Essai sur la nature du commerce en général/Partie III/Chapitre 7

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Autres éclaircissements & recherches sur l'utilité d'une Banque nationale



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Il est peu important d’examiner pourquoi la Banque de Venise & celle d’Amsterdam, tiennent leurs écritures dans des monnoies de compte différentes de la courante & pourquoi il y a toujours un agiot à convertir ces écritures en argent courant, ce n’est pas un point qui soit d’aucune utilité pour la circulation. La Banque de Londres ne l’a pas suivie en cela ; ses écritures, ses billets & ses paiemens, se font & se tiennent en especes courantes : cela me paroît plus uniforme & plus naturel & non moins utile.

Je n’ai pû avoir des informations exactes de la quantité des sommes qu’on porte ordinairement à ces Banques, ni le montant de leurs billets & écritures, non plus que celui des prêts qu’ils font, & des sommes qu’ils gardent ordinairement en Caisse pour faire face : quelqu’autre qui sera plus à portée de ces connoissances en pourra mieux raisonner.

Cependant, comme je sais assez bien que ces sommes ne sont pas si immenses qu’on le croit communément, je ne laisserai pas d’en donner une idée.

Si les billets & écritures de la Banque de Londres, qui me paroît la plus considérable, se montent une semaine portant l’autre à quatre millions d’onces d’argent ou environ un million sterling ; & si on se contente d’y garder communément en Caisse le quart ou deux cents cinquante mille livres sterling, ou un million d’onces d’argent en especes, l’utilité de cette Banque pour la circulation correspond à une augmentation de l’argent de l’État de trois millions d’onces, ou sept cents cinquante mille livres sterling, qui est sans doute une somme bien forte & d’une utilité très grande pour la circulation dans les circonstances que cette circulation a besoin d’être accélérée : car j’ai remarqué ailleurs qu’il y a des cas où il vaut mieux pour le bien de l’État de retarder la circulation que de l’accélérer. J’ai bien oui dire, que les billets & écritures de la Banque de Londres ont monté dans certains cas, à deux millions sterling ; mais cela ne me paroît avoir été que par un accident extraordinaire ; & je crois que l’utilité de cette Banque ne correspond en général qu’à environ la dixieme partie de tout l’argent qui circule en Angleterre.

Si les éclaircissemens qu’on m’a donnés en gros sur les revenus de la Banque de Venise en mil sept cent dix-neuf sont véritables, on pourroit dire en général des Banques nationales que leur utilité ne correspond jamais à la dixieme partie de l’argent courant qui circule dans un État : voici à-peu-près ce que j’y ai appris.

Les revenus de l’État de Venise peuvent monter annuellement à quatre millions d’onces d’argent qu’il faut païer en écritures à la Banque, & les Collecteurs établis pour cet effet, qui reçoivent à Bergame & dans les païs les plus éloignés les taxes en argent, sont obligés de les convertir en écritures de Banque lors des paiemens qu’ils en font à la République.

Tous les paiemens à Venise pour négociations, achats, & ventes, au-dessus d’une certaine somme modique, doivent par la loi se faire en écritures de Banque : tous les Détailleurs, qui ont amassé de l’argent courant dans le troc, se trouvent obligés d’en acheter des écritures pour faire leurs paiemens des gros articles ; & ceux qui ont besoin, pour leur dépense ou pour le détail de la basse circulation, de reprendre de l’argent, sont dans le cas de vendre leurs écritures contre de l’argent courant.

On a trouvé que les vendeurs & acheteurs de ces écritures, sont communément de niveau, lorsque la somme de tous les crédits ou écritures sur les Livres de la Banque, n’excedent pas la valeur de huit cent mille onces d’argent ou environ.

C’est le tems & l’expérience qui ont donné (suivant mon Auteur) cette connoissance à ces Venitiens. À la premiere erection de la Banque, les particuliers apportoient leur argent à la Banque, pour y avoir des crédits en écritures, pour la même valeur : dans la suite cet argent déposé à la Banque, fut dépensé pour les besoins de la République, & cependant les écritures conservoient encore leur valeur primordiale, parcequ’il se trouvoit autant de particuliers qui avoient besoin d’en acheter, que de ceux qui avoient besoin d’en vendre : ensuite l’État se trouvant pressé donna aux Entrepreneurs de la guerre des crédits en écritures de Banque, au défaut d’argent, & doubla la somme de ces crédits.

