Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Accident, accidens

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Panckoucke (1p. 5-7).

ACCIDENT, ACCIDENS, (subst. masc.) Les objets ne peuvent être apperçus qui avec le secours de la lumière. Les effets que la lumière produit le plus ordinairement à nos yeux ne causent point de surprise, parce que les regards y sont accoutumés. Mais si, par quelques dispositions ou quelques circonstances imprévues, la lumière lance des rayons plus éclatans qu'à l'ordinaire, si ces rayons forment, en contrastant avec l'ombre, des oppositions marquées, les effets qu'ils produisent frappent sur-tout les Artistes, qui ne manquent guère de les observer, & ils les nomment accidens de lumiére. Ainsi l'on dit d'un tableau, où ces effets sont bien rendus, que le Peintre y a représenté d'heureux accidens de lumière, des accidens de lumière très-piquans.

C'est le hasard qui produit dans la nature ces effets ; c'est un dessein prémédité qui fait supposer aux Artistes ingénieux les circonstances & les dispositions de lieux & d'objets qui peuvent les occasionner.

Les hommes ont un penchant général pour ce qui interrompt l'uniformité. Ils ont un desir ou même une sorte de besoin de sensations nouvelles, qui les fassent jouir de leur existence d'une maniere plus sentie. C'est d'après ces motifs secrets que les Artistes combinent dans leurs ouvrages des effets extraordinaires, & que ceux aux yeux desquels ils sont exposés les considèrent & s'y attachent avec un attrait marqué.

Les premiers espèrent donner à leurs ouvrages une distinction qui doit les faire remarquer plus particulièrement, & le succès en effet répond à l'intention. On voit même quo souvent la représentation d'un effet extraordinaire, l'emporte sur une imitation juste, qui n'a rien que de naturel ; car ce qui est simplement bien, sans être singu-


lier, a des droits généralement moins puissans sur nous que ce qui est extraordinaire.

Les oppositions dans le clair-obscur, dont Rimbrand a souvent fait la base de ses effets pittoresques, sont, pour un grand nombre de spectateurs, la cause principale de leur attention & de leur admiration. Ils cèdent avec plaisir à une sorte de surprise qu'éprouvent leurs regards, & n'étant pas assez instruits pour apprécier les parties qui concourent à la perfection d'un tableau, ils ne sentent pas ce qui fonde plus solidement la réputation de cet Artiste.

Le Carravagge, cherchant à l'emporter sur ses concurrens, ou entrainé par son penchant, employa des dispositions de lumière qui formoient dans ses ouvrages, des accidens de jours & d' ombres plus remarquables que les effets auxquels on est accoutumé. Un grand nombre de ses Contemporains furent séduits. Le Guide, par des representations dans lesquelles les effets étoient plus conformes à ce que présente ordinairement la nature, eut de la peine à l'emporter.

Ces réflexions, qui ne sont point une désapprobation de l'emploi des beaux accidens, ont pour but de modérer seulement un penchant assez commun qui entraîne les jeunes Artistes à prodiguer ces moyens, sur lesquels ils fondent des succès, souvent trompeurs ; car la singularité perd une partie du mérite qui lui est propre, en raison de ce qu'elle est plus souvent mise en usage. Elle ne peut dédommager des parties essentielles de l'Art, si ces parties sont négligées. D'ailleurs, lorsque les hommes ont prodigué par surprise des louanges souvent exagérées, ils reviennent sur leur jugement & se dédommagent tôt ou tard avec usure des avances qu'ils ont faites.

Mais arrêtons-nous aux accidens, & traçons-en quelques-uns, pour rendre ce que j'ai dit, plus sensible à ceux qui ne sont pas très-versés dans la Peinture.

Les voûtes d'une caverne peuvent être entr'ouvertes ; le Soleil y darder quelques rayons, dont l'éclat contraste avec l'ombre épaisse. Cette opposition, cette circonstance, cet accident frappe & attache les regards ; mais si d'ailleurs les reflets nuancés de la lumière qui s'étendent dans l'obscurité, font entrevoir dans l'enfoncement de la caverne deux amans, surpris par l'effet de cette lueur inattendue, comme Mars & Vénus par Apollon ; ce double accident fixera les regards & l'esprit sur l'imitation qu'en aura fait un habile Artiste.

Dans un bois, où des arbres épais voilent le trop grand éclat du jour, si le Soleil s'introduit à travers le sommet des feuillages ; il colore à l'instant tout ce qui s'offroit en demi-teinte. Il produit dans l'éloignement quelques effets subordonnés qui appellent cependant les regards, & qui désignent l'étendue & l'enfoncement de la forêt ; enfin quelques éclats de sa lumière la plus vive, descendant sur le terrein & les plantes, alors les fleurs & les eaux qui, sans ces accidens, resteroient confondus dans la masse monotone d'une ombre générale, frappent les yeux du spectateur de tous les charmes dont ils sont susceptibles & brillent comme ces broderies qu'on voit se detacher sur un fond sourd qui les rend plus éclatantes.

Ces accidens produisent des impressions agréables ; mais il en est qui joignent à la surprise des émotions fortes, quelquefois pénibles & par cette raison même plus attachantes. La mer est un des théâtres, où ces sortes d'accidens sont plus nombreux & plus variés.

