Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre V

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 99-110).


CHAPITRE V


LA COUR DE CORÉE. — L’EMPEREUR ET SON CHANCELIER. — L’IMPÉRATRICE ET LES FACTIONS DU PALAIS.


S. M. I. L’EMPEREUR DE CORÉE

L’étude des mœurs et des personnalités de la cour de Corée projette beaucoup de lumière sur les intéressants aspects de sa situation contemporaine, et apporte même l’explication des différends et des difficultés politiques que l’on peut s’attendre, s’ils appartiennent maintenant au passé, à voir surgir de nouveau dans l’avenir. Depuis le lâche assassinat, par les Japonais, de la reine, qui tenait d’une main forte les rênes du gouvernement, le pouvoir de l’empereur a été contrôlé par l’une ou l’autre des factions du palais. Sa Majesté est actuellement presque un zéro dans la direction de son empire. Nominalement l’empereur de Corée jouit des prérogatives et de l’indépendance d’un autocrate ; en réalité, il est entre les mains du parti auquel les intrigues ont pour le moment donné la haute main. Il est l’esclave de la superbe immoralité de ses femmes. Quand il échappe à leur doux esclavage et s’efforce de s’affranchir de leurs coteries politiques, son excessivement habile et peu scrupuleux ministre, Yi Yong-ik, le chef des services de sa maison, le mène avec une verge de fer. Quelle que soit la direction où se manifeste la volonté de Sa Majesté, elle sera certainement contrecarrée de connivence avec les concubines du palais ou par la corruption directe des ministres. Si le roi l’osait, Yi Yong-ik serait immédiatement destitué. Nul ministre précédent toutefois n’a réussi aussi bien que lui à procurer de l’argent à la cour ; et, comme l’empereur redoute d’avoir un trésor vide, il lui maintient sa confiance.

S. A. I. LE PRINCE YI-CHA-SUN
FRÈRE DE L’EMPEREUR

En tant que ministre des finances et trésorier du palais impérial, poste qu’il remplit autrefois, Yi Yong-ik s’opposa à ce que les étrangers eussent le contrôle des revenus des Douanes maritimes. Agissant de concert avec les ministres de Russie et de France, il fut responsable au premier chef de la crise récente survenue dans les affaires de M. Mc Leavy Brown, contrôleur en chef et administrateur des Douanes maritimes coréennes. À un moment où la maison impériale avait besoin d’argent, Yi Yong-ik fit naître le désir d’un emprunt en détournant de son maître le revenu de la cassette privée. On expliqua à Sa Majesté que ses embarras financiers étaient dus à l’action de son commissaire en chef des Douanes qui mettait sous clef le produit des douanes. Soutenu par l’influence des ministres de Russie et de France, Yi Yong-ik proposa que le revenu des douanes devînt la garantie de l’emprunt qu’un syndicat français le pressait d’accepter. Quand M. McLeavy Brown entendit parler de la transaction entre l’agent du syndicat et le ministre de France, il refusa immédiatement de laisser hypothéquer les revenus des douanes dans un pareil but. En coopération avec les ministres de Russie et de France, Yi Yong-ik essaya, sous divers prétextes, d’amener la destitution finale du commissaire en chef des Douanes. Son plan fut déjoué par la démonstration inattendue d’une escadre anglaise dans le port de Chemulpo, suivie de la préparation et de l’embarquement d’un détachement à Wei-hai-wei. À la suite du retrait de la garantie basée sur le revenu des douanes, le projet franco-russe s’écroula, et l’agent du syndicat intéressé revint en Europe pour se plaindre de l’action du ministre anglais et du commissaire en chef des Douanes.

