Enquêtes industrielles — La compagnie des mines d’Anzin
Peu de mois avant les derniers événemens, je m’étais rendu à Anzin sur l’invitation du conseil de la compagnie, que présidait alors M. Thiers. C’était vers le milieu de juillet, l’une des dates où chaque année les six membres de ce conseil se donnent rendez-vous dans la maison de régie. J’y trouvai réunis avec leur président le général Chabaud-Latour, M. Casimir Perier et M. Lambrecht, que nous venons de perdre. Pendant trois jours, je fus leur hôte et dans une certaine mesure identifié à leurs travaux. Il s’agissait pour eux d’une inspection périodique, pour moi d’une étude sur cette exploitation de mines qui n’a point d’égale en France pour les proportions, rien d’analogue nulle part pour le régime. On devine l’intérêt que je dus prendre à une reconnaissance faite dans ces conditions. Avec le concours du directeur-général, M. de Marsilly, nous vîmes successivement le puits d’extraction et le port d’embarquement de Denain, des maisons d’ouvriers d’un nouveau modèle qui étaient alors en construction, une fabrique d’agglomérés où les débris et la poussière du charbon sont convertis en briquettes au moyen d’appareils ingénieux, enfin de vastes ateliers de construction montés de manière à pourvoir à tous les radoubs et à tous les rechanges, depuis un clou jusqu’à une machine. Dans ce long itinéraire, M. Thiers ne quitta pas un instant la partie, et se montra le plus alerte de nous, ayant ici un ordre à donner, là un mot à dire sur les points essentiels. Il prenait goût à sa tâche et en donnait le goût. Le lendemain, il fit mieux encore ; il compléta et anima par des explications ce qui la veille avait passé sous nos yeux. Dans une conférence de trois heures, il nous raconta à grands traits et avec son incomparable clarté l’histoire d’Anzin, les humbles commencemens, les procès, les accidens souterrains, les vicissitudes politiques de l’entreprise, d’où elle n’était sortie que parce que, étant bonne en elle-même, elle avait été en outre simplement, sagement et honnêtement conduite. C’étaient là, pour un travail à faire, des matériaux rares et de grand prix ; plus tard, le secrétaire-général de la compagnie, M. Courtin, y ajouta, par un envoi spécial, des documens techniques, des chiffres, quelques traits de mœurs, qui devaient en accroître la consistance. Cette étude est le produit de cet ensemble d’informations, les plus sûres évidemment qu’on pût recueillir.
Parmi nos grands établissemens d’industrie, il en est peu qui remontent à l’ancien régime et qui comptent un siècle et demi de possession continue dans les mêmes mains. La compagnie d’Anzin représente une de ces exceptions et à coup sûr la plus brillante. Sa fondation tint à une nécessité démontrée, son premier agent fut un homme du pays doué d’une patience poussée jusqu’au génie, et auquel il arriva ce qui arrive presque à tous les auteurs de découvertes, — de préparer le terrain à des continuateurs plus heureux.
Dans les premières années du XVIIIe siècle, lorsque le Hainaut français eut été définitivement séparé du Hainaut autrichien, une brusque disette de combustible se fit sentir non-seulement dans la partie du Hainaut adjugée à la France, mais dans les provinces limitrophes de la Flandre et de l’Artois. Une frontière gardée avait fermé à nos populations l’accès des mines où naguère elles s’approvisionnaient de charbon à des prix très modérés, et aux environs les défrichemens rendaient de jour en jour le bois plus rare et plus cher. Nicolas Desaubois vit le mal et en chercha le remède. Il se dit que la nature n’avait pas pu tracer les limites de la houille comme l’épée de Louis XIV avait tracé la frontière des Pays-Bas, il présuma que le charbon devait exister dans les provinces devenues françaises aussi bien que dans les provinces restées autrichiennes. Cette opinion n’était que de l’instinct, mais cet instinct valait la science de l’ingénieur. En effet, dès les premières recherches, Desaubois acquit la certitude qu’il existait du charbon entre la Scarpe et l’Escaut comme entre l’Escaut et la Sambre. Les preuves en main, il demanda au roi Louis XV une concession de terrains et un secours d’argent ; sans hésiter, on lui accorda l’un et l’autre par acte du 8 mai 1717, peu d’argent, 12,500 livres, mais tout l’espace qu’il avait désigné. Les fouilles commencèrent et mirent à découvert, aux environs de Fresnes et en présence de la population accourue, le plus beau charbon qu’on eût jamais vu dans la contrée. C’était la sanction de l’entreprise, mais c’en était aussi la ruine : au lieu de 12,500 livres reçues du roi, il en coûtait à Desaubois 60,000 livres, complétées de ses deniers. En vain l’intendant de la province, M. d’Argenson, lui fit-il obtenir une nouvelle somme de 35,000 livres et une seconde concession jusqu’en 1740, en vain le roi lui accorda-t-il 200 pieds de chêne à prendre dans la forêt de Mormal pour le cuvelage de ses puits, un mauvais sort pesait désormais sur l’œuvre et sur l’homme : les 35,000 livres lui furent payées en bons de Law complètement dépréciés, et à diverses fois les eaux, en inondant les fosses, portèrent des préjudices irréparables aux travaux. Bon gré mal gré, il fallut quitter la partie et abandonner à d’autres un privilège qui devait faire la fortune de nos provinces du nord.
Les nouveaux acquéreurs étaient MM. Desandrouin de Noelles et Pierre Taffin, auxquels Desaubois céda son matériel pour la somme de 2,400 florins. C’est le vrai point de départ de la compagnie actuelle ; ce qui précède ne représente guère que les souffrances de l’inventeur. Par acte du 22 février 1722, la concession Desaubois fut transférée à Desandrouin et Taffin avec le même périmètre et la même durée, qui devait se prolonger jusqu’en 1740. Déjà la qualité des parties croît en importance, et on la verra croître encore à mesure que l’entreprise donnera de plus beaux profits. Dans les actes royaux, Desaubois n’est qu’un habitant de la ville de Condé, Pierre Desandrouin de Noelles et Pierre Taffin sont, l’un écuyer et maître verrier, l’autre secrétaire du roi, audiencier en sa chancellerie près du parlement de Flandre ; tous deux apportaient d’ailleurs à l’entreprise la garantie d’une fortune territoriale qui allait être engagée en partie dans les dépenses qu’occasionnèrent les premiers travaux. On y mit, au début surtout, une grande ardeur : les fonçages de puits furent multipliés partout où il y avait quelque espoir de rencontrer la veine, on monta des manèges pour l’écoulement des eaux ; mais ces instrumens avaient les imperfections de l’époque, et dans les fortes crues l’action en devenait insuffisante. Dans les puits étanchés, un autre inconvénient se présenta : le charbon, de qualité supérieure en général, gisait en couches plus minces et en même temps plus profondément situées que dans les mines belges, ce qui était pour l’exploitation française un double désavantage ; mais le pire de tout, c’est qu’après douze ans de recherches les concessionnaires n’avaient pas encore trouvé une veine assez abondante pour les dédommager de leurs sacrifices. Cette bonne fortune leur échut enfin vers les derniers mois de 1734, où l’on découvrit, entre Fresnes et Valenciennes, une veine demeurée célèbre dans le pays sous le nom de veine de Maugretout, c’est-à-dire trouvée malgré tout. Ce fut une ample revanche des mauvais jours ; longtemps on avait semé en vain, désormais il n’y avait qu’à recueillir. Sous cette perspective, les intéressés reprirent courage ; leur concession n’avait plus que six ans de durée, ils demandèrent à la fois à la prolonger et à en reculer les limites.
Ni l’une ni l’autre de ces requêtes ne souffrit de difficultés de la part du conseil d’état. Les recherches de charbon n’avaient jusque-là causé que des ruines ; on était loin de s’en disputer le privilège. Seulement le conseil, pour se conformer à la tradition des bureaux, se montra plus avare du temps que de l’espace. Par acte du 29 mars 1736, la concession fut prolongée jusqu’à 1760, et le 16 décembre, par un autre acte, le périmètre en fut étendu aux terrains situés entre la Scarpe et la Lys. C’était administrativement et industriellement une double erreur de conduite ; le temps était trop court, le périmètre trop vaste. D’un côté, par une durée réduite, on interdisait aux exploitans les travaux de longue haleine, qui ne donnent de profit et ne trouvent d’amortissement qu’après une période onéreuse ; de l’autre, on investissait une seule compagnie d’une tâche où l’activité et les fonds de plusieurs compagnies eussent trouvé utilement de l’emploi. C’était le calcul d’un régime de faveur d’obliger les favorisés à venir de loin en loin rendre leurs comptes et rafraîchir leurs titres par un octroi nouveau, rarement gratuit, qui passait au chapitre des destinations secrètes. N’importe, Desandrouin et Taffin, à titre onéreux ou non, étaient confirmés dans leurs droits : ils disposaient dès lors de ce qui a constitué la fortune d’Anzin, une concession de vingt-quatre ans qui leur permettrait de rentrer dans toutes leurs avances, un espace où ils pouvaient se mouvoir à l’aise, une veine abondante de charbon. Leur siège principal d’exploitation était alors à Fresnes, que depuis, par la plus insoutenable des chicanes, on a disputé à la compagnie. Ils s’y établirent solidement et vinrent à bout des deux principaux obstacles à une exploitation profitable, la nature des lieux et les concurrences du voisinage. Les quantités extraites, les sommes d’argent qu’on en tirait, devenaient de plus en plus un objet de notoriété publique, si bien que la souveraineté féodale, distraite ou insouciante tant qu’il n’y avait eu que des labeurs à entreprendre ou des pertes à supporter, devint tout à coup attentive et procédurière quand il s’agit de bénéfices assurés à recueillir. Son droit avait sommeillé jusqu’alors ; elle le fit valoir. Parmi les droits régaliens dont jouissaient alors les seigneurs féodaux se trouvait celui d’exploiter les mines et ce qu’on a nommé l’avoir en terre non extrayé. Ce droit était dévolu dans tout l’empire germanique aux seigneurs haut-justiciers, et les seigneurs du Hainaut, transférés dans la puissance du roi de France, l’avaient spécialement conservé ; seulement ils avaient à se munir, comme les simples concessionnaires, d’un permis d’exploiter, garantie de police pour empêcher les exploitations de se faire obstacle les unes aux autres et de compromettre la sûreté du sol. Cet assujettissement, il est vrai, n’avait jamais été au gré des haut-justiciers, qui s’y soustrayaient le plus souvent possible, et comme dédommagement il avait fallu obliger les exploitans ordinaires à leur payer une redevance dite de l’entre-cens, lorsque l’exploitation n’avait pas lieu par les seigneurs ou pour leur compte.
