Esquisses littéraires - Henri Heine

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Esquisses littéraires - Henri Heine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 241-277).
ESQUISSES LITTERAIRES

HENRI HEINE

I.
ANNÉES DE JEUNESSE. — POÉSIES LYRIQUES.


I

J’ai rencontré naguère, dans le récit d’un voyageur anglais en Amérique, cette anecdote qui illustre d’une manière fort amusante les mœurs de la famille aux États-Unis. La scène se passe dans une ferme d’un état du Nord dont le nom échappe à mon souvenir. C’est un soir d’automne brumeux et froid ; le père de famille rentre de son travail des champs, et comme il ne trouve pas le feu assez ardent, il ordonne à un de ses fils d’aller lui chercher une bûche sous le hangar de la ferme. Le fils sort, mais la soirée se passe sans qu’il reparaisse, puis la journée du lendemain, puis une semaine, puis un mois, puis une année. Enfin, on arrive à ne plus compter le temps, et l’absent est oublié comme toute chose de ce monde s’oublie. Vingt-quatre automnes se succèdent ainsi, mais voilà qu’au vingt-cinquième, comme le père se chauffait encore près de son âtre, il voit entrer son fils perdu, portant sur son épaule une énorme bûche, qu’il dépose dans le foyer en lui disant : « Voilà la bûche que vous m’aviez ordonné d’aller chercher. — Cela est très bien, répond le père, mais il faut avouer que vous y avez mis le temps. »

Cette anecdote me revient obstinément au souvenir au moment d’écrire les pages qu’on va lire. Ces pages, je les avais promises à Heine lui-même quelques mois avant sa mort, arrivée en 1856 ; il y a donc vingt-sept ans, deux ans de plus que le jeune fermier américain n’en mit à porter sa bûche. Ce n’est pas que je n’aie pensé maintes fois à exécuter cette promesse, mais la mort de Heine m’ayant permis d’en différer l’exécution autant qu’il me conviendrait, et, d’autre part, l’occasion, cette déesse tyrannique des reviewers, ne cessant de me présenter des sujets qui ne souffraient pas de retard, il en résulta que, d’ajournement en ajournement, elle resta sans accomplissement et que je finis par l’oublier. Aujourd’hui, cependant, voilà que le souvenir m’en revient avec une vivacité qui ressemble à un remords et m’impose presque comme un devoir de lui donner une réalisation, et j’obéis à cet aiguillon d’autant plus docilement que je n’ai plus à craindre, de la part de Heine, la réponse du fermier américain à son fils. Je suis sûr, d’ailleurs, que lui-même, s’il pouvait me rendre visite à la façon du docteur Saül Ascher, qui lui apparut dans une des nuits de sa jeunesse pour lui prouver, selon toutes les règles de la logique kantienne, qu’il n’y a pas de spectres, ne me tiendrait en aucune façon rigueur de mon long retard. Il me semble que je l’entends répondre à mes excuses : « Trop tard, dites-vous ? — J’ignore désormais la signification de ce mot, et le temps, qui déjà n’existe pas dans le monde des vivans, sauf pour les philistins qui ont des billets à échéance, puisqu’il n’est qu’une catégorie de notre entendement, existe encore bien moins pour les morts. Pour eux, hier et demain n’ont plus aucune signification. Il y a vingt-sept ans, me dites-vous, que vous me fîtes cette promesse ? Ce n’est pas même une heure de cette île d’Avallon où j’habite pour l’éternité, et puis veuillez ne pas oublier, je vous prie, que les mots trop tard sont presque une inconvenance à mon égard, parce qu’il est toujours temps de parler des morts de ma qualité et de mon mérite. C’est affaire aux poétereaux de s’empresser à la vapeur des louanges, comme les morts, dans Homère, s’empressent autour de la brebis noire égorgée par Ulysse pour humer, avec le chaud brouillard du sang, un simulacre de grêle existence ; mais les poètes qui ont prononcé des paroles vivantes, l’anéantissement terrestre ne les atteint pas, et il est toujours l’heure de parler d’eux, car ils sont toujours présens dans le monde, privilège dont ils jouissent seuls parmi les morts illustres, condamnés pour la plupart à ne laisser qu’un peu de cendre et un souvenir qui va toujours s’affaiblissant, parce que leurs œuvres ne peuvent pas, comme les nôtres, porter témoignage de ce qu’ils furent et les garantir contre les oublis de la mémoire humaine. »

Je n’ai vu Henri Heine qu’une seule fois, le jour même où je lui fis cette promesse qui devait être si tardivement tenue, C’était à la fin de 1855, par conséquent quelques semaines seulement avant sa mort. Il avait lu de moi, dans la Revue, un essai sur l’Exil de la jeune Irlande, et quelques traits de cet essai lui ayant suggéré l’idée que j’avais le tour d’esprit voulu pour parler de lui, il m’écrivit le plus courtois des billets pour me convier à une entrevue à laquelle je me rendis, comme on peut croire, avec empressement. Je le trouvai seul, étendu dans son lit, à demi habillé, et tenant toute droite devant lui une longue main de papier dont il avait rempli la première page au crayon, d’une écriture singulièrement nette et ferme, où il eût été impossible de découvrir la moindre défaillance et le moindre tremblement de la main. Je mentionne ce détail parce qu’il se rapporte de la manière la plus directe à l’impression que j’emportai de ma visite. Tout, chez Heine, était à l’avenant de cette écriture : l’intelligence, la parole, le corps même. La maladie l’avait vaincu et terrassé, non enlaidi et sénilisé, et si les traces de cruelles souffrances n’étaient chez lui que trop visibles, il était impossible, en revanche, d’y surprendre une marque sérieuse de décrépitude. Il parla pendant deux heures avec la plus éloquente abondance, et, en l’écoutant, il me semblait lire comme le brouillon non corrigé de quelqu’une de ses étincelantes fantaisies. Seulement, comme cette cascade d’éloquence s’écoulait en s’accompagnant des âpres sons d’une prononciation germanique des plus accentuées, je ne pus m’empêcher de songer à ces grenouilles d’Aristophane qui encadrent leurs chants si divinement lyriques du Brekeke ! coax ! coax ! de leurs marécages stygiens. Cette prononciation si marquée, dont le long séjour de Paris n’avait pu le défaire, était la seule défectuosité que l’on remarquât dans Heine : encore cette défectuosité était-elle une grâce bizarre non sans rapport avec le tour particulier de son humour et la couleur ordinaire de ses pensées, car n’était-ce pas avec cet accent germanique qu’il avait naguère chanté les louanges des dieux grecs et annoncé à ses contemporains l’équivoque bonne nouvelle d’une religion du plaisir où l’âme se relèverait des tristesses et la chair des anathèmes dont le christianisme les avait accablées ?

Il me dit sur nombre de sujets une foule de choses intéressantes ou amusantes, et le souvenir de quelques-unes m’est encore très présent. Sur l’Allemagne, de laquelle il me parla longuement, je dois dire que cette prescience de poète divinateur des choses futures, dont il avait donné tant de fois des preuves si merveilleuses, s’est trouvée complètement en défaut. Aveuglé par le souvenir des temps où il avait vécu, il n’avait aucun soupçon que la transformation de l’Allemagne pût s’opérer par d’autres voies que révolutionnaires ou parlementaires. Or comme ces voies avaient échoué en 1849, il ne gardait plus aucune espérance, et l’avenir de l’Allemagne était mort pour lui avec le fiasco du parlement de Saint-Paul. Je hasardai timidement quelques objections dans le sens de certaines possibilités, qui ont été malheureusement plus tard des réalités, mais à chaque fois il secoua la tête et répondit : « Non, ils ont eu l’occasion de faire quelque chose, ils l’ont manquée, ils ne feront plus rien maintenant. » Quant à la Prusse, il admettait chez cette puissance la bonne volonté d’être malfaisante, mais il restait persuadé que cette bonne volonté n’aurait jamais assez d’audace et rencontrerait trop d’obstacles chez les peuples allemands pour qu’elle pût réaliser son rêve de suprématie. Ses prévisions avaient frappé plus juste lorsque autrefois, au lendemain de 1830, elles lui avaient fait annoncer le retour des Bonaparte sur le trône de France ; aussi le trouvai-je partisan de Napoléon III au point d’être quelque peu injuste envers son libéralisme passé et les régimes qu’il avait acceptés comme le représentant. Entre autres choses étranges, il se plaignit que le gouvernement de Louis-Philippe l’eût corrompu, parce que c’était, me dit-il, un gouvernement de gens d’esprit, et qu’étant lui-même un homme d’esprit au meilleur titre, il avait ressenti trop de vanité de l’honneur qui lui était fait dans les personnes de ses pairs devenus, par la grâce de juillet 1830, chefs de peuples et conducteurs de nations. Enfin, lorsqu’il fallut en arriver au sujet qui motivait plus particulièrement ma visite, il souleva de ses doigts, pour me mieux voir, ses paupières affaissées par la névrose et me dit, de sa voix la plus plaintive, qu’il avait bien besoin d’être soutenu, car il était, pour le moment, attaqué de la manière la plus indigne par des Allemands sans aveu, par des Polonais, par des femmes de mauvaise vie,.. et il citait des noms que je ne puis répéter. Tout ce que je puis dire, c’est que deux de ces femmes de mauvaise vie étaient, à divers titres, fort illustres, et que, parmi ces Polonais, il en est un qui est devenu, par la suite, un des amis dont nous avons le plus goûté l’instructive et originale conversation. Mais ses plaintes assaisonnées de sarcasmes contre ses ennemis avaient épuisé ses forces, et il retomba anéanti sur son lit : « Excusez la nature qui m’a mis en cet état, » me dit-il en me tendant la main et, sur cette parole, je pris congé.

Mais ce qui m’intéressait plus encore que les discours de Heine, c’était sa personne, car ses pensées m’étaient connues depuis longtemps, tandis que je voyais sa personne pour la première fois et que j’étais à peu près sûr que cette fois serait l’unique. Aussi, tandis qu’il parlait, le regardai-je encore plus que je ne l’écoutai. Une phrase des Reisebilder me resta presque constamment en mémoire pendant cette visite : « Les hommes malades sont véritablement toujours plus distingués que ceux en bonne santé. Car il n’y a que le malade qui soit un homme ; ses membres racontent une histoire de souffrance, ils en sont spiritualisés. » C’est à propos de l’air maladif des Italiens qu’il a écrit cette phrase, et elle s’appliquait exactement au spectacle qu’il offrait lui-même. Je ne sais jusqu’à quel point Heine avait été l’Apollon que Gautier nous a dit qu’il fut alors qu’il se proclamait hellénisant et qu’il poursuivait de ses sarcasmes les pâles sectateurs du nazarénisme : ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’en restait plus rien alors. Cela ne veut pas dire que la maladie l’avait enlaidi, car le visage était encore d’une singulière beauté ; seulement cette beauté était exquise plutôt que souveraine, délicate plutôt que noble, musicale en quelque sorte plutôt que plastique. La terrible névrose avait vengé le nazarénisme outragé en effaçant toute trace de l’hellénisant et en faisant reparaître seuls les traits de la race à laquelle il appartenait et où domina toujours le spiritualisme exclusif contre lequel son éloquente impiété s’était si souvent élevée. Et cet aspect physique était en parfait rapport avec le retour au judaïsme, dont les Aveux d’un poète avaient récemment entretenu le public. D’âme comme de corps, Heine n’était plus qu’un Juif, et, étendu sur son lit de souffrance, il me parut véritablement comme un arrière-cousin de ce Jésus si blasphémé naguère, mais dont il ne songeait plus à renier la parenté. Ce qui était plus remarquable encore que les traits chez Heine, c’étaient les mains, des mains transparentes, lumineuses, d’une élégance ultra-féminine, des mains tout grâce et tout esprit, visiblement faites pour être l’instrument du tact le plus subtil et pour apprécier voluptueusement les sinuosités onduleuses des belles réalités terrestres ; aussi m’expliquèrent-elles la préférence qu’il a souvent avouée pour la sculpture sur la peinture. C’étaient des mains d’une rareté si exceptionnelle qu’il n’y a de merveilles comparables que dans les contes de fées et qu’elles auraient mérité d’être citées comme le pied de Cendrillon, ou l’oreille qu’on peut supposer à cette princesse, d’une ouïe si fine qu’elle entendait l’herbe pousser. Enfin, un dernier caractère plus extraordinaire encore s’il est possible, c’était l’air de jeunesse dont ce moribond était comme enveloppé, malgré ses cinquante-six ans et les ravages de huit années de la plus cruelle maladie. C’est la première fois que j’ai ressenti fortement l’impression qu’une jeunesse impérissable est le privilège des natures dont la poésie est exclusivement l’essence. Depuis, le cours de la vie nous a permis de la vérifier plusieurs fois et nous ne l’avons jamais trouvée menteuse.

