Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. Saint-Pol-Roux-le-Magnifique

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Bibliothèque-Charpentier (p. 142-163).


M. SAINT-POL-ROUX-LE-MAGNIFIQUE


Saint-Henry, 17 mai.
Monsieur,

Votre épistole m’arrive en Provence, corbeille de jolies filles.

J’y réponds, sous la joviale marguerite du Soleil, devant la masse de larmes versées par les amants et les poètes que l’on nomme la Mer.

J’ai fort hésité à vous communiquer ma profession de foi, l’heure me paraissant prématurée. Mais vous insistez avec une telle vertu qu’enfin je m’installe sur le chevalet de votre Question.

Nier l’imminence d’une Réforme et d’une Renaissance, c’est-à-dire d’une novation de systèmes et de formes, serait nier l’étoile polaire. Toutes proportions gardées, la contemporaine avant-garde de l’Art Prochain rappelle, par son bariolage, les précurseurs scientifico-philosophiques du seizième siècle. La Renaissance d’autrefois comme la Renaissance de demain, offrent à leur début une confuse mais fertile variété de crédos et de formules. N’avons-nous pas Luther-Wagner, Pic de la Mirandole-Villiers de l’Isle-Adam, Montaigne-Taine, Machiavel-Zola, Rabelais-Rodin, Théodore de Bèze-Mendès, Vinci-Puvis de Chavannes, Jacob Bœhm-Mallarmé, Nicolas de Cuss-Prance, Paracelse-Huysmans, Copernic-Mirbeau ? Le collectif volcan où fermentent ces esprits divers érupte chaque jour davantage. Les laves inhument peu à peu l’Herculanum des confessions vétustes, et de ces laves apaisées jaillira bientôt le lacryma-christi de l’Art espéré !

Ce que l’admirable Héraclite pensait des Choses et de Dieu, je le dis de l’Art : que sans cesse il devient. Potentiel Juif-Errant de la marche-pour-la-vie, il ambule vers le Trône de Perfection — accessible à la seule fin du Monde ! Sa vitalité réside dans sa perfectibilité. Les néophodes Cantaloups de la Sorbonne déclarent, à l’exemple d’Aristote, le ciel inaltérable, heureusement surviennent des Galilée pour, de temps en temps, découvrir des constellations nouvelles : chandeliers de Renaissances.

Quant à la Poésie, ma sentence est que, touchant le rendu, elle n’a pas encore offert sa manifestation véritable, adéquate. On a pris, pour elle, jusqu’ici, certain style d’officielle sélection. À travers les époques, splendirent des aèdes certes glorieux qui, parsemant leur poudre-aux-oreilles, firent génufléchir les populaces ravies. Ces grands hommes, je les honore d’un culte filial, convaincu que les Vieux sont notre atavisme, leurs œuvres nos mois de nourrice. Mais leur art fut-il vraiment l’art divin, la Toute-Poésie ?

Nenni !

Opinion si notoire déjà que des chercheurs risquèrent, dans notre siècle d’origine, qu’il pouvait y avoir autre chose. D’aucuns, ces lustres derniers, cogitant partiellement ce que je prétends, vinrent soutenir, qui la poésie c’est le son, qui la poésie c’est la couleur, ainsi de suite. Manifeste progrès. Néanmoins ces apôtres bégayaient encore. Non, la Poésie n’est pas uniment de la musique, uniment de la couleur…

Elle est tout cela, et davantage.

Le poète, braconnant dans les fourrés du Mystère, ne le pipera qu’avec toutes les armes humaines réunies en faisceau. Qu’est-ce que l’être ? Le mariage d’un corps et d’une âme. La compatible entente du ménage réalise la légitime géniture, l’époux et l’épouse ne faisant qu’un — de par l’amour : égoïsme à deux. Le corps est une âme qui se sert d’un corps, a énoncé un philosophe antique. Il faut quérir l’absolu avec l’être intégralement tendu vers toutes les directions. L’artiste se cantonne à tort dans les extrêmes : idéalisme ou positivisme. Est-il trop de deux bras pour étreindre une femme — qui se refuse ? On s’est contenté jusqu’à ce jour d’une opinion d’or ou d’une opinion de cuivre. Allons à l’alliage ! L’étincelle jaillit du baiser des pôles contraires.

