il était peut-être temps encore d’arrêter l’irréparable ?

À présent, sirène du Nil, Isis est à jamais descendue dans ses profondeurs. Que nous parle-t-on toujours de la ville d’Is engloutie ?

… Mais est-il exact que ce barrage impie n’ait donné que de maléfiques résultats, que le débordement supplémentaire du Nil, non prévu par la nature, ne produise que moissons pourries ?

Cette histoire paraît trop belle pour être vraie.


Dernière vision du sud, adieu Philae ! Adieu l’Égypte, même ! Retournés vers le nord, c’est à Port-Saïd que nous allons, dans peu de jours, nous embarquer pour la Syrie.

La Syrie

Notre arrivée dans le port de Beyrouth fut quelque chose de sensationnel.

En effet, à peine ancré notre paquebot, le service quarantenaire envahit le bord, s’informa… puis nous mit en quarantaine pour trois jours.

Il y eut des passagers qui poussèrent la protestation fort loin. Certains, surtout des femmes, s’arrachaient le cheveux, comme on dit. C’est qu’ayant soigneusement calculé leur voyage, ces gens avaient des correspondances à prendre, sans perdre une heure, pour arriver à temps à leur destination finale. Ils manquaient des rendez-vous urgents, affaires, familles, amours, situations. Le bateau n’était plus qu’une lamentation générale.

Pour moi comme pour mon compagnon il était bien indifférent de ne débarquer que dans trois jours. Personne ne nous attendait. Je dois même avouer que, pour ma part, il me plaisait beaucoup de rester à bord au milieu du va-et-vient du port, une atmosphère que j’ai toujours aimée.

La ville de Beyrouth, éventail rouge car tous les toits en sont de tuiles, s’étageait devant nous, plus attrayante qu’aucune du fait de nous être défendue. Dans de petites embarcations, les Arabes nous apportaient des oranges, des journaux, des bimbeloteries, tout en se gardant de monter les échelles. Le bruit confus des rues venait jusqu’à nous, dominé parfois par quelque nasillement de flûte musulmane. Et, tout autour de nous, les gréements des autres navires, mouillés pour quelques heures en attendant de repartir, formaient une légère forêt sans feuilles où le croissant de la lune, quand vient le crépuscule, semble se prendre dans une toile d’araignée sidérale.

Cependant, la nouvelle ayant circulé : « Tout le monde dans le salon des premières demain matin à sept heures pour la visite médicale », ennuyés d’avoir à nous lever si tôt :

— Pourquoi sommes-nous en quarantaine ?

Le commandant parut surpris.

— Mais c’est à cause de vous, voyons !

— À cause de nous ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Bien sûr ! Vous arrivez d’Assoûan, n’est-ce pas ? Et vous savez bien que la peste couve toujours, là-bas !

Donc, les responsables du désespoir de tous, c’était J. C. Mardrus et moi ? Si les passagers l’avaient su !

Mais il y eut mieux.

— Comme c’est désobligeant, dis-je, d’être forcés de se lever de si bonne heure demain !

— Eh bien ! dit le commandant, vous n’avez qu’à ne pas y aller ! Restez donc tranquillement couchés. Personne ne s’apercevra de rien.

De sorte que tout le paquebot, le lendemain matin, à cause de nous, alla dans le salon des premières tirer la langue et se faire tâter le pouls, — sauf nous.

Les souks de Beyrouth n’ont rien qui ressemble à ceux de Tunis. Ils me parurent gluants et noirs. L’aspect plutôt européen du reste de la ville rendait presque insolite la circulation des musulmans aux riches couleurs, des musulmanes au voilage hermétique sous lequel les yeux eux-mêmes sont cachés.

Manteaux longs rayés, ceintures voyantes au-dessus de la large culotte, tarbouches écarlates, moustaches retroussées en croc, le masculin islamique de la Syrie offre un contraste frappant avec la silhouette du mâle égyptien, si sobre, élégante et mince. La race, ici, se révèle montagnarde par sa carrure trapue, même pour ce qui est du féminin.

On a peine à croire que soit une femme cette sorte de mannequin en marche, alourdi de vêtements et qui n’a pas de figure. C’est que le voilage de l’Islam syrien enveloppe toute la face depuis le crâne jusqu’au menton, sombre étoffe à fleurs à travers laquelle celle qui le porte y voit, mais qui ne permet pas à qui la regarde de distinguer ses traits.