Je ne regrettai guère l’Apollon de Théophile Gautier, et, dois-je le dire ? je n’aurais pas voulu voir Heine autrement qu’il ne m’apparut alors. Ce mélange de moribond, de Juif et d’adolescent que j’avais sous les yeux me présentait une image bien autrement exacte du génie de Heine que n’aurait pu le faire la santé la plus florissante ou la plus classique beauté. Cette trinité navrante n’était-elle pas, en effet, comme la personnification agonisante de la poésie aux cruels contrastes qui est propre à Heine, de cette poésie à la fois juvénile et amère, naïve et savante en douleurs, ingénue et perverse, espiègle et martyrisée, toute brillante à la surface du frais éclat de la blanche beauté du Nord, mais intérieurement échauffée par l’ardeur d’une sève originairement puisée aux déserts brûlans de Palestine et de Syrie ?

Un critique anglais, qui est en même temps un poète de mérite, M. Stigand, a publié dans ces dernières années deux volumes considérables, dont la partie biographique est composée presque exclusivement d’extraits traduits du fantasque poète ; c’est qu’en effet le meilleur biographe de Heine est Heine lui-même. Il nous a raconté son enfance, notamment, de la manière la plus conforme à sa nature et à son génie, non par de secs récits autobiographiques, mais en en revivant par le souvenir les divers épisodes et en les faisant passer à l’état de poétiques réminiscences dans ses écrits, dont ils sont un des plus gracieux élémens. Cherchez ces anecdotes de l’enfance dans les Reisebilder, dans le Tambour Legrand, dans les Nuits florentines, dans maintes pages des Lieder, et elles vont se présenter à vous, animées comme elles le sont par cette seconde vie de la mémoire, avec je ne sais quel air de doux fantôme ; cette poésie de revenans, qui est particulière à Heine, n’a jamais créé plus séduisante série d’évocations. Les voyez-vous surgir une minute de la mer du passé, ces légions d’ombres vaporeuses, distinctes le temps d’un éclair, vivantes l’espace d’une phrase : la pieuse Ursule, qui le portait tout enfant dans ses bras, et le petit Wilhelm, son camarade, dont il causa la mort pour l’avoir excité à sauver des flots du Rhin un petit chat qui s’y noyait, et la petite Véronique, sa première velléité d’amour enfantine, Béatrice assortie à merveille à ce Dante jouet des lutins, à demi rêve, à demi vague souvenir, et la belle Johanna d’Andernach, si gravement enjouée, dont les mains blanches comme des hosties présageaient la fin précoce ? À ces scènes aimables d’autres plus imposantes succèdent : l’entrée des Français à Dusseldorf, l’abdication de l’électeur, l’apparition fulgurante de l’empereur : aimables ou imposantes, comme le même âge en a été témoin, la même grâce enfantine a touché toutes ces scènes. Par exemple, pour peu que vous ayez passé le méridien de la vie, vous avez entendu bien des récits des privations que durent souffrir les contemporains du blocus continental, jamais probablement avec la gentillesse mélancolique de ce lied où Heine rappelle ses jeux avec sa sœur Lötchen, et comment les deux enfans s’amusaient à une répétition des discours chagrins des grandes personnes de leur connaissance : « Nous nous plaignions, combien tout allait mieux de notre temps ! L’amour, la loyauté, la foi, comme tout cela a disparu de la terre. Et que le café est cher ! et que l’argent est rare ! » Oui, cette grâce enfantine, elle a touché jusqu’à ces réminiscences cruelles des scènes de la terreur, qu’il ramène dans tous ses récits, à tout propos et hors de propos, comme poussé par une sorte de monomanie sinistre, et qui sous sa plume donnent l’impression de la guillotine installée au sein d’un bosquet de myrtes, ou des enfans de Rubens entourant le bourreau des mêmes guirlandes de roses dont ils enveloppent le dieu de la guerre dans les tableaux où sont représentés les Adieux de Vénus et de Mars. L’enfance est une saison importante pour tout homme ; Heine nous a fait comprendre, comme aucun biographe n’aurait pu le faire, à quel point elle fut pour lui décisive. C’est dans ces premières impressions, et pas ailleurs, qu’il faut chercher le secret de ses sympathies et de ses opinions. Ce monarchisme bonapartiste persistant à travers tous les régimes et ce libéralisme cosmopolite qui le distinguent ont leur origine dans les leçons d’histoire moderne que son ami le tambour Legrand lui avait tambourinées sur sa caisse ; cette intelligence vraie du christianisme qu’il eut toujours, même dans les pires momens de sa future aversion, et cette préférence qu’il avouait pour la poésie qui en était issue ont leur origine dans cette éducation sous le bon recteur catholique Schalmayer, dans ce cloître des franciscains de Dusseldorf, où l’image du Christ le regardait avec des yeux si douloureux. L’enfance est pour une large moitié dans les élémens nourriciers où le génie de Heine puisa sa sève poétique, les années de la tout à fait première jeunesse firent le reste. La forme définitive du génie de Heine fut arrêtée de très bonne heure ; ce qu’il y a chez lui de tout à fait essentiel et original appartient à cette première période et, passé la vingt-cinquième année, la vie n’y ajoutera plus que peu de chose, si peu de chose qu’il n’aurait probablement jamais plus renouvelé ses sources d’inspiration si, dans ses dernières années, les cruautés de la maladie et l’approche de la mort n’étaient venues en faire jaillir une plus profonde et d’un goût plus amer que les premières[1].

Il n’y a pas de vie contemporaine d’où la leçon de morale se dégage plus directement et plus nettement que de celle de Heine. D’ordinaire, on est heureux de pouvoir rejeter sur le compte de la fatalité les accidens qui se rencontrent dans les existences des hommes célèbres, mais ici cette joie nous est absolument refusée. Aucune fatalité ne pesa jamais sur Heine, sauf celles qu’il créa lui-même. Toutes les circonstances premières et, par conséquent, fondamentales de sa vie sont à l’avenant de cette enfance dont nous venons de parler et qui s’écoula heureuse au sein d’une médiocrité aisée. Sauf l’excentricité de situation qui résultait d’une naissance juive en pays allemand, je ne vois rien dont il ait eu le droit d’accuser le sort ; encore faut-il dire que cette circonstance n’eut pas pour lui la gravité qu’elle a pu avoir pour d’autres. L’inconvénient le plus sérieux d’une telle naissance est le respect même que l’individu est obligé de lui porter, car, plus ce respect est profond et plus il en résulte un antagonisme marqué avec les citoyens d’autre race et d’autre religion : or cet inconvénient n’exista pas pour Heine, qui fit toujours bon marché de son origine et n’accepta jamais aucun des liens moraux qui peuvent retenir Israël dans l’orgueil de l’isolement. D’ailleurs, il y a Juifs et Juifs, et il était, lui, d’excellente extraction hébraïque. Sa famille, du côté de sa mère, était apparentée quasi aristocratiquement, et son père, quoique peu fortuné, était le frère du riche banquier Salomon Heine, de Hambourg. En aucun temps il n’eut à se plaindre des siens, et le seul reproche qu’il ait pu leur adresser, c’est d’avoir mis quelque lenteur à saluer ses premières œuvres. S’ils eurent quelques doutes sur sa vocation (et, en réalité, il y eut chez eux beaucoup moins manque de foi que craintes légitimes pour son avenir), ils ne firent rien pour la contrarier et lui épargnèrent ainsi la plus grande douleur que l’homme de génie puisse recevoir des siens : celle de ne pouvoir s’en faire reconnaître. Vers sa seizième année, on le plaça à Hambourg, dans une maison de banque, mais lorsqu’il fut bien évident pour tous qu’il ne mordrait jamais aux affaires commerciales, on le releva de ce noviciat impatiemment supporté et on le laissa libre de poursuivre une carrière qui serait plus assortie à ses goûts. Cette inappétence commerciale, qui ne manque presque jamais d’attirer sur les génies littéraires en espérance les dédains des gens positifs qui les entourent, ne lui nuisit en rien, pas même auprès de son oncle, en qui il trouva le plus généreux des protecteurs. On ne peut rencontrer le nom de Salomon Heine sans dire l’estime sérieuse qu’inspire la conduite, aussi noble que sensée, que la correspondance de ce neveu nous a révélée dans tous ses détails. Quoique sa munificence ne se soit probablement jamais étendue à d’autres qu’à son neveu, le banquier de Hambourg mérite vraiment de passer à la postérité comme protecteur des belles-lettres, car on lui doit en toute réalité le Henri Heine que nous connaissons. J’accorde que le génie de Heine se serait développé quand même, mais dans des conditions singulièrement plus difficiles, et pour les esprits d’une trempe aussi délicate que celui de Heine, les conditions de vie trop difficiles ont rarement de bons résultats. Salomon Heine n’était pas un lettré, et il parait bien que son neveu était déjà célèbre dans toute l’Allemagne qu’il éprouvait encore le besoin d’interroger confidentiellement sur la valeur du poète les aristarques de sa connaissance. Henri Heine n’en obtint pas moins de cet oncle prosaïque les services qu’il aurait peut-être en vain demandés à des oncles plus sensibles aux choses littéraires. Ce qu’il y a de certain, c’est que, sans l’argent du banquier de Hambourg, il n’y avait de possible pour Heine ni voyage en Angleterre, ni voyage en Italie, ni saisons annuelles de bains de mer, et que, par conséquent, nous aurions été privés de l’adorable livre des Reisebilder. Cet homme de chiffres aimait sincèrement son neveu le rêveur, et la meilleure preuve de son affection, c’est moins encore peut-être de l’avoir assisté de son argent que de ne lui avoir jamais tenu rigueur de ses procédés souvent plus que lestes à son égard, des carottes (le mot est de Heine même) qu’il lui tirait sans trop de scrupules et des remontrances qu’il ne lui ménageait pas lorsqu’il trouvait que ses dons étaient inférieurs à l’honneur qu’il faisait au nom qui leur était commun. C’est en grande partie à l’aide de cet oncle providentiel que Heine put entreprendre et mener à fin, entre les années 1819-1825, l’étude du droit d’abord à Bonn, puis à Goettingue et à Berlin, et c’est aussi à lui en grande partie qu’il dut plus tard de pouvoir se tenir debout au milieu des déboires où ses imprudences de conduite et ses ardeurs d’opinions l’avaient jeté.

Si le commerce lui répugnait, le droit ne lui agréait pas beaucoup plus et, dans le secret de ses pensées, n’était guère qu’un prétexte. A Bonn, où il se rendit d’abord, sa principale occupation fut de suivre le cours de littérature de Guillaume-Auguste Schlegel, pour lequel il avait alors une admiration dont il se corrigea fort par la suite, et d’étudier le poème des Nibelungen et autres monumens de la vieille littérature allemande, sous la direction de l’érudit Hundeshagen. Comme, à la fin de cette première année universitaire, cet accroissement d’érudition poétique était le plus clair de ses labeurs, sa famille se décida à l’envoyer à Goettingue, université célèbre au dernier siècle, mais alors tombée dans la sénilité, au moins pour tout ce qui regardait l’enseignement littéraire et philosophique. Il était à espérer que si, dans ce nouveau séjour, le fantôme de la littérature continuait à le hanter, ce serait avec un visage si pédantesquement vieilli et si ridiculement suranné que l’image de la jurisprudence lui en apparaîtrait, en comparaison, rayonnante de grâce et de jeunesse. Le calcul était bon, car il réussit, et nous voyons, par le témoignage de sa Correspondance même, qu’à Goettingue Heine eut assez de courage pour se sevrer résolument de toute littérature et pour piocher son droit avec une assiduité méritoire. Toutefois il s’ennuyait mortellement dans cette ville ; une querelle avec un frère de la Burschenschaft vint heureusement le tirer de peine. Des cartels furent échangés et un duel arrêté ; mais la chose vint aux oreilles des autorités universitaires qui, en vertu des us et coutumes de la Georgia Augusta, condamnèrent Heine à un exil de six mois. Il accueillit joyeusement cette sentence et alla passer à Berlin le temps trop court, à son gré, de cette proscription bénie.