Dans la religion poétique, l’âme est une harpiste dont la harpe est le corps : harpe à cinq cordes. Pincez une seule corde, vous avez la voix dans le désert égoïste et partial : pincez les cinq, voici l’expansive charité, voici la symphonie.

Ah ! si nous vivions dans la zone métaphysique de l’Absence, j’admettrais le mépris des Cérébraux pour les Choses et pour notre carcasse, mais nous sommes exilés dans la Babylone du Sensible et nos harpes sont parmi les saules.

Le poète se peut donc comparer, organiquement parlant, à une harpe supérieure s’adressant aux harpes moindres des peuples. Les vibrations de celle-là doivent éoliennement vitaliser celles-ci.

— Les cinq cordes de la harpe ?

— Nos cinq sens… qui traquent, capturent, puis officieusement naturalisent, accessibilisentle suprême gibier dérobé par l’esprit. Oui, la Poésie, synthèse des arts divers, est à la fois saveur, parfum, son, lumière, forme. Son œuvre prismatique (aux cinq facettes, sapide-odorante-sonore-visible-tangible) est le domaine où l’âme règne sur une mosaïque formelle et gouverne au milieu d’une orchestration foncière. Il en résulte un art attique amplifié : l’idée enchâssée dans un quintuple climat. Le subjectif dans l’objectif. Art parfait, où, par un voisinage étrange, semble presque se spiritualiser la matière et se matérialiser l’idée, la forme est la cage des lions et des faisans de l’abstraction, elle corporise l’idéalité, idéalise la réalité.

Qu’on n’aille point m’attribuer le sophisme d’une esthétique des seules sensations ! Ayant voulu poser les assises d’un quai de départ, j’ai dû commencer par les sens qui sont la prime et banale preuve de l’existence de l’homme en le cerveau de qui siège le Vatican des sensations. Ce sont les buccins des sensations qui sonnent la diane de l’humanité et c’est par le pont-levis des sens que le fantôme du Mystère entre visiter le donjon de notre esprit. Ma Théorie des Cinq Sens, ai-je inféré dans une étude sur le divin Pierre Quillard, est l’avènement de l’art individuel et vivant : le Verbe fait Homme. Ajoutons que les sens fraternisent avec un désintéressement tel qu’ils fusionnent chez les natures d’éUte au point de se confondre. Cette communion des sens engendre l’émotion suprême, l’éclosion de l’âme, son apparition, son entrée en matière. Longtemps j’ai supposé que la sensibilité pouvait être la substantialité de l’âme. Serait-ce pas au moins joli de dire que les sensations sont la forme insaisissable du corps et la forme saisissable de l’âme ? Le vulgaire commerce des sens, on le voit, n’est pas en cause, mais le subtil résultat de cet essaim se coalisant et s’épurant vers l’unité sensationnelle jusqu’à distiller dans la ruche cérébrale un relief unanimement élu.

Je n’insiste tant que parce que d’ingrats poètes propendent à congédier la Matière, ainsi qu’une trop vieille servante usée au service du Naturalisme. Ouais ! la fille est verte plus que jamais ! le serait-elle trop pour certains ? Bannir le contingent et le fini, c’est jouer à colin-maillard dans le transcendantal tunnel des vieilles lunes. On m’entendra mieux lorsque j’aurai présenté notre monde, la Vérité, comme les débris épars de l’originelle Beauté rompue.