Une réclamation de ce genre ouvrit pour la compagnie d’Anzin une série d’instances judiciaires qui ne s’est point interrompue jusqu’à ces derniers temps. Celle-ci ne donna lieu à aucun débat ; la loi et l’usage étaient formels. Le seigneur à qui appartenait la terre de Fresnes, le prince de Groy, réclama et obtint comme droit d’entre-cens, une rente de 2,000 livres pour tout le temps que durerait l’extraction du charbon dans sa seigneurie de Fresnes. C’était de quoi mettre en goût tous ceux qui avaient le même privilège, et il n’y eut bientôt plus dans le Hainaut, la Flandre et l’Artois de seigneur haut-justicier qui ne fût à la recherche de la richesse souterraine. L’eussent-ils négligée de leur chef, que des entrepreneurs se seraient offerts pour garder à leur charge les détails de l’exploitation en se réservant une part dans les bénéfices. Une épidémie ne marche pas plus rapidement, et à vue d’œil les prétentions grandirent ; il s’agissait non plus d’une redevance sur l’exploitation, mais de l’exploitation même. Ce fut encore le prince de Croy qui en donna l’exemple : seigneur de Condé et de Vieux-Condé, il demanda au roi une concession directe et l’obtint par arrêt du conseil du 14 octobre 1749. Non loin de là, le marquis de Cernay, seigneur de Raismes, haut-justicier comme le prince de Croy, voulut aussi aux produits de la superficie joindre l’éventualité d’un revenu souterrain. Aucune atteinte ne pouvait être plus sérieuse. Les terres de Raismes pénétraient par plusieurs côtés dans les concessions d’Anzin, et dans tous les cas des services contigus n’auraient pu manquer de se nuire. Le marquis n’en passa pas moins outre : dénaturant les faits, et sans faire cas des titres des premiers occupans, il obtint presque à leur insu, par acte royal du 3 décembre 1754, un permis d’exploitation de toute la paroisse de Raismes. A l’un et à l’autre de ces privilèges était attachée l’exemption de certains, impôts, comme le logement des gens de guerre, dont l’industrie des mines n’aurait pu s’accommoder. Les droits féodaux étant perpétuels, cette circonstance permettait seule d’assigner une échéance aux deux concessions ; elles devaient finir en 1760.
A. étudier les titres, cette période est la plus curieuse de l’histoire d’Anzin ; un conflit s’élevait entre d’anciens et de nouveaux maîtres. On y vit la grande noblesse aux prises avec la petite, et les acquisitions du travail en butte aux revendications des privilèges du sang. Ces concessionnaires armés de droits égaux n’avaient pas les mêmes moyens d’en assurer le respect. Les premiers en date avaient pour eux la découverte et près de quarante ans de travaux, les seconds la supériorité du rang et ce droit de haute justice qui couvrait tant de petites iniquités. Aucune paix n’était possible, si ce n’est à titre onéreux, et les associés d’Anzin, en gens de loi, aimaient mieux plaider que se rendre. De là une suite de procès, surtout avec le marquis de Cernay, que les contrariétés de voisinage rendaient de moins en moins traitable. Pour les moindres empiétemens, on échangeait des exploits ou des diatribes violentes ; pour un défaut de formes ou une querelle de personnes, on échangeait du papier timbré. Plus éloigné d’Anzin, plus jaloux de son repos, le prince de Croy ne trempait pas dans cette guerre de chicanes ; toutefois il prenait sans bruit de redoutables positions. La concession de Fresnes expirait en 1760 ; le prince n’entendait pas la troubler, mais il avait d’avance fait des réserves pour rentrer à échéance dans son domaine féodal avec tous les droits qui y étaient inhérens. Des litiges, il est vrai, restaient pendans, des échéances étaient à débattre ; la menace ne subsistait pas moins. Bref, de part et d’autres les batteries étaient dressées pour un siège en règle ; le marquis de Cernay avec des querelles de détail, le prince de Croy avec une éviction en perspective, avaient amené Desandrouin et Taffin à cette extrémité de composer avec eux, sous peine d’être constamment troublés dans une partie de leurs concessions et dépossédés de l’autre.
Il ne restait qu’un moyen de couper court à ces conflits, c’était de réunir en un intérêt commun des intérêts prêts à se combattre. Dès longtemps, le prince y avait songé ; ses actes, même hostiles, y avaient concouru, — il voulait s’en servir comme d’un instrument de conciliation. Il n’était en cela que l’écho du cri public. Tous les hommes sensés déploraient les divisions locales qui faisaient beau jeu à l’exploitation belge, déjà mieux armée et mieux servie que la nôtre par la nature des lieux. Le seul moyen de salut, d’après eux, était de fondre ces petites compagnies disposées à s’entre-détruire en une puissante compagnie qui emprunterait aux seigneurs l’influence de leurs noms et le concours de leurs capitaux, aux autres intéressés l’art de conduire les ouvriers et l’expérience des travaux souterrains. Le prince de Croy adopta cette pensée et s’en fit l’agent résolu. Il avait un grade élevé dans les armées françaises, il était prince du saint-empire, gouverneur de l’Artois, de la Picardie et de leurs enclaves, il était concessionnaire à Condé et à Vieux-Condé, il devait l’être prochainement à Fresnes et confinait à Raismes avec le marquis de Cernay ; à ces divers titres, il était le principal intéressé et le personnage le plus considérable de ces entreprises, par suite l’homme le plus naturellement désigné pour en être le médiateur. Le seul obstacle à cette médiation provenait du marquis de Cernay et de MM. Desandrouin et Taffin, qu’animaient de vives rancunes ; le prince de Croy se rendit sur les lieux, les vit séparément, puis les mit en présence et parvint à les concilier. Après quelques conférences, les parties étaient d’accord ; le 19 novembre 1757, MM. de Croy, de Cernay, Desandrouin et Taffin signèrent le contrat d’association qui régit encore la compagnie d’Anzin. Ils y mettaient en commun leurs concessions avec le matériel qui y était attaché, leur avoir entier à quelque titre que ce fût, droit de souveraineté féodale, droit de travail : toutes les compétitions étaient éteintes, toutes les contestations mises à néant, et, à moins de dissolution de la société, ils restaient propriétaires de l’ensemble, se prêtant réciproquement leurs titres, les complétant les uns par les autres.
L’acte de société signé, il ne restait plus qu’à obtenir la sanction royale ; cette fois l’objet en fut mieux défini. On se rapprocha plus qu’on ne l’avait fait jusqu’alors du vrai caractère de l’exploitation des mines, qui, pour acquérir une énergie régulière, a besoin de reposer sur un titre durable, au moins une longue emphytéose à défaut d’une propriété définitive. C’était le principe fondamental de la loi de 1810 qui se dégageait confusément des expériences ébauchées. Après de mûres réflexions, un arrêt fut rendu, en date du 1er mai 1759, qui permettait aux nouveaux associés, à leurs hoirs ou ayant-cause, d’ouvrir et d’exploiter pendant l’espace de quarante ans, à compter du 1er juillet 1760, toutes les mines de charbon qui se trouvaient ou pourraient se trouver dans l’étendue des terrains compris entre la Scarpe et l’Escaut. Conseil pris, on avait moins lésiné sur le temps à courir que sur l’espace à concéder. D’un côté, les jouissances temporaires pour Raismes, Fresnes et Anzin étaient portées jusqu’à l’année 1800, indépendamment des jouissances perpétuelles de Condé et Vieux-Condé ; d’un autre côté, on supprimait par prétention les actes antérieurs qui donnaient aux titulaires des premières concessions des droits mal déterminés sur les terrains situés entre la Scarpe et la Lys. Ainsi, quoique les apports des associés n’eussent pas la même valeur, et que les uns livrassent des mines ouvertes et montées de toutes pièces, tandis que les autres n’avaient à donner que des mines à ouvrir et très incomplètement montées, le contrat d’union n’en était pas moins un bénéfice pour tous ; il terminait les différends, et communiquait à des exploitations incohérentes une puissance et une solidité qu’elles n’eussent jamais acquises par d’autres moyens. Tout figurait dans cet acte, les personnes et les biens. Anzin avait eu ou avait dès lors dans ses élémens constitutifs la représentation de toutes les classes sociales : la roture avec Desaubois, la petite noblesse avec Desandrouin et Taffin, la grande noblesse avec le prince de Croy et le marquis de Cernay. Le fonds et tréfonds, naguère hostiles, allaient se trouver, du moins en partie, réunis dans les mêmes mains.
Ceux qui avaient conduit cette négociation n’eurent qu’à s’en applaudir ; les effets en furent aussi prompts que décisifs. Tandis que les exploitations partielles avaient presque toutes périclité, cette exploitation collective entra sur-le-champ dans une suite d’heureuses veines que les cas de force majeure purent seuls interrompre, et qui recommençait à chaque retour d’un régime régulier. Le bénéfice fut dès lors constant et, à quelques fluctuations près, toujours en progrès, ce qui, entre nombreux intéressés, est le plus sûr gage d’harmonie. Aussi, à partir de l’acte de société de 1757, ne cite-t-on pas un seul différent né dans le sein de la compagnie d’Anzin ; il est vrai que cet acte, par l’étendue et la vigueur des pouvoirs qu’il délègue, était de nature à empêcher ou à étouffer tout germe de contestation. L’association était civile, représentée par six des intéressés, formant un conseil de gestion permanent et qui, en cas de vacance pour une cause quelconque, se recrutait lui-même par voie de cooptation, limitée aux associés. Ce que cette faculté avait de discrétionnaire était tempéré par une sorte de règle que le conseil de gestion s’était imposée, et qui consistait à choisir dans les familles des premiers fondateurs les hommes les plus aptes à recueillir leur mandat. C’est ainsi que les alliés des Taffin et des Desandrouin ont figuré longtemps et figurent encore, si je ne me trompe, dans le conseil de gérance. En même temps ce conseil, présidé au début par le prince de Croy, a toujours tenu à honneur d’avoir à sa tête un homme illustre quand il s’en est trouvé un parmi les associés, et c’est ainsi qu’il a porté à la présidence Casimir Perier dans les commencemens de ce siècle, et plus récemment M. Thiers, qui en remplit encore les fonctions. Libres d’agir à leur gré, les régisseurs, comme on les nomme, ne reculaient pas d’ailleurs devant la responsabilité de leurs actes et les livraient volontiers à l’examen ; la comptabilité d’Anzin a de tout temps été tenue à livre ouvert pour tous ceux qui avaient un intérêt réel à la connaître. Il n’a pas fallu moins que ce régime de vigueur et ces traditions d’honnêteté, fortifiés par un esprit de prévoyance et d’économie, pour que la compagnie arrivât jusqu’à nous, après les plus grandes tourmentes, intacte de tout point et dans les mêmes conditions qu’à l’origine, sans jamais avoir fait parler d’elle autrement que pour les services qu’elle avait rendus et les sommes qu’elle avait ajoutées à la fortune du pays.
