Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Joseph Caraguel

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Bibliothèque-Charpentier (p. 219-229).


M. JOSEPH CARAGUEL.[1]


Il n’est pas connu du grand public ; mais aucun de ceux qui ont été mêlés au mouvement littéraire depuis dix ans, aucun de ceux que j’ai interrogés jusqu’ici, ne l’ignore. Dans la génération — fille du naturalisme — tous sont d’accord pour apprécier les qualités de son esprit puissamment généralisateur, son intense passion de vérité, la hauteur intransigeante de son caractère d’artiste.

M. Joseph Caraguel n’a pas d’ennemis, ayant toujours repoussé les occasions de réclame, et, de parti-pris, décliné les avantages et les douteux honneurs des enrégimentements. Il se refusa, en 1887, à signer le Manifeste des Cinq, bien qu’il fût l’un des plus remarquables parmi les continuateurs de l’École réaliste.

Il a publié jusqu’ici deux volumes : le Boul’Mich et les Barthozouls, deux aspects différents de son tempérament d’observateur et de coloriste. Depuis, tous les instants de sa vie ont été consacrés à l’observation et à l’étude. Très attiré par le théâtre, il s’est essayé à traduire à la scène la complexité de la vie moderne, et ses amis attendent beaucoup de cette tentative.

Trente-cinq ans, un cou puissant, un teint coloré qui s’anime encore dans les discussions d’art ; la nature concentrée et fougueuse à la fois des fortes races du Midi narbonnais ; sa caractéristique est une timidité de solitaire qui l’a fait longtemps résister à mon interrogatoire. Il s’y est décidé pourtant et je m’en réjouis pour l’ampleur et la précision de mon enquête :

J’interroge :

— On vous dit hostile aux manifestations littéraires de ces derniers temps ?

— À l’ésotérisme, au pastiche, au charabia, à l’instrumentation, aux ineptes abracadabrances dénommées symboliques et décadentes, oui certes !

— Leur croyez-vous seulement quelque avenir ?

— Pff ! Les adhésions ne leur viennent que de jeunes gens, et sont, en conséquence, peu significatives. La littérairerie est, vous le savez, passe-temps de bas âge. Ces novices, la plupart, ceux que n’avilira pas la bohème, deviendront sous peu bureaucrates, financiers, agronomes. Les gosses littéraires d’hier se prétendaient parnassiens et naturalistes, ceux d’aujourd’hui se proclament psychologues, mages, symbolistes, décadents ; qu’importe l’opinion de ces snobs !

J’objecte :

— N’indique-t-elle pas, au moins, la vulgarisation du mouvement nouveau ?

— Elle atteste leur sottise, n’est-ce pas assez ? Ce qui signifierait davantage, ce serait la sympathie ou seulement la complaisance des artistes de la quarantaine. Or, à peine si l’école du non-sens a conquis les pleutres de la « compréhension ». Mais à quelle niaiserie ne prostituent-ils pas leur prétentieuse incompétence, ces jobards qui font les malins, et ces malins qui font les jobards : cervelles-filles, tellement besoigneuses de michés qu’elles œilladent aux passants les plus sordides !

— À quelles raisons attribuez-vous cette attitude des jeunes gens, et leur embrigadement volontaire dans le symbolisme ?

— Je m’en tiendrai à la principale que, ma foi, j’excuse, approuve presque : c’est le besoin d’avoir une littérature à eux, à eux seuls, une littérature de vagissement, de balbutiement, de vague à l’esprit, une littérature d’avant les griots soudaniens. Tout en effet, se spécialise aujourd’hui, et les potaches ont bien une presse ! Le vrai grief, — oh ! qu’on n’avoue pas, — contre le Parnasse et le naturalisme, c’est la difficulté des moyens esthétiques de ces écoles, notamment la savante complication de la langue, que l’on ne parle pas ainsi qu’on bave. Même leurs défauts les plus criants, la rime riche et rare de l’une, la descriptivité parasitaire et picturale de l’autre, voulaient du labeur, comportaient de l’énergie. La veule jeunesse, plus d’une fois, s’épuisait contre ; l’apprentissage, dans tous les cas, était fort long ; et puis, il y avait la comparaison désastreuse des maîtres. Le lyrisme bamboulesque des symbolistes, qu’a répandu le reportage, ne présente, lui, aucun de ces inconvénients : d’où son rapide et légitime succès, qui grandira, espérons-le.

