En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXII

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 229-238).


LETTRE XXII.
Bingen.


Un souvenir au peintre Poterlet. — Bingen. — Un peu d’histoire. — Comment les villes se font dans les confluents. — Paysage. — Le Johannisberg. — Le Niederwald. — L’Ehrenfels. — Le Ruppertsberg. — Les ruines de Disibodenberg. — Toutes sortes d’antithèses que le bon Dieu se plaît à faire. — L’auteur dénonce à l’indignation publique l’abominable restauration de l’abbaye de Saint-Denis. — Bingen à vol d’oiseau. — Le couplet de Barberousse. — Les poètes sont des empereurs ; il faut bien que de temps en temps les empereurs soient des poëtes. — Chant de Quasimodo chanté sur le Rhin. — Rudesheim. — Éloge senti et littéraire du vent du sud. — Comment on mange à Bingen. — Un gros major et un savant chétif. — Monographie de la table d’hôte. — M. Chose et M. Machin. — Le poëte et l’avocat. — Les sagres bleus. — L’auteur défie qui que ce soit de comprendre quoi que ce soit aux vingt dernières lignes de cette lettre.


Mayence, 15 septembre.

Vous me grondez dans votre dernière lettre, mon ami, vous avez un peu tort et un peu raison. Vous avez tort pour ce qui est de l’église d’Épernay, car je n’ai pas réellement écrit ce que vous croyez avoir lu. Et puis en même temps vous avez raison, car il paraît que je n’ai pas été clair. Vous m’écrivez que vous avez pris des renseignements au sujet de l’église d’Épernay, « que je me suis trompé en l’attribuant à M. Poterlet-Galichet, que M. Poterlet-Galichet, brave, digne et honorable bourgeois d’Épernay, est parfaitement étranger à la construction de l’église, et qu’en outre il y a dans la ville deux hommes fort distingués, du nom de Poterlet, un ingénieur de rare mérite et un jeune peintre plein d’avenir ». Je souscris à tout cela, et j’ai connu moi-même, il y a dix ans, un jeune et charmant peintre qui s’appelait Poterlet, et qui, si la mort ne l’avait enlevé à vingt-cinq ans, serait aujourd’hui un grand talent pour le public comme il était en 1829 un grand talent pour ses amis. Mais je n’ai pas dit ce que vous me faites dire. Relisez ma lettre, la seconde, je crois ; je n’y attribue pas le moins du monde l’église d’Épernay à M. Galichet. Je dis seulement : « Cette église me fait l’effet d’avoir été bâtie », etc. Plaisanterie quelconque qui ne tombe que sur l’église.

Ce petit compte réglé, je reviens d’Épernay à Bingen. La transition est brusque et le pas est large ; mais vous êtes de ces écouteurs intelligents et doux, pénétrés de la nécessité des choses et de la loi des natures, qui accordent aux poëtes les enjambements et aux rêveurs les enjambées.

Bingen est une jolie et belle ville, à la fois blanche et noire, grave comme une ville antique et gaie comme une ville neuve, qui, depuis le consul Drusus jusqu’à l’empereur Charlemagne, depuis l’empereur Charlemagne jusqu’à l’archevêque Willigis, depuis l’archevêque Willigis jusqu’au marchand Montemagno, depuis le marchand Montemagno jusqu’au visionnaire Holzhausen, depuis le visionnaire Holzhausen jusqu’au notaire Fabre actuellement régnant dans le château de Drusus, s’est peu à peu agglomérée et amoncelée, maison à maison, dans l’Y du Rhin et de la Nahe, comme la rosée s’amasse goutte à goutte dans le calice d’un lys. Passez-moi cette comparaison, qui a le tort d’être fleurie, mais qui a le mérite d’être vraie, et qui représente fidèlement, et pour tous les cas possibles, le mode de formation d’une ville dans un confluent.

Tout contribue à faire de Bingen une sorte d’antithèse bâtie au milieu d’un paysage qui est lui-même une antithèse vivante. La ville, pressée à gauche par la rivière, à droite par le fleuve, se développe en forme de triangle autour d’une église gothique adossée à une citadelle romaine. Dans la citadelle, qui date du premier siècle et qui a longtemps servi de repaire aux chevaliers bandits, il y a un jardin de curé ; dans l’église, qui est du quinzième siècle, il y a le tombeau d’un docteur quasi sorcier, ce Barthélemy de Holzhausen, que l’électeur de Mayence eût probablement fait brûler comme devin s’il ne l’avait payé comme astrologue. Du côté de Mayence rayonne, étincelle et verdoie la fameuse plaine-paradis qui ouvre le Rhingau. Du côté de Coblentz les sombres montagnes de Leyen froncent le sourcil. Ici la nature rit comme une belle nymphe étendue toute nue sur l’herbe ; là elle menace comme un géant couché.