Par ailleurs la « haute société » de Beyrouth est occidentalisée en tout, ce qui veut dire triomphe du complet-veston… mais triomphe aussi de la culture européenne (peut-être vaudrait-il mieux dire française).

Qui sait ce que les années, les événements, la politique ont fait de cette terre syrienne, depuis plus de trente ans que j’y suis passée ? Mais, à l’époque où je l’ai connue, je la considérais, disais-je, comme une « colonie sentimentale de la France ».

J’ai rarement, dans mes voyages, rencontré pareille adoration pour notre pays. Bien de ce qui s’y passait n’était indifférent aux Syriens éduqués, surtout dans le domaine des lettres. J’eus l’impression, dans bien des réunions, à Beyrouth, de « passer mon baccalauréat » disais-je encore,… sans être tout à fait certaine d’être reçue. Pas une infime petite revue, pas un obscur petit journal de chez nous qui ne fussent connus de ceux avec qui je conversais. Aucun de nos auteurs, passés ou contemporains, n’avait de secrets pour eux. Ils lisaient tout, ils savaient tout. Et quel enthousiasme !

Le phare de la France, celui qu’alimentait notre littérature, ne jeta jamais plus d’éclats qu’en cette contrée, je puis l’affirmer sans crainte. Et sans doute est-il juste de saluer ici l’influence persévérante des Jésuites français, dont le long enseignement avait fini par produire de tels résultats.

Aujourd’hui… — Aujourd’hui je ne sais plus rien.

Combien j’aimais, les soirs, aller voir les pêcheurs musulmans, entre les rochers de la baie, naviguer lentement, profils en robes et turbans, dans leurs petites barques non pontées, à la recherche du poisson !

Une torche brûlait à l’avant, dans le clair-obscur silencieux. Le pêcheur, son trident à la main, guettait la montée de la proie qui, fascinée par la lumière, quittait les profondeurs marines pour venir se faire cruellement cueillir à la surface.

Tranquille, muette, harmonieuse, cette pêche, qui n’avait d’autres spectateurs que nous, me paraissait grande comme l’antique.

Gorgés de brillantes réceptions en notre honneur, le jour vint pour nous, quand s’avança la saison, de quitter la ville pour gagner les montagnes et respirer en plein pittoresque.

Fière, assez enfantinement, d’être sur un nouveau continent, je me grisais de ce mot : Asie.

Avec habileté J. C. Mardrus me présentait un pays qu’il connaissait si bien. Après les hautes intellectualités de Beyrouth, remonter à cheval m’était un plaisir contrasté dont je connaissais déjà les ivresses.

La Syrie, maison mère du pur-sang, nous offrit ses chevaux élégants comme des biches, sur lesquels satisfaire notre commun goût de liberté dans la nature.

Je me souviens de ce jour où je dus m’arrêter en pleine course, saisie d’un émerveillement qui, d’ailleurs, est pour toujours resté vivant en moi.

Du haut de ma jolie bête je voyais à la fois la mer à l’horizon, la neige des montagnes dans le lointain, cette forêt de pins dans laquelle nous allions entrer, les cultures fraîches et fleuries que nous longions, alors que les sabots de nos chevaux s’imprimaient dans un désert aussi roux que le Sahara.

Toutes les beautés de l’Orient réunies en un seul point, le prodigieux poème ! Ce fut en cette minute intense que me vint aux lèvres ma définition de la Syrie : pays lamartinien.

Le lyrisme qu’inspire cette terre, mous devions le découvrir sous maintes formes dans les âmes de ses habitants, j’entends ceux dont la simplicité reste entière et la candeur sans adultération. Mais n’est-il pas stupéfiant que tant d’harmonie dans la nature n’ait en rien apaisé les passions qui ne cessent de déchirer un tel pays ?

La Syrie ? C’est la Saint-Barthélemy perpétuelle. Car toutes les églises et toutes leurs hérésies s’y côtoient, et avec haine.

