Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre XVI

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 261-268).


CHAPITRE XVI


AU BORD DE LA ROUTE. — UN VOYAGE DANS LES TERRES À TONG-KO-KAI.
BEAUTÉS DE L’INTÉRIEUR.


EN ROUTE POUR LE MARCHÉ

Le monde politique à Séoul m’était, au premier abord, apparu si profondément morne que, sans m’attarder à deviser de la pluie et du beau temps avec les habitants de la capitale, je préparai mes effets et, après avoir loué des poneys, des interprètes et des serviteurs, je quittai la ville principale de l’empire pour m’enfoncer dans les régions de l’intérieur. Mon voyage me conduisait vers Tong-ko-kai, où sont les mines allemandes, à plusieurs jours de marche de Séoul.

L’existence, dans la capitale, n’est pas exempte de cette monotonie qui caractérise la « Terre de la Splendeur du Matin ». Mais en dehors des palais impériaux, loin des innombrables petites coteries des Européens, le contraste entre les gens de la ville qui vont, vêtus d’étoffes soyeuses, et les montagnes et les vallées de la pleine campagne est réconfortant. Le plaisir qu’on éprouve alors peut être compté au nombre des joies de la vie.

Sauf pendant les premiers li au sortir de la capitale, nous abandonnâmes les chemins battus, en suivant de tranquilles petits chemins et des sentiers de montagnes, nous détournant à notre fantaisie pour gravir un pic ou pour prendre un bain dans les eaux fraîches et profondes d’un étang solitaire, le soir, le matin ou à notre halte de midi. Dans ces montagnes fraîches et ces vallées ensoleillées, les gens mènent une existence d’une simplicité absolue. Ils nous prêtèrent des fourneaux à charbon de bois et vendirent des œufs, des poulets et du riz à mes serviteurs. Quand je prenais mon bain, les jeunes gens et les gamins s’ébattaient en même temps que moi dans l’eau. On dit que les Coréens sont malpropres ; c’est là une opinion à laquelle ils donnèrent souvent un démenti par le plaisir qu’ils semblaient prendre en se livrant à ces baignades. Aucun étranger n’avait encore foulé la route que nous suivions, mon ami et moi, vers les mines allemandes, et même le missionnaire ubiquiste n’avait pas pénétré jusqu’à ces habitations rurales. Les rivières et les montagnes ne portent pas de noms ; les villages sont très petits ; les auberges sont inconnues. Partout régnaient le contentement, la paix et l’absolu repos. La nature se révélait à nous revêtue de sa grandeur primitive, et nous éprouvions une joie véritable du calme des vallées, de la beauté des monts abrupts, de la sauvagerie pittoresque du paysage.

Le caractère général du pays demeurait le même à mesure que nous avancions. La diversité des tons dans la campagne, l’aspect différent de chacun des pics se succédant, le caractère de chaque vallée, dissipaient la monotonie, engendrée par l’aspect généralement uniforme du paysage. En franchissant l’un des cols de la montagne, un merveilleux panorama se découvrit soudainement à nous. Des collines étaient empilées l’une sur l’autre, se fondant par degrés en chaînes de montagnes, dont les crêtes, hautes de deux à trois mille pieds, se détachaient avec une netteté admirable sur l’azur du ciel, et dont les flancs rocheux étaient couverts de bouleaux, de hêtres, de chênes et de pins. Les vallées qui s’étendaient au pied de cette chaîne de montagnes étaient longues et étroites, fraîches et bien cultivées. Un torrent descendait des collines en multiples cascades, tombant avec fracas sur des blocs de pierre et se frayant ensuite un chemin dans les couches de lave. Les insectes bourdonnaient innombrables dans l’air calme ; des grenouilles coassaient dans les marais ; la pie insolente et le corbeau plébéien animaient les arbres de leurs conversations bruyantes ; des faisans sortaient de l’épaisseur des buissons, des chiens étaient en arrêt devant les nids des femelles en train de couver, et les daines appelaient leurs faons parmi les jeunes pousses. Une nature calme et heureuse se révélait tout à coup en ces lieux embaumés, tranquilles, luxuriants, où tout s’épanouissait sans gêne. Le chemin était rude. De temps à autre, et en harmonie avec la beauté sauvage et abrupte du lieu, il devenait l’étroit sentier de la brousse australienne, envahi par les buissons, coupé de trous et de pierres, presque impraticable jusqu’à ce que les coolies l’eussent égalisé.