Il y trouva que sa réputation l’avait précédé, car à toutes les circonstances favorables de ses commencemens, il faut ajouter ce bonheur qu’il n’a pas connu les lenteurs de la célébrité et les retards de la justice. Cette carrière littéraire que tant d’autres grands talens ont à courir à travers fondrières et abîmes, il y entra comme en plaine et toucha le but dès l’entrée. A la vérité, il fit par la suite de cette carrière un steeple-chase enragé, où il lui fallut franchir toute sorte d’obstacles et de barrières, mais les obstacles et les barrières furent de son fait, et c’est lui-même qui les disposa sur son parcours. Ce n’est pas assez de dire que Heine fut célèbre dès le premier jour ; pour être tout à fait exact, il faudrait dire qu’il a été célèbre dès la veille du premier jour. En 1816, c’est-à-dire à une époque où il était encore écolier, il avait obtenu son premier succès avec l’admirable petite pièce : les Deux Grenadiers, écrite dans le sentiment même de Béranger et de Charlet, ce qui prouve, par parenthèse, à quel point les sympathies de Heine pour la France avaient des racines profondes, puisqu’elles ont été capables de lui faire trouver naïvement la forme et le ton mêmes qui ont fait considérer les deux hommes ci-dessus nommés comme les interprètes les plus fidèles du patriotisme populaire français. Dans les années qui suivirent, plusieurs petits poèmes, entre autres cette vision lugubre et trop prophétique hélas ! de la jeune fille qu’il rencontre filant son linceul, puis taillant le bois de sa bière, puis creusant sa fosse, furent publiés par divers journaux ou recueils littéraires, si bien que, lorsqu’il arriva à Berlin avec le manuscrit de ses Jeunes Souffrances et de ses tragédies en poche, il était déjà pour le public lettré de Berlin une vieille connaissance. Aussi le monde ne lui fut-il pas plus rebelle que le succès. Parmi les centres mondains de Berlin, à cette époque, le premier en attrait pour un poète ou un artiste était le salon des Varnhagen von Ense, où toutes les notabilités européennes de passage dans la capitale de la Prusse durant les années de la restauration tenaient à honneur d’être reçues. Rahel le présidait, cette Rahel si célèbre pour cet enthousiasme de pythonisse dont elle avait le don d’étendre la contagion à tous ceux qui l’approchaient, et cette éloquence hasardeuse, téméraire, insoucieuse du vertige qui l’emportait vers toute cime et la suspendait sur le flanc de tout abîme philosophique ou religieux. Cette éloquence dont tous les échos de l’Europe lettrée ont autrefois retenti[2] parait aujourd’hui prétentieuse et froide à nos jeunes beaux esprits lorsqu’ils lisent ce qui nous en a été transmis ; mais c’est peut-être juger faussement des personnes de telle nature que de les juger sur ce qui en reste, car les mêmes paroles qui paraissent aujourd’hui froides ou prétentieuses étaient certainement tout autres lorsqu’elles s’échappaient d’une poitrine haletante d’enthousiasme et empruntaient leur lumière à un regard inspiré. Les portes de ce sanctuaire s’ouvrirent toutes grandes pour Heine, et il y eut dès le premier jour sa place auprès du trépied même de la pythie. Il y fît connaissance avec les principaux coryphées de l’école romantique, à laquelle il appartenait alors, à laquelle, de son propre aveu, il n’a jamais cessé d’appartenir, en dépit de ses incartades novatrices, entre autres avec Chamisso, l’auteur de Pierre Schlemil, et Lamotte-Fouqué, l’auteur d’Ondine, tous deux Français d’origine et dont l’imagination a conservé comme par atavisme quelques-unes des meilleures qualités de l’esprit français. Lamotte-Fouqué, en particulier, semble avoir eu pour lui beaucoup de goût et avoir conçu un instant l’espoir de le conquérir exclusivement à l’école romantique et à la poésie pseudo-chevaleresque qu’il travaillait à mettre en vogue. On en a la preuve par une très belle pièce de vers qu’il adressa à Henri Heine après la lecture de ses premières poésies, pièce qui ne nous semble pas avoir été jamais bien comprise et nous paraît un véritable document biographique. Il s’y manifeste un intérêt de nature très particulière pour l’avenir du jeune poète et il s’y rencontre pour la conduite de la vie sociale certains bons conseils dont Heine se serait peut-être bien trouvé de profiter ; celui-ci, par exemple : « Ne joue pas avec les serpens, l’enlacement des serpens est si fort ! Celui qui, jusqu’à la tombe, joue avec les serpens, jusque dans la tombe les serpens rampent après lui ; et quand son cœur veut monter vers le ciel, alors ils l’enserrent de leurs anneaux et le retiennent dans la poudre. » Quand on connaît la carrière de Heine, les strophes de Lamotte-Fouqué ont réellement quelque chose de prophétique. Toute sa vie il marcha escorté de plus de serpens que le légendaire joueur de flûte de Hameln n’entraîna jamais de rats à sa suite. Il est vrai qu’il était armé pour leur résister, car il pouvait, à l’instar des sorciers finnois et slaves, se transformer lui-même en serpent, lorsque la volonté lui en prenait ou que la nécessité l’y obligeait, et il était alors un python de la grande espèce, devant lequel toutes ces tribus, d’ophidiens subalternes fuyaient bien vite, mais non cependant sans lui avoir fait plus d’une morsure cruelle ou salissante. Les ophidiens n’en eurent pas moins leur revanche, et il vint un jour où le pauvre python paralysé fut impuissant à s’en défendre ; alors il les entendit lâchement se trémousser d’aise de sa faiblesse, et, supplice horrible entre tous, il les entendit siffler les repentirs de son cœur et l’accuser d’avoir apostasié la cause sacrée des serpens. Oui, « jusque dans la tombe, les serpens rampèrent après lui. »

La dernière strophe de cette pièce de Lamotte-Fouqué à Heine est tout à fait à remarquer : « Oh ! garde, garde précieusement ton cœur ! ce cœur que Dieu aime sans mesure, et auquel il murmure doucement : Je te réconcilierai ! Le serpent, c’est le larron ancien, mais ton Dieu, c’est le roi éternel. » J’ai dit que sa naissance juive était la seule circonstance défavorable que Heine ait rencontrée à ses débuts. Par ce qui se passe encore aujourd’hui en Allemagne on peut juger de l’état de l’opinion à l’égard des juifs en cette lointaine année 1823, où le latitudinarisme social ne s’était pas développé comme il l’a fait de nos jours. En bas, l’aversion populaire était encore dans toute sa force ; n’était-ce pas de la veille que la canaille de Francfort s’était ruée sur les maisons des juifs à ce cri de Hep ! hep ! dont George Eliot s’est souvenu pour en faire le titre d’une de ses apologies d’Israël ? Quant aux sentimens qui régnaient en plus haut lieu, une lettre de Heine, écrite de Lunebourg, où sa famille s’était retirée, nous le dit de la manière la plus piquante : « Je vis ici tout à fait seul, je ne vois absolument personne, parce que mes parens se sont retirés de toute société. Les juifs sont ici, comme partout, d’insupportables et sales brocanteurs ; les chrétiens de la classe moyenne des gens peu récréatifs, avec un rare méchant vouloir pour les juifs ; la classe supérieure de même, à un degré plus rare encore. Notre petit chien dans la rue est flairé et maltraité d’une façon toute particulière par les chiens chrétiens, qui ont évidemment horreur des chiens juifs. Ainsi je n’ai fait connaissance encore qu’avec les arbres, qui se montrent de nouveau dans leur parure verte, et me rappellent les jours d’autrefois, et murmurent à mon souvenir de vieux chants oubliés et me disposent à la tristesse. » Dans sa jolie ballade de Dona Clara, transformation poétique d’une aventure qui lui était arrivée à peu près à cette époque, il a mis en relief de la manière la plus mordante la répugnance de l’aristocratie pour les juifs. Dona Clara, la fille de l’alcade, dans les veines de laquelle coule un sang bleu où n’est jamais entré une goutte de sang maure ou juif, se promène dans le jardin de son père rêvant à un certain chevalier inconnu dont l’image ne peut sortir de sa pensée, et voilà qu’à ce moment même le chevalier se présente devant elle ; il est arrivé tout juste à point pour profiter des dispositions amoureuses de la belle. Cependant l’heure arrive de se séparer : « Il faut auparavant que tu me dises ton nom chéri que tu m’as caché jusqu’ici. — Moi, votre amant, señora, je suis le fils du docte et glorieux don Isaac-Ben-Israël, grand rabbin de la synagogue de Saragosse[3]. » La pièce se termine sur cette déclaration de son état civil par le chevalier, car, ainsi que vous le comprenez bien, il ne se peut de plus tragique dénoûment et le silence seul sied après une révélation si bien faite pour plonger celle qui la reçoit dans la plus humiliante confusion. Que d’autres indices de la défaveur dont le cant social frappait alors la race juive nous pourrions glaner encore dans les premiers écrits de Heine ! À la vérité, cette naissance juive n’était pas un obstacle pour une carrière de poète et d’artiste, mais elle en était un des plus sérieux pour une carrière diplomatique ou administrative, et c’était à une telle carrière que Heine pensait alors ; il le sentait si bien qu’on le voit dans les années de 1819 à 1823, former tristement divers projets d’exil, rêver un professorat en Pologne, un établissement à Paris, etc. Pour être sérieux toutefois, l’obstacle n’était pas insurmontable, surtout pour un jeune homme de grands talens comme Heine ; mais il y fallait une condition de délicate nature, c’est-à-dire une conversion au christianisme. Il est évident que la dernière strophe de la pièce de Fouqué fait très directement allusion à ce projet de conversion, et que la pièce entière, bien lue, n’est qu’un encouragement et un avis amical sur la conduite à tenir pour que le projet réussisse. « Quittez le ton agressif, évitez les scandales de pensée, veillez sur vos mœurs, approchez-vous de nous, et tout ira bien. » Tel est en prose vulgaire le résumé des conseils de Lamotte-Fouqué qui, affilié comme il l’était aux diverses coteries berlinoises, parlait sans doute mieux qu’en son nom et était l’écho de maint salon influent. Selon toutes probabilités, les désirs de Heine pouvaient donc aboutir ; seulement, il y fallait une prudence qui n’était pas dans son caractère. La conversion projetée s’accomplit, mais les résultats qu’il en espérait ne se réalisèrent jamais, dénoûment qui ne peut surprendre si l’on songe qu’au lendemain même de cette conversion, Heine attaquait impitoyablement l’église même dans laquelle il était entré, se déchaînait contre la noblesse avec une verve effrénée, exprimait ouvertement ses répugnances pour les bourgeois et se mettait ainsi aux trousses une des meutes les plus formidables et les plus variées qui aient jamais jappé aux talons d’un poète.

Pour accomplir ce saut sans péril et sans gloire de la conversion, Heine n’était pas embarrassé par ses scrupules religieux ; toutefois ces facilités mêmes n’étaient pas sans amertume. Il n’y a pas au monde de situation plus pénible, plus fertile en épines que celle d’un homme que son développement moral a séparé de la caste à laquelle il appartient, par exemple la situation d’un aristocrate qui a été gagné aux idées libérales, ou celle d’un plébéien qui a été amené à reconnaître le sens éternel des grandes institutions sociales, et ne peut plus partager les préjugés vulgaires ou les basses ambitions de ses frères et cousins. Cette situation était celle de Heine, avec cette circonstance aggravante que le désaccord entre lui et ses coreligionnaires ne tenait en rien aux affaires du temps, mais était de nature tellement fondamentale qu’il se serait produit à quelque époque que Heine eût vécu. Oui, à toute date de l’histoire d’Israël, Heine aurait appartenu à cette fraction des juifs expansifs qui, se sentant étouffer dans l’isolement de leur race, protestèrent contre le resserrement fanatique. Supposez-le vivant à n’importe quelle période de l’ancienne loi, et voyez comme son rôle sera facile à marquer, le tour d’esprit que nous lui connaissons étant donné. Sous Salomon, il aurait applaudi au latitudinarisme habile du magicien couronné qui, par la vertu de la sagesse, faisait circuler dans l’air sec de Judée les brises rafraîchissantes de la mer de Tyr et les parfums vivifians des oasis d’Arabie et d’Égypte. Plus tard, il aurait applaudi aux innovations orientales de l’impie Achab ; il eût été du parti de Jézabel contre Jéhu. Pendant la captivité de Babylone, il aurait pris, j’imagine, aisément son parti de l’exil et aurait mis son temps à profit pour explorer les doctrines chaldéennes ; comme un autre Daniel, il se serait glissé dans l’intimité des prêtres de Baal et il en aurait épié les fraudes pieuses. À l’aurore de la nouvelle loi, il aurait été positivement du parti de Jésus, et il en aurait été naturellement, sans efforts, sans qu’il fût besoin du miracle du chemin de Damas, tout simplement par l’effet de ce besoin d’expansion qui aurait trouvé dans la doctrine nouvelle une entière satisfaction. À moins pourtant que ce même sentiment ne l’eût poussé vers l’extrême opposé et ne l’eût rendu partisan de la dynastie des Hérodes et de l’influence des Romains ; mais en aucun cas on ne l’imagine parmi aucune des écoles qui s’efforçaient de maintenir la foi juive intacte, et il est possible, comme il s’en est vanté dans Atta Troll, que le meurtre de Jean-Baptiste n’eût fait dans son esprit qu’un tort médiocre à la belle Hérodiade. Dans les temps modernes, il eût été aristotélicien au moyen âge, platonisant sous la renaissance, cartésien-spinoziste au XVIIe siècle, voltairien au XVIIIe ; quant aux doctrines propres du judaïsme, il est permis de croire qu’il eût, à n’importe laquelle de ces époques, professé pour elles, plus ou moins tacitement, le petit respect qu’il leur a montré dans cette pièce célèbre et impie où il présente un savant rabbin et un profond théologien catholique disputant devant la reine de Castille, qui ferme la controverse en concluant que les deux adversaires ont au moins ce point en commun qu’ils sentent également mauvais. Ni philosophiquement ni socialement, Heine ne s’entendait avec ses coreligionnaires, je ne dis pas avec la masse, mais avec l’élite. À cette époque, une certaine fermentation produite par les événemens contemporains et surtout par les doctrines philosophiques de Kant et de Hegel régnait parmi les juifs d’Allemagne. Des diverses entreprises auxquelles cette fermentation donna naissance, la plus célèbre fut celle dont Heine a raconté lui-même les vicissitudes dans la charmante esquisse qu’il écrivit en 1844 en souvenir de son camarade d’université Louis Marcus. C’était une société formée à Berlin par la fleur de la jeunesse juive, composée des amis mêmes de Heine et présidée par cet Édouard Gans, dont il a toujours parlé avec une admiration entière et une estime mitigée. Cette société, qui avait pris pour nom Comité pour la culture et la science juives et qui s’était créé un organe intitulé Revue scientifique du judaïsme, poursuivait un double but : maintenir le judaïsme intact et le montrer en même temps en accord avec la science et la philosophie modernes. Sollicité par ses amis d’aider à l’exécution de cette entreprise, qu’il comparait à la tentative honorable, mais inutile, de Philon pour mettre la foi mosaïque en accord avec la philosophie grecque, Heine n’y voulut jamais consentir expressément et promit seulement une libre collaboration à la Revue du judaïsme, promesse qu’il ne tint, du reste, jamais, trouvant que ses érudits coreligionnaires écrivaient en trop mauvais style et le leur disant sans la moindre réticence. « J’ai étudié toute sorte d’allemands, écrit-il en juin 1323 à Léopold Zunz, l’allemand de Saxe, de Souabe, de Franconie, mais c’est l’allemand de notre Revue qui me donne le plus de peine. » Soutenir le judaïsme lui paraissait aussi indigne d’un philosophe que soutenir toute autre religion révélée, et, quant à la tentative de le mettre d’accord avec l’esprit des temps nouveaux, il estimait que c’était preuve de faiblesse et non de force, de tiédeur et non de zèle. Mais laissons-le nous exprimer lui-même ses sentimens sur ce grave et délicat sujet :