Ce n’est pas que les épreuves lui aient manqué ; non, son existence n’est qu’une suite de défenses énergiques. Tantôt c’est une révolution qui met tout en débris, tantôt c’est une guerre qui éclate aux frontières, c’est-à-dire aux portes des exploitations ; le formalisme administratif tranche sur le tout et découpe arbitrairement la propriété souterraine dans la loi du 28 juillet 1791. Cette loi modifiait pour les mines en activité les anciennes conditions de temps et d’espace. On accordait à toutes celles qui étaient pourvues d’un titre régulier une exploitation de cinquante années, à la condition seulement que cette exploitation serait restreinte à 6 lieues carrées. Prise à la lettre, cette clause eût été pour Anzin une véritable dépossession ; mais il fut admis que, par voie de cumul, une grande compagnie pourrait demeurer nantie de plusieurs concessions, en faisant de chacune d’elles un lot à part, en la réduisant à l’étendue légale. Tout cela d’ailleurs n’eut lieu qu’en projet, au moins pour le moment ; les événemens coupèrent court à cette opération cadastrale. D’une part, la guerre sévit et promena de longs ravages sur les établissemens d’Anzin, dispersa les ouvriers, ruina les bâtimens ; de l’autre, la révolution entra dans une période de violences, confisqua les biens, proscrivit les personnes. MM. de Croy et de Cernay furent contraints d’émigrer ; le directeur lui-même, décrété d’arrestation, ne sauva sa tête qu’en passant la frontière. Il y eut pour ces industries, naguère si actives, trois ans d’abandon ; tous les chantiers, tous les puits étaient déserts. La reprise du travail n’eut lieu qu’en 1795, à la première détente du règne de la terreur. Les besoins du commerce étaient redevenus impérieux ; le gouvernement lui-même comprenait l’urgence d’un retour d’activité, et paraissait le seconder de tout son pouvoir. Les associés de la compagnie d’Anzin qui n’avaient pas quitté la France se concertèrent et se reconstituèrent. Un nouveau directeur de travaux fut nommé, les six régisseurs reprirent leurs fonctions. Une première difficulté se présenta : qu’allait-on faire au. sujet du séquestre qui pesait sur les parts des émigrés ? La compagnie eût préféré réserver la question et maintenir l’état sur les cadres de ses associés comme dûment substitué par l’effet du séquestre ; la régie des domaines déclina cet arrangement et en suscita un autre : elle offrit à la compagnie aux prix du moment la rétrocession des parties confisquées. C’était le seul biais possible ; on l’accepta, La transaction eut lieu, point au nom de la compagnie agissant comme corps et payant avec les deniers sociaux, mais au nom et pour compte de quelques intéressés qui firent les avances nécessaires, à la charge par eux de racheter tractativement les parts des émigrés, ce qui eut lieu sur des bases très équitables. Ainsi, après une tempête où toute autre entreprise eût sombré sans retour, Anzin était encore à flot.
Les cinq années qui suivirent suffirent à peine pour réparer les effets de cet ébranlement. Il fallait d’abord, comme condition d’un régime régulier, ramener à 6 lieues carrées la consistance des exploitations. La tâche était des plus ingrates, et, il faut le dire, on la remplit d’abord tant bien que mal. Une portion de l’ancienne compagnie avait disparu, les traditions ne vivaient plus que dans les souvenirs, quelques titres avaient été égarés, d’autres transportés au chef-lieu du district. Pour beaucoup de détails, il fallait donc s’en remettre à la notoriété publique. D’ailleurs les temps n’étaient pas encore sûrs, et des gens qui s’étaient crus spoliés avaient à peine la conscience de leurs droits ; ils rentraient sans discuter dans les biens qu’on leur restituait, et ne regardèrent pas d’abord à quelques parcelles. Aussi fallut-il en 1799 revenir, par un arrêté du directoire, sur des délimitations fautives, et ce fut seulement alors qu’Anzin fut réintégré dans la consistance entière de son ancien domaine, complété par la restitution des portions qui en avaient été démembrées. Dès lors la compagnie était usufruitière, et, à partir de la loi de 1810, devînt propriétaire incommutable des concessions d’Anzin, de Fresnes et de Raismes. Elle avait celle de Condé et Vieux-Condé par l’association conclue avec M. de Croy en 1757 ; elle a depuis acquis, en 1807, celle de Saint-Saulve à titre onéreux ; elle a obtenu celle de Denain en 1831 pour prix de sa découverte du charbon gras dans cette région, et celle d’Odomez en 1832, peu importante, mais nécessaire pour une meilleure configuration de limites. Tel est l’Inventaire, tels sont les titres de la compagnie, fortifiés par le temps, par une longue possession, et, il faut l’ajouter, par d’opiniâtres controverses.
Est-il croyable que ces droits et ces actes aient jamais pu être discutés ? Ils l’ont été, et à plusieurs reprises. Par où la compagnie d’Anzin était-elle donc vulnérable ? Par un côté qu’elle ne pouvait ni cacher, ni préserver, la notoriété de son succès. On voyait ses dividendes monter, sa production grandir d’inventaire en inventaire ; voilà ce que les envieux ne lui pardonnaient pas. Elle était en butte à toutes les convoitises, qui comptaient, à tort ou à raison, sur un caprice de la faveur ou une défaillance de la justice. La proie était belle, et il eût semblé de bonne guerre de la surprendre dans une heure de sommeil. C’est ce que tentèrent par trois fois des hommes à qui les dépouilles d’Anzin eussent convenu, et deux fois, circonstance à noter, à la suite de changemens de règne, comme si c’étaient là des occasions où les notions du juste et de l’injuste deviennent confuses ; deux fois aussi les agresseurs furent gens d’épée, comme si le métier eût justifié toutes les surprises, même contre le droit le mieux fondé.
Le premier procès, intenté en 1806, n’était rien moins qu’une demande en spoliation des plus formelles et des plus crues que l’on pût imaginer. Une réunion de généraux qui s’étaient distribué les rôles et adjugé les parts présenta une requête au conseil d’état à l’effet d’obtenir toutes les concessions d’Anzin comme si elles eussent été vacantes. Le prétexte à l’appui était que la compagnie avait encouru la déchéance en ne se constituant pas en conformité des lois révolutionnaires, et le motif de préférence en faveur des généraux n’avait pas besoin, ajoutaient-ils, d’autre justification que leurs états de services. De toute autre part et en tout autre temps, personne n’eût pris au sérieux ces prétentions ; il fallait en tenir compte dans les premiers jours de l’empire, quand les fumées de la victoire montaient à tous les cerveaux. Le conseil d’état n’était pas souvent d’humeur à débouter les militaires, même de leurs plus mauvaises causes, et l’empereur, qui cherchait dans toute l’Europe des dotations pour ses maréchaux, n’eût pas été fâché de trouver sous sa main, en France même, quelques bonnes occasions de leur faire des largesses. Il paraît même qu’à propos d’Anzin il hésita quelque temps. Dans sa Législation sur les mines, Locré rapporte quelques mots de lui qui trahiraient cette hésitation. C’est à propos de la loi de 1810, alors en discussion au conseil d’état. Napoléon venait de dire « que les tribunaux seuls avaient qualité pour vider les questions qui touchent les mines, et qu’il ne fallait jamais là-dessus sortir du droit commun, attendu, que les mines sont de véritables propriétés ; » puis il ajouta : « Si l’on s’était toujours conformé à ce système, je n’aurais pas failli être surpris dans l’affaire des mines d’Anzin, » d’où on peut conclure qu’il y aurait eu chez le maître un moment de condescendance suivi d’un retour. Quoi qu’il en soit, la réunion des généraux en fut pour sa tentative de pillage du bien d’autrui. Une décision du conseil d’état, en date du 27 mars 1806, reconnut que la compagnie d’Anzin, s’étant conformée à toutes les lois de l’époque, était dès lors bien et dûment en possession des concessions par elle exploitées.
Les deux autres procès vinrent d’une compagnie voisine, la compagnie de Fresnes-Midi. En 1841, Fresnes-Midi voulut s’établir à la droite de l’Escaut, sur les limites de la concession de Fresnes et sur un terrain qu’Anzin soutenait lui appartenir d’après des titres inattaquables. Fresnes-Midi contesta d’abord ces limites, puis, négligeant et abandonnant cette prétention, se rejeta sur la concession de Condé et Vieux-Condé, et y ouvrit des puits, alléguant que le droit de haute justice de M. de Croy, origine du droit d’exploitation d’Anzin, ne s’étendait pas sur toute cette ancienne seigneurie. Évidemment on ne cherchait qu’une chicane, bonne ou mauvaise ; il fallut plaider. Cette fois, le conseil d’état, réglant mieux ses juridictions, renvoya devant les tribunaux ordinaires la question de l’étendue des droits des sieurs de Croy comme haut-justiciers. L’affaire parcourut tous les ressorts, dont les sentences furent invariables : le tribunal de première instance de Valenciennes, la cour d’appel de Douai, la cour de cassation enfin, donnèrent gain de cause à la compagnie d’Anzin, qui fut confirmée dans son droit sur la concession de Condé et Vieux-Condé, comme elle l’avait été sur toutes les concessions qu’on lui avait disputées. Fresnes-Midi fut condamnée à fermer les puits ouverts sur un terrain qui ne lui appartenait pas. Entre voisins, il n’y a que des trêves plus ou moins longues ; vingt-deux ans plus tard, en 1863, la même compagnie de Fresnes-Midi suscite à Anzin une autre querelle, puérile dans ses motifs, grave dans le tour qu’elle prit, sur la propriété de la concession de Fresnes. Pour ce dernier effort, les agresseurs croyaient avoir mis dans leur jeu tout ce qui devait le faire réussir ; cette confiance expliquait seule leur audace. Ils s’attaquaient au premier siège de la compagnie d’Anzin, à l’un des centres les plus actifs de ses établissemens, couvert de ses constructions, labouré dans les profondeurs du sol par ses galeries souterraines ; comme si tout cela n’eût pas existé, comme s’il se fût agi d’une lande nue, d’un terrain sans maître, ils en demandaient la concession au gouvernement. Ils allaient plus loin : ils affichaient la demande sur les murs mêmes des possesseurs, dans l’enceinte de la possession. A quel titre ? En se fondant sur un incident sans valeur, une concession faite en 1757 au prince de Croy pour trente années, qui, expirée en 1787, avait dû laisser depuis lors une vacance ouverte, — subtilité de procédure qui tombait à néant devant les termes d’une concession postérieure faite en 1759, devant un contrat d’union qui avait confondu tous les droits, devant les délimitations de la loi de 1791 qui formait un nouveau titre, devant la loi de 1810 qui absorbait dans une propriété définitive toutes les jouissances temporaires, enfin devant une possession et une exploitation plus que séculaires, consacrées par des actes d’une notoriété telle que toute prétention en aurait dû être désarmée. Pourtant la compagnie de Fresnes-Midi soutint, les pièces sous les yeux, ce procès insoutenable, et le poussa avec acharnement. Sous quelle influence, avec quels encouragemens ? On ne saurait le dire, mais il ne fallut pas moins de vingt plaidoiries devant toutes les juridictions et à tous les degrés d’instance pour qu’elle désertât le terrain. L’alerte un instant fut si vive que M. Thiers, alors l’un des gérans d’Anzin, crut devoir, pour éclairer les faits et rétablir les principes, publier un mémoire qui est un modèle de grande discussion et de véritable éloquence. La lumière qui se fit alors décida les juges, et la, compagnie resta maîtresse chez elle en vertu d’arrêts définitifs.