Chrétiens et musulmans, ce serait peu. Outre les Juifs, les Druses, les Ansariés (dont on ne connaît pas le vrai culte) — et tous ceux que j’oublie, — les catholique eux-mêmes, face au protestantisme importé de l’étranger, se subdivisent en catholiques romains, grecs catholiques, et quoi encore ? Si bien qu’interrogé sur sa nationalité, ce petit Syrien des montagnes vous répondra : « Je suis chrétien maronite ! » ou bien : « Je suis musulman fatimite », comme si chaque nuance religieuse de tant de cultes opposés constituait une patrie, la seule véritable.

Unique carrefour où toutes les sectes de toutes les croyances peuvent se rencontrer sans risque de batailles : le brigandage.

Peut-être a-t-on maintenant changé tout cela. Je n’en suis pas très sûre. Et, quand cela serait, je le regretterais pour l’individualité de la Syrie.

À l’époque où j’y étais, les brigands régnaient dans la montagne, et nul gouvernement ne s’avisait d’y mettre bon ordre. Ils présentaient cette particularité d’être de religions différentes, bien qu’agissant tous selon les mêmes principes. Ils avaient une fois pour toutes fait connaître leur loi. Ne pas les importuner, sous peine de représailles. De temps en temps, du reste, ils faisaient d’eux-mêmes leur soumission, mais seulement pour tant de mois. Simples vacances.

Les pauvres gens ne les redoutaient pas. On connaissait leurs mœurs. Ils ne s’attaquaient qu’aux riches, ceux qui voyagent imprudemment dans le Liban. On savait même qu’une belle parole, quelquefois, un mot qui savait toucher leur cœur les arrêtait dans leur entreprise et qu’ils pouvaient alors faire grâce. Chacun d’eux, sans s’occuper de ses collègues, vivait à sa mode, entouré de ses gens, et, nomade, transportait son campement ici puis là, selon les besoins de la cause.

Notre grand ami Habib bey Pharaon, qui possédait des magnaneries dans les hauteurs, connaissait personnellement deux ou trois de ces romanesques brigands.

Il nous raconte :

Je ne vous dirai pas son nom. C’était un chrétien, voilà tout ce que je peux dire. Une nuit qu’il campait dans un creux de roche avec son monde, les toiles de sa tente s’écartent. Il met la main à son fusil, ses compagnons s’élancent. Et qu’est-ce qu’ils voient ? Une femme. Une musulmane voilée, toute jeune. « Je suis venue pour t’accuser, commence-t-elle. Tu as taché tes mains de sang. Tous ceux que tu as tués sont derrière moi pour te maudire… » Elle a continué longtemps comme ça, pendant que l’autre rapprochait terriblement ses sourcils. Quand elle a eu terminé son procès : « Cette nuit, j’ai quelque chose de plus particulier à te dire, ô maudit ! Je suis venue de bien loin à pied dans la montagne pour cela. » — Et qu’est-ce que c’est ?… questionne-t-il, furieux. — Ce que c’est ? Je veux un enfant de toi ! »

Une autre histoire :

— J’en avais un chez moi, ce matin-là, venu me faire une visite de trois jours. On nous apporte le café. Comme il avait humé la moitié de sa tasse : « J’ai une petite course à faire pas loin d’ici. Que mon café m’attende. Je reviens le finir dans un moment. » En effet, au bout de quelques minutes, le voilà. C’était un musulman. Je ne pouvais pas l’interroger avant trois jours révolus, étant mon hôte. Au bout de trois jours, comme il allait partir :

« Quelle était cette course dans la montagne, ô ami ? » Et, tranquillement, il me répond : « Je savais qu’un ennemi longtemps cherché passait au bout de tes terres, juste à cette minute-là. C’est pour ça que je suis allé le tuer avant de finir mon café. »


On se figure aisément quelle fut mon impatience lorsque Moutran Pacha, à Baâlbeck, me promit formellement qu’il me présenterait en chair et en os un de ces brigands.

Celui-là venait de faire sa soumission pour six mois. Pendant six mois il resterait dans la ville, et personne n’aurait rien à redouter de lui.

Nous étions venus à Baâlbeck pour voir les ruines romaines, naturellement, ces immensités encore debout malgré Tamerlan et les siècles.

J’en restais éblouie, et bien satisfaite aussi d’une petite jument appelée Féhima qu’on avait lâchée dans les antiquités et qui, sur un coup de sifflet, m’était revenue au galop, empressée comme un chien.