— … Comment !

— Mais oui ! Je veux dire que ce serait une belle aubaine si la décadence, par une sélection à rebours, débarrassait la gent artistique de la promiscuité des bouffons et des amateurs ! Et rien d’utopique à ce vœu : n’a-t-elle pas un public, bien digne de son fastueux crétinisme, dans les raffmés, ces cumulards de toutes les bêtises ?

Mon interlocuteur, le front plissé, le regard fixe, se promenait à travers la chambre, les mains dans les poches. Je m’oubliais à l’écouter et à le regarder, et cette éloquente indignation, que je sentais sincère, faisait taire toutes mes objections.

Je dis pourtant :

— Nierez-vous qu’une évolution artistique se prépare ?

— Je soutiens que cette évolution ne cesse jamais ! L’enquête que vous faites en ce moment eût été aussi opportune l’année passée, le serait non moins l’an prochain. La nature, pour enfanter des talents nouveaux, et la civilisation pour les mûrir, s’inquiètent peu qu’on les interviewe ! Tenez, ces proches temps, lorsque la critique — cette compréhensive, — et le reportage — si bien informé — ne connaissaient, ne réclamaient que le médanisme, nous existions tout de même, nous, et valions, et comptions !

— Qui vous ?

Il s’écria, d’un souffle :

— Nous, les concrets, les complexes ; — oh ! réalistes, naturalistes, si l’on veut, bien que feu Champfleury et le médanisme aient fort galvaudé ces beaux termes ; — nous, les évolutionnistes, ou mieux encore les positivistes littéraires (oui, cette dernière appellation conviendrait, il me semble), nous les héritiers, les continuateurs de Sainte-Beuve et de Flaubert, enfin. Nous les artistes, épris du monde moderne, pénétrés de l’esprit scientifique, adeptes de la philosophie positive, qui vivons en communion directe et fervente avec l’âme du prodig-ieux, de l’incomparable siècle dont nous sommes ! Et ce n’est point là un vain privilège, puisque la théorie de l’évolution, au lieu de nous cristalliser à l’imitation classique comme de nous restreindre à l’originalité isolante, nous fait sciemment confondre nos aptitudes aux qualités des écrivains antérieurs, de telle sorte que notre voix, sans répéter particulièrement personne, témoigne néanmoins pour l’humanité tout entière.

— Je comprends, dis-je. Mais qu’entendez-vous au juste par « médanisme » ?

— Eh ! j’entends le puffisme de M. Zola, ses polémiques, ses manifestes, et les partis-pris de vulgarité des acolytes des Soirées M. de Maupassant mis à part. Vous connaissez la réclame du maître : nulle justice pour les adversaires, l’effacement des émules, sa complaisance aux seuls séides, M. Busnach, novateur, la quantité, qualité principale, la vente, étalon de la valeur ! Vous connaissez aussi la falote étroitesse des élèves, leur pessimisme puéril, le milieu réduit au local, la description intarissablement oiseuse, la physiologie volontiers… rectale. En somme, quelques dons plastiques, à la Gautier, masquant mal une médiocrité intellectuelle, à la Ghampfleury : d’où leurs si vaines œuvres, mesquinement caricaturales, ennuyeusement vaudevillesques.