Un pont rustique était jeté en travers du torrent dont les eaux se brisaient avec fracas, un pont de trois pieds de large au tablier fait de terre et de branchages, qui se courbait et oscillait sur ses minces pieux, sous le poids le plus léger. Certains cours d’eau n’avaient pas de pont, et les petits poneys fendaient l’eau, heureux de rafraîchir leurs flancs en sueur. Les fougères sauvages, les papillons et les fleurs s’en donnaient à cœur joie dans cesjardins non entretenus. Les lis rouges et les iris pourprés se détachaient sur le feuillage des arbustes et des buissons. Des papillons gigantesques éclipsaient les couleurs de l’arc-en-ciel ; leurs tons splendides s’harmonisaient avec le plumage moins éclatant des grues et des cigognes qui se laissaient paresseusement flotter à la surface des rizières inondées. D’autres volatiles, à la gorge gris de colombe, rose ou jaune et aux ailes noires, pêchaient dans les ruisseaux avec des cris rauques. Les tons les plus éclatants, rappelant certains des derniers tableaux de Turner, réjouissaient l’œil dans ces vallées admirables. Dans le fond des vallées, les torrents venus des montagnes coulaient plus lentement et le courant serpentait dans mille directions. Des deux côtés, des canaux d’irrigation distribuaient l’eau aux champs de riz. Dans les rizières, des pousses d’un vert tendre sortaient et dépassaient l’eau transparente de quelques centimètres. Çà et là, des champs de blé bordaient les terrains inondés ; l’avoine, la blé, l’orge, le tabac, le coton, les fèves et le millet semés sur les coteaux ou dans le fond de la vallée, proclamaient la fertilité du sol.

CHARRETTES DE PAYSANS CORÉENS SE RENDANT AUX CHAMPS

Tout prospérait, et l’industrie des travailleurs des champs se manifestait à chaque tournant de la route. Leur habileté à tirer parti de la terre utilisable rappelait ces vallées de Norvège, qui descendent jusqu’aux fiords et où, comme en Corée, on peut voir des espaces, de terrain cultivé au niveau de la neige. Ici, dans ces magnifiques vallées, à une hauteur de mille ou quinze cents pieds sur le flanc de la montagne, des acres de moisson dorée poussent dans la chaleur et la solitude de quelque creux abrité. Au tournant du sentier en lacet, que bordent les champs de riz, d’orge, d’avoine ou de tabac, est situé un village. Ce n’est qu’un groupe d’une douzaine de cabanes au toit de chaume, malpropres et peu engageantes, mais d’un charme et d’un pittoresque extrêmes. Les murailles des maisons menacent ruine, et elles sont étayées au moyen de poutres et de pièces de bois ; les fenêtres, treillissées, sont garnies de papier, les portes sont basses. Un trou dans la muraille fait l’office de cheminée ; un chien dort à l’entrée ; un porc grogne, attaché par une corde passée à travers ses oreilles, à un crochet du mur. Les coqs et les poules circulent partout ; les latrines de la maison sont situées sous là véranda. En dehors des limites du hameau, des perches et des nattes de paille indiquent le puisard du village, dont le contenu est répandu sur les champs à la saison.

Lorsqu’on jette un coup d’œil à l’intérieur des maisons, en traversant le village, on aperçoit un homme peignant ses longs cheveux, une femme battant les vêtements de son mari ou repassant avec une boule chauffée au charbon, de bois, et des tas d’enfants nus, rejetons de mères à peine sorties de l’enfance. Pour l’instant, le village semble mort. Au bruit que fait notre troupe, un enfant, mangeant du riz dans un plat, se montre à une fenêtre ; un homme se redresse sur ses pieds en bâillant bruyamment. Des femmes, portant des enfants suspendus à leurs seins ou attachés sur leur dos, en vêtements sales, et montrant à découvert un peu de leur poitrine bien développée et de leur dos malpropre, se rassemblent dans les rues. Tous considèrent les arrivants avec une curiosité indifférente, jusqu’à ce que nous leur adressions le souhait ordinaire : « Que la pluie tombe bientôt, braves gens ! » Alors ils s’inclinent respectueusement, et leurs visages s’illuminent aussitôt d’un sourire. De gentils petits marmots, leur peau nue tachée de boue, nous offrent, des fleurs et des vases d’une eau prise aux rivières près desquelles leurs ancêtres s’étaient établis.