Oyez cet apologue :

— « Au temps qui n’était pas encore le Temps, Dieu, solitaire Idée des Idées, voulut les corporiser, afin de distraire son intellectualité. L’incarnation opérée, la Beauté fut. La Beauté figurait la forme de Dieu. En la créant, il avait désiré se réaliser. Toutefois Dieu restait l’Idée : l’Idée de ces Idées qui formaient la Beauté. Alors ce fut une unité, ce fut encore une dualité. Devant ces Idées formelles (multiple mirage de son Idée une), Dieu s’éjouissait, tel un enfant devant un joujou.

Or, il advint ceci. Sans doute possédée de ce démon qui incite à produire, la corporelle Beauté, se croyant indépendante, eut la curieuse envie d’imiter Dieu, de créer à son tour. Mais — comme elle était la Perfection, et que la Perfection ne se peut surpasser, son unique devoir étant d’être — la Beauté, superbe d’harmonie, fut punie de son caprice : elle se rompit dans l’effort de conception, se répandit pêle-mêle et ses débris devinrent la Vérité, c’est-à-dire le moindre : I’ici-bas. »

Mon apologue révèle un univers fait du châtiment de la capricieuse Beauté dont la substance gît, en désordre, attendant le talisman qui réhabilitera son équilibre et sa cohésion d’antan. Je cherche donc les lignes de la Beauté parmi la Vérité, son essence parmi Dieu, puisqu’en lui permane l’intègre et vierge Idée de la Beauté. La Beauté étant la forme de Dieu, il appert que la chercher induit à chercher Dieu, que la montrer c’est le montrer. Et l’on trouve le Bien par le seul fait que l’on trouve la Beauté, en dehors même de toute marotte didactique. Le rôle du Poète consiste donc en ceci : réaliser Dieu. L’œuvre du Poète est une création, mais une seconde création, puisqu’il met à contribution les membres de Dieu.

Le Poète a pour boussole son intuition. La Beauté, châtiée, qui rôde parmi l’imagination humaine, lui sussure sa nostalgie. Nous devons noter la qualité de cette nostalgie. La Beauté brisée ne retrouvera sa perfection qu’à travers son grand regret de la Splendeur perdue : le Poète est le chancelier de ce regret.

On le voit, mon idée-réalisme est un arbre immense ayant ses racines en Dieu, ses fruits et sa frondaison ici-bas. Les sensations nous apprennent les fruits, l’esprit dialecticien remonte à l’amande du noyau de ces fruits, cette amande mène l’esprit aux rameaux, et ces rameaux d’Ézéchiel conduisent l’esprit vers les racines, au Principe enfin, puisque ces fruits émanent de la raison séminale.

Le sublime Idéalisme de Platon est cruel pour notre Monde qu’il appelle monde d’apparence et d’ombres. Je soupçonne Platon d’avoir commis une politesse envers la Divinité et cru Celle-ci plus avare ou l’homme moins riche. Les ombres de Platon me semblent des lanternes vénitiennes dont il faut savoir soulever le papier pour entrevoir la flamme intérieure. Les sens s’arrêtent au papier lumineux. Stimulons notre esprit, sans lui nous n’aborderons jamais la petite flamme cachée, rayon de l’inspiratrice Flamme.

Je ne préconise point l’indigeste recensement des Choses selon le génial Croquemitaine de Médan, lequel exige que tout écrivain ait ses trente-deux yeux comme une queue de paon. Du moins, sollicité-je qu’on en désarcane l’essence causale, qu’on en cristallise l’orient, la caresse et le divorce de leurs correspondances, autrement dit les modes qui sont en quelque sorte la vive chevelure de la substance. Méthode qui se peut nommer la maïeutique des Choses. Le poète est le Sage-homme de la Beauté.