Si je me suis étendu avec quelque détail sur le plus grand établissement d’industrie qui existe dans nos provinces du nord, c’est qu’il est, comme je l’aï dit, une exception pour la forme et pour la durée ; tout au plus citerait-on Saint-Gobain qui soit dans le même cas, comme exploitation privée. Les Gobelins, Sèvres, certaines manufactures d’armes qui ont survécu à l’ancien régime, n’ont jamais été que des régies dans les mains de l’état ; Anzin n’a eu de commun avec l’état que la nécessité de se soumettre à des prescriptions souvent capricieuses, à des tributs toujours onéreux. L’état ne lui accorda, sous Desaubois, que des secours insignifians ; il est vrai qu’en retour il ne lui a pas imposé d’hommes ni de règlemens. C’est donc un corps qui n’a tiré ses forces que de lui-même, qui est si bien constitué qu’il a dépassé de beaucoup l’âge ordinaire des établissemens humains ; tel qu’il est, il semble en allant acquérir de la vigueur, loin d’en perdre : dans le cours de ce siècle, il a sextuplé la somme de travail qu’il fournit. L’un des motifs de ce succès est dans un régime qui, fixé dès le début, n’a jamais varié depuis : ce conseil à vie, composé, comme on l’a vu, de six régisseurs départagés au besoin par un président, se recrutant eux-mêmes en cas de vacance. De là une première et sûre garantie de stabilité ; en voici une seconde. On a trouvé expédient de nos jours de fractionner le capital des sociétés d’industrie et d’en répandre les titres sur le marché en fragmens si minimes qu’elles ne sont plus pour les intéressés que des lieux de passage où ils entrent et qu’ils quittent sans frais, presque toujours avec indifférence. Anzin, par des actes plus réfléchis, empêche ses associés d’agir aussi délibérément, et leur impose au moins d’avoir la conscience des placemens qu’ils font. C’est une société civile et territoriale, comme il en a dû éclore beaucoup dans les études de nos tabellions et dont les statuts portent bien le cachet de leur temps : . Le capital de la société est divisé en 24 sous ou 288 deniers, valeurs évidemment nominales. Au début peut-être l’acquisition d’un sou de la compagnie d’Anzin était-elle chose courante, aujourd’hui c’est presque un chiffre de convention. Le prix du denier est monté il y a quelques années à 270,000 francs, le prix le plus bas a été de 150,000 francs, et le prix moyen s’est maintenu aux environs de 200,000 francs dans la dernière période décennale. Les cessions de deniers ne sont pas d’ailleurs très fréquentes, on va comprendre pourquoi. Le titre est territorial, transmissible seulement par-devant notaire, passible par conséquent de frais d’acte et de droits de mutation. Rien de moins maniable et de plus onéreux ; aussi ne se dessaisit-on des parts d’Anzin que dans des cas urgens : c’est presque toujours un patrimoine, une sorte de majorat d’un revenu d’autant plus fixe qu’il est à l’abri des intempéries et dont on compose des lots quand surviennent des partages.
Une des particularités de ce régime, c’est que les simples intéressés se désistent du gouvernement et jusqu’à un certain point du contrôle de l’entreprise. À part la vérification des écritures, qui leur est acquise, on ne leur voit point d’attribution sérieuse ni d’influence active sur les intérêts communs. La date de l’acte constitutif explique ce vide. Il n’y avait alors ni assemblées d’actionnaires, ni motions, ni délibérations. Or cet acte est encore la loi d’Anzin ; on n’y a rien ajouté, on n’en a rien retranché ; il a rendu de tels services qu’on en a respecté jusqu’aux lacunes. La compagnie lui doit ce qu’elle est : elle lui doit d’être sortie intacte de beaucoup de ruines ; elle eût inévitablement succombé sans une grande et forte concentration de pouvoirs. Voilà ce qu’on dit et ce qui est juste au fond ; il y a pourtant quelque chose à ajouter. Oui, le mécanisme a aidé au salut commun, mais les hommes qui le mettaient enjeu y ont aidé plus encore. Il a été donné à Anzin, fortune rare, d’avoir depuis un siècle une suite de régisseurs unis dans un même esprit, animés du même dévoûment. Précisément parce qu’ils se sentaient plus chargés d’attributions, ils ont poussé plus loin la conscience de leur responsabilité. Dans l’acte le plus grave, la succession des pouvoirs, c’est l’intérêt et la conservation de l’entreprise qui les ont constamment guidés. Ils ont toujours cherché des remplaçans d’une probité à toute épreuve, et, quand ils l’ont pu, porteurs de noms qui imposent ou obligent. Dans la gestion financière, point de routine, point de cadres tracés par des commis, au contraire un discernement assidu des circonstances et une grande variété de moyens. Par exemple, les dividendes ne sont que très rarement en relation exacte avec les bénéfices réalisés ; une prévoyance de tradition a donné l’habitude de grandes réserves qui toutes ont un motif et un objet : réserves en fonds d’état étranger pour parer aux surprises des révolutions, réserves pour établir une balance des dividendes entre les bonnes et les mauvaises années du produit net, réserves pour des transformations de matériel ou de grands travaux en perspective, réserves pour des acquisitions foncières ou des embranchemens de chemins de fer. Les fonds ainsi ménagés et répartis ne manquent jamais aux destinations nécessaires, et entretiennent en outre au profit des associés un niveau à peu près constant du revenu. C’est ainsi que dans une période défavorable, entre 1860 et 1864, le chiffre des parts a pu être maintenu entre 12,000 et 14,000 francs. Jamais d’anticipations comme on en voit ailleurs, ni de dividendes pris sur le capital ; on ne distribue que des bénéfices acquis, et pour ceux-là il suffit de puiser dans les réserves, qui ne se refusent pas non plus à la recherche de procédés nouveaux, surtout quand ils sont de nature à protéger la vie des ouvriers. Nous verrons bientôt comment la compagnie, qui a charge d’âmes, pourvoit aux besoins des dix mille ouvriers qu’elle emploie, et par quelles fondations généreuses elle les assiste dans leur vieillesse, dans leurs maladies, dans les accidens du travail, même dans leurs chômages, réalisant ainsi ce qu’on a dit d’elle, que, dans le cours de deux siècles et à travers de grandes et fréquentes révolutions, elle n’a pas un seul instant réduit à la gêne ni ses ouvriers, ni ses associés. Est-il beaucoup de compagnies qui puissent se rendre un témoignage pareil ? Celles qui ont à leur tête un coûteux état-major, gérans, administrateurs, censeurs, trésoriers, membres du conseil de surveillance, font en général avec plus d’appareil moins de besogne, moins de bien ; peut-être souriraient-elles de pitié au chiffre du dédommagement alloué aux six régisseurs d’Anzin pour leurs peines et leur responsabilité, — c’est à peu près ce que l’on donne à Paris à un chef de bureau ; mais en ceci comme pour tout le reste les traditions obligent.
On a vu comment la compagnie d’Anzin a constitué son domaine en disputant pendant un siècle et demi le terrain pied à pied ; il nous reste à voir comment et au moyen de quels instrumens elle tire parti de ce domaine.
Les superficies que huit concessions contiguës ont définitivement mises à la disposition de la compagnie embrassent, à une fraction près, 281 kilomètres situés en grande partie entre la Scarpe et l’Escaut. C’est le cas pour les concessions d’Anzin proprement dit, de Raismes, de Fresnes, d’Hasnon et d’Odomez ; Denain est à cheval sur l’Escaut, Saint-Saulve et Vieux-Condé en occupent la rive droite. Dans cet espace et sur des points choisis, la compagnie a ouvert 30 puits d’extraction que desservent 34 machines à vapeur ayant ensemble une force de 1,700 chevaux ; il sort chaque année de ces puits plus de 18 millions d’hectolitres de charbon, ce qui représente un dixième de la production totale de la France, et, on peut le dire, les meilleures qualités de combustible minéral que renferme notre sol, la houille grasse dite maréchale, les houilles à coke et à gaz, enfin les houilles demi-grasses, dures ou maigres, avec mélange d’anthracite. Pour étancher et assainir les galeries d’où s’extraient ces richesses souterraines, il a fallu mener de front d’autres travaux : contre les inondations les machines d’épuisement, contre les gaz méphitiques les puits d’aérage, contre les éboulemens les boisages et les remblais.
Tout cela, comme on le pense, s’est fait, non d’un bloc ni instantanément, mais par gradations, avec l’aide du temps et pour obéir à des besoins successifs. L’exécution mesurait d’ailleurs ses pas sur l’esprit de découvertes ; à chaque détail correspond une date dans les annales de la science. Ainsi la première machine d’épuisement montée sur le continent fut construite à Anzin en 1732 et appliquée aux fosses de Fresnes ; ainsi la première machine d’extraction connue en France est celle que l’on voit encore à la fosse de Vivier et qui remonte à 1802 : pour les eaux comme pour le charbon, on n’avait jusque-là employé que des manèges mus par des chevaux. Pour l’aérage des galeries, on se contentait de courans d’air qu’amenait le hasard des fouilles, sans chercher à diriger ces courans d’air méthodiquement ni à en accroître l’énergie ; encore moins suppléait-on par une ventilation artificielle à un aérage insuffisant. Aussi les accidens se succédaient-ils en jonchant le sol de victimes : c’était le feu, c’était l’eau, c’était surtout le terrible grisou, un gaz exterminateur qui foudroie tout sur son passage, et dont la lampe Davy n’a pas encore conjuré toutes les explosions ; c’étaient les éboulis, mal combattus par des boisages fragiles ou quelques piliers naturels, et dont l’art des mines n’a eu raison que par de solides remblais. Enfin restait comme dernière cause d’accidens la rupture du câble dans la descente et la remonte des ouvriers. Longtemps on s’était résigné à ce risque comme à une des fatalités de la profession, et il était tel que dans beaucoup de mines le passage par les puits était interdit par l’administration ; force était de descendre et de remonter par d’interminables escaliers, tellement à pic qu’ils donnaient le vertige et exténuaient les hommes. Ici encore le génie de l’invention a eu un problème à résoudre et l’a résolu. L’honneur en revient, dit-on, à un maître menuisier d’Anzin, M. Fontaine. Rien de plus simple, mais c’est aussi heureux que simple. Les bennes ou cages qui portent les mineurs, à la descente comme à la montée, n’avaient naguère pour point d’appui que le câble et le billot sur lequel il s’enroule. Il s’agissait de leur ménager un autre point d’appui en cas d’accident, Pour cela, on a muni le puits de guides, c’est-à-dire d’un double chemin de bois vertical le long duquel glissent les cages qui portent les hommes de corvée. Le câble se brise-t-il, à l’instant un ressort placé au-dessus de la cage, et que la tension du câble comprimait, se détend. Il commande une double griffe de l’acier le plus résistant, le mieux trempé ; cette griffe ou grappin entre instantanément dans le bois des guides avant même qu’un commencement de descente s’opère, la cage reste suspendue avec sa charge, et l’engin de sauvetage s’est si bien logé dans le bois qu’on a tout le temps nécessaire pour dégager les gens compromis. Il n’est pas d’exemple que ces parachutes aient manqué leur effet, et chaque jour on les perfectionne ; on a obtenu ainsi un moyen de transport commode avec une sécurité presque entière.