Un goûter nous attendait chez Moutran Pacha. La famille réunie nous accueillit avec des sourires complices. On nous fit passer dans un petit salon ; et, là, je compris ; que j’étais en face du brigand.

Chrétien ? Musulman ? Ansarié ?… Quoi ? Je ne sais Le costume ne diffère pas. Jeune et blond avec des yeux bleus, ce qui n’est pas du tout rare en Syrie, il portait le somptueux manteau du vrai Bédouin, fort différent du Bédouin algérien. Ce manteau, soie rouge brodée d’or, flottait autour de lui, recouvert en partie par le voile de tête à raies multicolores que fixent autour du crâne ces cordes dorées qu’on appelle égâls et qui figurent si bien une couronne de roi. Des poignards dans la ceinture, des bottes de quatre couleurs, une belle barbe fauve et toute la noblesse de la race dans son port de tête, le brigand saluait avec bénédictions et compliments, mais sans nulle obséquiosité.

Moutran Pacha voulut le faire asseoir sur le canapé, mais sans y réussir. Il aima mieux s’installer par terre, les jambes repliées sous lui.

Sur un fauteuil en face de lui, je le dévorais des yeux, comme on pense.

Conversation après quelques propos laconiques et sans portée.

— Combien as-tu tué d’hommes dans ta vie ?

Plein de conscience, les yeux fermés, il compte sur ses doigts avec un visible, un honnête effort de mémoire. Enfin :

— Cent cinquante, environ.

— Et les femmes ?

— Les femmes ? Nous n’y touchons pas. Elles sont sacrées.

Je ne me souviens pas qu’il en ait dit plus sur sa carrière. Mais, au moment de prendre congé :

— Alors, ô dame, tu vas t’en retourner dans ton pays franc ?

— Oui…

Sans me regarder trop franchement, il soupire en cet arabe dur et pesant de la Syrie, si différent de l’éternelle chanson égyptienne :

— Tu seras passée chez nous, ô dame, comme une belle nuée qui apparaît et disparaît…

Cette poésie orientale qui s’exprime jusque sur les lèvres d’un brigand, la revoici par une chaude journée cavalcadée à travers le Liban parfumé.

Un pauvre petit village chrétien nous attire, car il n’y paraît aucun vestige d’européanisme. Quelques silhouettes y vont et viennent, hommes en turban, femmes aux vives écharpes sur la tête. Accourt vers nous, dansante, une petite créature dans les dix ans dont la chevelure couleur de paille et frisée tombe jusqu’aux jarrets, mal retenue par un ruban bleu.

Le père et la mère nous regardent lui sourire. Mais pas de compliments, même chez des chrétiens. Simplement la formule qui veut dire admiration : « Que Dieu vous la conserve ! »

Un bon rire de la mère nous répond.

— Ce n’est pas une fille, dit-elle, c’est un garçon ! Il s’appelle Ascension.

— Un garçon, avec ces longs cheveux ? Explique-nous, ô femme !

Elle ne demande pas mieux.

Quand Ascension était tout petit, il a été si malade qu’on a cru qu’il allait mourir. Ses parents ont prié la Vierge. Ils ont promis, si leur enfant guérissait, qu’elle aurait un beau présent. « L’enfant a guéri. Alors nous avons laissé pousser ses cheveux, et, maintenant qu’ils ont atteint leur longueur, ils vont bientôt être coupés. On les placera dans un plateau de la balance, et, dans l’autre plateau, leur poids en pièces d’argent. Et cet argent sera pour l’autel de la Vierge. »


À force de chevaucher au hasard autour de Damas, nous nous sommes perdus dans la montagne. Et le conte de fées commence.

Des yeux, sans que nous le sachions, nous ont vus errer à la recherche d’un sentier possible. Un adolescent bigarré surgit, nous salue, et prend sans mot dire la bride de nos chevaux. Il n’y a qu’à se laisser faire. À la façon des Arabes, mon compagnon est d’avis d’entrer toujours dans les belles histoires sans demander d’explications.

Au bout de quelques pas, voici la piste introuvable. Nous grimpons avec confiance derrière notre conducteur.

Pour finir, il ne nous emmenait pas au château de la princesse, mais… dans un monastère.