Mille souvenirs, représentés l’un par une forêt, l’autre par un rocher, l’autre par un édifice, se mêlent et se heurtent dans ce coin du Rhingau. Là-bas ce coteau vert, c’est le joyeux Johannisberg ; au pied du Johannisberg, ce redoutable donjon carré qui flanque l’angle de la forte ville de Rudesheim a servi de tête de pont aux romains. Au sommet du Niederwald, qui fait face à Bingen, au bord d’une admirable forêt, sur la montagne qui commence maintenant l’encaissement du Rhin, et qui avant les temps historiques en barrait l’entrée, un petit temple à colonnes blanches, pareil à une rotonde de café parisien, se dresse au-dessus du morose et superbe Ehrenfels, construit au douzième siècle par l’archevêque Siegfried, mornes tours qui ont été jadis une formidable citadelle et qui sont aujourd’hui une ruine magnifique. Le joujou domine et humilie la forteresse. De l’autre côté du Rhin, sur le Ruppertsberg, qui regarde le Niederwald, dans les ruines du couvent de Disibodenberg, le puits bénit, creusé par sainte Hildegarde, avoisine l’infâme tour bâtie par Hatto. Les vignes entourent le couvent, les gouffres environnent la tour. Des forgerons se sont établis dans la tour, le bureau des douanes prussiennes s’est installé dans le couvent. Le spectre de Hatto écoute sonner l’enclume, et l’ombre de Hildegarde assiste au plombage des colis.

Par un contraste bizarre, l’émeute de Civilis qui détruisit le pont de Drusus, la guerre du Palatinat qui détruisit le pont de Willigis, les légions de Tutor, les querelles des gaugraves Adolphe de Nassau et Didier d’Isembourg, les normands en 890, les bourgeois de Creuznach en 1279, l’archevêque Baudoin de Trèves en 1334, la peste en 1349, l’inondation en 1458, le bailli palatin Goler de Ravensberg en 1496, le landgrave Guillaume de Hesse en 1504, la guerre de Trente Ans, les armées de la révolution et de l’empire, toutes les dévastations ont successivement traversé cette plaine heureuse et sereine, tandis que les plus ravissantes figures de la liturgie et de la légende, Gela, Jutta, Liba, Guda ; Gisèle, la douce fille de Brœmser ; Hildegarde, l’amie de saint Bernard ; Hiltrude, la pénitente du pape Eugène, ont habité tour à tour ces sinistres rochers. L’odeur du sang est encore dans la plaine, le parfum des saintes et des belles remplit encore la montagne.

Plus vous examinez ce beau lieu, plus l’antithèse se multiplie sous le regard et sous la pensée. Elle se continue sous mille formes. Au moment où la Nahe débouche à travers les arches du pont de pierre, sur le parapet duquel le lion de Hesse tourne le dos à l’aigle de Prusse, ce qui fait dire aux hessois qu’il dédaigne et aux prussiens qu’il a peur, au moment, dis-je, où la Nahe, qui arrive tranquille et lente du Mont-Tonnerre, sort de dessous ce pont-limite, le bras vert de bronze du Rhin saisit brusquement la blonde et indolente rivière et la plonge dans le Bingerloch. Ce qui se fait dans le gouffre est l’affaire des dieux. Mais il est certain que jamais Jupiter ne livra naïade plus endormie à fleuve plus violent.

L’église de Bingen est badigeonnée en gris au dehors comme au dedans. Cela est absurde. Pourtant je vous déclare que les abominables restaurations qui se font maintenant en France finiront par me réconcilier avec le badigeon. Pour le dire en passant, je ne connais rien en ce genre de plus déplorable que la restauration de l’abbaye de Saint-Denis, achevée à cette heure, hélas ! et la restauration de Notre-Dame de Paris, ébauchée en ce moment. Je reviendrai quelque jour, soyez-en certain, sur ces deux opérations barbares. Je ne puis me défendre d’un sentiment de honte personnelle quand je songe que la première s’est accomplie à nos portes et que la seconde se fait au centre même de Paris. Nous sommes tous coupables de ce double crime architectural, par notre silence, par notre tolérance, par notre inertie, et c’est sur nous tous contemporains que la postérité fera un jour justement retomber son blâme et son indignation, lorsqu’en présence de deux édifices défigurés, abâtardis, parodiés, mutilés, travestis, déshonorés, méconnaissables, elle nous demandera compte de ces deux admirables basiliques, belles entre les belles églises, illustres entre les illustres monuments, l’une qui était la métropole de la royauté, l’autre qui est la métropole de la France !