Sans traiter les Choses d’apparences, j’admets toutefois que la perle de l’idée couve et palpite sous les parasites sables amoncelés par le temps et ses ulcères. Oui, toutes les petites âmes participant à la grande âme de la Beauté, toutes ces mignonnes unités concourant à l’une complexité, ont du sable sur elles. Le Romantisme n’a glorifié que les micas insectes et coquillages de ce sable, le Naturalisme a dressé la comptabilité de ses grains ; les écrivains à venir joueront de ce sable puis lui souffleront dessus afin de ressusciter le symbole enseveli, l’hamadryade essentielle, le cœur qui bat de l’aile au centre de tout, l’esprit de la substance. Le monde physique est un vase empli de métaphysique. Chaque chose est un tabernacle d’Isis, chaque chose est une idée ayant sur elle la poussière de l’exil. La Vérité c’est la charbonnière, avant le débarbouillage, la Beauté cette même charbonnière débarbouillée. En étreignant la première, c’est la seconde qu’il faut violer. Mais que l’on soit avant tout possédé de cette foi qui permettait à sainte Térèse de voir Dieu réellement dans l’hostie.

Puisque la Toute-Beauté, cette résultante, s’est évanouie du monde sensible et que parmi nous grouillent, çà et là, ses composantes, le problème à résoudre est : quelles sont les forces à marier pour inventer la Toute-Beauté ? L’univers figurant une catastrophe d’Idées, comment les réordonner pour ériger leur Idée, leur Synthèse ?

— Mais le public ? objecterez-vous, Monsieur.

— Ce Sicambre nous lapidera d’abord et nous coulera plus tard, en bronze. Simple comme l’œuf de l’impavide Christophe ! Je ne professe pas à l’égard des Gentils l’intolérance de saint Augustin. Tertullien émet, avec une politique noblesse, qu’il est odieux de contraindre un esprit libre à sacrifier malgré lui. La place m’est heureuse à cueillir cette cordiale maxime de La Bruyère que je recommande à l’Éminence Grise de Gandillot-le-tombeur-de-Shakespeare : « Celui qui n’a égard en écrivant qu’au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu’à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre. »

Tôt ou tard, la foule qui gémit aujourd’hui dans le capharnaüm de l’onocéphale Convention, s’émancipera vers l’évidente Rédemption.

Sa méfiance actuelle se comprend. À peine sort-elle de l’étude décadente. Et tenez, ce tabide décadisme fut un bienfait de la Providence. Les décadents auront du moins eu la céleste inconscience d’avoir précipité la réaction nécessaire. En d’antérieures époques déjà, ils incubèrent de robustes avènements. Les plus nobles floraisons ne sourdent-elles pas des trappes de la décomposition ? Sont-elles autre chose que d’harmonieux phénomènes émanés de causes vicieuses qui s’amendèrent jusqu’à telle vertu réalisée ? Notre époque est la copie de celle d’Elisabeth. Comme présentement, c’était en Angleterre, l’école déliquescente ; y paradaient l’euphuiste Lyly et le bizarre Donne. De cette poésie quintessenciée jaillit cette fleur dont le parfum nous survivra : Shakespeare. Nous sommes encore l’Italie du dix-septième siècle où le chef des poètes cavaliers, le corrupteur Marini, était l’objet d’une idolâtrie. Et nous sommes aussi la France du même siècle que le maréchal d’Ancre emmusqua de l’auteur de la Sampogna et des Baci, alors que les Scudéri faisaient s’agenouiller le goût, les Précieuses se coucher l’esprit. De même que Shakespeare sort de Lyly, nos merveilleux Classiques sortent des marinistes et des ruelles.

— Ce que je pense du Pèlerin Passionné ?

— Que ce petit-neveu des Guillaume de Loris, Bertram de Born, Rutebœuf, Jean de Meung recèle quelques perles dans les coquilles de sa cagoule. Le Talleyrand du Symbolisme, notre ami Charles Morice, nous parut excessif, disant de son compaing : « Moréas n’a pas d’idées, il ne lui manque que cela. » Coup d’aile de chérubin, Dieu merci ! Jean Moréas m’apparaît comme la complémentaire de François Coppée. En tant que tempérament artistique, il n’est pas sans m’évoquer, aux heures bizarres, un trombone à coulisse qui dégagerait des sons de fifre.