Nous n’avons plus la force de porter une barbe, de jeûner, de haïr et de souffrir par haine : voilà le motif de notre réforme actuelle. Les uns, qui cherchent au théâtre leur culture et leurs lumières, veulent donner au judaïsme de nouvelles décorations et coulisses, et le souffleur doit porter, au lieu de barbe, un petit rabat blanc ; ils voudraient verser la grande mer dans un petit bassin de papier mâché et faire endosser à l’Hercule de Wilhelmshohe à Cassel la jaquette brune du petit Marcus. D’autres veulent un petit christianisme évangélique sous signature juive ; ils se font un manteau avec la laine de l’agneau de Dieu, un pourpoint des plumes de la colombe du Saint-Esprit et des caleçons d’amour chrétien, et ils font faillite, et leur postérité signera : Dieu, Christ et Cie. Fort heureusement, cette maison ne tiendra pas longtemps, ses traites sur la philosophie reviendront protestées, et elle fera banqueroute en Europe, lors même que les succursales, fondées par des missionnaires en Afrique et en Asie, subsisteraient quelques siècles de plus… Pardonne-moi cette amertume. Moi non plus, je n’ai pas la force de porter ma barbe, de laisser crier après moi au juif et de jeûner, etc. Je n’ai pas même la force de manger de bon appétit du mazzes (pain azyme). C’est que je demeure maintenant chez un juif (vis-à-vis de Moser et de Gans), et l’on me donne des mazzes au lieu de pain et je m’ébrèche les dents. (Berlin, 1er avril 1823 ; lettre au docteur Wohlwill.)


Incontestablement un tel langage n’était pas pour lui gagner le cœur des fidèles de la synagogue et lui créer une réputation d’homme à bons principes. Cependant il se trouve que, sur ce sujet des réformes du judaïsme, Heine a été bon prophète. De toutes les tentatives de cette époque il n’est rien resté. La Revue scientifique du judaïsme, dont le mauvais style irritait le poète, expirait, à son troisième numéro, et le Comité pour la culture et la science juives rendait l’âme en 1825 par la conversion au protestantisme de ses membres les plus influens, Édouard Gans en tête. Au fond, Heine avait très bien jugé que toutes ces tentatives étaient superficielles et n’atteignaient pas le cœur d’Israël, qui était à des biens plus solides, et ce mélange de religiosité et d’esprit commercial, de philosophisme et de brocantage lui donnait dans ses jours sombres des nausées de mépris et, dans ses jours de gaité, lui inspirait des fantaisies satiriques dans le genre de celle que voici :


Lorsqu’un jour Ganstown[4] sera bâtie, quand une génération plus heureuse, sur les bords du Mississipi, bénira les palmes en grignotant du pain azyme et que fleurira une littérature néo-juive, alors nos expressions mercantiles et boursicotières d’aujourd’hui appartiendront à la langue poétique, et un poétique arrière-neveu du petit Marcus en manteau et en phylactère, chantera devant toute la congrégation de Ganstown : « Ils étaient assis près des rives de la Sprée, et ils comptaient des bons du trésor. Alors vinrent leurs ennemis, qui dirent : « Donnez-nous du papier sur Londres, le cours est en hausse. » (Lunebourg, mai 1823.)


Dans toutes les facéties de Heine sur les juifs il y a beaucoup d’esprit, et du plus fantasque, mais peu de cette retenue que la communauté d’origine doit nous inspirer envers ceux qui sont de notre sang, même quand nous ne les estimons pas. Un chrétien endurci aurait pu les signer, et le Bratiano du Marchand de Venise de Shakspeare les avouer pour siennes. Ce qui est certain aussi, c’est qu’elles manquaient de prudence et que Heine dut en porter la peine. Le prédicateur Friedlender ne pouvait pas être flatté d’apprendre qu’il n’était pour Heine qu’un opérateur de cors aux pieds, et les philistins du Steinweg de Hambourg ne se sentaient pas en humeur de sympathie pour le poète lorsqu’ils savaient qu’il les considérait comme une clique et un peuple de sales brocanteurs. Ils se vengeaient donc de lui, non par de fines railleries ou d’élégantes épigrammes, mais comme la plèbe de toute conditions sait se venger, par des commérages vénéneux et des piqûres charbonneuses. Ils empoisonnèrent ses potages à la tortue, remplirent de mouches son vin du Rhin et lui firent connaître à la sourdine quelques-unes des plaies d’Égypte les plus insupportables. Les petits mordent, dit une légende de Gavarni, et ils mordirent si bien que nous voyons Heine, dans les trois quarts de ses lettres de jeunesse, s’emporter contre les bavardages d’un tel et les calomnies d’un tel autre avec une violence de langage insoucieuse du choix des épithètes. Mais que peuvent les épithètes les plus cruelles contre des adversaires qui se dérobent par leur ténacité ou leur obscurité ? L’inconvénient de la célébrité est de réaliser dans ces sortes de combats la fable du Lion et le Moucheron, et Heine fit cette désagréable expérience. Ses coreligionnaires finirent par lui rendre le séjour de Hambourg tellement intolérable qu’il songea un instant à quitter l’Allemagne pour leur échapper, et voilà, sinon la plus décisive et la principale, au moins la première en date des raisons assez diverses qui le poussèrent quelques années plus tard à venir planter sa tente en France.

Il ne faudrait cependant pas conclure trop expressément de tout cela que Heine fût mauvais Israélite. « Tu me parles peu de la société, écrit-il de Lunebourg à son ami Moser au commencement de 1824. Penses-tu par hasard que la cause de nos frères ne me tienne plus à cœur ? Tu te trompes alors énormément. Que ma droite se dessèche si je t’oublie jamais, Iérouschalaym ! Ce sont à peu près les paroles du Psalmiste, et ce sont toujours les miennes. » Ces déclarations étaient sincères. Si Heine ne prenait ni part ni intérêt à ces tentatives philosophiques et religieuses de réforme du mosaïsme, il n’en était pas de même de tout ce qui pouvait aider au relèvement politique d’Israël. En toute occasion, nous le voyons plaider la cause de l’émancipation avec une ardeur éloquente. Dans les années de 1823 à 1825, nous le trouvons plongé dans la lecture assidue des écrivains qui ont traité de l’histoire des juifs au moyen âge, et particulièrement de Basnage. C’est qu’il y cherchait les matériaux d’un monument littéraire qu’il s’occupait d’élever à la glorification des martyrs de la foi mosaïque. Walter Scott, dont Heine a si bien défini le génie en disant que c’était un millionnaire qui avait sa fortune en gros sous, était alors en possession de cette vogue universelle qui en faisait un favori de tous les peuples, et notre poète, s’autorisant des modèles d’Ivanhoë et de Quentin Durward, écrivit le Rabbin de Bacharach, roman historique consacré à la peinture de la vie juive aux derniers temps du moyen âge. L’histoire de cet ouvrage est curieuse et nous donne bien la note exacte des sentimens de Heine à l’égard de sa race. Le manuscrit en était entièrement terminé, lorsqu’il fut détruit par un incendie dans la maison paternelle. Cependant Heine n’essaya jamais de réparer cet accident, négligence singulière qu’expliquent seuls un amour modéré pour l’œuvre ainsi détruite et un zèle tiède pour la cause qu’il y défendait, car il est permis de croire que le manuscrit aurait été aisément reconstitué si la perte lui en avait un peu plus tenu à cœur. Les trois premiers chapitres, dont il avait tiré une copie nous ont seuls été conservés, encore ne nous sont-ils parvenus que parce que le poète, toujours à court de matière imprimable, se décida, quinze ans plus tard, en 1840, à s’en servir pour compléter un des volumes qu’il livrait à son éditeur Campe, de Hambourg. Ils sont charmans et dans le plus pur sentiment de Heine, ces trois chapitres, où l’horreur tragique, dans ce qu’elle a de plus noir, avoisine si étroitement la verve comique dans ce qu’elle a de plus bouffon, et ils nous suffisent pour deviner avec certitude l’esprit dans lequel le livre entier était conçu. Il y règne cette même haine du fanatisme religieux qui éclate dans sa tragédie d’Almanzor, publiée à la même époque. Ce que Heine aime chez les juifs du moyen âge, ce n’est pas la race elle-même, qu’il nous montre, par mainte silhouette comique, avilissante et corruptible à l’égal des autres enfans des hommes, ce sont les victimes de la persécution. Heureuse, la race lui paraîtra peut-être moins digne d’intérêt, et, sans le martyre, la fidélité avec laquelle elle a gardé sa foi lui semblerait probablement ne mériter d’autre nom que celui d’entêtement et justifier le dédain ironique que les attachemens surannés inspirent au vulgaire. C’est dans un sentiment général et philosophique d’humanité et non dans un sentiment particulier et religieux de consanguinité qu’il faut chercher la sympathie propre à Heine pour le peuple dont il était issu.

Mais, dans ce sentiment général, bien des nuances de tendresse, de piété et de respect peuvent encore trouver place, et nous surprenons chez Heine nombre de ces nuances ; nous n’en voulons pour preuves que la tristesse de mécontentement et la petite estime de lui-même que lui inspira cette conversion au protestantisme qu’il exécuta en 1825 quelque temps après qu’il eut reçu son titre de docteur en droit. Ses paroles sur ce point sont trop significatives et lui font, à notre avis, trop d’honneur pour ne pas être citées :

Je ne sais que penser : Cohn m’assure que Gans prêche le christianisme et cherche à convertir les enfans d’Israël. Si c’est par conviction, Gans est un sot ; si c’est par hypocrisie, un gredin. Je ne cesserai pas, c’est vrai, de l’aimer ; j’avoue pourtant qu’il m’aurait été plus agréable d’apprendre qu’il avait volé des cuillers d’argent. Que toi, cher Moser, tu penses comme Gans, je ne puis le croire, bien que Cohn l’affirme et prétende le tenir de toi-même. Il me serait très pénible que mon propre baptême pût t’apparaître sous un jour favorable. Je t’assure que si les lois avaient permis de voler des cuillers d’argent, je ne me serais pas fait baptiser. Je t’en dirai davantage plus tard.

Samedi dernier, je suis allé au temple et j’ai eu la joie d’entendre de mes propres oreilles les sorties du docteur Salomon contre les juifs baptisés, contre ces gens, disait-il avec une intention mordante toute particulière, qui, par le seul espoir d’arriver à une place (ipsissima verba), se laissent entraîner jusqu’à devenir infidèles à la foi de leurs pères. Je t’assure que la prédication était bonne et que je compte faire visite ces jours-ci au docteur Salomon. » — (Lettre du maudit Hambourg, 14 décembre 1825.)

On ne peut faire meilleure justice de soi-même, et la citation que nous venons de donner nous dispense d’insister longuement sur ce délicat sujet. Heine était trop pénétrant pour ne pas savoir combien l’abandon de la religion dans laquelle nous sommes nés est toujours une chose grave, que l’incrédulité même, si elle reste d’ordre purement philosophique, ne la justifie pas, et que le scepticisme, loin d’être une excuse, doit être, au contraire, un motif d’attachement ou tout au moins d’abstention. Notre Montaigne a tracé pour l’éternité les devoirs de l’infidèle honnête homme en telle matière, et la suite de la vie de Heine (et surtout la fin) se chargèrent de montrer qu’il eût été prudent à lui de s’y tenir. Ce qui est certain, c’est que, de quelque manière qu’on le juge, cet acte fut pour Heine entièrement stérile et ressembla littéralement à ces marchés avec le diable où le vendeur se trouve à la fin payé en fine cendre ou en feuilles sèches. Il avait troqué la foi mosaïque contre l’espérance d’un poste dans quelque chancellerie ou dans quelque ministère, mais lorsqu’il demanda que cette espérance fût réalisée, on lui fit comprendre assez brutalement que, puisqu’il n’avait rien perdu par l’abandon d’une religion en laquelle il ne croyait pas, il ne lui était rien dû pour avoir embrassé une religion en laquelle il ne croyait pas davantage.