Les installations d’Anzin sont donc une œuvre de lente tradition et d’énergie persistante, de sacrifices constans et judicieusement distribués. Les puits d’aérage, presque nuls au début, sont aujourd’hui au nombre de dix-sept et munis d’une énergie telle que chacun d’eux peut extraire 12 mètres cubes d’air par seconde. L’épuisement des eaux du fond se fait par neuf puits au moyen de machines d’une force totale de 700 chevaux. Partout on est arrivé à une grandeur de moyens qui frappe les yeux, à des proportions qui étonnent. S’agit-il de la conversion du charbon en coke, débouché indirect, mais qui tend à devenir de jour en jour plus considérable ? Anzin peut mettre en ligne 700 fours qui produisent 700,000 kilogrammes de coke par jour dans des conditions profitables aux intérêts de la compagnie. Pour un autre produit a lieu une dénaturation analogue. Les menus charbons, résidus de triages successifs, ont le double inconvénient d’avoir une valeur moindre que les autres charbons marchands et d’être en même temps d’un emploi et d’un transport plus difficiles. Pour en tirer meilleur parti, il fallait les soumettre à une manipulation préalable ; c’est ce qui a lieu dans ce que l’on nomme la fabrique des agglomérés. La poussière et le menu du charbon, mélangés de brai liquide, y passent par d’ingénieuses machines qui les transforment en briquettes d’un volume égal et d’un arrimage facile, très recherchées pour les machines à feu de la marine militaire. Dans la croisière qui eut lieu, il y a quelques années, pour comparer les mérites de nos bâtimens cuirassés, ce fut l’aggloméré d’Anzin qui fournit la meilleure marche.
Mais où les proportions de l’établissement se mettent bien en évidence, c’est dans les ateliers de construction d’où partent et où aboutissent les instrumens de travail. Denain et Vieux-Condé ont quelques ateliers secondaires ; les principaux sont à Anzin. A l’espace qu’ils occupent, au nombre et à la nature des bâtimens, on reconnaît le siège d’une vaste régie. C’était une régie en effet où se résumait le mouvement des services et d’où veillait l’œil du maître. L’objet, au début, était d’avoir tout sous la main et de tout faire par soi-même, machines, matériel des mines, instrumens de précision, outils, charrois, approvisionnemens, et jusqu’à une période assez récente on ne dévia guère de ces erremens. C’est depuis peu que, calculs faits, on s’est aperçu que ce système de régie était plus coûteux que celui de l’adjudication ou de la commande directe, et que des usines spéciales pouvaient fournir beaucoup d’objets à meilleur compte et en meilleure qualité que ne le faisait cette usine générale, qui embrassait trop de choses pour les étreindre toutes avec un succès égal. De là un changement dans divers services : au lieu d’exécuter par lui-même, Anzin ouvre des enchères ou commande au dehors ; les ateliers de constructions neuves ont été en grande partie convertis en ateliers de réparation. Rien pourtant n’y est changé comme aspect ; ce sont les mêmes forges, les mêmes feux d’affineries, les mêmes machines-outils, les mêmes laminoirs, et, comme les besoins à satisfaire se sont accrus, l’activité ne paraît pas moindre.
On retrouve cette activité sur les grands chantiers qu’ouvre incessamment la compagnie, tantôt dans les profondeurs, tantôt à la surface du sol. Au commencement de ce siècle, elle s’est trouvée en présence de deux nécessités, les plus grandes qui aient marqué. son existence, et auxquelles il fallait satisfaire sous peine de déchoir : elle avait à mettre ses fosses d’extraction d’abord en communication entre elles, puis, au moyen d’un bassin collectif, en communication avec une voie fluviale de premier ordre. C’est à ce dernier besoin qu’a pourvu, depuis 1828, un bassin creusé à main d’homme et contigu à la gare de Denain, dont il est le port d’embarquement. Vue du pont de service qui la domine, cette surface d’eau offre un curieux spectacle. Quatre cents bateaux vides ou en chargement sont rangés dans ce petit estuaire qui débouche directement dans l’Escaut et se rattache ainsi d’un côté à la canalisation de la France, de l’autre à celle de la Belgique. Le service entre la gare et le bassin se fait au moyen de machines élévatoires qui accélèrent la besogne tout en ménageant le produit ; des docks pourvus d’une bonne machinerie complètent ces arrangemens économiques. La houille est pour ainsi dire toute portée ; elle change de place et d’élément sans choc, presque sans dépense. Les communications établies à la surface entre les diverses fosses d’extraction fortifient cet ensemble de transports expéditifs et à prix réduits. Dès 1835, et avant que l’état eût commencé ses chemins de fer, la compagnie en avait un, — une miniature, il est vrai, 10 kilomètres, — mais bien construit, bien pourvu et d’un bon service. Anzin rattachait par là son trafic à celui de Saint-Waast, de Hévin, d’Escaudain, d’Abscon, enfin de Somain, où les rails de la compagnie devaient plus tard se rencontrer avec ceux de notre grande ligne du nord. Ainsi en deux circonstances Anzin avait devancé ou suppléé l’état dans des travaux ingrats et coûteux, ceux d’une période d’essai. Pour y suffire, il avait fallu largement entamer des réserves faites avec beaucoup d’à-propos. Ce n’est pas avec des emprunts, c’est avec des épargnes que la compagnie a pu se créer un port en 1828, un chemin de fer en 1835 ; c’est encore au moyen de ses épargnes qu’elle va compléter ses lignes rapides par un embranchement qui rejoindra le réseau belge à Peruwelz, sur la frontière, en continuant le tronçon de 19 kilomètres qui lui donne par Somain une issue sur le réseau français. Ce ne sont pas là seulement des travaux productifs, ce sont en outre de bons placemens pour la caisse sociale et une avance pour aboutir à de plus fructueuses recettes.
Voilà donc Anzin, l’Anzin de toutes pièces, tel que l’ont fait la tradition et le génie moderne : le théâtre est vaste, voyons comment l’homme s’y meut et quelle figure il y fait. A Anzin, la responsabilité n’est pas un vain mot ; elle a été prise au sérieux par ceux à qui elle incombe, et elle est lourde à raison du nombre de ceux qui peuvent s’en prévaloir. Il ne s’agit plus en effet de quelques centaines d’ouvriers, il s’agit d’une population de 16,000 âmes, directement ou indirectement salariées par l’établissement : les mineurs, ou ce que l’on nomme les hommes du fond, 9,000 environ, — les journaliers et artisans distribués dans les chantiers et les ateliers qui travaillent au jour, 2,000, — ceux qu’occupent les charrois et les magasins, 1,100, — les employés, 300, — les pensionnaires en retraite, 1,000, — les enfans admis gratuitement à l’école, 2,700, — autant d’existences qui dépendent de la compagnie, puisent dans sa caisse, ont leur part des recettes qu’elle fait. Qu’un accident arrive, il faut au passif annuel ajouter des charges imprévues, et, dans des cas de force majeure comme une invasion et une guerre, faire face, le mieux qu’on peut, à une situation pleine d’angoisses. En dehors même de ces exceptions, il y a, pour les gérans, des soucis qui sont en permanence, et le plus grave est la conduite de ces légions d’hommes qu’il faut gagner par de bons procédés ou contenir par la discipline des règlemens. Par les prétentions qui courent, la tâche devient de moins en moins aisée ; il n’est pas toujours possible de faire entendre raison à des insensés qui, même au prix de leur ruine, veulent garder le dernier mot. Jusqu’ici pourtant, la population d’Anzin est demeurée l’une des plus maniables que l’on connaisse ; à peine de loin en loin s’est-il élevé entre la compagnie et les ouvriers de petits dissentimens, bientôt aplanis. En cela, ses moyens sont des plus simples, et elle n’en fait point un secret : aller au-devant des prétentions légitimes pour ne point avoir à les combattre, s’en rendre l’arbitre avant qu’elles ne dégénèrent en excès.
Un autre moyen qu’elle emploie et qui lui a réussi, c’est de ménager à l’ambition de ses ouvriers des dérivations naturelles. Pour eux, l’idée fixe, et dans le métier le plus humble il y en a une, c’est d’arriver à de plus grands résultats au moyen de plus d’efforts. Aussi le salaire à la journée est-il, entre tous les modes de rétribution, celui qui est le moins patiemment supporté ; il ne représente que le plus ingrat des chiffres, sans perspective aléatoire, donnant le lendemain ce qu’il a donné la veille. S’il y a des tâches qui ne peuvent s’évaluer qu’ainsi, il en est d’autres, et parmi les meilleures, qui comportent d’autres moyens de règlement. C’est sur celles-ci que la compagnie d’Anzin a porté son attention en réduisant, autant que possible, les catégories des salaires fixes pour augmenter la nature et le nombre des salaires proportionnels. Les travaux du fond ont surtout profité de ce régime, qui mesure le prix de la tâche sur les quantités extraites, indépendamment du temps employé. D’autres mines, il est vrai, travaillent sur ce pied ; nulle part on ne le fait autant ni avec plus de suite qu’à Anzin. L’abatage du charbon s’y paie toujours proportionnellement. Quelquefois ce n’est qu’une tâche individuelle, s’appliquant à la surface d’une couche de charbon que le mineur doit abattre. Dans ce cas, la tâche varie en raison des difficultés du travail, et on l’établit en prenant pour base le travail d’un ouvrier de force moyenne en huit heures de temps ; elle est diminuée quand le travail devient plus difficile, augmentée quand il se fait avec plus d’aisance. Point de minimum d’ailleurs pour la tâche, tandis qu’au contraire elle a un maximum au-delà duquel elle ne s’élève jamais, quelle que soit d’ailleurs la facilité de l’abatage ; ce maximum est fixé à 4 mètres cubes 475. La tâche représente donc la journée de huit heures de travail ; elle est payée à raison de 3 francs. Cette combinaison laisse à l’ouvrier mineur la faculté d’ajouter à cette somme tout ce que sa vigueur, son assiduité et son habileté peuvent lui ménager d’excédans.
Ce n’est pas tout, près de la tâche individuelle, il y en a une autre non moins recherchée : c’est la tâche collective, en d’autres termes le marchandage. Ici, comme le mot l’indique, un marché se fait entre les ouvriers et les ingénieurs de la compagnie. Pour éloigner jusqu’à l’ombre d’une partialité ou d’une faveur quelconque, tout se passe au grand jour ; il y a adjudication au rabais. Les ouvriers, formés en brigades de 6 à 12, se présentent à l’enchère, et le lot s’adjuge à la brigade qui a fait l’offre la plus avantageuse. Le goût des mineurs pour ce travail, qui leur laisse une certaine liberté d’action, est des plus vifs ; il y a vingt ans, à peine en citait-on quelques exemples, il domine aujourd’hui dans les grands chantiers du fond et s’applique même à quelques ateliers de la surface. Des deux parts, à ce qu’il semble, entrepreneurs et ouvriers, on s’en trouve bien. L’entrepreneur se dessaisit ainsi pour plusieurs mois, quelquefois pour un an, d’une gestion et d’une responsabilité déterminées, l’ouvrier s’en empare comme d’un brevet d’émancipation ; il ne relève plus que de sa tâche, et s’y meut dans les limites d’un cahier des charges. La brigade d’associés est dès lors un petit monde où chacun trouve son rang et sa fonction, comme aussi sa part de rétribution quand la besogne est terminée. Cette part est quelquefois moindre que ne l’eût été le salaire touché sans discontinuité ; mais l’ouvrier du marchandage a eu dans l’exécution de ses engagemens ses coudées plus franches, un peu d’inconnu et une chance aléatoire qui ne lui déplaisait pas. Il pouvait à la rigueur choisir ses momens, ralentir ou accélérer le travail suivant sa convenance, disposer de lui en un mot. Comme école, rien ne vaut d’ailleurs ces associations ; les hommes s’y forment et les mérites s’y classent ; puis, dernière considération, la tâche et le marchandage sont à l’abri et en dehors de toute agitation pour les salaires. Comment en serait-il autrement ? Le marchandage est un prix fait, la tâche est proportionnelle au volume de charbon abattu dans un temps donné. Ni l’une ni l’autre de ces opérations n’est susceptible d’être convertie en mesure fixe ni de servir d’étalon ; chacune se présente comme un cas spécial ayant pour sanction une expertise. Pour la tâche, ce sont les porions qui règlent ce qui est dû au mineur, et en cas de contestation les chefs de l’établissement s’en constituent arbitres en présence des ouvriers. Dans les marchandages, ce sont les ingénieurs qui reçoivent les travaux, et au besoin des experts qui tranchent les différends.