— L’avenir de la Poésie ?

— Il est aux divins, aux hommes-dieux !… Car l’ère va reflorir des dieux foulant le sol comme au temps rapporté par le frêle Musset. Les poètes sont imminents qui, prenant leur titre à sa primordiale acception, dévoileront leur propre Monde loyalement conçu par eux sans qu’ils se soient anéantis dans une cérébralité exacerbée, n’affichant aucune ingratitude envers l’univers de Dieu, leur ensealissime Principal. Sur ce point, j’ai dit au Mercure de France, où Tailhade, de Gourmont, Vallette, Aurier écrivent avec une dague ciselée :

« Les poètes, nous sommes des dieux, c’est acquis. Chacun de nous conçoit un monde, d’accord. Néanmoins convenons que notre monde particulier n’est que l’élixir du monde initial, si prestement réintégré aux heures corporelles. Notre original s’étaye de l’originel. Le monde foulé — co-propriété indivise de tous dans la république de la vie — il nous faut le considérer comme l’apprentissage foncier de celui de notre esprit, lequel n’est, à franc dire, que le résultat d’un désir de réaliser mieux, désir servi par la morale de notre personnelle esthétique. La floraison du poète se mesure donc à son génie d’essentiellement comprendre ou d’amender (par un prêt d’intentions foraines) celle de Dieu. »

Ce divinisme paraphrase l’apophtegme de Gœthe : « La vraie poésie s’élève au-dessus du monde sans le perdre de vue. » Désormais, le poète aura le droit de chanter, à son heure du cygne, qu’un univers s’éteint avec la lampe de ses os, et ses disciples devront la coucher dévotieusement dans la tombe et, de même qu’on plaçait jadis une bête de marbre aux pieds d’un mort illustre, placer un globe symbolique aux pieds de l’endormi divin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mais le Symbolisme actuel ?

— Le Symbolisme du jour engonce l’art dans le carcan du système, le restreint au séminaire du dogme. Soyons symbolistes comme Dante.

Cultivons le symbolisme sans le rigoriser, ni l’édifier en petite tente sous l’ample soleil artistique. Je prise fort le Symbolisme, sobre et en filigrane, qui préside à certains chefs-d’œuvre des princes Mæterlinck, Henri de Régnier, Viellé-Griffin, Gabriel Randon, Stuart-Merrill. Instituer une école symboliste — c’est fonder une Suisse de la Poésie.

Qu’on y prenne garde, le Symbolisme exaspéré aboutit au nombrilisme et à l’épidémique mécanisme. Remémorons-nous l’abus du Syllogisme au moyen âge. Accordons toutefois au Symbolisme actuel les circonstances atténuantes, car il est le bout du bâton dont le Naturalisme est l’autre bout. Les selles physiques de celui-ci contraignirent les esprits aux sels métaphysiques, de même que les finales épines de la dialectique au moyen âge inclinèrent les âmes vers les roses mystiques. Ce Symbolisme est un peu la parodie du Mysticisme. Mais si fut logique le Mysticisme dans cette période passive et contemplative de la scolastique où chaque tronc de chêne se sculptait en reliquaire, chaque roc se creusait en cellule, si logique, dis-je, fut le suave Mysticisme des saints Bernard et Bonaventure, le Symbolisme exclusif est anormal en notre siècle considérable de combative activité.

Considérons donc cet art de transition comme une spirituelle niche faite au Naturalisme, aussi comme un prodrome (aucunement négligeable) de la Poésie de demain, et passons.

— L’Orient des poètes selon moi ?