Il s’arrêta un instant, s’adossa à l’appui de la fenêtre ouverte sur Paris noyé de soleil, puis continua :

— Mais que Diable ! ni nos glorieux maîtres, ni nous-mêmes, ne sommes responsables des excès de rétention de ces quelques-uns, qui furent quatre, et, avec les inévitables jeunes snobs, mettons dix, mettons vingt. C’est pourtant d’après eux que la critique nous dénigre, nous affirme dépourvus d’idées, inaptes à la psychologie, désintéressés des hauts problèmes, insoucieux des nobles ambitions. Peut-être eût-il été convenable d’analyser de près nos tentatives, et avisé de s’enquérir de nos allures, souvent hautaines ? Ceux, par exemple, qui, avant d’aborder les grandes œuvres, ont voulu attendre la maturité, manifestaient-ils donc des scrupules si misérables ?

— Adopterez-vous une formule ?

— Nous laissons cela aux classiques, aux plagiaires. Nos maîtres, Benjamin Constant, Stendhal, Balzac, Michelet, Sainte-Beuve, et, plus récemment, Flaubert, Taine, les Goncourt, Vallès, Daudet, Zola, emploient, chacun, des moyens de réalisation personnels. Ceux de Flaubert varient même avec les œuvres, ainsi qu’il convient. Car, dès qu’un artiste a une manière, il s’imite lui-même ; et c’est aussi infécond, ou plus, que si un autre l’imitait.

— Parmi ceux que vous venez de nommer, fis-je remarquer à M. Caraguel, — il est de vos maîtres qui s’accordent à tenir pour interrompu, sinon pour fini, le mouvement qu’ils illustrèrent…

— Peut-être le désirent-ils par une vanité qui serait de leur âge ! Mais, l’œuvre de libération spirituelle qu’ils s’honorèrent de poursuivre après tant de génies, est à jamais le devoir de tous.

— Pourquoi préféreriez-vous l’étiquette de positiviste ?

— Pour rendre sensible notre collaboration à l’effort de l’humanité tout entière, à l’ascension civilisatrice par et vers la vérité. Notre art, — que l’on pourrait définir : Le vrai devenu le beau — doit moins à notre valeur propre, si grande soit elle, qu’à l’apport des siècles, à la concentration de connaissances qu’il esthétise. Loin de se croire l’antagoniste de la science, il se sait un de ses à peu près, son avant-garde. C’est ainsi que les religions, en leur période légitime, furent les tâtonnements de la philosophie. À la science, qui n’enregistre et ne série que les certitudes, il propose des hypothèses, indique des probabilités. Son action essentielle consiste donc à rendre évident ce qui reste encore indémontrable. Et cet art, pour qu’il traduise la vie en ses plus extrêmes complications, nous le voulons aussi analytique que possible et aussi peu que possible abstrait. Les littératures primitives, puériles, réduisirent le plus souvent leur effort à des conquêtes isolées, que les odieuses écoles classiques, — la nôtre plus que toutes, — se complurent par la suite à rigoureusement circonscrire et à stupidement abstraire. De là, les genres procustiens, les divisions anéantissantes, les représentations abréviatives, l’ode et la satire, le tragique et le comique, le caractère et la légende. Cependant, à toutes les époques et chez tous les peuples, les profondes conceptions, les amples chefs-d’œuvre, furent concrets, complexes, analytiques, c’est-à-dire positivistes, dans la mesure du possible, et, en proportion du développement humain, toujours davantage. Suivez plutôt cette progression du réel, depuis l’épopée, à travers le drame, jusqu’au roman moderne, de l’Iliade aux Oiseaux, de la Divine Comédie à Hamlet, du Gargantua à l’Éducation sentimentale. C’est pourquoi, sans interdire aux petits artistes les formes fragmentaires qui correspondent aux besoins restreints des intelligences inférieures, et tandis qu’ils se confineront dans l’ode ou le vaudeville, l’élite des écrivains se proposera-t-elle, à la suite des Flaubert, des Elliot, des Tolstoï, une coordination esthétique des hétérogénéités vitales, autrement dit une synthèse où devront s’harmoniser toutes les variétés de la connaissance.