II

A l’époque de cette fameuse et stérile conversion, Heine était déjà à l’apogée de sa gloire de poète, en pleine possession de son vrai génie, et ce qui était plus précieux encore peut-être, en pleine connaissance des limites de ce génie. Ce génie et ces limites avaient apparu en effet avec la plus lumineuse évidence dans un volume publié en 1823, sorte de Spectacle dans un fauteuil, qui semble vraiment avoir servi de prototype au fameux volume de Musset, tant il est composé d’une manière analogue. Deux poèmes dramatiques, comme dans le recueil de Musset : Almanzor et William Ratcliff, séparés par une série de lieds, l’Intermezzo, qui tient la place de Namouna.

Qu’il était un maître dans la poésie lyrique, Heine en avait donné des preuves incontestables, mais certainement à qui lui eût dit qu’il devait se contenter de ce lot et ne pas rêver d’autres ambitions, il n’eût répondu par aucun remercîment. Il y a eu, en effet, une heure, heure de courte durée, où Heine à cru que la poésie lyrique était pour lui un simple point de départ et qu’il pourrait à son gré se servir de toutes les formes poétiques et séduire toutes les muses. C’est sous l’empire de cette illusion, dans laquelle il eut la prudence de ne pas s’entêter, qu’il composa sa tragédie d’Almanzor, le plaidoyer le plus étrange assurément que la cause sacrée de la liberté de conscience ait jamais enfanté. On dirait vraiment qu’il a voulu dépeindre sa propre œuvre, lorsque, dans son livre de l’Allemagne, il a écrit cette ravissante description de certain drame de Clément Brentano : « Il n’est rien au monde de plus en lambeaux que cet ouvrage, mais tous ces lambeaux vivent et s’agitent joyeusement : on croit assister à un bal masqué de paroles et d’images, tout cela bourdonne dans un charmant désordre et la démence qui domine produit seule une certaine unité. De fous calembours courent dans toute la pièce comme de souples Arlequins et frappent de tous côtés de leurs bâties légères. Quelquefois s’avance une idée sérieuse, mais elle trébuche comme le dottore bolonais. De grandes phrases blafardes s’allongent comme un blanc Pierrot, avec ses manches pendantes et ses immenses boutons ; on voit sautiller de petites épigrammes, courbées, à courtes jambes, informes et bouffonnes comme Polichinelle ; des sentimens tendres voltigent çà et là comme d’agaçantes Colombines ; et, tout danse, pirouette, s’élance et caquette avec une incroyable gaîté que domine le son retentissant des trompettes de l’esprit de destruction. « Sauf la gaîté, qui n’existe à aucun degré dans Almanzor, il n’y a rien dans cette fantasque description qui ne puisse s’appliquer directement à cette œuvre où les hallucinations mystiques d’un romantisme en état d’extase s’unissent aux frénésies d’un libéralisme en démence. Et cette description même n’en dit pas assez, car le poète ne s’est pas contenté d’imiter les pires bizarreries des productions romantiques qu’il avait prises pour modèles, mais il a trouvé dans le sujet de sa tragédie, — l’état moral de l’Espagne mauresque après la victoire définitive du christianisme, — un prétexte d’exagérer, autant qu’il l’a pu, le luxuriant hyperbolisme des Orientaux et l’outrance du concettisme espagnol. Imaginez donc un charivari musical où chaque instrument échange avec le voisin les sons qui lui sont propres ou usurpe ceux qui ne lui appartiennent pas et vous aurez à peine une idée d’Almanzor. Il y a là des accens de clairons qui se terminent en sons de flûtes, des motifs de sérénade qui se transforment en cris de guerre, des trilles de rossignols lugubres comme le cri fatidique de la chouette, des croassemens de corbeaux qui s’achèvent en sifflets de merle ; l’amour y mugit, la haine y gazouille, la tendresse y est malicieusement railleuse, le persiflage y prend des pointes d’élégie. C’est une œuvre de démence dans tous les sens, — la folie y a son apothéose, — mais cette démence est inspirée, et nul autre qu’un vrai poète n’aurait pu la ressentir et l’exprimer.

Au fond, cette tragédie n’est étrange que parce que le poète s’est trompé sur la forme qui convenait à son inspiration. Représenté une seule fois sur le théâtre de Brunswick, Almanzor fut outrageusement sifflé, mais si, au lieu de revêtir la forme tragique, il s’était présenté sur la scène sous une forme qui tolère davantage les extravagances de l’imagination, qui les exige même, peut-être aurait-il recueilli autant de bravos qu’il recueillit de sifflets. Cette détestable tragédie constitue, en effet, un splendide drame lyrique qui semble appeler la musique de quelque maître rêveur, bizarre et sombre, Robert Schumann, par exemple. C’était un admirable sujet pour ce génie musical aux si douloureuses dissonances, et, ce qui m’étonne, c’est que ni le poète, ni le musicien n’y aient pensé jamais. L’œuvre intéresse par ses défauts mêmes, tant ces défauts nous sont une claire révélation de la nature de l’auteur. Le don d’impersonnalité a été visiblement refusé à celui qui a pu l’exécuter, car le lyrisme lui est tellement adhérent qu’il a été aussi incapable de s’en délivrer qu’Hercule le fut de se dévêtir de la robe de Nessus, sans emporter avec chaque lambeau d’étoffe un lambeau de chair. À d’autres points de vue, Almanzor a une importance biographique sérieuse. Romantique par les formes et le langage, cette pièce est dans le courant le plus torrentueux du libéralisme moderne par la hardiesse presque effrontée de l’esprit philosophique qui s’y étale d’un bout à l’autre avec une verve sans vergogne ; elle témoigne de la manière la plus convaincante que, si Heine a emprunté au romantisme des cadres et des couleurs, il n’en a jamais, en revanche, partagé les doctrines et les tendances, et qu’il n’a eu, par conséquent, aucune conversion à faire à cet égard. Si donc, comme l’a dit un critique contemporain, cette pièce marque la date de la rupture entre Heine et le romantisme, il faut en conclure que cette rupture a eu lieu dès la première heure. Almanzor venge sous un autre rapport l’originalité de Heine. Cette doctrine de la réhabilitation de la chair, qu’il s’est plu à opposer au spiritualisme chrétien, il n’a guère commencé à la prêcher ouvertement qu’aux alentours de 1830, et c’est dans son livre : de l’Allemagne, écrit chez nous et, en grande partie, pour nous, qu’elle s’étale pleinement dans toute son éloquente ivresse et sa brillante immoralité. On avait coutume d’en faire honneur d’ordinaire aux doctrines saint-simoniennes et aux relations amicales de Heine avec quelques-uns des apôtres de la secte. Nous savons aujourd’hui par Almanzor que, dès 1823, et même antérieurement, cette doctrine avait pris chez lui une forme nette, précise, et qu’elle n’eut pas besoin pour éclore des fameuses séances de la salle Taitbout. J’irai plus loin. Non-seulement il ne dut pas cette doctrine aux saint-simoniens, mais je suis très porté à soupçonner que c’est au contraire de lui qu’elle leur vint, et que c’est par ses écrits et ses conversations qu’il leur insuffla cette religiosité panthéistique, ce brio thaumaturgique et cette virtuosité de prédicans qui distinguèrent un instant quelques-uns d’entre eux.

William Ratcliff est supérieur à Almanzor pour la facture dramatique, bien qu’il lui soit inférieur de beaucoup pour la poésie et l’originalité : le sec et dur Ratcliff, dit Henri Heine lui-même, qui se juge admirablement dans une lettre à Carl Immermann. Ce drame tient, en effet, de beaucoup de choses et rappelle nombre de talens célèbres du temps de la jeunesse de Heine. Le souvenir très direct des Brigands de Schiller se trahit dans l’idée fondamentale et dans l’immorale morale qui en découle ; c’est une des innombrables expressions de cette apothéose du révolté contre les lois sociales qui a sévi sur la littérature européenne pendant si longtemps et dont les poèmes de Byron étaient alors les plus éclatans modèles. Le lieu de la scène et la couleur des superstitions révèlent l’influence régnante de Walter Scott. La nature des sentimens choisis est en très étroite affinité avec les sympathies occultes et les pressentimens mystérieux dont Hoffmann a su tirer de si puissans effets. Par la forme dramatique enfin cela ressemble d’une manière très sensible au Vingt-quatre Février de Werner. Ainsi que cette dernière œuvre, William Ratcliff n’est qu’un long cinquième acte qui résume et condense une tragédie antérieure, dont les lentes péripéties sont rendues visibles en une seule minute sous la lumière en quelque sorte synthétique d’un dernier éclair. Comme dans le Vingt-quatre Février aussi, une fatalité héréditaire est la loi des caractères monstrueux de la pièce et le moteur implacable de l’horrible action, Cela n’émeut pas le cœur et n’intéresse en rien l’esprit, mais tient l’imagination comme paralysée sous la pression d’une atmosphère d’orage. Parmi les sentimens qu’appelait son sujet et qui ne sont tous que des formes diverses de la terreur, il en est un, celui de l’inquiétude, qu’il a remarquablement réussi à tenir éveillé pendant tout le cours de la pièce par le personnage de la vieille Marguerite. Chaque fois qu’elle apparaît, c’est pour chanter le refrain d’une ballade écossaise qu’une traduction de Herder avait, paraît-il, rendue célèbre en Allemagne : « Pourquoi ton épée est-elle rouge de sang, Édouard, Édouard ? — J’ai tué ma fiancée, ma fiancée si belle ! » et on ressent un frisson de froid en écoutant ce refrain lugubre qui résonne comme une prophétie de malheur et la dénonciation discrètement enveloppée d’un crime dont l’expiation approche. Le rôle de la vieille Marguerite, c’est en petit et en mélodramatique le rôle de Cassandre gémissant ses prévisions de meurtre dans le palais d’Agamemnon, celui de Tirésias, qui, pressé de questions, ne répond devant Œdipe que par d’alarmantes obscurités. Certes, l’effet produit est loin de la puissance et de la grandeur de celui de ces scènes antiques, mais il est créé par le même sentiment de l’inquiétude et obtenu par le même moyen de réticence calculée. Et ne croyez pas que notre poète n’y ait pas songé. Heine, qui était plein de la plus belle érudition poétique, excelle à ces transformations des plus vieux motifs littéraires et les recrée si bien qu’il est impossible de les reconnaître autrement que par le hasard d’une clairvoyance momentanée. Ce serait un curieux travail que celui de rechercher ces admirables adaptations de Heine : il y a telle de ses petites pièces lyriques de l’Intermezzo, qui, par le tour et le sentiment d’ironie, semble du Catulle ressuscité et mettant au ton du XIXe siècle ses galantes malignités ; et qu’est-ce que la pièce bachique incomparable qui termine les Poèmes de la mer, sinon le Beatus ille qui procul negotiis d’Horace, dépouillé de sa sagesse d’épicurisme modéré et animé de la verve la plus carnavalesque qu’ait pu jamais parler personnage de Jordaens ou de Steen pour proclamer, sous une forme propre aux modernes pays de kermesses, les joies du retour en terre ferme et l’heureuse sécurité des voluptés à huis-clos qu’il prêcha autrefois sous une forme latine ?