Baissons la tête d’avance. De pareilles restaurations équivalent à des démolitions.

Le badigeonnage, lui, se contente d’être stupide. Il n’est pas dévastateur. Il salit, il englue, il souille, il enfarine, il tatoue, il ridiculise, il enlaidit ; il ne détruit pas. Il accommode la pensée de César Césariano ou de Herwin de Steinbach comme la face de Gauthier Garguille ; il lui met un masque de plâtre. Rien de plus. Débarbouillez cette pauvre façade empâtée de blanc, de jaune, ou de rose, ou de gris, vous retrouvez vivant et pur le vénérable visage de l’église.

S’asseoir au haut du Klopp, vers l’heure où le soleil décline, et de là regarder la ville à ses pieds et autour de soi l’immense horizon ; voir les monts se rembrunir, les toits fumer, les ombres s’allonger et les vers de Virgile vivre dans le paysage ; aspirer dans un même souffle le vent des arbres, l’haleine du fleuve, la brise des montagnes et la respiration de la ville, quand l’air est tiède, quand la saison est douce, quand le jour est beau, c’est une sensation intime, exquise, inexprimable, pleine de petites jouissances secrètes voilées par la grandeur du spectacle et la profondeur de la contemplation. Aux fenêtres des mansardes, des jeunes filles chantent, les yeux baissés sur leur ouvrage ; les oiseaux babillent gaîment dans les lierres de la ruine, les rues fourmillent de peuple, et ce peuple fait un bruit de travail et de bonheur ; des barques se croisent sur le Rhin, on entend les rames couper la vague, on voit frissonner les voiles ; les colombes volent autour de l’église ; le fleuve miroite, le ciel pâlit ; un rayon de soleil horizontal empourpre au loin la poussière sur la route ducale de Rudesheim à Biberich et fait étinceler de rapides calèches qui semblent fuir dans un nuage d’or portées par quatre étoiles. Les laveuses du Rhin étendent leur toile sur les buissons, les laveuses de la Nahe battent leur linge, vont et viennent, jambes nues et les pieds mouillés, sur des radeaux formés de troncs de sapins amarrés au bord de l’eau, et rient de quelque touriste qui dessine l’Ehrenfels. La Tour des Rats, présente et debout au milieu de cette joie, fume dans l’ombre des montagnes.

Le soleil se couche, le soir vient, la nuit tombe, les toits de la ville ne font plus qu’un seul toit, les monts se massent en un seul tas de ténèbres où s’enfonce et se perd la grande clarté blanche du Rhin. Des brumes de crêpe montent lentement de l’horizon au zénith ; le petit dampfschiff de Mayence à Bingen vient prendre sa place de nuit le long du quai, vis-à-vis de l’hôtel Victoria ; les laveuses, leurs paquets sur la tête, s’en retournent chez elles par les chemins creux ; les bruits s’éteignent, les voix se taisent ; une dernière lueur rose, qui ressemble au reflet de l’autre monde sur le visage blême d’un mourant, colore encore quelque temps, au faîte de son rocher, l’Ehrenfels, pâle, décrépit et décharné. — Puis elle s’efface, — et alors il semble que la tour de Hatto, presque inaperçue deux heures auparavant, grandit tout à coup et s’empare du paysage. Sa fumée, qui était sombre pendant que le jour rayonnait, rougit maintenant peu à peu aux réverbérations de la forge, et, comme l’âme d’un méchant qui se venge, devient lumineuse à mesure que le ciel devient noir.

J’étais, il y a quelques jours, sur la plate-forme du Klopp, et, pendant que toute cette rêverie s’accomplissait autour de moi, j’avais laissé mon esprit aller je ne sais où, quand une petite croisée s’est subitement ouverte sur un toit au-dessous de mes pieds, une chandelle a brillé, une jeune fille s’est accoudée à la fenêtre, et j’ai entendu une voix claire, fraîche, pure, — la voix de la jeune fille, — chanter ce couplet sur un air lent, plaintif et triste :

Plas mi cavalier frances,
E la dona catalana,
E l’onraz del ginoes,
E la court de castelana,
Lou cantaz provençales,
E la danza trevisana,
E lou corps aragones,
La mans a kara d’angles,
E lou donzel de Toscana.