FEMME CORÉENNE REVÊTUE DU COSTUME D’HIVER

Yi Yong-ik est, avec Lady Om, un exemple de Coréen de la plus humble naissance s’élevant à une situation de grande importance dans l’administration du pays. Homme de basse extraction, il s’attacha à la fortune de Min Yeung-ik, s’imposant par degrés à l’attention de son patron, et aussi de son souverain. Les services que Yi Yong-ik rendit au trône pendant l’émeute de 1884, quand il était porteur de chaise au service de la reine défunte, trouvèrent un écho dans le souvenir de Leurs Majestés, qui lui procurèrent son avancement. Il fut promu à une situation où son indéniable sagacité, sa vigueur mentale et sa finesse étaient d’un sérieux secours, et il continua à s’élever jusqu’à devenir ministre des Finances. Il s’était ainsi fait sa position en partant de la plus misérable situation et il faut lui rendre cette justice que le meilleur de son habileté est consacré aux intérêts de Sa Majesté. Néanmoins il est à tour de rôle craint et détesté. De nombreux attentats ont eu lieu contre lui, et, ces derniers mois, ne parvenant pas à le faire mourir en mêlant du poison à sa nourriture, des ennemis inconnus firent éclater une machine infernale dans la chambre de l’hôpital de Séoul où il était retenu par la maladie. Alternativement sur la crête des vagues ou roulé par le flot, Yi Yong-ik demeure la plus persistante personnalité de la cour. Il a derrière lui l’influence russe, et l’empereur est secrètement du côté de son énergique ministre. Dernièrement, à un moment où l’hostilité était devenue trop forte contre lui, Yi Yong-ik se réfugia sur un navire de guerre russe, qui l’emmena aussitôt à Port-Arthur. De là, il négocia avec Sa Majesté pour pouvoir revenir sain et sauf, et aussitôt une solide escorte lui fut accordée. Yi Yong-ik revint alors, se rendit directement au palais et se réinstalla rapidement dans les bonnes grâces de son maître, déjouant ainsi à nouveau les projets et les machinations secrètes de ses adversaires.

LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE À SÉOUL

Sa Majesté l’empereur de Corée a eu cinquante ans en septembre 1900, étant monté sur le trône en 1864, à l’âge de treize ans. Il se maria à quinze ans avec la princesse Min, une dame de haute naissance, qui avait le même âge que son mari. C’est elle qui fut gratuitement assassinée par les Japonais en 1895. Le prince héritier naquit de cette union. L’empereur est assez petit de taille, comparé à la taille moyenne des Coréens. Il n’a qu’un mètre soixante-deux. Son visage est agréable ; impassible lorsqu’il est au repos, un sourire engageant l’éclaire pendant la conversation. Sa voix est douce, agréable pour l’oreille ; il parle avec facilité, avec une certaine vivacité et énergie nerveuse.

Pendant une audience accordée à un étranger, les manières de l’empereur ont un air de franchise et de singulière bonhomie. Il parle avec tout le monde, ponctuant ses remarques de gestes gracieux, et interrompant ses phrases d’un rire mélodieux et communicatif. La marque de la faveur de l’empereur est le don d’un éventail. Lorsqu’un étranger lui est présenté, c’est la coutume qu’il trouve à la fin de l’audience un petit paquet qui lui est destiné, et qui contient quelques éventails en papier et parfois un rouleau de soie. Les dons de l’empereur dépassent rarement cette limite, car comme le reste de son peuple, il n’a pas le moyen d’être trop généreux.

Le costume que porte Sa Majesté dans ces occasions est remarquable par son caractère impressionnant et vraiment impérial. Une longue robe de cour, de soie dorée, soutachée d’or, avec une ceinture de cordelette d’or, et bordée d’une lourde frange d’or, le couvre. Alors que la magnificence de ce vêtement excite l’envie de tous ceux qui le voient, l’aisance et la dignité de son attitude donnent l’impression qu’il est absolument inconscient de l’effet qu’il produit sur l’esprit de ses invités.