— Puisque toute Renaissance arbore une enseigne, l’histoire ayant cure des étiquettes, je vous prophétiserai que la Poésie va vivre son

âge de diamant

Nous allons entrer dans

le magnificisme

Les Magnifiques, argonautes de la Beauté, iront chercher la Toison Divine dans la Colchide de la Vérité. Ils la conquerront par l’âme des choses, âme sur laquelle ils jetteront la chasuble tissée et passementée par leurs sensations…

Jésus, patriarche des Magnifiques, leur divulgua la Poésie moyennant l’ingénu sacrement de la Sainte-Eucharistie, par qui se réalisent substaniiellement le corps, le sang et l’âme de la Divinité sous les espèces du pain et du vin. Les pages blanches de l’œuvre à créer seront les hosties des artistes nouveaux. Ainsi le bon Nazaréen laissa tomber un symbole que je viens ramasser et traduire avec piété.

Les poètes magnifiques ne dispenseront pas la brute Vérité, mais exprimeront son origine ou son but ; ils en diront le meilleur et le progrès, ses illusions perdues, ses deuils, ses chutes, son espérance. Durant l’heure présente, fleur de l’horloge éternelle, ils rédigeront sur les tablettes ardentes de l’exil, les Mémoires de la Vie antérieure de la vérité, ou bien hypothéqueront les joies de sa Vie future. Le Magnificisme ne sera pas outrancier dans l’extrême à l’instar du Romantisme qui ne donna des ailes qu’à la folle du logis, ni à l’instar du Naturalisme qui ne donna des pattes qu’à son objectif. Ce qui occupera les hiératiques artistes de la Magnificence : l’essentiel motif de l’Humanité tramé dans l’ambiante et fondamentale orchestration de la Nature. Poètes des synthèses humaines, ils promettent l’œuvre vibrante, sortie des rythmiques entrailles de la vie, dans sa toute perfection, à la manière de l’Anadyomène éclosant de l’onde.

Le style devient la sainte-écriture, la bonne nouvelle.

Certes il est grand temps de dénoncer la bourriche du terre-à-terre, l’album du vis-à-vis, le panorama du comme-c’est-ça ! grand temps de brûler sur un fanatique quemadero, ces paperasses de greffiers, cette nosologie de potards, ces conciergeaneries de calicots en gésine ! grand temps de chasser les superficiels vendeurs du Temple et de cloîtrer à la Salpétrière ces Montépineurs égotistes qui nous imposent leurs masturbations d’homuncules à la coque !

Cette machine à coudre de ce qu’on entend nommer la Littérature, voilà bien la pire décadence !

Debout ! la croisade du Génie !

Le Génie table sur les vallons humains. Mais ces moissons, mais ces vendanges que les véristes donnent à brouter, à grapiller sur place, telles quelles, le Génie les emporte au moulin, au pressoir spéciaux de son âme, puis les confie soit au four, soit à la cuve de sa foi : enfin, ces moissons et ces vendanges, le Génie les offre sous l’or des espèces glorieuses, chantant avec images : « Agréez ce festin, frères d’ici-bas. Dans vos champs j’ai récolté la brune Douleur. Cette Douleur, je l’ai gardée pour moi seul. Cette Douleur, je l’ai fécondée. Agréez ce festin, enfant que j’eus de la triste femme. Ô frères d’ici-bas, voici ma fille, adorez-la, car cette fille — c’est la Joie ! »

De la sorte, cher maître Huysmans, le Génie est le Paraclet prénommé le Consolateur.

Oh ! le Génie hante une subtile cité sise entre l’ici-bas et l’au-delà. Si j’osais parler en géomètre, j’insinuerais que cette Cité existe au baiser que le sommet de la divine pyramide penchée donne à l’humaine pyramide dressée. Les pluies viennent de ce pays sans doute, car les poètes y pleurent. Ce magique territoire a des lois et des êtres nouveaux : êtres et lois, qui, dictés en principe par l’humanité, furent ensuite corrigés et paraphés par la divinité. Chaque génie y occupe son palais. Et ces divers palais, fraternisants, participent à la Sublime Confédération.

Là, fermentent les séculaires détresses de la Beauté, qui, malgré l’effort charitable du Génie, n’est pas encore en ce monde tout à fait résolue. À l’heure présente la terre ne reçoit d’elle qu’un hypothétique parfum, lequel est lui-même un peu la Beauté puisqu’il la suggère. Cette hypothèse nous instruit du moins par ses aveux, comme le rayon nous raconte tout le lointain Soleil.