J’ai reconnu les joyeux vers de Frédéric Barberousse, et je ne saurais vous dire quel effet m’a fait, dans cette ruine romaine métamorphosée en villa de notaire, au milieu de l’obscurité, à la lueur de cette chandelle, à deux cents toises de la Tour des Rats changée en serrurerie, à quatre pas de l’hôtel Victoria, à dix pas d’un bateau à vapeur omnibus, cette poésie d’empereur devenue poésie populaire, ce chant de chevalier devenu chanson de jeune fille, ces rimes romanes accentuées par une bouche allemande, cette gaîté du temps passé transformée en mélancolie, ce vif rayon des croisades perçant l’ombre d’à présent et jetant brusquement sa lumière jusqu’à moi, pauvre rêveur effaré.

Au reste, puisque je vous parle ici des musiques qu’il m’est arrivé d’entendre sur les bords du Rhin, pourquoi ne vous dirais-je pas qu’à Braubach, au moment où notre dampfschiff stationnait devant le port pour le débarquement des voyageurs, des étudiants, assis sur le tronc d’un sapin détaché de quelque radeau de la Murg, chantaient en chœur, avec des paroles allemandes, cet admirable air de Quasimodo, qui est une des beautés les plus vives et les plus originales de l’opéra de Mlle  Bertin ? L’avenir, n’en doutez pas, mon ami, remettra à sa place ce sévère et remarquable opéra, déchiré à son apparition avec tant de violence, et proscrit avec tant d’injustice. Le public, trop souvent abusé par les tumultes haineux qui se font autour de toutes les grandes œuvres, voudra enfin reviser le jugement passionné fulminé unanimement par les partis politiques, les rivalités musicales et les coteries littéraires, et saura admirer un jour cette douce et profonde musique, si pathétique et si forte, si gracieuse par endroits, si douloureuse par moments ; création où se mêlent, pour ainsi dire dans chaque note, ce qu’il y a de plus tendre et ce qu’il y a de plus grave, le cœur d’une femme et l’esprit d’un penseur. L’Allemagne lui rend déjà justice, la France la lui rendra bientôt.

Comme je me défie un peu des curiosités locales exploitées, je n’ai pas été voir, je vous l’avoue, la miraculeuse corne de bœuf, ni le lit nuptial, ni la chaîne de fer du vieux Brœmser. En revanche, j’ai visité le donjon carré de Rudesheim, habité à cette heure par un maître intelligent qui a compris que cette ruine devait garder son air de masure pour garder son air de palais. Les logis sont, comme les gentilshommes, d’autant plus nobles qu’ils sont plus anciens. L’admirable manoir que ce donjon carré ! Des caves romaines, des murailles romanes, une salle des Chevaliers dont la table est éclairée d’une lampe fleuronnée pareille à celle du tombeau de Charlemagne, des vitraux de la renaissance, des molosses presque homériques qui aboient dans la cour, des lanternes de fer du treizième siècle accrochées au mur, d’étroits escaliers à vis, des oubliettes dont l’abîme effraie, des urnes sépulcrales rangées dans une espèce d’ossuaire, tout un ensemble de choses noires et terribles, au sommet duquel s’épanouit une énorme touffe de verdure et de fleurs. Ce sont les mille végétations de la ruine que le propriétaire actuel, homme de vrai goût, entretient, épaissit et cultive. Cela forme une terrasse odorante et touffue, d’où l’on contemple les magnificences du Rhin. Il y a des allées dans ce monstrueux bouquet, et l’on s’y promène. De loin, c’est une couronne ; de près, c’est un jardin.

Les coteaux de Johannisberg abritent ce vénérable donjon et le protègent contre le nord. Le vent tiède du midi y entre par les fenêtres ouvertes sur le Rhin. Je ne connais pas de souffle plus charmant et de vent plus littéraire que le vent du sud. Il fait germer dans la tête les idées riantes, profondes, sérieuses et nobles. En réchauffant le corps, il semble qu’il éclaire l’esprit. Les athéniens, qui s’y connaissaient, ont exprimé cette pensée dans une de leurs plus ingénieuses sculptures. Dans les bas-reliefs de la tour des Vents, les vents glacés sont hideux et poilus, et ont l’air stupide, et sont vêtus comme des barbares ; les vents doux et chauds sont habillés comme des philosophes grecs.