L’empereur ignore les langues occidentales, mais il étudie passionnément les ouvrages sur l’éducation qui ont été traduits à l’usage des écoles qu’il a établies dans sa capitale. De ce côté, il est remarquablement bien renseigné sur de nombreux sujets. Il parle et il écrit couramment le chinois, et il connaît très à fond l’histoire de son peuple. Sa méthode et son système de gouvernement ont pour base sa surveillance personnelle de toutes les affaires publiques. S’il existe quelque légère différence entre son idéal d’utopie et l’œuvre réelle de son gouvernement, il est impossible de nier son assiduité et sa persévérance. C’est un bon, aimable et miséricordieux potentat, qui désire voir progresser son pays. Il travaille de nuit, prolongeant les séances et les conférences avec ses ministres jusqu’après l’aube. Il a des défauts en grand nombre, à le juger selon la mesure européenne, mais je n’entreprends pas de le juger à ce point de vue. Il a aussi de nombreuses vertus ; et il rencontre et mérite la sympathie de tous les étrangers pour les grandes œuvres de réforme qu’il a encouragées dans ses États.

Sa Majesté est pour le progrès. En constatant le nombre et l’importance des changements qui se sont opérés sous son règne, il est impossible de lui attribuer aucun de ces préjugés contre les innovations occidentales qui, de temps immémorial, ont distingué l’Orient. Il y a des écoles spéciales à Séoul pour l’enseignement de l’anglais, du français, de l’allemand, du russe, du chinois et du japonais ; il y a une École de Droit, une École du Génie civil et des Sciences, une École de Médecine et un Institut militaire. Ce ne sont là que quelques indications secondaires de l’esprit de liberté de son règne, signe certain d’une prospérité future. Il est tolérant envers les missionnaires et on dit qu’il favorise leur activité. Il est certain que son gouvernement permet une grande liberté d’action, et d’autre part il se distingue par une extraordinaire absence de persécution. Ce régime est en heureux contraste avec l’interrègne du régent, Tai Won Kun, qui regardait les prêtres et les convertis comme une peste, et qui les extirpait du mieux qu’il pouvait.

Comme monarque autocrate d’un pays dont les plus anciennes traditions s’opposent à toute intervention du dehors, les actes de Sa Majesté dénotent les principes les plus humains, beaucoup de jugement et d’intelligence. On ne peut dire que son règne ait été un échec, ou qu’il n’ait pas tendu au bénéfice de son peuple et de ses États. Des pratiques mauvaises existent encore, mais ses fautes, en tant qu’empereur, sont dues, en une large mesure, à l’indignité de ses fonctionnaires. En fait, il est souvent condamné pour des fautes dont il faudrait accuser la médiocrité et l’immoralité de ses ministres.

Après Yi Yong-ik, le personnage le plus important de la cour est Lady Om, épouse de Sa Majesté et femme d’un certain âge. Dans une cour livrée à toutes les formes de l’immoralité orientale, il est quelque peu bizarre de constater que la femme la plus élevée en dignité du pays ne possède plus ces charmes de visage et de maintien qui expliqueraient sa position. Il est hors de doute que Lady Om est une femme habile. Elle est extrêmement rusée dans sa conduite envers l’empereur, dont le profond attachement pour elle est un curieux paradoxe. Lady Om est d’âge mûr, grosse et peu enjouée. Son visage est troué de petite vérole ; ses dents sont mal plantées ; sa peau est de couleur safran. Il y a comme une nuance de strabisme dans ses yeux noirs, un ressouvenir possible du fléau qui afflige tous les Coréens. Elle se farde très peu et elle évite l’ail. Son pouvoir sur l’empereur est extraordinaire. Sauf à de rares intervalles, et seulement lorsque Lady Om a donné son consentement à l’introduction d’une nouvelle beauté, il n’a de regards pour aucune autre femme. Cependant Lady Om n’a pas toujours été une beauté de la cour ; elle n’a pas toujours été l’astre éblouissant du harem impérial. Ses amours font partie de l’histoire coréenne ; sur ses cinq enfants, deux appartiennent à l’empereur ; l’un d’eux peut devenir l’héritier du trône de son père.