Un moine impressionnant nous reçoit — en arabe. Il est vêtu de noir, ayant sur la tête, velours également noir, la coiffure même de Dante, ce qui fait plus pâle sa pâleur d’ivoire. Il nous dit comment il nous a vus du haut de cette terrasse, a compris que nous étions perdus. Son geste accueillant est une invitation à nous approcher plus avant. Mais, au moment de pénétrer dans le vaste bâtiment, il nous arrête avec un sourire. Mon compagnon oui, mais non moi. Une femme ne peut pas entrer dans le couvent. Mais on va nous apporter, dans l’ombre de ce bel arbre, tous les rafraîchissements qu’il faut.

À peine a-t-il parlé que, déjà, nous avons devant nous le plateau grand comme une table où sont disposés verres, boissons douces, confitures sèches, gâteaux et même cigarettes, dont le moine lui-même m’offre la première, en toute sérénité. Repos délicieux autant qu’inattendu.

Mais il n’y a pas quatre minutes que nous sommes là…

Une femme ne peut pas entrer dans le couvent, mais les moines peuvent en sortir. Nous sommes bientôt environnés de toute la communauté, — communauté catholique, nous apprend-on.

Mon mari parle. Les religieux sont prodigieusement intéressés, cercle de splendides barbes noires autour de nous. Et comme, d’où nous sommes, la vue plonge fort loin à même le paysage romantique :

— Oh ! que ton pays est beau !… dis-je, enthousiasmée, au supérieur assis à mon côté.

— Ô dame, me répond-il, c’est parce que tu y es.

Il me faut revenir quelques semaines en arrière pour raconter notre arrivée à Damas, car elle en vaut la peine.

Toujours fidèles à la méthode du docteur Mardrus, avant de nous préoccuper de rien d’autre nous avions commencé, laissant nos bagages à l’hôtel, par explorer la ville, n’ayant de guide que la seule fantaisie.

La belle histoire ne tarda pas.

Pourquoi cette-ruelle-ci plutôt qu’une autre ? C’était toujours comme si J. C. Mardrus eût flairé le merveilleux partout où il se trouvait.

Pourquoi, de même, leva-t-il les yeux vers la croulante muraille que nous longions, suivis d’une bande de petits musulmans dépenaillés ? Presque au sommet de cette muraille, trois grosses pierres saillaient, symétriques, l’une plus haut, les deux autres plus bas, et soigneusement écartées l’une de l’autre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et toutes les voix enfantines répondent ensemble :

— Ça ?… C’est la marque du géant !

— La pierre d’en haut marque sa tête, les deux autres ses épaules.

Ils parlent tous à la fois. L’histoire finit quand même par se dégager.

Le géant vivait aux temps anciens. Sa tombe est dans le cimetière, tout près. Dans cette tombe, il n’est pas mort. Il est simplement couché, lisant le Coran, sa grande lance à côté de lui.

— Menez-nous à ce cimetière !

Au moment d’en franchir la porte, voilà tous ces gosses qui se mettent à crier. C’est le contraire du couvent. Je peux regarder la tombe, moi, mais mon mari pas.

— Pourquoi ?

Parce qu’il ne veut pas qu’on le dérange dans sa lecture. Si le saïed mon mari s’approche, le géant le touchera de sa lance, et alors malheur ! Car à partir de ce instant, le saïed sera tous les mois incommodé comme le sont les femmes.

Voyant que nous entrions tous deux malgré cette sombre prophétie, ils se dispersèrent avec des clameurs de peur.

… Et la tombe était, en effet, celle d’un homme beau coup plus grand que nature.


Mais le pouvoir étrange de ce géant n’était rien près de celui d’un certain saint dont le nom est sorti de ma mémoire.

On nous l’apprit dans le mausolée où nous allions visiter la tombe d’Abd-el-Kader.

On sait qu’Abd-el-Kader vécut ses dernières années d’exil à Damas, puis y mourut venue son heure. J’y vu les harems de sa descendance, et nous y avons rencontré ses petits-fils, Damasquins qui ne savent rien l’Algérie, visages qui rappellent celui de l’ancêtre, en dépit de la redingote et du faux-col.