À Bingen, je voyais quelquefois, à l’extrémité de la salle où je dînais, deux tables fort différemment servies. À l’une était assis, tout seul, un gros major bavarois, parlant un peu français, lequel regardait tous les jours passer devant lui, sans presque y toucher, un vrai dîner allemand complet à cinq services. À l’autre table s’accoudait mélancoliquement devant un plat de choucroute un pauvre diable qui, après avoir mangé sa maigre pitance, achevait de dîner en dévorant des yeux le festin pantagruélique de son voisin. Je n’ai jamais mieux compris qu’en présence de cette vivante parabole le mot d’Ablancourt : La providence met volontiers l’argent d’un côté et l’appétit de l’autre.

Le pauvre diable était un jeune savant, pâle, sérieux et chevelu, fort épris d’entomologie et un peu amoureux d’une servante de l’auberge, ce qui est un goût de savant. Du reste, un savant amoureux est un problème pour moi. Comment se comporte la passion, avec ses soubresauts, ses colères, sa jalousie et son temps perdu, au milieu de ce calme enchaînement d’études exactes, d’expérimentations froides et d’observations minutieuses qui compose la vie du savant ? Vous représentez-vous, par exemple, de quelle façon pouvait être amoureux le docte Huxham, qui, dans son beau traité De aere et morbis epidemicis, a consigné, mois par mois, de 1724 à 1746, les quantités de pluie tombées à Plymouth pendant vingt-deux années consécutives ?

Vous figurez-vous Roméo, l’œil au microscope, comptant les dix-sept mille facettes de l’œil d’une mouche ; don Juan, en tablier de serge, analysant le paratartrate d’antimoine et le paratartrovinate de potasse, et Othello, courbé sur une lentille de premier grossissement, cherchant des gaillonnelles et des gomphonèmes dans la farine fossile des chinois ?

Quoi qu’il en soit, en dépit de toute théorie contraire, mon entomologiste était amoureux. Il causait parfois, parlait français mieux que le major, et avait un assez beau système du monde ; mais il n’avait pas le sou.

J’aime les systèmes, quoique j’y croie peu. Descartes rêve, Huyghens modifie les rêveries de Descartes, Mariotte modifie les modifications de Huyghens. Où Descartes voit des étoiles, Huyghens voit des globules et Mariotte voit des aiguilles. Qu’y a-t-il de prouvé dans tout cela ? Rien que la brièveté de l’homme et la grandeur de Dieu.

C’est quelque chose.

Après tout, je le dis, j’aime les systèmes. Les systèmes sont les échelles au moyen desquelles on monte à la vérité.

Quelquefois mon jeune savant venait boire une bouteille de bière à l’heure de la table d’hôte ; je prenais un journal, je m’asseyais dans l’embrasure d’une croisée, et je l’observais. La table d’hôte de l’hôtel Victoria était fort mêlée et fort peu harmonieuse, comme tout ce que le hasard fait par juxtaposition. Il y avait au haut bout une assez vieille dame anglaise avec trois jolis enfants. Une duègne plutôt qu’une nourrice ; une tante plutôt qu’une mère. Je plaignais fort les pauvres petits. La main de la bonne dame était un magasin de tapes. Le major dînait quelquefois à côté de la dame pour se mettre en appétit. Il causait avec un avocat parisien en vacances, lequel allait à Bade parce que, disait-il, il faut bien y aller, tout le monde y va. Près de l’avocat s’asseyait un noble et digne gentilhomme à cheveux blancs, plus qu’octogénaire, qui avait cet air doux que donne l’approche de la tombe, et qui citait volontiers des vers d’Horace. Comme il n’avait pas de dents, le mot mors, dans sa prononciation, se changeait en mox ; ce qui, dans cette bouche de vieillard, avait un sens mélancolique.

En face du vieillard se posait un monsieur qui faisait des vers français, et qui lut un jour à ses voisins, après boire, un dithyrambe en vers libres sur la Hollande, où il parlait pompeusement des harangues qui sortent de la mer. Des harangues dans la mer ! J’avoue que, pour ma part, je n’y aurais guère trouvé que des harengs.

Le tout était complété par deux gros marchands alsaciens, enrichis par la contrebande des peaux de belettes, qui sont aujourd’hui électeurs et jurés, et qui fumaient leurs pipes tout en se racontant l’un à l’autre des histoires, toujours les mêmes. Quand ils les avaient finies, ils les recommençaient. Comme ils avaient invariablement oublié le nom des personnages dont ils parlaient, l’un disait M. Chose, et l’autre M. Machin. Ils se comprenaient.