Lorsqu’on s’est décidé à écrire sur Heine, il faut le faire avec une entière franchise, et confier nombre de choses à la candeur du lecteur. Ces deux drames nous sont une première occasion de mettre cette candeur à l’épreuve. Je n’hésite pas à le dire ; dans toutes les œuvres de Heine, il n’y en a pas de plus effroyablement audacieuses que ces deux productions de sa première jeunesse, et Dieu sait cependant s’il recula jamais devant une témérité morale ou une fantaisie offensante ! Ces deux drames sont une double apothéose des fous par amour, et il appuie cette apothéose sur un des sophismes les plus forcenés qui aient jamais traversé un cerveau en proie aux délires furieux d’une passion malheureuse, c’est-à-dire la supériorité de l’amour sur toutes les choses de la terre, du ciel et de l’enfer. L’amour est le véritable souverain de tous les mondes, qu’il crée et détruit à son gré, et ses droits sont par conséquent à la mesure de l’infini, qui se résume tout entier en lui. C’est en lui que sont ciel, terre et enfer, car sans lui le ciel est un enfer, car avec lui l’enfer devient un ciel, car par lui la terre réalise le ciel et le rend inutile. C’est donc peu dire en vérité que dire qu’il est supérieur à la religion, supérieur à la famille, supérieur à la société, supérieur à la vertu et à l’honneur, car ce sont là choses trop secondaires pour entrer en comparaison avec lui. Il a droit contre tous et nul n’a droit contre lui. Toute contrariété imposée à l’amour est donc le sacrilège par excellence, le péché inexpiable. L’amour contrarié se tourne nécessairement en démence ; démence qui n’est autre chose que la colère d’un roi offensé, et les actes de cette démence, quels qu’ils soient, ne sont pas des crimes, mais les légitimes représailles d’une majesté dont les ordres n’ont pas reçu obéissance. Voilà dans toute sa poétique aberration l’étrange doctrine qui transparaît fort clairement dans ces deux drames, et pour que les clairvoyans parmi ses lecteurs, — mais les clairvoyans seuls, — ne s’y trompassent pas et sussent la découvrir, il a pris soin de la faire soupçonner dans la dédicace écrite en style hermétique de magicien familier avec les puissances occultes qu’il plaça en tête de la première édition de William Ratcliff. « D’une main puissante j’ai forcé les portes de fer du sombre royaume des esprits, et là j’ai brisé les sept sceaux mystérieux du livre rouge de l’amour. Ce que j’ai vu dans les pages éternelles, je l’ai retracé dans le miroir de ce poème ; mon nom et moi nous mourrons, mais ce poème vivra éternellement. » Ces portes de fer des esprits, ce sont les barrières qui séparent du vulgaire humain les vérités ésotériques ; ces sceaux brisés du livre de l’amour, ce sont les préjugés, les opinions convenues, les doctrines acceptées dont la destruction est nécessaire pour arriver à voir face à face le terrible visage de la vérité. Ce qu’il avait lu dans le livre rouge de l’amour placé sous la garde des esprits, c’est qu’il n’y a pas de morale pour l’amour, qu’il l’ignore, s’en joue ou s’en offense. L’excuse du poète, c’est que lorsqu’il écrivit ces deux drames, il souffrait lui-même des tortures de l’amour contrarié, et qu’il n’a fait autre chose qu’y présenter, sous l’obsession d’une douleur insurmontable, la philosophie d’une passion dont les lieds de l’Intermezzo racontent les émotions saignantes et les cuisantes délices.

Ces deux drames (sont les seules tentatives que Heine ait jamais faites dans le genre dramatique ; il comprit à temps que, quelques brillantes qualités qu’il pût y déployer, il lui manquerait toujours les parties les plus essentielles de l’auteur dramatique, et il ne renouvela plus l’épreuve. Une autre expérience qu’il fit à la même époque lui montra que non-seulement il n’était pas doué pour le drame, mais qu’il était impropre à toute œuvre de longue étendue. Nous voulons parler de son Rabbin de Bacharach ; roman historique sur les mœurs juives du moyen âge, qu’il avait alors entièrement achevé, et dont nous avons dit que le manuscrit fut brûlé dans un incendie. Nous avons dit aussi que cette perte qu’il aurait dû ressentir vivement ne lui causa pourtant aucun regret et qu’il ne fit pas le plus petit effort de mémoire pour la réparer. C’est qu’il avait in petto condamné son Rabbin comme ses drames, « Je n’ai pas le talent de raconter, » dit-il, dans une lettre à son ami Moser à propos de ce roman même. Rien n’est plus vrai, si la nature du récit exigeait égalité de marche, progression logique, suspension du caprice et de la fantaisie. En général, son talent était inégal à toute tâche, qui réclamait continuité, constance, effort soutenu. Il y avait quelque chose de vraiment prophétique dans cette opinion d’un certain Berlinois qui, à l’époque des débuts de Heine, déclara solennellement qu’il écrirait nombre de pages brillantes, mais qu’il ne saurait jamais faire un livre. On peut dire qu’en somme cette parole a été justifiée par la carrière de Heine. Prenez la liste complète de ses œuvres, et voyez de quoi elles se composent. Des essais, des morceaux, des fragmens d’une extraordinaire éloquence, de merveilleux articles de journaux, de courts pamphlets d’une verve incomparable, mais en somme pas un seul livre par la masse et la substance ; son ouvrage le plus considérable, l’Allemagne, ne fait pas exception à cet égard, car il n’est composé que de fragmens dont les premiers seuls présentent un enchaînement véritable, et son chef-d’œuvre, les Reisebilder, n’est encore qu’une suite de petits tableaux, d’esquisses et de fantaisies. Rien n’indique mieux que la manière dont ces œuvres ont été publiées à l’origine cette impuissance de Heine non-seulement à toute composition de longue étendue, mais encore à toute productivité fréquente. Chaque fois qu’il devait publier un volume, il s’apercevait au moment de mettre sous presse qu’il n’en avait réellement que la moitié, et alors, pour faire le reste, il avait recours aux plus étranges procédés, complétant, par exemple, un volume de critiques par une série de lieds inédits, ou un volume de poésies par des articles sur les arts, voire même des préfaces écrites pour des publications politiques dont il n’était pas l’auteur. Mais grande serait votre erreur si vous croyiez qu’il y avait là faiblesse de nature ou gaspillage d’un talent pressé de produire et que le besoin condamne fatalement aux œuvres de courte étendue. Personne n’a jamais été plus économe de son talent que Henri Heine et n’a moins produit par nécessité de métier. À peine çà et là peut-on noter dans l’ensemble de ses œuvres quelques morceaux écrits sous le coup de cette nécessité ; par exemple, certain essai sur don Quichotte écrit pour servir de préface à une édition allemande du livre de Cervantès, essai qui n’est qu’une paraphrase assez médiocre des pages admirables par lesquelles il a terminé son portrait de Tieck dans le livre de l’Allemagne, ou les courts en-tête écrits pour former le texte d’un keepsake allemand consacré aux femmes de Shakspeare, pages hâtives, sans véritable inspiration et décidément indignes de lui. Non, il était condamné aux œuvres courtes pour deux raisons qui sont tout à sa gloire et qui donnent la clé de la nature propre de son génie. La première, c’est que les idées se présentaient chez lui non par progression froidement analytique, mais dans la lumière chaude et vive de l’intuition synthétique ; il les voyait au complet sous un seul rayon avec leurs racines, leurs rameaux et leurs fleurs. Or à celui qui perçoit les idées sous cette forme sommaire de synthèse, l’analyse apparaît inutile ou devient facilement fastidieuse, et il ne peut les rendre que par des écrits faits à l’image de cette synthèse, c’est-à-dire rapides et vivans comme elle. La seconde raison, c’est qu’il portait dans tout ce qu’il écrivait un excès de véhémence telle qu’elle ne pouvait se soutenir longtemps. S’il n’a écrit que des œuvres de petites dimensions, ce n’est pas qu’il eût l’haleine courte ; il l’avait très longue au contraire, car chacun de ces essais est écrit d’un seul souffle puissant et soutenu qui part de la première ligne et ne s’arrête qu’à la dernière. Mais le moyen de prolonger longtemps une inspiration qui demandait un tel effort de la nature et qui entraînait nécessairement une dépense aussi énorme de vie cérébrale et nerveuse ! À ces deux caractères vous reconnaissez le poète, surtout le poète lyrique, qui est un fils si fidèle de la vie qu’il ne peut écrire que dans son voisinage immédiat, et que toute inspiration languit chez lui dès que la vie s’éloigne ou se refroidit.

Sur ce terrain purement lyrique, Heine reste un maître, et l’égal des plus grands. Il avait au plus haut point l’orgueil du poète, et quelquefois même sous les formes les plus offensantes. Cependant, dans cette Allemagne où il s’était fait tant d’ennemis et où les accusations les plus variées ne lui ont pas manqué, il ne s’est jamais trouvé personne pour lui reprocher que cet orgueil ne fût pas justifié. Ses mœurs, son caractère, ses opinions ont été décriés, travestis, honnis, jamais sa valeur poétique n’a été contestée sérieusement. Tout le public des artistes français pouffait de rire, il y a quelques années, en apprenant qu’un certain sculpteur disait sans la moindre timidité : « Michel-Ange et moi » pour bien marquer le rang auquel il prétendait ; Heine disait aussi : « Byron et moi, » mais nul parmi les vrais juges en poésie n’aurait osé s’autoriser de cette parole pour le taxer d’outrecuidance ou d’infatuation, car il est certain que si l’œuvre de Byron offre une façade autrement considérable que celle de Heine, il y a chez Heine une sincérité de sentiment, et pour ainsi dire une nudité d’émotion, une souplesse et une grâce qui sont inconnues à l’éloquence quelque peu rhétoricienne et à la mélancolie hautaine, mais quelque peu raide, de lord Byron. Vingt fois, tant en prose qu’en vers, Heine s’est promis l’immortalité et a refait à son usage l’Exegi monumentum ; mais personne ne s’avisera de trouver cette prétention déplacée et hors de proportion avec la nature de l’œuvre accomplie, car si Horace a pu se vanter d’avoir accompli un monument plus durable que l’airain pour un léger bagage de courtes odes merveilleusement ciselées, Heine a pu justement se décerner le même louange sans le moindre excès et le moindre ridicule d’amour-propre. Cette invulnérabilité sur le terrain poétique dit assez la place qu’il y occupe et d’où les vicissitudes de la mode ne parviendront pas plus à le déloger que ses propres folies et ses pires erreurs ne l’ont empêché de la conquérir.

Un mot avant tout sur la forme générale de ces poésies lyriques de sa jeunesse, les plus belles qu’il ait écrites, à l’exception de celles de son agonie. Ce sont en général de petites pièces extrêmement courtes qui composent comme une sorte de journal poétique, où Heine a noté jour par jour les émotions de son cœur, et qui, bien que fort diverses de ton et de sentiment, trouvent dans cette personnalité de leur auteur la plus étroite unité. Le moi de Heine en est donc le sujet et la matière unique, en sorte que leur première originalité est d’être le recueil le plus subjectif et le plus égotiste qui ait été jamais écrit. Une certaine monotonie naîtrait nécessairement de cette uniformité de matière, mais ces poésies se sauvent de ce défaut par la profonde sincérité des émotions qu’elles traduisent, et la rapidité avec laquelle le cœur fantasque du poète exécute ses merveilleuses et contradictoires évolutions. Les qualités maîtresses que réclament les chants qui ont la volupté pour principe d’inspiration règnent ici en souveraines. En vérité, plus nous relisons ces poésies de Heine et moins nous pouvons écarter de notre esprit cette pensée que la volupté est en poésie une incomparable école de bon goût. Répudiez toute hypocrite pruderie, soyez lettrés avec franchise, et dites-moi s’il n’est pas vrai que toutes les fois que la volupté a trouvé un interprète vraiment digne d’elle, les chants de cet interprète se soient distingués par ces deux qualités que le bon goût réclame comme siennes au premier chef : l’élégance et la sobriété. Et cette loi est invariable sous toutes les latitudes et dans toutes les conditions, que le voluptueux poète soit roi ou vagabond, noble ou plébéien, qu’il appartienne au pays où l’emphase et l’hyperbole règnent le plus en souveraines, ou à ceux où la rhétorique est le moins en faveur, qu’il soit né dans les sociétés qui n’ont pas de nom pour la pudeur, comme les sociétés orientales, ou dans celles qui ont comprimé les libertés de la nature par zèle intolérant pour la vertu. Passez-les tous en revue, le Chinois Li-Taï-Pe, le Persan Hafiz, le Romain Horace, le bohème parisien Villon, le Champenois La Fontaine, le paysan écossais Burns, l’étudiant allemand Heine, le dandy Musset, même, si voulez encore, le bourgeois Béranger, et dites si cette opinion n’est pas fondée. Et ces deux qualités sont absolument adéquates à la matière qu’elles veulent célébrer, car la volupté est peut-être la seule chose au monde qui ait le privilège d’inspirer aux poètes une forme entièrement conforme à sa nature. Le véritable poème érotique est court comme le plaisir même qu’il traduit, et élégant parce que la volupté n’est pas là où le plaisir n’entraîne pas un sentiment d’élégance.

Mais ce n’est pas seulement parce qu’il a donné aux sentimens érotiques la forme qui leur convient naturellement et qu’il a su rajeunir cette forme éternelle que Henri Heine est un grand poète lyrique. Il est un grand poète lyrique parce qu’il a exprimé une variété particulière de l’amour, non ressentie et non chantée avant lui, et qui selon toute apparence ne trouvera pas dans l’avenir un second interprète, tant il est difficile de la séparer de la personnalité du poète. On l’a déjà compris, on le comprendra bien mieux encore au cours de cette étude, le caractère à la fois le plus général et le plus personnel de Heine, c’est l’étrangeté. Tout est étrange chez lui, les sentimens aussi bien que les pensées, le cœur aussi bien que l’esprit. Lui-même en a fait l’aveu dans une page merveilleuse des Montagnes du Harz, où il a donné de ce cœur original une description qu’il faut citer, car rien de ce que nous pourrions dire ne saurait en égaler la fidélité.