Il y a pourtant quelques hommes d’élite qui sont payés à la journée, entre autres les ouvriers d’abouts ; on nomme ainsi les mineurs employés au creusement des fosses ou avalesesses pendant la traversée des terrains ébouleux et aquifères superposés au terrain houiller. Ces tâches pénibles demandent de la vigueur, du sang-froid et une intelligence exercée ; il y a des risques à courir, et telle avalesesse que l’on cite a exigé pendant deux mois un épuisement de 700 hectolitres d’eau par minute pour parvenu’ à franchir le niveau. Les ouvriers d’abouts sont également chargés des travaux de cuvelage et de picotage, appareils de défense destinés à empêcher l’envahissement des eaux. C’est dans cette phalange de choix que se recrute ce que l’on peut nommer la maistrance de la mine. Les hommes, on l’a vu, sont payés à la journée, mais la journée n’est que de huit heures, et au moyen d’un cumul les salaires de quinzaine peuvent comprendre dix-huit à vingt journées. D’autres immunités de détail s’ajoutent à celle-là, par exemple la réduction de la journée dans un puits où il tombe de l’eau ; toutes les fois que les quantités d’eau sont considérables, les postes sont doublés, afin de permettre aux ouvriers de remonter alternativement au jour. Partout et en première ligne prévaut l’intention de ménager la santé des hommes.
Nous venons de citer l’élite des 9,000 mineurs ; le gros se répartit entre tous les travaux du fond d’une manière inégale et variable. Il y a les ouvriers qui travaillent à la veine, d’autres à l’abatage, d’autres aux galeries, d’autres au rocher, d’autres enfin au herchage ou transport ; presque tous sont payés à la journée, et, suivant les forces et l’habileté, gagnent de 2 fr. 25 à 3 fr. par jour. Dans le nombre sont compris quelques femmes ou jeunes filles dont aucune ne descend dans les puits, et qui, pour un salaire qui va de 50 centimes à 1 fr. 25, sont employées soit à des triages, soit à des chargemens ou déchargemens des bateaux, quelques jeunes garçons également occupés à des travaux de fond ou de jour à raison de 85 centimes, 1 fr. 25 et 1 fr. 50 suivant leur âge et leurs forces, enfin un certain nombre d’hommes faits qui se partagent des services accessoires dont la rétribution moyenne est de 2 fr. à 2 fr. 50 par jour. Si par eux-mêmes ces chiffres n’ont rien de bien significatif, en les additionnant on en reconnaît l’importance, et en les comparant d’année en année on voit combien ils se sont accrus. Le total des salaires, qui en 1847 ne montait qu’à 3,500,000 francs, s’est élevé en 1868 à 9,399,400 francs, dont 7,236,500 francs poulies ouvriers mineurs et 2,153,900 francs pour ceux des autres services, Dans le premier semestre de 1869, la progression ne s’était point arrêtée. Les états de paiement excèdent 10 millions pour l’exercice complet ; c’était le chiffre acquis à la veille de la guerre[1]. D’autres sommes figurent en outre au budget des dépenses d’Anzin, ce sont celles que la compagnie s’impose volontairement. On est fondé à dire que la vie de la contrée tient en partie à l’exploitation des mines, et que, si elle cessait d’être ou souffrait dans une condition essentielle, le vide se ferait. Littéralement la compagnie prend l’ouvrier mineur au berceau et l’accompagne jusqu’à la tombe, on va voir avec quel soin vigilant et au prix de quels sacrifices.
C’est par l’enfant qu’elle commence, et aux effets qu’elle a obtenus on peut juger avec quelle lenteur le goût de l’instruction se propage, même quand elle est libéralement distribuée. Aucun élément n’y manquait pourtant : gratuité absolue datant de plus de vingt ans, écoles bien installées et pourvues de bons instituteurs, encouragemens distribués aux élèves, facilités données aux adultes pour les heures des classes. Qui présumerait qu’après un quart de siècle de ce régime et des subventions annuelles qui s’élèvent à 38,000 fr., il reste encore 860 illettrés, non inscrits probablement, près des 2,706 élèves fréquentant les écoles communales ou libres qu’Anzin soutient de ses libéralités ? Et encore, sur les élèves inscrits, à peine en 1866 en comptait-on 10 pour 100 qui pussent fournir la preuve de notions vraiment sérieuses ; la plupart savaient tout au plus lire et écrire, sauf à l’oublier à quelque temps de là. Mise en éveil par cet échec, la compagnie avisa ; évidemment ses largesses portaient à faux : un changement eut lieu alors dans les termes de la subvention, et voici trois ans déjà que ce changement est en vigueur. Au lieu d’appointemens fixes, on paie aux instituteurs une rétribution mensuelle de 75 centimes par élève ; l’école touche plus à mesure que les bancs se peuplent davantage. En même temps, des primes ont été distribuées aux pères de famille qui fournissent à l’école les élèves les plus méritans. Ces mesures ont réussi, mais le résultat est toujours loin d’être en rapport avec la dépense ; les classes ont été plus suivies, le niveau des études est resté à peu près le même. Une seule exception est à faire, c’est pour une école spéciale qui recueille les mieux doués d’entre les élèves et leur enseigne les théories élémentaires exigées des chefs mineurs ; dirigée par les ingénieurs de la compagnie, cette école fournit aux cadres de la mine un choix d’excellens sujets. Une mesure utile également est de n’admettre dans les travaux du fond que les enfans qui savent lire et écrire. De bonnes semences sont ainsi jetées dans tous les sens ; avec le temps, la moisson lèvera, et paiera amplement toutes ces avances.
Voici donc l’enfant muni de quelques notions élémentaires ; ceux qui en sont privés ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes ou à leurs parens. Cette tutelle officieuse ne s’en tiendra pas là ; il est de tradition à Anzin qu’elle s’étende à tous les actes, à toutes les circonstances de la vie, avec les ménagemens que comporte la dignité des personnes. Anzin est servi en cela par la nature de ses exploitations, par une sorte de fixité dans le débouché et par suite dans le travail. Les cadres de la mine sont donc des cadres presque toujours actifs et qui d’un côté s’allègent par les vacances naturelles ou accidentelles, de l’autre se remplissent par les contingens qu’y verse la jeune génération. On a vu que pour la gérance la filiation s’est maintenue des fondateurs aux héritiers ; il en est de même du travail des ouvriers, principalement des travaux du fond : les enfans, les petits-enfans y ont succédé aux pères et aux aïeux, et il n’est pas rare de trouver dans la mine des ouvriers dans la force de l’âge ayant à leurs côtés comme auxiliaires des ascendans et des descendans. Jeunes ou vieux, il y a place pour tous et en raison de leurs forces ; aux vieux des tâches faciles, aux jeunes des tâches secondaires, qu’ils exécutent sous les yeux d’hommes faits, par exemple les aides-galibots, les aides-hercheurs qui roulent les charbons dans les galeries, ou des jeunes filles qui ne travaillent qu’au jour et à des triages peu pénibles, sous les yeux de leurs mères chargées de les former. Les fonctions se transmettent donc comme un legs de famille : chacun y passe à son tour. Et que de fois la compagnie supplée à la négligence des parens ! Elle veille à ce que les enfans soient vaccinés, et dans les actes qui ont pour eux une date, jamais elle n’est absente ni les mains vides ; elle leur fournit au moins une partie du costume pour la première communion et leur premier vêtement de fosse tout entier le jour où, âgés de douze ans, ils sont admis aux travaux. Y a-t-il une avance à faire pour le rachat du service militaire, la compagnie ne la refuse jamais aux parens, sous la seule garantie de leurs bonnes mœurs et de leur honnêteté. Cette avance est consentie sans intérêt et avec un remboursement presque facultatif. Comme on le pressent, les services de santé sont en première ligne dans ce budget de la bienfaisance. Trois médecins principaux et six médecins adjoints se partagent les soins à donner non-seulement aux mineurs, vis-à-vis desquels c’est une dette, mais à leurs familles. En outre tout malade ou blessé reçoit chaque quinzaine, tant que dure l’incapacité du travail, une somme qui est proportionnelle à l’âge de l’ouvrier et à la gravité de la blessure ou de la maladie : en moyenne de 2 fr. 50 c. à 3 fr. pour les enfans, de 5 à 15 fr. pour les chefs de ménage. Il va de soi que les médicamens et les fournitures chirurgicales sont gratuitement délivrés ; on y ajoute, presque dans tous les cas, des rations d’alimens, vins, viandes, légumes, tout ce que prescrit le régime de convalescence. Ce service supplée à la fois l’hôpital et l’hospice ; il ne cesse que quand la guérison est achevée.
Dans une autre circonstance et d’une manière indirecte, la compagnie vient également en aide à l’ouvrier : c’est pour son logement. Elle y a été conduite dès le début par la force des choses. L’exploitation souterraine comportait un surcroît de population qui ne trouvait à la surface qu’un petit nombre d’abris et des abris trop éloignés des services du fond. Il fallait donc agir là comme on agit dans des pays neufs, construire des groupes d’habitations, à portée des fosses, à mesure qu’elles s’ouvraient et fournissaient un travail plus abondant. C’est ainsi que la compagnie s’est trouvée propriétaire de 2,000 maisons qui seront prochainement portées à 2,500 ; simples gîtes d’abord, ces maisons se sont améliorées avec le temps et forment déjà des agglomérations industrielles qui égalent, si elles ne le dépassent pas, le nombre des communes rurales vouées aux travaux de la terre. Ce mélange anime singulièrement la contrée. D’un format plus réduit, les maisons d’ouvriers, vues en groupe, ressemblent à des ruches qui, à certaines heures du jour et de la nuit, s’emplissent et se vident avec des bourdonnemens suivis de profonds silences, tandis qu’au sein des habitations rurales, où l’espace ne manque pas, tout corps de logis, toute dépendance a une activité qui lui est propre, ici le mouvement des maîtres, là le bruit et les cris de la ferme, que remplace, la nuit venue, un calme complet. Aucun contraste ne saurait être plus frappant ; sur un point des charbonniers, sur un autre point des paysans, — impossible de s’y tromper. Pour rendre accessibles aux ouvriers les logemens qu’elle leur destinait, la compagnie a dû leur faire de tout temps les conditions les plus douces ; c’est ainsi qu’elle les livre, suivant les dimensions et le nombre des occupans, à 2 fr. 50, 4 francs, 5 et 6 francs par mois, ce qui représente à peine le tiers de leur valeur locative. Pareils logemens se louent dans tes communes avoisinantes entre 12 et 18 francs, et ceux que cède la compagnie, propres et sains, ont en outre, comme petite dépendance, un jardin de 2 ares qui est à la fois, pour l’ouvrier, une ressource et une distraction. A-t-il le goût d’étendre ses cultures, on lui louera à des prix insignifians les surfaces contiguës, où il trouvera pour occuper ses loisirs un moyen plus salutaire et moins coûteux que le cabaret.