Une tempête le prépare-t-elle ? mille accidens l'annoncent dans le ciel & sur les eaux. Le Soleil voilé prodigue sur les nuages, qui s'accumulent pour l'effacer, les couleurs les plus variées, quelquefois même les plus éclatantes. Il se fait jour encore, à travers ces montagnes aëriennes qui l'environnent ; enfin, lorsque le ciel est entiérement couvert, alors sillonné par la foudre, éclairé par des lueurs accidentelles dont les nuances varient sans cesse, il laisse appercevoir des vaisseaux prêts à périr, qu'on ne voit qu'à l'aide des éclats de tonnerre qui vont les embrâser.

Plus ces accidens méritent le nom qui les désigne, plus ils sont difficiles à représenter ; car la promptitude de ces effets pittoresques, la difficulté d'en faire des études, les émotions qu'ils causent, les bornes des moyens de l'Art, tout s'oppose au fréquent usage qu'en feroient sans cela les Artistes.

Cependant les plus habiles choisissent & hasardent de représenter quelques-uns de ces accidens : les plus courageux par caractère & par l'amour de leur Art les étudient même au risque de leur vie. Ils nous offrent, comme l'a fait souvent un de nos Artistes modernes, justement célèbre en ce genre, au milieu du désordre de tous les élémens, quelques malheureux prêts à perdre la vie, & d'autres, bien plus infortunés, puisqu'ils éprouvent le désespoir de perdre ceux qui leur sont chers. Les inondations, les embrâsemens, les éruptions des volcans offrent des accidens que l'imagination suppose, que les récits autorisent & dont les imitations attachent.

Je ne dois pas passer sous silence les effets empruntés, non pas précisément de la nature, mais du merveilleux, des Fables reçues, des faits consacrés & dont la vrai-semblance tient à la supposition de Puissances surnaturelles. Telles sont les lumières produites par la présence ou la subite apparition d'êtres qui doivent occasionner des prodiges. La lumière que Raphaël a employée dans le tableau de la Transfiguration, en est un exemple. Tels sont encore les effets célestes que le Guide & plusieurs autres Peintres ont empruntés de l'Enfant divin, de l'Ange qui l'annonça ; du berceau même de ce jeune Dieu, dans l'adoration


qu'il reçut des Pasteurs & des Rois ; de lui-même encore dans sa fuite toujours intéressante par l'union d'un Vieillard, d'une jeune Mère douée de toutes les vertus & les graces, & d'un Enfant qui se montre déjà au-dessus de la nature.

A la suite de ces accidens surnaturels, on doit mettre quelques effets, occasionnés par des interpositions ingénieuses d'objets qui peuvent même n'êtrre que supposés, sans que le Peintre les fasse appercevoir. De grands Maîtres les ont mis en usage ; mais ils ont le plus souvent donné lieu d'en deviner les causes ; car, sans cette précaution, ils deviennent trop arbitraires, & si l'imagination n'est mise au moins sur la voie, elle sait peu de gré d'un effet, quelque piquant qu'il puisse être. Il faut donc, en général, que quelque légère vrai-semblance aide à l'illusion.

Ces effets ou accidens, qui n'ont rien de surnaturel, conviennent à un plus grand nombre de sujets, mais demandent un goût fin, pour ne pas les prodiguer & pour en faire un usage heureux. Ils sont favorables en particulier à différens genres, qui ont moins de ressources que l'Histoire pour fixer l'attention.

Les imitateurs de ce qu'on appelle la nature morte ou objets immobiles & inanimés, ceux qui représentent des fleurs, des fruits, des perspectives, peuvent, en quelque sorte, animer leurs compositions par ce secours. Les Peintres de portrait peuvent y trouver des effets secourables & ingénieux, qui seroient souvent plus à l'avantage de ceux qu'ils représentent, que la plupart des singularités d'attitudes & de costume qu'ils emploient.

En effet, les Artistes qui ont employé des maintiens bizarres, des compositions recherchées, chargées d' accessoires de commande, des costumes extraordinaires, ne sont parvenus le plus souvent qu'à rendre ridicules leurs originaux & à montrer les prétentions réciproques de l'Artiste & du Modèle.

Une jeune personne, sous l'habit de Diane, d'Hébé, de Vénus, dans des attitudes manièrées, perd d'autant plus que ces ajustemens & son action promettent davantage. Elle est engagée, par la prétention du Peintre, ou la sienne à répondre aux desirs, souvent immodérés, de l'imagination des Spectateurs. Rubens, Rimbrand, Wandyck, Titien n'ont employé quelquefois pour rendre plus piquantes les physionomies que quelque coup de lumière, quelqu'effet d'ombre qui leur ont donné moyen ou de faire valoir les agrémens ou de dérober les défauts de ceux qu'ils représentoient.

Une ingénieuse Artiste de nos jours, à l'exemple d'un des grands Maîtres que j'ai nommés, a mis en usage avec succès les reflets du Soleil qui l'éclairoit, lorsqu'elle essaya de se peindre. Une partie de sa tête dans la demi-teinte, sert d'opposition à l'accident d'un rayon de lumière qui fait briller le charme de sa couleur naturelle. Le chapeau dont elle est coëffée, autorise ces accidens, & ce qu'on voit, attachant justement le regard, fait connoitre ce que l'ombre nous cache.

Les accidens favorables à la Peinture, semblent rares dans la nature, & ne le sont point dans les imaginations fécondes. On pourroit étendre aux circonstances morales ce que j'ai borné dans cet article aux accidens physiques. Les passions sont intarissables en accidens de tous les genres.

Ce sont les mines précieuses où le Génie puise ses plus intéressantes richesses ; & sans lui, tous les trésors des Arts restent enfouis ou sont mal employés.