Lorsqu’elle était jeune fille, elle devint la maîtresse d’un Chinois ; fatiguée de lui, elle conquit les bonnes grâces et les faveurs d’un ministre faisant partie du cabinet. Il la fit entrer au service de la feue reine, dont elle avait fait la connaissance chez son père, domestique de bas étage au palais et logeant dans l’enceinte. À l’époque où elle entra au service de la reine, Lady Om avait fait cadeau d’un enfant à chacun de ses amants respectifs. Comme la vertu des femmes au service de la reine doit nécessairement être garantie, ses anciens admirateurs gardèrent leur secret pour la sûreté de leur tête. Lady Om faisait montre de talents qui la distinguaient parmi les autres jeunes filles de la suite. Elle chantait à la perfection, dansait avec une grâce achevée, peignait non sans délicatesse ni originalité, et elle lisait, écrivait et parlait avec une agréable facilité le chinois et le coréen. La reine s’éprit de cette servante en apparence innocente, naïve, digne d’affection. Suivant l’excellent exemple de son illustre épouse, Sa Majesté scella d’un royal sourire le rapt de la vertu. La reine s’inquiéta. Le soupçon, confirmé par les apparences, se changea en certitude et Lady Om dut s’enfuir du palais pour échapper à la colère et à la jalousie de son ancienne maîtresse. Le troisième enfant de Lady Om naquit en dehors de la capitale, dans un lieu de refuge où la Griselle errante avait établi son séjour. En, attendant, Lady Om évitait la maison maternelle établie dans les environs du palais. À la mort de son troisième enfant, elle eut recours à la protection d’un autre haut fonctionnaire. Elle vint demeurer avec lui en sûreté, dans la paix et le bonheur, et en raison de son étrange faculté d’offrir à chacun de ses admirateurs les preuves de son innocence, on fit sur elle des chansons obscènes. Depuis qu’elle a reconquis la faveur impériale, on a interdit ces vers et on ne peut les réciter sous peine de castration.

Il semblait, qu’après cela Lady Om se fût rangée, mais les événements de 1895, aboutissant au meurtre abominable de la reine, la conduisirent à renouer connaissance avec le malheureux empereur. Elle redevint une servante du palais et aussitôt elle parvint habilement à se faire remarquer de l’empereur. Elle faisait montre d’une douce sympathie envers Sa Majesté ; sa pitié, sa tendresse, son attitude suppliante d’innocence outragée le captivèrent presque immédiatement. Elle s éleva au rang de concubine impériale ; l’argent lui vint à flots et elle commença dès lors à exercer sur l’empereur une influence qui n’a plus jamais cessé. Elle devint une puissance à la cour et de nouveau elle fut mère. Son influence s’applique aujourd’hui au maintien définitif de ses intérêts. Elle veut que son fils soit le futur empereur ; elle vit à présent dans un palais, et depuis qu’elle est devenue comme la prunelle des yeux de l’empereur, elle éloigne tout ce qui pourrait mettre en danger l’enjeu qu’elle poursuit. Récemment, Kim Yueng-Chun, un fonctionnaire important mais de situation précaire, voulant s’affermir dans la considération de son souverain, introduisit une nouvelle beauté, dont l’honnêteté et le charme étaient indéniables. Lady Om entendit parler de Lady Kang et ne dit rien. Cependant, quinze jours après, le ministre était éloigné sous un futile prétexte et, ensuite, torturé, mutilé et étranglé. Lady Kang put voir que si les moulins de Lady Om moulaient lentement, ils moulaient du moins très fin.

Lady Om est une fervente des anciennes coutumes ; c’est par les anciennes coutumes qu’elle a conquis sa place ; c’est par les anciennes coutumes qu’elle entend la conserver. Son pouvoir augmente tous les jours, et un imposant édifice a été élevé au centre de la capitale, commémorant ses vertus. Quelques mois avant son mariage avec l’empereur, alors qu’il y avait de nombreux signes du cours qu’allaient suivre les événements, l’empereur publia un décret proclamant Lady Om concubine impériale de première classe. Cette dignité ne lui donnait pas la position d’une impératrice, mais elle conférait à son fils le rang impérial. En raison de ce décret, ce dernier montera quelque jour sur le trône, et il préparait, pour Lady Om, le moyen de se faire reconnaître en Corée comme l’épouse légitime de son royal protecteur.