Entretiens et Pensées/Un épisode de la guerre de Sébastopol

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Charpentier (p. 232-236).


UN ÉPISODE DE LA GUERRE DE SÉBASTOPOL



Il y a longtemps de cela. C’était pendant la guerre, à Sébastopol, quand j’étais officier. Le combat d’artillerie s’était acharné dans la nuit et notre batterie déployait ses forces sur toute la ligne. Les coups succédaient aux coups, sifflant et rugissant dans l’air, en même temps qu’ils lançaient une file ininterrompue d’obus. Eux aussi ne se taisaient pas. La mitraille tombait comme grêle et éclatait au-dessus des têtes avec un fracas étourdissant.

Les officiers se remplaçaient sur la batterie à tour de rôle, et quand mon camarade vint me relever, je descendis dans le logement.

C’était un espace creusé dans le rempart, couvert par le blindage, c’est-à-dire par de grosses poutres sur lesquelles étaient entassées de grosses mottes de terre.

Je m’étais couché, enveloppé d’une couverture, et lisais à la lumière d’un bout de bougie. Le sommeil ne venait pas ; impossible de m’endormir. Le grondement des canons arrivait jusqu’à moi et à chaque coup, il me semblait qu’un obus allait défoncer le toit. Et, en réalité, ce n’était que l’air, qui tremblait et s’introduisait par la porte, qui produisait cette impression. Une fois rassuré et peu à peu devenu calme, me sentant à l’abri du danger et déjà réchauffé, je me mis à lire attentivement. Le livre fit son effet. Sans le remarquer, je commençai à m’endormir.

Tout à coup, j’entends, non seulement par mes oreilles, mais par mes doigts, mon dos, par tout mon épiderme, j’entends des rats. Je n’ouvre pas les yeux, mais, écartant à peine les paupières, je vois le logement éclairé par le même bout de bougie, et par terre, près du sac aux victuailles, deux immenses rats.

Il me sembla les voir debout et immobiles, car cette vision avait été si rapide que mes yeux avaient gardé l’impression de l’immobilité. Aussitôt je refermai les yeux et jetai le livre afin de les effrayer par le bruit. Mais je sentis qu’ils étaient encore là.

Je me tournai d’un côté sur l’autre. Les rats ne bougeaient pas. Ils rongeaient quelque chose bruyamment, et maintenant je les entendais.

Je ne puis pas dire qu’ils semblaient s’approcher de moi et me mordre les jambes, le dos, la tête. Cela n’eût pas été trop terrible, j’aurais su enfin ce qu’ils voulaient de moi. L’horreur de l’angoisse c’était précisément que je pouvais m’imaginer à la fois beaucoup de choses, toutes plus terribles les unes que les autres. C’est peu. Je me sentais assiégé par eux, leur audace m’était évidente. J’éprouvais leur puissance particulière sur moi — elle m’ôtait la possibilité de remuer bras et jambes. Mes cheveux se dressaient sur ma tête, j’avais la chair de poule comme il arrive quand on est saisi par le froid. Ma pensée travaillait activement, mais toujours le même sujet ; j’étais si impressionné par mes sensations, j’étais saisi d’une peur si effroyable, que je n’entendais même plus les grondements des canons de la batterie. Et je me souviens du plaisir que j’éprouvai quand un terrible craquement quelconque (probablement la mitraille qui éclatait tout près) me tira de cet étourdissement. Je me rappelai la batterie, les camarades, le service, et je regrettai que le moment ne fût pas encore venu d’aller remplacer un camarade. Avec le plus grand plaisir, j’eusse remplacé maintenant n’importe qui. Mais que penseraient les camarades ? Que leur dirais-je ? Je mourrais de honte s’il me fallait avouer que je m’étais enfui à cause des rats, que j’en avais peur.

Deux rats : la honte et la peur, commençaient aussi à gratter dans mon âme. Ils luttaient entre eux, l’un voulant vaincre l’autre.

La peur me soulevait, me chassait, la honte me retenait, me clouait au lit : ne bouge pas et dors… Mais impossible de dormir… Et les rats, pas ceux qui sont dans l’âme, mais les vrais rats, les rats vivants, rongent quelque chose et continuent leur bruit infernal.

Je rejetai la couverture, je bondis et m’enfuis sur la pointe des pieds. « Advienne que pourra, je ne puis plus rester dans le logement. »

Les obus, en éclatant, teintaient le ciel de lueurs rouges ; l’air était imprégné de poudre et de fumée, le sol humide était labouré par les obus ; des sifflements sinistres cinglaient l’oreille ; à chaque pas la mort menaçante.

Mais mon âme était légère comme si les dangers les plus terribles eussent maintenant été loin. Oui ! je sais qu’ici bas dans nos rapports envers les hommes, la cause principale, c’est qu’il n’y a pas d’amour : c’est pourquoi règne la peur, car dans l’amour, en effet, il n’y a pas la peur, je le sais ; je sens mon imperfection et je fais les plus grands efforts sur moi.