Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. René Ghil

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Bibliothèque-Charpentier (p. 108-116).


M. RENÉ GHIL


C’est le chef d’une école dite : évolutive-instrumentiste, qui professe à la fois une philosophie et une théorie d’art. Il est en même temps contre « les ressasseurs du Passé et les Décadents et Symbolistes », et il se croit en possession d’une formule définitive et complète. Une place lui revenait dans cette étude à titre de contre-enquête.

J’ai reçu de lui une très longue lettre dont je suis obligé de ne donner que les extraits que voici :

Melle, mars 1891.
Monsieur,

L’on me sait ennemi absolu, autant que des recommenceurs fades des maîtres romantiques et parnassiens, de ceux dits « décadents et symbolistes, » ambitions isolées et frappées d’impuissance, et qu’on décore improprement du titre d’École.

Symbolisme ! mais qu’on regarde ce qu’ont écrit, le peu qu’ont écrit, MM. Mallarmé, Verlaine, Moréas, les trois en tête, on voit ceci :

Le symbole est une duperie ; c’est affirmer son impuissance qu’être symboliste. Car, en somme, ce n’est que comparer ; c’est, ne pouvant donner l’essentielle qualité d’une chose (ce qui demande analyse, puis synthèse), tenter d’exprimer ces choses par des choses approchantes.

Et l’on voudrait dire que c’est l’Avenir, ça ! l’Avenir qui sera tout à l’expérimentation, qui sera basé scientifiquement.

Non, c’est tout le Passé, c’est simplement la Poésie primitive : il suffit de réfléchir un instant pour le voir !

Quant à une méthode, ces poètes n’en ont point — et je soutiens qu’on n’ira plus sans méthode ! — Ah ! si, M. Moréas, en son Pèlerin passionné (des vers de mirliton écrits par un grammairien), a exposé quelque chose, bien drôle : M. Moréas dit : « Je poursuis, dans les idées et les sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion du moyen âge français et de la renaissance et le principe de l’âme moderne ! »

Quand on écrit ça, on est un ignorant pas même digne d’être le premier à l’école primaire, ou un mystificateur, et ceux qui prônent ça, également.

« Fondre le moyen âge, la renaissance et l’âme moderne », voilà ce qu’on voudrait nous donner en poésie. Eh bien ! non ! il vaut mieux Delille ou les vers sur le Bilboquet. Ce n’est pas idiot, au moins.

Donc, pas de méthode, nos décadents-symbolistes. Et leurs œuvres ?

Verlaine (cinquante ans) a quelques petits volumes : les premiers ont quelques gentilles choses musicales. Mais tous ces petits poèmes d’une page ou deux, au hasard, autant en emporte le vent. Ce n’est pas une œuvre.

Mallarmé (quarante-neuf ou cinquante ans) : l’Après-midi d’un Faune, cent vingt vers dont la plupart très beaux, écrits il y a vingt ans. Quelques vers un peu baudelairiens : Au Parnasse ; et c’est tout ! Ce n’est pas une œuvre.

Moréas (trente-cinq ou trente-six ans au moins, il cache un peu son âge et a raison) : trois tout petits volumes de vers sans suite.

Ces nombreuses années déjà, et ce mince bagage : le rapprochement est édifiant. — Je cite des faits et les faits seuls sont éloquents : c’est d’ailleurs ma manière de critiquer.

Je pourrais faire le même rapprochement pour bien d’autres : Laurent Tailhade, Gustave Kahn, Charles Morice : tous chefs d’école ! vous savez, et de la même façon…

Je pourrais dire aussi les petites coteries, la réclame en pérorant aux tables de café, tables que certains aiment mieux que la salle de travail. (M. Mallarmé mis à part, surtout, en ceci : car c’est, lui, un homme d’intérieur, absolument digne de nos respects.)

Donc, tout cela, qu’on a voulu, en cette levée récente, nous faire croire la « jeunesse littéraire », qu’est-ce ?

Mais ce sont de « vieux jeunes », vieux par l’âge, jeunes par l’œuvre. Et il est trop tard : c’est le ratage, l’avortement. L’oubli, maintenant, va les prendre irrémédiablement comme jadis. Que de disparus déjà !


M. Ghil me donne ici un complet exposé de sa méthode que son développement ne me permet pas d’insérer. Elle se divise en deux parties, une ' philosophie évolutive et une théorie de l’instrumentation poétique ou instrumentation verbale. Cette seconde partie se rapporte plus exactement à la conception de la forme poétique et de la technique du vers selon M. Ghil. Elle entre donc mieux dans le cadre de mon enquête. J’en détache quelques passages.

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Le langage scientifiquement est musique : Helmholtz a, en effet, démontré que, aux timbres des instruments de musique et aux timbres de la voix, les voyelles sont les mêmes harmoniques : l’instrument de la voix humaine étant une anche à note variable complétée par un résonnateur à résonnance variable, que sont le palais, les lèvres, les dents, etc…

La musique, certes, est le mode d’expression le plus multiple. Mais si elle décrit et suggère, elle ne peut définir. Or, compris comme plus haut, et c’est ainsi qu’on doit le comprendre, le langage est au-dessus de la musique, car il décrit, suggère et définit nettement le sens.