Or, Abd-el-Kader ayant exigé d’être enterré sans aucun faste (dernière dignité de vaincu peut-être) fut, lorsqu’il décéda, porté de nuit, presque clandestinement, dans ledit mausolée où sa petite tombe, modeste pierre, n’est recouverte, dans son coin obscur, que d’une étoffe de velours vert sans dorures ni inscriptions.

On ne comprend pas très bien. Pourquoi dans ce mausolée dont la gloire l’écrase encore un peu plus ?

C’est un admirable petit monument où la sépulture du saint se cache derrière une haute grille orfévrée d’or pur et d’argent, et qui semble à jamais scellée sur un trésor sacré.

Lieu de pèlerinage, en effet, le sanctuaire est réputé pour rendre aux femmes stériles la fécondité. Nous eûmes la chance d’en voir une opérer selon les rites. Au lieu d’entrer là-dedans debout sur ses pieds, ce fut en se roulant par terre qu’elle atteignit la précieuse grille, avec des efforts extraordinaires pour parvenir, sans s’aider de ses mains, à la toucher de son ventre.

Certes, la vertu du saint ne peut être qu’immanquable quand on sait quel extraordinaire miracle fut le sien, aux temps lointains où il était en vie.

Un mécréant s’approche de lui, certain jour, et dit : « Mohammad, ton Prophète, n’est qu’un imposteur. »

Le saint ne manifeste pas séance tenante son indignation. Simplement il répond :

— Répète ce que tu viens de dire !

L’autre répète. Le saint :

— Va faire tes ablutions. Purifie-toi des pieds à la tête, et viens me le redire une troisième fois !

Le mécréant s’exécute, puis revient, et recommence : « Mohammad, ton Prophète, n’est qu’un imposteur. »

Alors, seulement alors, le saint allonge sa main et le touche à l’épaule. Et le malheureux est à l’instant devenu enceint… de six garçons et de six filles, qu’il a mis au monde, les garçons par un côté, les filles par un autre.

À Damas, la tombe du sultan Baîbars el Bondoukdari fit naître en mon esprit quelques idées nouvelles quant à la sépulture des grands hommes.

Ce monarque qui ne savait pas lire occupe une sorte de petite mosquée dont sa pierre fait le centre, entièrement ensevelie sous les livres. Ce sont d’admirables manuscrits arabes amassés là depuis des siècles.

Baïbars ne savait pas lire, ce qui fait cette sépulture un peu paradoxale. Mais supposons, au lieu de notre Panthéon, fosse commune de la gloire, un Victor Hugo, par exemple, seul au milieu d’un monument fait pour lui seul, et recouvert de ses œuvres présentées en de belles éditions ?

De même que les étudiants de Damas sont autorisés à venir lire les manuscrits de la tombe sultanesque, de même nos jeunes gens portés vers les lettres auraient la permission de feuilleter les écrits du grand poète entassés sur son corps. Et qui sait si les fluides du génial mort ne les envahiraient pas mystérieusement, s’ils ne respireraient pas la substance même de son esprit en ce lieu hanté par sa dépouille en même temps que par ses œuvres ?

Les souks de Damas non plus n’approchent pas de ceux de Tunis, qui, je finis par le croire, sont uniques au monde. Mais ils ont de la gaieté, de l’entrain, de belles lumières ; et le meshmesh, qu’on appelle en français abricot, les imprègne de son odeur de rose jaune, omniprésente en ces lieux plaisants, puisque l’abricot est le fruit majuscule de la contrée et l’un des grands commerces de la ville.

On l’y trouve sous toutes les formes, et présenté dans toutes les sortes de boîtes. Mais, ce qui me fascinait c’était cette pâte vendue au mètre, tellement épaisse et résistante que les cavaliers peuvent en emporter un large morceau sous leur selle, exactement comme ils feraient d’un cuir quelconque.

Nous avions fini par faire la connaissance, à Damas, des envoyés militaires étrangers chargés par la Turquie d’instruire ses troupes syriennes.

Un capitaine allemand, constatant ma passion pour les chevaux, se fit un amusement de m’enseigner la monte de Hanovre, dont je peux me vanter de connaître toutes les théories. Il organisait aussi des randonnées assez violentes, où, défiée par lui, je venais à bout par orgueil de mainte difficulté, comme la descente en banquette irlandaise dans des conditions hasardeuses, les galops en pleines branches cinglantes, le saut de telle rivière aux berges peu propices, bref, de quoi obtenir le brevet de cavalier turc qu’il finit par m’accorder et qu’il m’arrive quelquefois de retrouver, au hasard de rangements, avec un soupir nostalgique.