À travers les fièvres de sa nostalgie, la Beauté brisée délègue nos âmes sur la terre, nos âmes qui vite s’enchâssent dans nos corps : Elle dit à ces messagères : « Pastourelles, réunissez les brebis égarées, reconstituez mon troupeau, refaites le sacré bercail. » Hélas ! les messagères sont, pour la plupart, des mercenaires s’attardant aux margelles des puits. Les rares poètes sont les bergers évangélistes.

Ces brebis égarées, les Magnifiques espèrent les rassembler. La dive Beauté, que les mortels n’ont encore vue qu’avec les braves yeux de l’éphémère foi dans le temple abstrait de la chimère, les Magnifiques l’inviteront ici-bas le plus notablement possible. Ils veulent que, par la fée Poésie, la Beauté descende s’asseoir parmi les hommes, ainsi que Jésus s’asseyait parmi les pêcheurs de la Galilée. Déjà ces poètes regrettent le vieil avenir : éloigné Chanaan où les œuvres d’art seront des Idées sensifiées ayant l’existante vertu d’une source, d’un amour, d’un triomphe, d’une colline ou d’un océan, Chanaan où les Odes se mireront dans les fontaines, les Élégies déperleront sur les colonnes abattues, les Passions s’agiteront sur la scène des vallons.

Oui, je prédis une époque lointaine où le pur Absolu descendra chez la Matière, pour à la longue s’y substituer, de par l’effort accumulé des poètes des siècles révolus. Oui, s’épanouira cette heure miraculeuse où, ayant été sollicitées et séduites chaque jour davantage par la génération des élus, mesdemoiselles les Idées voyageront réellement en notre monde.

Alors ! oh ! alors trop heureux, c’est-à-dire malheureux de leur mine patibulaire devant cette invasion de supérieures Charmantes, les derniers mortels iront se cacher dans les sépulcres — et s’ouvrira la Restauration de l’une Beauté complexe.

Les hommes auront passé, mais Elle restera.

Ç’aura été l’honneur du monde sensible d’avoir régénéré la Beauté parfaite qui le façonna, de ses membres brisés, au dernier instant de la Vie Antérieure. Et ce sera la Vie Future !

Ceux-là, monsieur, seront Magnifiques, qui, paysans de la vie, spéculatifs écoliers de la chair et de l’esprit, étudieront l’Être par l’être, pensant selon j’oublie quel philosophe que Dieu est l’homme éternel. Riches de tous les péchés sans doute, assurément de toutes les vertus — d’où l’étrange miséricorde — ils seront reconnaissables, ayant à la fois cet air de revenir de l’enfer qu’avait l’homme de Florence et cet aspect de retourner au firmament qu’avait l’homme de Nazareth. Ne faut-il pas avoir vécu la houleuse adolescence de Raymond Lulle pour prétendre à l’ars magna ? Leur morale sera celle d’Epictète. À l’égard des Aînés dont la barbe est une aile de cygne — Aînés bernables toutefois, le cas échéant — les Magnifiques ne professeront pas l’insulte de ces Savonaroles de cabaret, qui, s’imaginant téter la verte espérance en sablant de l’absinthe, évoquent des bambins qui se croiraient l’àme noircie pour avoir sucé du réglisse. Respectueux encore que prudents héritiers du passé, ils sauront éviter l’ivraie comme glaner l’épi sur l’Himalaya de Hugo, sur les fortifications et la Butte-Montmartre des Goncourt et Zola, sur le Parnasse des honorables Adjoints de M. Lemerre. Je ne dis pas à ces Renaissants : reculez à l’antiquité ! retournez au seizième siècle ! Je leur crie : « Appareillez pour l’Avenir ! » Il est équitable de le déclarer, les poètes sont solidaires. Ils sont plusieurs et ne sont qu’un. Il y a un poète, un seul formé de tous les poètes : il y a le poète ! Celui-ci naquit avec le monde, avec le monde il mourra. Il doit s’avancer, flori du (lambeau toujours plus ardent — et ne pas trop regarder en arrière, pour ne pas être cristallisé en statue d’imitation.