Dans cet ordre d’encouragemens, la compagnie est allée plus loin encore : elle a voulu ménager à ses ouvriers la faculté que Mulhouse a depuis longtemps assurée aux siens avec un succès bien vérifié, Cette faculté consiste à pouvoir se rendre acquéreurs de maisons au lieu d’en être simples locataires. L’idée était heureuse, l’exécution ne le fut pas moins. On se mit en quête d’un modèle qui, supérieur aux types connus, donnât aux constructions plus d’air, plus d’espace et de meilleurs arrangemens intérieurs. On écarta les combinaisons où les maisons sont accouplées par deux ou par quatre, et où les ouvriers vivent trop les uns chez les autres, ce qui est une occasion de querelles. Chacun ici était bien chez soi, dans une maison isolée, sans servitudes de voisinage, et entourée d’une zone libre qui sert de jardin ou de cour, suivant le besoin ou le goût. La construction, bien entendue et assise sur 3 ou 4 ares de terrain, comprend quatre pièces au rez-de-chaussée, une grande et une petite, puis une remise et un cellier ; à l’étage, une vaste chambre avec un grenier au-dessus, le tout en matériaux de choix et coûtant à la compagnie, clé en main, entre 2,200 et 2,700 francs suivant l’espace occupé. Aucune de ces sommes n’est hors de la portée non-seulement d’un porion, mais d’un bon ouvrier mineur ; il suffisait d’en distribuer les paiemens de manière que la libération s’en opérât avec une certaine aisance. La compagnie a donc établi dans ce sens les clauses du contrat : comme première condition, un paiement de 200 francs après la signature et successivement 8 francs par chaque quinzaine, soit 196 francs par an. Cet à-compte fixe et ces redevances périodiques sont additionnés au compte et à la décharge des acquéreurs ; le contrat n’a d’effet qu’après entier paiement. Tout y est compris d’ailleurs, et l’ouvrier qui occupe une maison ainsi concédée ne doit à la compagnie ni loyer ni intérêts. Sauf l’engagement qui a cours et dont il peut escompter les termes, il est maître conditionnel chez lui, et au bout de dix ou onze ans, suivant le calcul fixé, il sera maître absolu et quitte de toute annuité. Impossible de rendre la propriété plus accessible ; ici le tribut que paie l’ouvrier représente à peu près exactement la différence qui existe entre les loyers ordinaires et les loyers de la compagnie. Cette différence suffit pour défrayer l’amortissement du prix de sa maison.
Le même esprit de largesse a inspiré l’établissement de pensions de retraite. Il est peu d’exemples que les titulaires de ces pensions de retraite les obtiennent autrement que par une masse qu’ils se forment eux-mêmes à l’aide de prélèvemens réguliers sur leurs traitemens ou sur leurs salaires. Quand il y a insuffisance, les gouvernemens et les administrations privées ajoutent au produit de cette tontine le supplément nécessaire pour que les pensions soient toutes et intégralement servies ; c’est dans les cas ordinaires le dernier mot d’un régime de faveur. Anzin ne s’en est pas tenu là : sa caisse sert des pensions de retraite sans que les intéressés en aient fait, à un degré quelconque, la provision. L’âge ou les infirmités ont-ils rendu Fourrier mineur impropre à tout travail, il a droit à une pension annuelle, réglée par un tarif, et qui est proportionnée en partie à l’âge, en partie aux services. Le minimum est de 12 francs par mois ; elle atteint souvent 15 ou 20 francs. Cette pension est réversible en partie, le tiers au moins, sur la tête de la veuve ; les orphelins reçoivent un secours mensuel de 3 à 4 francs ; enfin, quand un ouvrier pensionné vient à mourir, il est d’usage que la compagnie fournisse le cercueil. L’un des mérites de ces coutumes, c’est qu’elles remontent pour plusieurs détails aux origines de la compagnie, et que pour les autres détails tout a été volontairement fait, sans pression ni calcul, par les seuls mobiles auxquels obéissent les gens de bien. Il ne s’agit pas d’ailleurs de sommes minimes, comme on le voit par des notes précises. Les pensions de retraite coûtent à Anzin en nombres ronds 147,000 francs, et les secours temporaires 64,000 francs ; les services de santé 85,000 fr., les rations alimentaires pour les indigens 39,000 francs, les dons en vêtemens pour les enfans 4,000 francs, les écoles primaires 40,000 francs, — le chauffage gratuit pour les familles de mineurs, les secours et subventions exceptionnels aux communes et aux églises pour chemins et édifices civils ou religieux, 300,000 francs environ, enfin les sacrifices sur les logemens d’ouvriers 115,000 fr., en tout 812,000 fr., qui figurent dans l’inventaire de 1868, et y représentent 25 pour 100 des 3,161,665 francs distribués à titre de dividende. C’est un beau chiffre, surtout quand on songe à ceci, qu’il n’a rien de forcé.
Faut-il maintenant exprimer un regret et une crainte ? En habituant ces populations à compter en toute chose sur le patronage de la compagnie, peut-être a-t-on émoussé chez elles plus qu’on l’aurait dû le sentiment de la prévoyance. A quoi bon l’épargne quand des mains généreuses y suppléent ? De là moins de souci du lendemain ; trop aidé, l’individu ne s’aidait plus suffisamment lui-même. On a, il est vrai, essayé d’y obvier en favorisant les institutions où l’effort personnel est en jeu, comme les sociétés mutuelles et les caisses d’épargne. La mesure a eu quelques bons effets. Cinq ou six sociétés de secours mutuels ont été fondées et comprennent environ 3,000 membres. Quant aux dépôts, on les a facilités de toutes les manières. Les chefs de travaux, les petits comptables ont charge au besoin de les faire au nom des ouvriers ; une caisse vient en outre d’être ouverte à Anzin même pour recevoir les versemens des ouvriers et des employés à raison de 4 1/2 pour 100 au lieu de 3 1/2 pour 100 que sert la caisse d’épargne. Comme dernier aiguillon, la compagnie, au bout de l’année, distribue à l’épargne ce qu’on peut appeler des prix d’honneur. Suivant les cas, les circonstances et les sommes, elle ajoute aux livrets les mieux pourvus en visas de versement des primes supplémentaires qui prennent la même destination. L’effort personnel trouve alors à s’exercer, comme aussi dans l’achat des maisons, dont nous avons donné le détail et transcrit les clauses ; l’amortissement compris dans le loyer est une forme de l’épargne et assurément des meilleures. Enfin dans la même pensée, Anzin a récemment usé d’un moyen qui lui a réussi, comme tout ce qu’il fait : c’est une société coopérative, ou plutôt un groupe de magasins coopératifs d’approvisionnement.
On sait que l’objet en vue dans l’établissement de ces magasins est d’affranchir l’ouvrier en tant que consommateur des bénéfices que prélèvent les intermédiaires. Comment cela ? A l’aide d’un fonds de roulement fourni par un certain nombre d’ouvriers associés. Ce fonds se convertit en articles usuels, denrées ou étoffes, et se renouvelle par la vente de ces articles. Si la vente se fait au prix coûtant, les frais seuls déduits, les associés profitent de la marge qu’offre toujours le prix du gros sur le prix du détail ; si la vente donne un bénéfice, ce bénéfice net de frais se partage entre les intéressés. C’est sur ce pied que s’est constituée, à la date de 1865, la société coopérative d’Anzin : débuts assurément bien modestes. Elle n’avait alors qu’un magasin avec quelques marchandises de première nécessité, comptait 235 associés seulement avec un capital de 4,825 francs, réalisait une vente de 17,603 francs et un bénéfice de 2,068 francs (7 1/2 pour 100 environ), enfin n’avait pu au bout de l’exercice mettre que 413 francs à la réserve. En 1869, quatre ans après, quel changement dans ces chiffres ! Au lieu d’un magasin, il y en a douze ; au lieu de 235 familles associées, il y a plus de 1,300 familles. Les ventes atteignent dans le second semestre écoulé un total de 361,121 fr. 16 c, laissant un bénéfice brut de 59,960 fr. 28 c, et net de 47,901 fr. 91 c. Le dividende à répartir sur les achats est de 9 pour 100, et la réserve arrive au chiffre de 31,595 francs[2]. On ne pouvait évidemment mieux faire ni aller plus rondement en besogne.
Nulle part ces occasions de placemens de fonds ne pourraient être plus opportunes ni mieux justifiées que vis-à-vis des ouvriers d’Anzin ; elles ont pu fixer quelque peu de cet argent que volontiers ils dépensent à l’aventure. Cette population a en effet un goût prononcé pour les divertissemens ; on dirait qu’elle veut racheter, une fois au jour, le temps qu’elle passe dans les ténèbres, — c’est comme le matelot après de longues traversées. Les cabarets, les salles de danse n’ont pas de cliens plus assidus ; les jeux forains ne les attirent pas moins ; la balle ou la crosse, l’arc ou l’arbalète, les tirs de passage, tout leur est bon pour exercer leur habileté. En été, quand les ducasses ou fêtes de village se succèdent, on les rencontre partout et en tel nombre que les travaux souterrains en souffrent, la discipline aussi s’en ressent ; c’est une vraie passion dont on fait la part comme dans un incendie on fait la part du feu, — quelquefois même on s’en sert pour obtenir des gens de corvée ce que l’on nomme familièrement un coup de collier. On en cite un curieux exemple qui prouve en même temps jusqu’où pourrait être poussée la puissance des services de la compagnie. Dans la quinzaine qui précède la Sainte-Barbe, fête des mineurs, il est d’usage parmi les ouvriers de se former, à l’aide d’un surcroit de travail, les réserves qu’ils dépenseront dans une suite de jours de chômage. Une sorte de fièvre règne alors dans les ateliers ; pas moyen de s’y opposer. Au lieu de huit heures, la journée dure douze, quatorze, seize heures, et l’extraction suit la même proportion. Ainsi en 1869, le 16 novembre, la date a été fixée, on a extrait du matin au soir plus de 10,000 hectolitres de charbon. A 10 tonnes par wagon et à 20 wagons par train, cette masse, si elle devait être transportée par chemin de fer, exigerait 50 trains de 20 wagons traînant 200 tonnes. A maintenir pendant une année entière ce contingent de travail, on extrairait 3 millions de tonnes au lieu de 1,800,000.