Partout, comme de riantes merveilles, s’épanouissent les fleurs, et mon cœur veut s’épanouir en même temps. Ce cœur est aussi une fleur, une fleur bien singulière. Ce n’est pas une modeste violette, pas une rose riante, pas un lis pur, pas une de ces fleurettes qui réjouissent par leur gentillesse le cœur des jeunes filles et se laissent placer complaisamment contre le sein. Ce cœur ressemble plutôt à cette grosse et fabuleuse fleur des forêts du Brésil, qui, selon la tradition ne fleurit qu’une fois tous les cent ans. Je me souviens d’avoir vu dans mon enfance une semblable fleur. Nous entendîmes dans la nuit comme un coup de pistolet, et le lendemain matin les enfans du voisin me racontèrent que c’était leur aloès qui s’était soudainement épanoui avec une telle détonation. Ils me conduisirent dans leur jardin, et je vis à ma grande surprise que la plante basse et dure, avec ses feuilles si extravagamment larges, si dentelées, si aiguës, auxquelles on pouvait facilement se blesser, s’était élancée alors tout en hauteur, et qu’elle portait au faîte de sa tige, comme une couronne d’or, une fleur magnifique. Nous autres enfans ne pouvions pas regarder à une telle hauteur, et le vieil et bon Christian, qui nous aimait, nous fit autour de la plante un escalier de bois sur lequel nous grimpâmes comme des chats, et de là nous contemplâmes curieusement l’intérieur du calice ouvert, d’où les jaunes étamines et des parfums sauvagement étranges sortaient avec une magnificence inouïe.

Oui, ce cœur fut une telle plante, mais pour que le portrait soit tout à fait exact, il faut ajouter une plante qui n’a pas respecté sa propre magnificence, et qui, se contractant douloureusement sous les influences de la vie, a tourné ses dards aigus contre sa fleur royale et l’a cruellement déchirée ; les parfums, il est vrai, ne se sont échappés de ces blessures que plus abondans et plus contagieux.

Lorsque les anciens Grecs se trouvaient en présence des divinités étrangères, ils n’hésitaient pas à les qualifier des noms de leurs divinités indigènes, et c’est ainsi que le Melkarth Tyrien prenait le nom d’Hercule et la Chaldéenne Astarté le nom de Vénus. Nous sommes obligés d’agir ainsi avec Heine, et d’employer pour désigner les dieux inspirateurs de ses chants les noms de Cupidon et de Vénus, mais en faisant remarquer que ce Cupidon et cette Vénus sont de toute autre race, de toute autre origine, et de toute autre perversité que ceux de la mythologie classique. Non vraiment, ce Cupidon de Heine n’a rien de commun avec l’enfant aux ailes blanches comme les colombes qui traînent le char de sa mère, dont nos ballets et nos chansons nous ont tant entretenus, pas plus que sa Vénus n’a quelque chose de commun avec la blonde Aphrodite. La Vénus de Heine, vous la connaissez sans vous en douter depuis longtemps, c’est celle dont le grand Titien fit le portrait, cette Vénus à l’irrésistible sensualité, aux mignons traits touraniens si différens des traits à la noble correction des déesses issues du ciseau grec. Vous avez pu la voir aux Offices de Florence étendue sur son lit de repos, tandis que sa chambrière cherche au fond du divin boudoir les linges nécessaires pour voiler la délicieuse brutalité et l’enivrante séduction de son corps aux charmes implacables. Cette Vénus n’eut jamais d’autels à Paphos et à Cythère, mais c’est à elle, et à nulle autre, que cette Javanaise de Régent Street, qui mâchait des fleurs tandis que le poète s’abandonnait entre ses bras aux transports de la volupté, adressait certainement son culte : culte authentique et légitime, car cette Vénus et ce Cupidon de Heine semblent directement sortis de la couvée infernale de ce dieu noir que connurent tous les anciens peuples asiatiques. Comme leur père, ils se complaisent à la cruauté, à la douleur, à la destruction, à la mort, acceptent d’être servis et non d’être fléchis, écoutent des prières qu’ils n’exaucent pas et reçoivent des sacrifices qu’ils ne récompensent pas. De quelle férocité ce Cupidon de Heine n’est-il pas possédé ! Comme il se réjouit de faire de ce qui est le principe même et l’épanouissement suprême de la vie une cause de mort et un ferment de dissolution ! Ah ! que nous voilà loin de l’espiègle enfant-oiseau qui descend de son azur à ras de nuages pour s’amuser au malicieux plaisir de la chasse aux cœurs ! Voyez-vous là haut, bien haut, comme une tache imperceptible sur le bleu profond du ciel ? C’est lui, et de même que les oiseaux de nus jardins découvrent le milan avant qu’il soit visible à l’œil humain et commencent à jeter le cri d’alarme, ainsi le poète en le devinant commence à se troubler, à palpiter douloureusement et à gémir harmonieusement. Le voilà, il descend d’un vol puissant, et de ses ailes noires frangées d’or qui rendent l’air sonore pendant qu’il le traverse, s’échappent avec abondance d’effroyables et enivrans parfums destinés à lui livrer les victimes de ses homicides préférences et de ses impitoyables sympathies. Il a découvert le poète, et alors, pareil au guerrier assyrien de la Bible, il a tiré de son carquois profond comme le sépulcre une flèche à la pointe empoisonnée du curare d’amour. Le poison s’insinue dans les veines de sa victime et y fait lentement son œuvre perfide. D’abord ses effets sont délicieux ; quoique toujours marqués de quelque chose de cruel ; ce sont des angoisses voluptueuses, des joies cuisantes, des sensations où le plaisir se tire de la douleur, des spasmes que le cœur appelle avec impatience, des fièvres auxquelles le cerveau se livre avec frénésie ; mais peu à peu la part de la souffrance devient plus grande, des essaims de rêves malfaisans s’abattent sur le malade et le livrent en proie aux hallucinations les plus affreuses, et lorsqu’enfin le poète descend en son cœur, il le trouve vide de tous les sentimens d’où la vie tire sa fertilité ; un résidu funèbre de cendres noires et de lie amère est tout ce qui reste de cet amour empoisonné.

Oh ! combien d’images funestes passent devant ses yeux et de combien de scènes de martyre n’est-il pas le héros patient pendant qu’il est en proie à ce délire ! Tantôt c’est une jeune fille dont il fait la rencontre dans la campagne où le promène son rêve et qu’il voit tour à tour filant son linceul, abattant l’arbre qui doit fournir son cercueil et creusant sa fosse. Tantôt il assiste à une scène picaresque jouée par des spectres, un meeting tenu dans un cimetière par tous les morts que l’amour conduisit à une vie ignominieuse ou à une fin infâme. Une autre fois, il entend au cœur de la nuit comme un bruit de sérénade ; il met la tête à la fenêtre et contemple un défilé macabre de gais spectres conduits par un ménétrier squelette qui, marquant la mesure de son chef osseux, fait des révérences sinistres au clair de lune. À ces mascarades facétieuses des visions plus cruelles succèdent. Un soir, par exemple, le poète se sent comme contraint d’entrer dans une salle resplendissante de lumières et toute résonnante de musique, et il assiste au repas de noces de sa propre fiancée. Gaîment la mariée porte son verre à ses lèvres, et c’est le sang du poète qu’elle boit ; galamment, le marié offre un fruit à sa compagne, et c’est le propre cœur du poète que partage le couteau. Les époux se penchent l’un vers l’autre et s’embrassent, et chacun de leurs baisers est répété sur la joue du poète par les lèvres froides de la mort, et lorsque, frissonnant d’épouvante, il veut fuir de cette salle maudite, il en trouve la porte interdite par deux gardiens, dont l’un s’appelle Suicide et l’autre Démence. La mort même ne peut le délivrer des atroces souffrances de ce poison d’amour : le voilà qui se réveille du sommeil de la tombe à la voix de sa bien-aimée repentante ; mais il ne reprend vie sous ses caresses que pour souffrir encore des mêmes douleurs qu’autrefois, et ce duo d’amour chanté au fond du sépulcre n’aboutit qu’à porter dans l’éternité les vieilles tristesses de la terre. Et ce ne sont pas seulement les chants purement lyriques qui sont marqués de ce caractère lugubre ; les chants les plus impersonnels, ceux dont il emprunte le thème à la légende, le portent également. Dans tous l’amour apparaît comme une puissance perverse et malfaisante qui mène les hommes à la mort et à la ruine par les voies les plus diverses. Jamais le spectre macabre du vieil Holbein ne revêtit autant de travestissemens et ne se dissimula sous plus de masques que ne le fait l’amour dans les poésies de Heine. Le voilà bourreau dans la ballade de sire Olaf, qui doit périr le jour de ses noces pour avoir été aimé de la fille du roi ; le voilà larron d’honneur dans la ballade d’Harald Haarfagar, retenu prisonnier sous les vagues par les enchantemens d’une belle fée de la mer et qui verse d’inutiles larmes lorsqu’il entend au-dessus de sa tête retentir un chant de guerre normand. Les puissances célestes elles-mêmes sont sans armes contre lui, et la vierge implorée pour la guérison du pauvre enfant du Pèlerinage à Kevlaar ne peut rendre la paix au cœur malade qu’en l’arrêtant pour toujours. Non, vraiment, ce n’est pas par forfanterie de poète qu’à la fin de son Intermezzo il demande qu’on lui prépare un cercueil grand comme la grosse tonne de Heidelberg et qu’on commande pour le porter douze géans grands comme le Saint Christophe du dôme de Cologne, afin de pouvoir y ensevelir avec sa dépouille son amour et ses souffrances.

D’où vient cette étrange variété de l’amour, et comment Heine fut-il amené à le ressentir ? Selon la légende, il aurait été épris de la plus extrême passion pour une de ses cousines, Mlle Amélie Heine, la propre fille de l’oncle Salomon ; mais la jeune fille ne put ou ne voulut pas lui rester fidèle jusqu’au bout, et ces chansons d’amour, tour à tour si pleines d’ivresses et de douleurs, ne seraient que la traduction des phases diverses de cette passion. Nous pouvons accepter la légende comme vraie, en faisant observer toutefois que cette passion a bien pu être l’occasion révélatrice, mais non le principe créateur d’une forme de l’amour aussi excentrique, et que c’est dans la nature même de Heine qu’il en faut chercher l’origine véritable. Nous avouons ne goûter que modérément les explications matérialistes des faits moraux si fort à la mode de nos jours ; cependant des répugnances ne sont pas des raisons, et force est bien d’accepter ces explications lorsqu’elles se présentent en toute évidence comme les meilleures ; or c’est le cas pour Heine. La vérité est que, dans ces poésies de la jeunesse de Heine, il y a, en dépit de l’exubérance de vie qui s’y remarque ou peut-être à cause de cette exubérance même, un principe morbide en activité, et ne prenez pas ces mots dans un sens moral, prenez-les dans l’acception la plus brutalement physique. Il est aujourd’hui certain pour nous que cette terrible maladie dont nous avons décrit les ravages en commençant ces pages n’a été que la dernière phase d’un mal profond que Heine a traîné toute sa vie et dont les germes apparaissent dès l’adolescence. J’interrogeais un jour, sur la date précise de cette névrose, le peintre Chenavard, qui avait beaucoup vu Heine tant chez Rossini que chez Mme Jaubert, dont ils étaient l’un et l’autre les hôtes assidus : « Mais, à vrai dire, me répondit-il, du plus loin que je me rappelle, je n’ai jamais connu Heine sans quelque mal : c’était la tête, c’étaient les yeux, les reins, les jambes. » La correspondance de Heine, publiée depuis cette conversation, atteste l’exactitude du témoignage de Chenavard. Aussi loin qu’on remonte dans cette correspondance, qui commence en 1820, époque où Heine avait à peine vingt ans, on l’entend se plaindre du déplorable état de sa santé, et ce ne sont pas des malaises passagers, ce sont de longues crises qui durent des mois, quelquefois des saisons entières, le rendant incapable de tout travail suivi et changeant à tout instant ses combinaisons d’avenir. Au commencement de 1821, lorsqu’il fut exilé de l’université de Goettingue pour provocation en duel, il fut sursis pendant plusieurs jours au décret universitaire parce qu’il était trop faible pour quitter la chambre. Il n’y a pas, pour ainsi dire, une seule de ses lettres de jeunesse où ne se rencontre quelque phrase comme celle-ci, que j’extrais d’une lettre de 1823 à son ami Wohlwill : « Je veux ajouter ici quelques lignes, malgré les douleurs dont je souffre et qui, comme du plomb bouillant, ruissellent dans ma tête et me prédisposent à l’amertume la plus cuisante et la plus hostile. » Plusieurs fois les médecins le soumirent à un régime rigoureux, et c’est un fait curieux à constater que la moitié au moins de ses œuvres sont nées d’une nécessité de traitement. L’occasion première des Reisebilder est née d’un voyage à pied dans le Hartz, entrepris par ordonnance médicale, et les Poèmes de la mer sont sortis des saisons de bains de mer qu’il n’a jamais manqué de faire chaque année à Norderney, à Héligoland, en Angleterre, à Lucques ; plus tard, en Normandie, en Bretagne, en Provence. L’agitation maladive enfin qui se remarque chez les personnes prédisposées aux névroses se révèle dans cette funeste fréquence des songes dont ses sommeils étaient troublés. Tout lecteur de Heine a pu constater l’abondance de rêves que renferment ses poésies et ses fantaisies, abondance telle qu’elle va jusqu’à la monotonie ; mais ces rêves n’étaient pas, comme on pourrait le croire, un procédé de poète ; ils étaient la traduction lumineuse des informes et incohérentes ébauches de ses nuits troublées. Le germe de mort que nous portons tous en nous était donc non-seulement apparent, mais actif en lui presque dès son entrée dans la vie, et voilà pourquoi tant de pressentimens funèbres se mêlent à cette joie de vivre qu’il exprime avec une si éloquente frénésie ; pourquoi lorsque, courant à travers les campagnes, il jette à tous les vents ses espérances et ses rêves, les échos de la nature lui répondent à l’envi qu’il n’en doit attendre la réalisation que dans la tombe obscure ; pourquoi, lorsqu’il est près de sa maîtresse, la pensée de la mort vient détruire par la plus affreuse dissonance l’harmonie de ses effusions d’amour. Dans cette joie de vivre même se trahit une hâte de funeste augure, de sorte qu’on peut dire sans paradoxe que c’est par la grâce même de la mort qu’il a été un chantre si vibrant de la vie.