Mon mari riait de me voir à si dure école. Il monte à cheval comme un Bédouin et ne se préoccupe pas de grammaire équestre.


Le capitaine n’était pas avec nous, ce jour de lumière et de montagnes brûlantes où, comme le couchant allait commencer, il nous arriva de passer près d’une des sept rivières qui s’étagent pour former, avec le Barada, cet escalier d’eau dont s’entoure Damas.

Des musulmanes au visage découvert, comme toujours à la campagne où leurs chevelures seules sont enfermées dans des voiles, nous croisèrent, portant les seaux d’eau qu’elles venaient à l’instant de puiser. Leurs beaux visages, leurs yeux d’un si large bleu, la pudeur charmante avec laquelle elles se détournèrent à la vue de mon compagnon, rien de cet instant n’est sorti de ma mémoire, ni l’avidité dévorante avec laquelle, tenant à deux mains le grand seau tendu jusqu’à moi par l’une d’elles, je bus, après cette journée de soif, la tête renversée, et laissant l’eau tomber sur mes vêtements et sur mon cheval, comme si mon être tout entier avalait les gorgées en même temps que ma bouche.

Ma dernière impression de Damas, c’est d’avoir, à cheval, passé juste à l’endroit oh saint Paul fût foudroyé par la foi chrétienne subitement descendue en lui.

Éternelle incroyante et si désolée de l’être, avais-je crû que le prodige se renouvellerait pour moi ?

La place fatale était passée, mon cheval galopait, je n’avais rien senti.

De notre retour à Beyrouth, de notre embarquement pour la Palestine ne me reste que le souvenir d’avoir vu notre paquebot, au bout d’une heure en mer, ralentir puis s’arrêter, juste le temps de cueillir ces malheureux qui, couchés à fond de cale depuis des éternités dans une barque sans voile, attendaient d’être ramassés avec leurs ballots, et, livides de mal de mer, jetés en quatrième classe par des bras vigoureux.

Et, bien vite, voilà le paquebot reparti. Ni vu ni connu.

Ce sont de jeunes Syriens qui fuient le service militaire turc. Ils emmènent leur femme avec eux, et leur enfant s’ils en ont un déjà. Après avoir bourlingué sur nos bateaux, ils bourlingueront sur d’autres, au gré de la chance, misérable voyage dont le terminus est aux États-Unis.

Ce départ lamentable, j’en avais vu le retour quelques mois plus tôt sur le bateau qui nous amenait à Beyrouth. C’était sous les espèces d’un père, d’une mère et de leurs trois enfants installés en première classe. Allures américaines, élégance, anglais nasillard.

Mais, accoudée à l’avant, avec quels yeux magnétisés la petite yankee adolescente, aînée des trois enfants, regardait, le dernier jour, s’approcher la terre des ancêtres, cette Syrie qu’elle ne connaissait pas, dont ses parents parlaient toujours comme d’un paradis perdu !

La Palestine

La Palestine, après ces longs jours d’Égypte et de Syrie, ne fut qu’une escale sur le chemin de notre retour en Europe. Et cependant il me reste quelque chose qui, pour moi, ressemble à une aventure de voyage ; et c’est le souvenir de notre étonnant débarquement.

Pas de rade pour aborder Jaffa. Le bateau s’arrête en mer, et ce sont des petites barques qui viennent chercher les passagers pour les conduire à terre, un transport qui, toujours, est mouvementé, même par temps calme. Mais que dire quand il y a de la tempête !

Or il y en avait une, et considérable, à l’heure où notre paquebot jeta l’ancre, ce jour-là, de sorte que le commandant défendit aux passagers de tenter l’atterrissage. Ils n’en avaient d’ailleurs nulle envie — excepté mon compagnon et moi.

Il fallut bien nous laisser faire.

Une barque vint donc nous prendre, et voici comment se passa l’affaire.