Le faiseur de vers, — le poëte, si vous voulez, — était un gaillard classique, philosophe, constitutionnel, ironique et voltairien, qui se plaisait à saper, comme il disait, les préjugés, c’est-à-dire à insulter, tout en répétant des lieux communs contre des vieilleries, beaucoup de choses graves, mystérieuses et saintes que les hommes respectent. Il aimait à donner, c’était son expression, de grands coups de lance dans les erreurs humaines ; et, quoiqu’il ne lui arrivât jamais d’attaquer les véritables moulins à vent du siècle, il s’appelait lui-même dans ses gaîtés don Quichotte. Je l’appelais don Quichoque.

Quelquefois le poëte et l’avocat, bien que faits pour s’entendre, se querellaient. Le poëte, pour compléter son portrait, était une intelligence inintelligible, un esprit trouble en tout, un de ces hommes empêchés qui bredouillent en parlant et qui griffonnent en écrivant. L’avocat l’écrasait de sa supériorité. Parfois le poëte s’emportait et fâchait l’autre. Alors l’avocat irrité parlait deux heures durant avec une éloquence claire, limpide, coulante, transparente, intarissable, comme parle le robinet de ma fontaine quand il a mis son bonnet de travers.

Sur ce, l’entomologiste, qui avait de l’esprit, s’amusait à son tour à écraser l’avocat. Il parlait sérieusement bien, se faisait admirer de la cantonade, et regardait de temps en temps de côté si la jolie maritorne l’écoutait.

Il avait un jour fort pertinemment péroré à propos de vertu, de résignation et de renoncement ; mais il n’avait pas mangé. Or c’est un maigre souper que la philosophie quand on n’a rien à mettre dessus. Je l’invitai à dîner ; et, quoiqu’il eût à peine pu deviner, aux deux ou trois mots que j’avais prononcés, de quel pays j’étais, il voulut bien accepter. Nous causâmes. Il me prit en amitié, et nous fîmes dans l’île des Rats et sur la rive droite du Rhin quelques excursions ensemble. Je payais le batelier.

Un soir, comme nous revenions de la Tour de Hatto, je le priai de souper avec moi. Le major était à table. Mon docte compagnon avait pris dans l’île un beau scarabée à cuirasse d’azur, et, tout en me le montrant, il s’avisa de me dire : Rien n’est beau comme les sagres bleus. Sur ce, le major, qui écoutait, ne put s’empêcher de l’interrompre : Parbleu, monsieur, fit-il, les sacrebleu ont du bon parfois pour faire marcher les soldats et les chevaux ; mais je ne vois pas ce qu’ils ont de beau.

Voilà toutes mes aventures à Bingen. Du reste, quoique cette ville ne soit pas grande, c’est une de celles où s’épanche le plus largement, du commissionnaire au batelier, du batelier au cicérone, du cicérone à la servante, de la servante au valet d’auberge, cette cascade de pourboires que je vous ai décrite ailleurs, et au bas de laquelle la bourse de l’infortuné voyageur arrive parfaitement exterminée, aplatie et vide.

À propos, depuis Bacharach, je suis sorti des thalers, des silbergrossen et des pfennings, et je suis entré dans les florins et les kreutzers. L’obscurité redouble. Voici, pour peu qu’on se hasarde dans une boutique, comment on dialogue avec les marchands : — Combien ceci ? — Le marchand répond : — Monsieur, un florin cinquante-trois kreutzers. — Expliquez-vous plus clairement. — Monsieur, cela fait un thaler et deux gros et dix-huit pfennings de Prusse. — Pardon, je ne comprends pas encore. Et en argent de France ? — Monsieur, un florin vaut deux francs trois sous et un centime ; un thaler de Prusse vaut trois francs trois quarts ; un silbergrossen vaut deux sous et demi ; un kreutzer vaut les trois quarts d’un sou ; un pfenning vaut les trois quarts d’un liard. — Alors je réponds comme le don César que vous savez : C’est parfaitement clair, et j’ouvre ma bourse au hasard, me fiant à la vieille honnêteté qui est probablement cet autel des ubiens dont parle Tacite. Ara ubiorum.

Les ténèbres se compliquent de la prononciation. Kreutzer se prononce chez les hessois creuße, chez les badois criche, et en Suisse cruche.