Ce principe de névrose n’explique pas tout ; il s’y joignait une disposition d’âme du caractère le plus fatal pour quiconque en est affligé. « Je suis amoureux à la fois de la Vénus de Médicis et de la belle cuisinière du conseiller aulique Bauer ; hélas ! et de toutes les deux sans espoir, » écrit-il un jour dans ses années de jeunesse à son ami Mosès Moser. Il y a plus qu’une simple plaisanterie d’étudiant dans cette phrase, il y a le signalement même de cette disposition que nous qualifions de fatale, c’est-à-dire un appétit de beauté qui le faisait se porter avec une sensualité presque religieuse vers toute magnificence de la chair sans souci de l’âme que recouvrait cette magnificence. Comme jamais poète érotique n’a été au fond plus sincère et n’a moins usé de ces noms d’emprunt sous lesquels nos vieux poètes dissimulaient la bassesse d’origine ou la vulgarité de condition de leurs Chloris et de leurs Philis, nous savons à quelles catégories du sexe féminin appartenaient nombre de beautés auxquelles s’adressent ses chants délicieux : petites montagnardes du Hartz, filles de forestiers, grisettes de petites villes allemandes, filles de pêcheurs de Norderney et d’Héligoland, bouquetières parisiennes, lionnes de la Chaumière, voire princesses des caravansérails hospitaliers de Hambourg et autres lieux. Pour se justifier de cette inclination fatale, il avait une théorie philosophico-religieuse, corollaire logique de sa fameuse doctrine de la réhabilitation de la chair. Que lui importait la condition ou même l’ignominie des femmes qu’il aimait ? écrivait-il de Paris, dans une page fort éloquente vraiment, un jour que ses ennemis d’Allemagne l’accusaient tout crûment de libertinage ; ce n’était pas à la femme que s’adressait son amour, mais à la beauté dont elle était revêtue, beauté qui était une manifestation de l’essence divine même. Ce n’était donc pas libertinage que d’aimer ainsi, c’était pur acte de religion. Ce platonisme d’un genre particulier n’était guère pour le protéger contre les dangers inévitables d’un tel penchant. Dans combien de pièges celui qui s’y livre ne doit-il pas tomber, et de combien de mécomptes cruels sa béate crédulité ne doit-elle pas être payée ? Cette âme qu’on a cru pouvoir négliger ou qu’on a étourdiment supposée en harmonie avec son enveloppe, voilà qu’elle se révèle avec des vices d’esclave, des bassesses de roture morale, des stupidités inconscientes de larve engourdie dans les langes de la chair, des tyrannies d’être inférieur qui se venge de son infériorité. Combien de fois n’arrive-t-il pas que l’enveloppe de cette Vénus adorée ne recouvre pas d’autre déesse que la meurtrière Kali, compagne et auxiliaire de Siva le destructeur ? L’illusion de cette duperie volontaire ne pouvait guère être de longue durée, surtout chez un homme de la clairvoyance de Heine ; mais le réveil était d’autant plus cruel que le songe avait été plus ardent. Alors la vérité lui apparaissait, c’est-à-dire la disproportion énorme qui existait entre sa nature d’élite à lui et le vulgaire objet de son idolâtrie, et il en éprouvait une humiliation profonde. « Je suis condamné à n’aimer que ce qu’il y a au monde de plus bas et de plus fou ; comprenez alors combien cela doit tourmenter un homme fier et de beaucoup d’esprit ! » écrit-il à son ami Henri Laube dans une lettre de 1835. Que toute sa vie fut empoisonnée par cette erreur et qu’il en conserva le ressentiment jusqu’au dernier jour, la terrible pièce du Livre de Lazare, le Château des affronts, écrite presque la veille de sa mort, suffirait seule à le proclamer si toutes ses poésies amoureuses ne le disaient pas à chaque page.

C’est ce désaccord entre l’amour et son objet qui est le principe de ces sarcasmes, de ces ironies et de ces blasphèmes que l’on a si légèrement reprochés comme une dissonance à ses poésies. Loin d’être en dissonance, ironie, blasphème, persiflage sont au contraire en accord parfait avec un amour de telle nature ; ils en font la cruelle harmonie et la profonde originalité ; ils attestent en tout cas la sincérité du poète et disent à quel point il est resté fidèle à la vérité. Oh ! qu’elles seraient menteuses si, sous prétexte d’unité, ces poésies conservaient jusqu’au bout l’accent de la plainte, si le ton élégiaque y donnait davantage l’exclusion au ton satirique ! Ces ironies, ce sont les représailles d’un orgueil légitime humilié ; ce persiflage, c’est l’arme de défense d’une tendresse qui se refuse au jeu de la perfidie ; ces blasphèmes, ce sont les repentirs d’une confiance qui a succombé aux pièges des promesses hypocrites ; ce scepticisme qui vous paraît offensant, c’est l’état naturel d’un cœur qui croit à l’amour avec une ardeur presque fanatique et qui a dû cesser de croire aux êtres qui l’inspirent. Oh ! que, loin de prouver, comme on l’a dit, le peu d’âme du poète, tout cela prouve au contraire l’énergie de sa passion ! Oh ! que, loin d’être bouffon, tout cela est tragique ! Le doute, le doute perpétuel, ou plutôt la certitude de la fin toujours imminente du bonheur et de la banqueroute à brève échéance de l’amour, voilà le tourment horrible qui fait le fond des poésies de Heine et qui le poursuit même dans ses heures de félicité toute confiante. « Chérie, lorsque je vois tes yeux, peines et chagrins s’évanouissent ; lorsque je baise ta bouche, je suis tout à fait guéri ; si je repose sur ton sein, le ciel entier descend sur moi. Pourtant si tu dis : Je t’aime, soudain je pleure amèrement. » Ces larmes sans objet et sans cause apparente, elle ne viennent pas de la plénitude du bonheur, mais elles sont arrachées au poète par la naïve imposture de l’être aimé et le pressentiment des souffrances que lui réserve l’approche de l’inévitable déception[5].

Grâce à cette dissonance de sentimens, Heine a exprimé l’affreux état d’âme qui s’appelle désenchantement avec une énergie qu’aucun poète n’a égalée. Et prenez ce mot de désenchantement non-seulement dans son sens ordinaire, mais dans le sens d’opération de magie détruite, de fantasmagorie dissipée. Ce scepticisme, en effet, nous laisse sous une impression d’autant plus cruelle qu’il fait le contraste le moins prévu avec la confiante ardeur du poète au début de son amour et les magnificences dont il se plaît à le décorer. Magnificences est le terme juste, car il y a une grandeur véritable dans la manière dont Heine sait élargir cet amour si égotiste d’origine, si strictement individuel de nature. Avez-vous jamais assisté le matin au réveil de la lumière ? Sous le froid clair-obscur de la première aube, un gazouillement isolé part tout à coup d’un buisson. À ce gazouillement un second répond du buisson voisin, l’étincelle mélodieuse vole d’arbre en arbre et de nid en nid, et c’est bientôt comme un incendie de sonorité qui embrasse la campagne entière. Il en est ainsi de l’amour dans les chants de Heine. Ce n’est d’abord qu’une plainte mélodieuse, une fanfare de triomphe, un accent d’ardent espoir qu’il jette au vent de la solitude, mais sa voix a réveillé tous les échos de la nature, qui lui renvoient l’un après l’autre ses propres paroles multipliées et prolongées, et bientôt, perdant tout étroit caractère d’intimité, cet amour s’est universalisé jusqu’à embrasser la nature entière et à prendre pour compagnons et confidens toutes les belles choses de la création. Les fleurs s’associent à sa tendresse et lui fournissent à l’envi mille sélams parfumés, les étoiles sympathisent avec ses désirs, les oiseaux chantent par avance l’épithalame des voluptés prochaines, les sources murmurent le nom chéri, l’air transparent se peuple de visions heureuses. Dans l’ivresse dont le remplit la magie de l’amour, le poète est devenu un roi qui ne voit rien qui ne l’aime, un dieu qui ne voit rien qui ne le prie. Mais tout à coup une parole cruelle ou mauvaise a retenti, qui a mis à néant toute cette illusion riante ; les oiseaux sont devenus muets, les étoiles se sont couvertes d’un crêpe de nuages, les fleurs se sont flétries et courbées, les eaux lointaines se sont précipitées avec un bruit sinistre, et il n’est plus rien dans la nature qui ne donne un signe de mort, ne fasse un geste de menace, ne siffle une insulte, une invitation au désespoir. Le roi et le dieu de tout à l’heure se sont évanouis, et il ne reste plus qu’un pauvre enfant de nature supérieure, embarrassé de son cœur, qui ne lui sert qu’à souffrir, et de son génie, qui ne lui sert qu’à mieux comprendre le néant de toute espérance et l’inutilité de tout effort généreux.

Henri Heine n’aimait pas Pétrarque, et il s’est exprimé plusieurs fois sur son compte avec le plus profond dédain. Pour toutes les raisons que nous avons dites, ce dédain n’a rien qui doive étonner, et cependant, il nous semble qu’en l’exprimant, le poète s’est fait tort à lui-même et ne s’est pas estimé à sa juste valeur. Mieux éclairé sur lui-même, il eût imité l’exemple de ces capitaines victorieux qui ne parlent jamais de leurs rivaux qu’avec estime et déférence. Si Pétrarque en effet a un rival, c’est Heine, précisément par le contraste qui les oppose l’un à l’autre, comme les deux interprètes les plus dissemblables de l’éternelle illusion qui mène l’humanité, illusion maudite ou bénie selon les siècles, qui tantôt conduit au salut et à la vie, comme chez Pétrarque, et tantôt, comme chez Heine, conduit à la damnation et à la mort.

Émile Montégut.

  1. Les premières parties des Mémoires de Heine, qui paraissent au moment même où ces pages sont écrites, n’ajoutent que peu de chose aux récits que le poète avait déjà faits de son enfance. Nous utiliserons en leur lieu les plus importans de ces détails nouveaux.
  2. Se rappeler les lettres du marquis de Custine dans l’ancienne Revue de Paris et l’essai de Thomas Carlyle sur les Mémoires de Varnhagen.
  3. Dans une lettre à Mosès Moser, datée du 5 novembre 1824, Heine raconte ainsi l’origine de cette pièce : « L’ensemble de la romance est une scène de ma propre vie ; seulement le parc de Berlin est devenu le jardin de l’alcade, la baronne une señora, et moi-même un Saint George ou même Apollon. Ce n’est que la première pièce d’une trilogie dont la seconde montre le héros raillé par son propre enfant qui ne le connaît point, tandis que la troisième fait voir cet enfant devenu dominicain et faisant mettre à la torture jusqu’à la mort ses frères juifs. »
  4. Parmi les projets ébauchés à cette époque dans les cénacles lettrés du judaïsme, un des plus curieux fut le projet d’une colonie en Amérique exclusivement composée de Juifs. En 1825, un certain Mardochée Noah, juif des États-Unis, fit circuler dans toute l’Europe une sorte de prospectus d’une entreprise de cette nature, et forma de son chef un comité cosmopolite de colonisation dont Édouard Gans, précisément, était membre pour l’Allemagne.
  5. Outre cette cause toute morale, l’ironie et le scepticisme que Heine porte dans les choses de l’amour en ont une purement littéraire, qu’aucun critique à notre connaissance n’a encore indiquée et qu’il faut chercher dans l’imitation singulièrement habile des chansons populaires qu’il avait prises pour modèles. Or un des caractères les plus marqués de la poésie populaire dans l’expression des sentimens de l’amour, c’est précisément un mélange d’ineffable candeur et de blessante ironie fort analogue à celui que nous trouvons chez Heine. Tant que l’amant veut séduire ou reste en proie au désir, il trouve les accens de la plus émouvante tendresse et prodigue les plus caressantes flatteries, mais vient-il à triompher, aussitôt le ton change, et il notifie sa satiété ou son dédain avec la brutalité la plus révoltante. De même, la jeune fille qui n’aime pas, sollicitée par un amant au désespoir, écoute sans s’attendrir les plaintes les plus éloquentes et notifie congé à l’importun avec une dureté que les plus sinistres menaces de mort ou de suicide ne peuvent fléchir.