Je suivais de toutes les forces de mon attention l’harmonieux développement de ces belles théories dont l’ampleur me déroutait un peu. M. Caraguel parlait d’abondance, comme sur un sujet très familier, et je dus plusieurs fois lui demander de me préciser des idées dont le sens subtil m’échappait.

— Le roman, lui demandai-je, convient-il à ces tentatives ?

— Pas absolument, malgré son admirable polymorphie qui se prête on ne peut mieux à discipliner les moyens de l’artiste aux convenances du sujet. Ce qui le tare, c’est qu’il use, pour rendre la vie, de représentations malgré tout déformantes. Nous sommes, je crois, à la veille d’étudier les êtres et les qhoses directement, sans transposition aucune. Les mémoires seront la littérature de l’avenir.

— La croisade de vos adversaires, je le vois, vous émeut peu. Seriez-vous d’avis de dédaigner ?

— Je préférerais…. Si les bouffons toutefois prenaient de l’importance, il faudrait bien, si répugnantes. que soient certaines luttes, combattre ce boulangisme, comme il a fallu combattre l’autre. Mais je suis tranquille, les artistes sincères vaincraient aussi aisément que vainquirent les honnêtes gens.

— Vaincrez-vous du coup les psychologues ?

— Les monarchistes de la chose, les ci-devant de la trouée, les fin-de-siècle de l’action parallèle, parbleu ! si vous désignez par là les « compréhensifs » dont je parlais tout à l’heure. Oui, M. Anatole France risque fort d’être mal payé de sa défection. Et cela réjouit la courte honte de ce scoliaste fielleux, dont les livres sentent si fort le bouquin I Quant aux psychologues exactement dits, c’est nous-mêmes tout bêtement ; de préférence, à la rigueur, ceux des nôtres qui réussissent mieux l’analyse des mobiles que la mise en scène des actes.

— Une réaction spiritualiste, la croyez-vous possible, du moins ?

— Il faut s’entendre. Le positivisme, bien qu’il domine la foule, est loin de l’avoir conquise ; il n’est, ne sera longtemps encore qu’une majorité morale, qu’une élite. Dès lors, que ses adversaires puissent, de temps à autre, soulever contre lui des tempêtes d’ignorance, des ressacs de snobisme, nul ne le conteste. Aujourd’hui, par exemple, le spiritualisme fait appel aux spirites, nous menace des tables tournantes. Nous en sourions, car il souligne ainsi le plus récent de nos triomphes : la pénétration, par la science, des phénomènes hypnotiques. Si nous avions besoin de quiétude, nous n’aurions qu’à nous souvenir, d’ailleurs. Toute la première moitié de ce siècle, idiots de l’idéal, bas-bleus de l’azur, cuistres de l’au-de-là, s’époumonnèrent à hurler notre mort, sous prétexte que le Génie du christianisme et autres fariboles encombraient les cabinets de lecture. À la même époque, la science bouleversait, mag’nifiait le monde de ses engendrements ; notre philosophie, coordonnant ses principes, prenait définitive conscience d’elle-même. Sous cette double influence, les plus hautes formes littéraires, la critique, le roman, l’histoire, se renouvelaient, se créaient à nouveau, et, tout de suite, irrésistiblement, imposaient leur domination. Nos adversaires de marque, à nous combattre, s’imprégnaient de nos théories, au point que le Chateaubriand des Mémoires d’Outre-Tombe est plutôt des nôtres. C’est qu’en effet nous sommes invincibles, du moins nous ne pouvons êlre vaincus qu’avec la ci-vilisation elle-même. Augurer que les anathèmes qu’édite à l’ordinaire la librairie Perrin puissent produire un tel cataclysme me semblerait paradoxal… Je ne crains pour les doctrines, dont je m’honore d’être le servant, que les Russes, les Mongols et les Nègres.


  1. Voir Appendice.