Classicisme, romantisme, naturalisme, psychologisme, symbolisme, serviront de piédestal au Magnificisme.

La réhabilitation du Théâtre sera la grande ambition des Magnifiques.

Ô le Drame, expression capitale de la Poésie ! Ô le Théâtre, par Hégel défini la représentation de l’univers !… Ô cette création, seconde devant Dieu, première devant les hommes !… Étincelante Minerve à la fois sortie du front et des entrailles du poète !… Ô le Théâtre vivant, diocèse des idées, synthèse des synthèses !… Symphonie humaine où babilleront la saveur, le parfum, la sonorité, la flamme, la ligne !… Ô ces êtres qui seront les formes glacées de l’eau fuyante du Rêve !… Ô ces vendanges idéales au vignoble de la Vérité !… Ce dialogue du sexe et de l’âme ! Ce duel de la viande vive et de la pensée nue !

Cet arc-en-ciel et cet arc-en-enfer ! Ô ce grand conseil émanant de la Beauté par cela simplement qu’elle est la Beauté !… ce rideau s’entr’ouvrant comme un calice ! et ces splendides mots qui s’en envoleront, abeilles ravies de porter le bon suc au public régénéré !… Ô ces spectateurs tressaillant ainsi que tressaillit Moïse devant l’harmonieux rosier du Sinaï !… Ô ce théâtre que Dieu lui-même, en la loge grandiose, suivra de sa prunelle de soleil, puisqu’il sera conçu pour l’Éternité !

Eh bien ! ce Théâtre, les Magnifiques le réaliseront !

C’est pourquoi, Paris, rebâtis en tes flancs le théâtre d’Athènes, et c’est pourquoi, patrie, conseille à tes foules frivoles le saint enthousiasme des phalanges de Grèce, car voici venir les Eschyles futurs, voici grandir les Sophocles nouveaux !

Une chose regrettable, c’est le systématique blasphème des Princes de la Férule envers les Gueux du Verbe. La mauvaise foi des uns, la bonne foi des autres : cela ne peut qu’aboutir à une Terreur nouvelle tôt ou tard. J’y ai songé souvent avec une infinie tristesse. Relisez plutôt les annales du fanatisme. Surtout ne dites pas : « C’était bon dans le temps ! » Par pitié, ne dormez pas sur cette rose et pensez à la guerre possible des Orphées dontchaque jour on crucifie l’espoir ! Déjà la révolte s’excite aux quatre coins de l’Esprit. Il y a cent ans se fit la Révolution des Pioches, avant cent ans peut-être se fera la Révolution des Plumes. Oh ! songez-y ! Tout y précipite la jeune Intelligence : la vulgarisation de la science, les privilèges des barbares, le génie chassé des Versailles comme un lépreux, et je ne sais quel doigt de Dieu qui fait signe dans l’espace. Les paysans de La Bruyère ne sculptèrent qu’une moitié de la Liberté, il se pourrait que les poètes sculptassent l’autre, — et je l’écris avec toutes les larmes comme avec tous les sourires de mon âme. Parfois j’entends une voix d’apocalypse, voix maligne et sainte ensemble, me crier : « Un jour les Aigles fondront sur les Crapauds, — et les Crapauds l’auront voulu !!! »

Cher Monsieur, deux poètes sont, hélas ! reliés dans le marbre tombal qui eussent été souverains dans l’Âge de Diamant : Jules Laforgue, Ephraïm Mikhaël.

Si vous le voulez bien, serrons-nous la main sous le palmier de leur souvenir.

Saint-Pol-Roux-le-Magnifique.