Cramponnés à l’échelle, juste sur les dernières marches, il nous fallut, chacun notre tour, attendre qu’une lame voulût bien soulever la barque jusqu’à nous. On la voyait monter du fond d’un abîme glauque, avec ses deux Turcs à bord, puis redescendre, jusqu’à disparaître dans les écumes.

Enfin le moment vint où les deux matelots purent saisir mon mari, que je vis s’engouffrer avec eux dans le creux provisoire. Puis la barque revint enfin jusqu’à toucher l’échelle, et c’est là que je fus empoignée à mon tour.

M’étant trouvée assise à l’arrière, je m’agrippai de mon mieux, et notre petit voyage commença.

L’âme des naufrages, je l’ai sentie pour un instant en moi pendant ce parcours si bref mais si furieux. Les vagues arrivaient sur nous hautes comme des maisons de rapport, et ce n’était pas possible de croire que notre coquille de noix n’allait pas s’y engloutir, renversée par une telle énormité.

Pas du tout !

La coquille de noix, dessinant une immense parabole, passait bravement par-dessus ces milliers de tonnes d’eau, puis redescendait avec la même souplesse l’autre versant de la montagne liquide, pour recommencer aussitôt l’ascension. Mais quel coup dans la nuque à chaque fois !

Le plus abrutissant fut, au bout de presque vingt minutes, d’être jetés subitement, brutalement, dans cet étroit goulet qu’il avait fallu que ces deux habiles Turcs eussent visé pour permettre à notre esquif de l’aborder sans s’y mettre en pièces.

Calme subit, doux glissement sur de l’huile bleue, c’était trop comme contraste. Une fois à terre il me fallut un long moment pour retrouver où j’étais et qui j’étais.

Mon mari riait de voir ma figure. Un petit café nous avait recueillis tout de suite. Une fois restaurés et moi remise de notre pseudo-naufrage, commencèrent pour nous les plaisirs de l’escale, qui sont de ceux que je regrette le plus quand je pense à mes voyages.


La seule image qui me reste de ce rien de Palestine vu en quelques heures s’apparente à l’hallucination. Car, après avoir visité la ville, alors que nous avançons quelque peu dans le pays, voici sous le ciel sec mais tourmenté par la tempête, que surgit devant nos yeux une parfaite vision de l’Évangile.

Assis au bord de ce puits biblique, Notre Seigneur lui-même converse avec saint Jean. Tout y est, les boucles blondes sur les épaules, la barbe blonde autour des joues claires, les yeux bleus ; et aussi la robe traversée en biais par le manteau, comme sur toutes les images pieuses qu’on connaît.

Aux pieds de Jésus, saint Jean, vêtu de blanc, la corde aux reins, a, lui, des cheveux noirs ; et son beau regard de tout jeune apôtre est levé vers le maître qu’il écoute.

Il me semblait, en allant vers eux, qu’ils allaient s’effacer tous deux sans nous laisser le temps de les approcher.

Il n’en fut rien, comme on pense. Nous avions simplement devant nous deux charmeurs de serpents, des musulmans. Après quelques mots de conversation, il ne nous restait plus qu’à continuer notre promenade, en attendant d’affronter de nouveau la tempête pour regagner le bord.

Épilogue

Et maintenant que s’achèvent dans ma pensée tous ces voyages jeunes, ma vieillesse commencée entrevoit de retourner vers l’un de ces là-bas pour revoir, avant la fin, un peu de ce que j’ai tant aimé.

La Tunisie, peut-être ?

En attendant de réaliser ce rêve, qui peut ne rester qu’un rêve, c’est dans l’étude de mes vieilles grammaires arabes que je retrouve mes beaux passés enrichis d’Islam.

Même cette épouvante qui s’appelle verbes sourds, concaves, assimilés, défectueux, hamzés, trilitères, quadrilitères, et les dix formes de leurs dérivés ne parvient pas à me rebuter. Déchiffrant telle petite histoire de Goha, je me crois encore au désert, écoutant, accoudés en rond depuis une heure, les Bédouins « parler mulet, ». Et, tout à coup, je sens que je respire mieux, que tout ce qui nous écrase actuellement s’éloigne. Et la vie devient belle en dépit de ce qui la fait si hideuse.


Puissent ceux que tentera ce livre y trouver ce que j’ai tâché d’y mettre : la joie d’échapper un moment aux horreurs du cyclone universel.


Fin