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Étant donné tel état de l’esprit à exprimer, il n’est donc pas seulement à s’occuper de la signification exacte des mots qui l’exprimeront, ce qui a été le seul souci de tout temps et usuel : mais ces mots seront choisis en tant que sonores, de manière que leur réunion voulue et calculée donne l’équivalent immatériel et mathématique de l’instrument de musique qu’un orchestrateur emploierait à cet instant, pour ce présent état d’esprit : et de même que pour rendre un état d’ingénuité et de simplesse, par exemple, il ne voudrait pas évidemment des saxophones ou des trompettes, le poète instrumentiste pour ceci évitera les mots chargés d’O, d’A et d’U éclatants.

Or, que l’on n’aille pas parler de poésie imitative, cette invention facile et inutile ; puisque, nous l’avons vu, la voix humaine est scientifiquerùent un instrument à note variable, avec ses harmoniques par quoi sont tirés de naturels et immatériels timbres ; timbres naturels, dont, au contraire, ceux des matériels instruments ne sont qu’une exagération et un grossissement.

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Je garde l’alexandrin, seul logique, admirable par son jeu de nombres premiers 2 et 3, qui, multipliés, donnent des mesures eurythmiques, et additionnés, des mesures dissonantes. Mais je détruis la strophe : les vers devant se grouper sous la nécessité de la pensée.

Ce n’est plus l’art pour l’art. C’est l’art altruiste, en but humanitaire, pour le Mieux intellectuel et moral.

Ce m’est un devoir de donner ici les noms des vingt-six poètes, en leur libre talent et personnalité, luttant avec moi pour la Méthode évolutive, « en formant « l’École évolutive instrumentiste », tous de vingt à vingt-huit ans.

Marcel Batilliat, dont va paraître Elle toute, un délicieux et rationnel poème ; Mary Berr, écrivant des poèmes en prose de brève et substantielle pensée ; Alexandre Bourson, dont sont en préparation des œuvres pleines de l’idée évolutive au point de vue social ; J. Clozel, Henri Gorbel, dont les essais sont remarquables en notre Revue, les Écrits pour l’Art ; Edmond Gros, en train d’un poème sur les Champs et le Paysan ; Gaston et Jules Couturat, les poètes du Songe d’une nuit d’hiver, et dont l’œuvre de vie sera une vaste épopée moderne, sociologique ; Léon Dequillebecq, Paul Souclion, Jean Philibert qui ont des romans et des poèmes à l’étude ; Pierre Devoluy, le poète de Flumen, un superbe poèrne évolutif, qui travaille à un second, sur la mission naturelle et sociale de la femme dans les âges et dans l’avenir ; Auguste Gaud, qui vient de publier Caboche de Fer, nouvelle, et dont Gueule rouge, roman sociologique, va paraître. Il prépare aussi un long poème en plusieurs livres : Cataclysmes ; Georges Khnopff, de Bruxelles, dont le talent est si apprécié en Belgique ; Albert Lantoine, auteur de Pierres d’Iris, prépare une éthopée hébraïque, Schelemo (Salomon) ; D. Mayssonnier publiera en octobre le premier livre de Vers l’Occident meilleur ; Stuart Merrill, le poète très connu des Gammes et des Fastes, dont la science de musique verbale est admirable ; Paul Page, travaillant à un long poème social : les Corruptions ; Paul Redonnel, l’auteur des Liminaires, un haut livre ; Jacques Renaud vient de publier le Fi Balouët, mœurs de la campagne poitevine ; Eugène Thébault va publier les Analogies, suite de poèmes rationnels ; Mario Varvara, prosateur, auteur à l’écriture et observation très aiguës de Un ménage ; Franck Vincent, qui va publier un poème d’une très large pensée, le Cycle évolutif ; Eugenio de Castro, poète portugais, qui par cinq ou six livres (dont les deux derniers très remarquables, Oaristos et Horas) est en sa patrie le chef d’un mouvement de rénovation. Écrivant parfaitement notre langue, il s’est rallié à la méthode évolutive, pour laquelle il luttera également au Portugal. — V. Em. C. Lombardi, Italien, musicien, dont ont été très remarquées (de Massenet entre autres), les Gloses à l’après-midi d’un faune, de Mallarmé, et À l’Air nuptial, de René Ghil.

Ici s’arrête cette liste : au mois de mai 91.

Tous ces poètes écrivent régulièrement (critiques, documentaires, extraits d’œuvres, etc.) en leur Revue les Écrits pour l’Art, à sa cinquième année.

La vraie jeunesse, la voilà, en poésie. C’est ce groupe continuellement grossi depuis quelque temps ; la vingtaine est passée, nous serons grand nombre demain.

Et il n’y pas coterie. Le tiers de ces poètes est de Paris ; le reste est de la province où, parmi l’ignorance et le rococo, quelques esprits hors de mystérieuses hérédités s’élancent fièrement à l’avenir. Trois autres sont étrangers.

La méthode évolutive leur est parvenue ; et sur preuves, « dégoûtés, me disent-ils tous, des ressasseurs comme des incohérences symbolistes, ils se rallient à ce qu’ils croient le mouvement vraiment fort. »

Cette jeunesse-là vaincra. Et ce m’est une bien grande fierté, l’honneur qu’elle me fait de se grouper en haute liberté et toute conscience pour ma Méthode.