Quelquefois aux tristes plaisirs du cabaret les ouvriers préfèrent des distractions plus saines et de meilleur goût. C’est alors la musique qui remplit leurs loisirs. On se rassemble, on s’exerce sous la conduite d’un chef d’emploi, et quand l’apprentissage est achevé, on a un corps de musique ou ce que l’on nomme une fanfare. Ces fanfares luttent ensuite entre elles à qui exécutera avec plus d’ensemble. Un acte plus sérieux tranche parfois sur cette période de passe-temps ; le mariage arrive pour imposer à l’adolescent les devoirs de l’homme. L’ouvrier d’Anzin se marie jeune, quelquefois avant sa majorité ; il n’a encore que le salaire du noviciat, sa femme y ajoute à peine quelques centimes pour des travaux insignifians, c’est pour le nouveau couple de rudes années à passer. L’âge et la santé les rendent légères ; les enfans arrivent, en grand nombre presque toujours, ce sont autant de charges sans autre compensation que celles du cœur, — la gêne va croissant. Au bout de neuf à dix ans seulement, la situation se dégage : l’homme touche alors un bon salaire, sa femme aussi, l’aîné des enfans est admis aux travaux, les autres suivront ; au lieu d’être une charge, la famille va fournir un revenu, et il en sera ainsi jusqu’à ce que les filles s’établissent, ou que le service militaire enlève les garçons. De ces quinze ou vingt années dépend le sort du couple, qui finira seul, comme il a commencé. L’aisance règne dans sa maison et l’épargne est possible ; tout ira bien, si l’esprit de conduite y aide. Ce n’est pas toujours le cas, et avec le temps le dénûment arrive. La compagnie prend alors à sa charge ces vieux serviteurs, pourvoit à leurs plus urgens besoins, supplée en partie à l’assistance publique. À ce propos une remarque a été faite, c’est que les localités où le travail des mines s’allie à un travail rural ont plus de prévoyance, plus d’esprit d’ordre que les autres. Ainsi en est-il des ateliers du Vieux-Condé, où les hommes en devenant ouvriers ne cessent pas d’être paysans. Comme paysans, ils ont leur maison à eux, quelques parcelles de terre dont ils ont hérité, d’autres qu’ils prennent à bail, de sorte qu’ils vivent à la fois du dessus et du dessous du sol. La nature de l’extraction en fait non-seulement une faculté, mais une nécessité. Les houilles que livrent les fosses du Vieux-Condé sont principalement des houilles maigres qui, destinées à la cuisson de la brique et de la chaux, n’ont, à proprement parler, qu’une saison d’activité ; les cultures arrivent en ordre utile pour employer le reste du temps, et tout est profit, moralement et matériellement, dans cette alternative d’occupations. Les habitudes sont plus réglées, les mœurs meilleures, la misère plus rare, le sentiment religieux plus répandu. Il y a donc là, sur les lieux mêmes, un exemple dont les populations du groupe pourraient s’inspirer à leur propre avantage et à l’avantage commun.
On a vu qu’à une certaine période de sa vie, l’épargne est possible pour l’ouvrier d’Anzin ; en voici les preuves. La moyenne des salaires, qui peut être fixée à 3 francs par jour, donnerait pour 300 jours ouvrables 900 francs, et, — si l’on y ajoute les supplémens que procure la tâche, — entre 1,100 et 1,200 francs. Les vivres ne sont pas chers, et rien n’est plus frugal que l’ordinaire d’un mineur : la base en est une soupe maigre composée de légumes frais, pommes de terre, haricots et pain, le tout copieusement servi, de temps en temps de la viande, du laitage, et dans la saison quelques fruits. Voici d’ailleurs en note deux budgets fournis par un chef mineur[3], qui donneront au juste l’état des ressources et des charges des ménages. Dans le premier, composé du père, de la mère et de trois enfans, dont un de seize ans employé aux travaux, l’a dépense journalière pour la subsistance et l’entretien est de 3 fr. 80 par jour ; le gain moyen est de 5 fr. 05, soit un excédant de 1 fr. 25 c. Dans le second de ces ménages[4] composé, outre le père et la mère, de cinq enfans dont deux travaillent, l’aîné ayant vingt ans, la dépense d’entretien et de nourriture monte à 6 francs 70 cent. La recette par contre est de 8 fr. 60 cent., ce qui laisse par jour un excédant de 1 fr. 90. Encore dans ces deux budgets le travail de la mère n’entre-t-il pas en ligne de compte, quoique dans beaucoup de cas elle soit utilement occupée.
C’est donc en somme une population qui, attentivement et paternellement gouvernée, n’a pas à se plaindre de la condition qui lui est échue, condition qui s’est améliorée au point que l’esprit de prévoyance en aurait souffert. Il va sans dire que la vie et la santé des ouvriers ont, en première ligne, participé à cette amélioration. Les logemens sont plus sains qu’autrefois, le régime est plus substantiel, la contrée plus salubre ; d’un autre côté, les galeries souterraines ont été purgées, par une ventilation énergique, des miasmes qui les infestaient, les planchers asséchés par des machines constamment en jeu. Enfin, aux échelles qui exténuaient les ouvriers et les exposaient à des maladies presque incurables, l’asthme, l’anémie, les affections du cœur, ont été substitués des appareils de remonte et de descente qui présentent toute sécurité et permettent aux hommes de corvée d’aborder ou de quitter sans dépense de force les lieux où ils ont à remplir leur tâche. Déjà des effets significatifs ont été obtenus, et tandis que dans la division de Fresnes et de Vieux-Condé l’asthme avait enlevé de 1836 à 1851 57 victimes, ce nombre s’est réduit à 24 dans la période suivante de 1852 à 1867. Des observations analogues ont été faites par M. le docteur Castiau, chirurgien principal de la compagnie dans le cours de trente-deux ans, observations portant sur une division du fond confiée à ses soins, et ne comprenant que les maladies d’une durée de deux septénaires au moins. Défalcation faite des deux années 1849 et 1866, dans lesquelles a sévi un choléra épidémique, ses relevés portaient sur trente ans qu’il a divisés en parties égales de quinze ans chacune. Dans ces termes, la première période a fourni un total de 4,355 malades, dont 146 ont succombé, tandis que la seconde n’a plus donné que 3,463 malades et 121 décès, le tout pendant que cette période présentait une augmentation de 9 pour 100 dans le chiffre des ouvriers. Autre remarque à l’appui de celle-là. Avant la suppression de la descente aux échelles et l’amélioration de l’aérage, le mineur, à l’âge de quarante ans, ne pouvait plus être employé à l’abatage de la houille et au percement du rocher ; aujourd’hui il pousse à cinquante ans et au-delà cette rude besogne. On peut donc dire, avec des chiffres rigoureux, que le travail utile des ouvriers mineurs a de nos jours augmenté de dix ans.
Pour bien parler d’Anzin, il faut y avoir séjourné ; aucun document, aucun récit, ne suppléeraient l’impression que laisse la vue des lieux. Ce n’est pas même tout que de les avoir scrupuleusement parcourus, d’avoir suivi à la bouche des fosses le travail dont elles sont le siège, et qui répond à l’intensité du travail souterrain, assisté aux évolutions et aux manœuvres de cette flotte qui couvre le port d’embarquement, circulé sur les chemins de fer de l’entreprise, visité les maisons d’ouvriers, la fabrique d’agglomérés qui en dépendent, les communes industrielles et rurales qu’elle a vues naître et grandir. On n’a eu jusque-là sous les yeux que l’activité matérielle ; l’activité morale échappe en grande partie et ne devient sensible qu’à des dates et sous des conditions particulières, quand la maison de régie s’ouvre vers le 20 juillet ou le 20 octobre de chaque année. C’est le moment où la surveillance générale s’exerce et où les grandes résolutions se prennent ; le conseil des gérans ou des régisseurs, pour employer le mot exact, se réunit sur la convocation de l’homme considérable, souvent illustre, qui le préside. Le soir, les chefs de service, les ingénieurs, les simples employés, sont admis à la table du conseil ; c’est un grand honneur pour eux, périodiquement attendu, et dont ils sont fiers et touchés. C’est également une occasion de se mieux rapprocher, de juger les hommes, de voir quel esprit les anime, de connaître, au contact de spécialités diverses, l’opinion de chacun et de tous sur les affaires communes. Il n’y a plus là alors ni une spéculation, ni une entreprise, ni une compagnie, dans le sens étroit du mot ; il y a là une famille représentant au premier degré les familles plus humbles dont elle a la charge, et qui, même en cette circonstance, font l’objet principal de ses préoccupations.
Un dernier titre pour Anzin, c’est la manière dont cet établissement vient de traverser nos jours d’épreuves. La guerre, le blocus n’ont point interrompu, ont à peine affaibli la puissance de ses services. Deux levées de soldats et les appels successifs de mobiles avaient éclairci les rangs de ses ouvriers ; le grand débouché de Paris était fermé à ses convois ; Anzin n’en a pas moins maintenu sous toutes les formes ce travail d’extraction qui est sur ces lieux le pain des familles. Pendant longtemps, le charbon a encombré ses fosses, comblé ses gares, couvert ses rivages ; avec ses larges réserves, la compagnie a suffi à tout. Elle a pu payer cinq mois de salaires sans en recevoir la contre-valeur, sans entrevoir même le moment où elle la réaliserait. Sa caisse a porté le poids de ses formidables avances. Énergique et nouveau témoignage de vitalité de la part d’un établissement qui dans les temps les plus difficiles a recueilli les bénéfices de sa prévoyance, et n’a jamais fait un vain appel ni à l’argent ni aux hommes !
Louis REYBAUD.
- ↑ Pendant la guerre et depuis la guerre, le travail ne s’est point ralenti, même quand les débouchés étaient fermés aux produits. Le chiffre de l’extraction n’est en 1870 inférieur à celui de 1869 que de 600,000 hectolitres, il atteint 18 millions, et les huit premiers mois de 1871 dépassent déjà 12 millions d’hectolitres. On peut évaluer à 20 millions d’hectolitres l’extraction probable de l’exercice courant.
- ↑ Voici, au 22 août 1871, les derniers chiffres fournis par la société coopérative. Les ventes du semestre atteignent 638,114 francs 35 cent., les bénéfices 76,113 fr. 63 cent, brut et 63,466 francs 66 cent. net. Le mouvement s’est donc soutenu. Le nombre des familles associées est de 1,601, celui des magasins de 15. Le dividende est de 9 pour 100, la réserve de 74,502 fr. 50 cent.
- ↑ Premier budget : pain 1 fr. 20, viande, légumes, laitage, boissons et épicerie, 1 fr. 80, entretien et vêtemens 0,65 c, loyer (4 fr. 50 par mois) 0,15 c, total 3 fr. 80 à la colonne des dépenses. Le gain moyen de la famille est de 3 fr. 55 pour le père et 1 fr. 50 pour le fils : 5 fr. 05. Excédant, 1 fr. 25 c. par jour.
- ↑ Second budget : pain 1 fr. 60, viande, légumes, laitage, boisson et épicerie, 2 fr. 90, vêtemens et entretien 2 fr., loyer (6 fr. par mois) 0,20 cent., total 6 fr. 70 c. La recette est de 3 fr. 55 pour le père, 3 fr. 55 pour le fils aîné, 1 fr. 50 pour le fils cadet, soit un excédant de 1 fr. 90 par jour.