En suivant la route qui serpentait à travers les montagnes, on apercevait, au-dessous, de longues vallées richement cultivées, et les moissons dorées rayonnant au soleil. Des pics de granit se dressaient comme des tours, leurs faces portant la trace des siècles et des tempêtes, leurs lignes abruptes se dissimulant derrière le rideau des sapins et des bouleaux. L’air était chargé dés senteurs du pin ; le ciel était clair et bleu. Dans le lointain, des nuages d’une blancheur de neige flottaient en festons diaphanes dissimulant les arêtes des montagnes. Un détour brusque de la large vallée que traversait notre route, limitait la vue, mais nous devions marcher à l’ombre de ces pics éloignes, et la perspective dédommageait déjà de la montée escarpée.

Après avoir dépassé de quelques li Chyok-syong, une magistrature de quatrième classe, où les maisons sont recouvertes d’épaisses ardoises posées sur de lourdes solives, où les rues sont propres, et où la route et la rivière font également un détour, la vue des deux côtés de la route devient de plus en plus impressionnante.

Pendant des kilomètres et des kilomètres, nous ne rencontrâmes personne. Les villages étaient à une grande distance l’un de l’autre ; aux vallées fertiles succédèrent des gorges d’un vert sombre, sans culture, paisibles, inhabitables, d’une beauté grandiose. On était saisi et charmé de la parfaite immobilité et de la splendeur du panorama qui se déroulait. Le paysage resta le même jusqu’à ce que la route, que nous suivions lentement, quittât l’ombre agréable de la montagne pour descendre dans la plaine inondée de soleil. En continuant, les champs de riz et de blé disparurent, faisant place aux montagnes dont on avait déjà aperçu confusément les pics élevés, entourés d’un manteau de nuages. Pendant les deux jours suivants, la route monta et descendit, se déroulant en pentes continuelle aux flancs des montagnes.

Le voyage à Tong-ko-kai fut laborieux. Un jour, lorsque nous n’étions plus qu’à une faible distance de la concession, dans un tout petit hameau, de la couleur de l’ardoise et des blocs de granit, niché parmi la verdure, presque ignorant du monde extérieur, nous trouvâmes un endroit idéal pour établir notre campement du soir. C’était de bonne heure dans l’après-midi, mais la route en avant paraissait mauvaise et pierreuse, nos chevaux étaient fatigués, nous avions eu du mal à passer un gué, nous étions mouillés et nous avions froid et faim. Dans la campagne, les ombres s’épaississaient. Personne ne connaissait la situation du prochain village, ni la direction dans laquelle nous devions marcher, de sorte que nous fîmes halte pour la nuit. Nos chevaux étaient à l’attache dans un champ de blé, et les effets, les domestiques, les interprètes et les conducteurs gisaient pêle-mêle autour de nous. Nous dormîmes tranquillement au grondement sourd de la rivière. D’ailleurs, je crois bien que la meilleure heure du jour était celle où, rafraîchis par un bain dans un étang des montagnes, fortifiés par un léger repas, nous nous étendions sur nos lits de camp, et restions à fumer, à causer et à regarder les profondeurs sombres de la voûte au-dessus de nous. Il y avait quelque chose de profondément reposant dans ces longues veilles silencieuses. Le calme puissant des hauteurs voisines procurait un repos auquel s’ajoutaient insensiblement la brise nocturne, le murmure de l’eau courante et notre propre fatigue corporelle. Il était agréable d’entendre brouter les poneys ; de voir apparaître les étoiles et la lune se lever ; d’écouter la grenouille dans les herbes du marécage, et la voix lointaine d’un paysan, dont le chant s’élevait et s’abaissait parmi les sommets des montagnes, jusqu’à ne que tous ces bruits se fussent éteints et que le monde autour de nous, au-dessus et au-dessous, reposât en paix.