Alors le nombre des Vendeurs d’écritures étant devenu bien supérieur à celui des Acheteurs, ces écritures commencerent à perdre contre l’argent, & tomberent à vingt pour cent de perte : par ce discrédit le revenu de la République diminua d’un cinquieme, & le seul remede qu’on trouva à ce désordre, fut d’engager une partie des fonds de l’État, pour emprunter à intérêt de l’argent en écritures. Par ces emprunts en écritures on en éteignit une moitié, & alors les Vendeurs & Acheteurs d’écritures se trouvant à-peu-près de niveau, la Banque à recouvré son crédit primitif, & la somme des écritures se trouve réduite à huit cent mille onces d’argent.

C’est par cette voie qu’on a reconnu que l’utilité de la Banque de Venise, par rapport à la circulation, correspond à environ huit cent mille onces d’argent : & si l’on suppose que tout l’argent courant qui circule dans les États de cette République peut monter à huit millions d’onces d’argent, l’utilité de la Banque correspond au dixieme de cet argent.

Une Banque nationale dans la Capitale d’un grand Roïaume ou État, semble devoir moins contribuer à l’utilité de la circulation, à cause de l’éloignement de ses Provinces, que dans un petit État ; & lorsque l’argent y circule en plus grande abondance que chez ses Voisins, une Banque nationale y fait plus de mal que de bien. Une abondance d’argent fictif & imaginaire cause les mêmes désavantages, qu’une augmentation d’argent réel en circulation, pour y hausser le prix de la terre & du travail, soit pour encherir les ouvrages & Manufactures au hasard de les perdre dans la suite : mais cette abondance furtive s’évanouit à la premiere bouffée de discrédit, & précipite le désordre.

Vers le milieu du Regne de Louis XIV en France, on y voïoit plus d’argent en circulation que chez les Voisins, & on y levoit les revenus du Prince sans le secours d’une Banque, avec autant d’aisance & de facilité qu’on leve aujourd’hui ceux d’Angleterre, avec le secours de la Banque de Londres.

Si les viremens de partie à Lyon montent dans une de ses quatre Foires à quatre-vingt millions de livres, si on les commence, & si on les finit avec un seul million d’argent comptant, ils sont sans doute d’une grande commodité pour épargner la peine d’une infinité de transports d’argent d’une maison à une autre ; mais à cela près, on conçoit bien qu’avec ce même million de comptant qui a commencé & conclu ces viremens, il seroit très possible de conduire dans trois mois tous les paiemens de quatre-vingt millions.

Les Banquiers, à Paris, ont souvent remarqué que le même sac d’argent leur est rentré quatre à cinq fois dans les paiemens d’un seul jour, lorsqu’ils avoient beaucoup à païer & à recevoir.

Je crois les Banques publiques d’une très grande utilité dans les petits États, & dans ceux ou l’argent est un peu rare ; mais je les crois peu utiles pour l’avantage solide d’un grand Roïaume.

L’Empereur Tibere, Prince severe & œconome, avoit amassé dans le Trésor de l’Empire deux milliards sept cents millions de Sesterces, ce qui correspond à vingt-cinq millions sterlings, ou cent millions d’onces d’argent : somme immense en especes pour ces tems-là, & même pour aujourd’hui : il est vrai qu’en resserrant tant d’argent, il gêna la circulation, & que l’argent devint bien plus rare à Rome qu’il n’avoit été.

Tibere, qui attribuoit cette rareté aux monopoles des Gens d’affaires & Financiers qui affermoient les revenus de l’Empire, ordonna par un Édit qu’ils achetassent des terres pour les deux tiers au moins de leurs fonds. Cet Edit, au lieu d’animer la circulation, la mit entierement en désordre : tous les Financiers resserroient & rappelloient leurs fonds, sous, prétexte de se mettre en état d’obéir à l’Édit, en achetant des terres, qui au lieu d’encherir devenoient à beaucoup plus vil prix par la rareté de l’argent en circulation. Tibere remedia à cette rareté d’argent, en prêtant aux particuliers sous bonnes cautions, seulement trois cents millions de Sesterces : c’est-à-dire, la neuvieme partie des especes qu’il avoit dans son trésor.

Si la neuvieme partie du trésor suffisoit à Rome pour rétablir la circulation, il sembleroit que l’établissement d’une Banque générale dans un grand Roïaume, où son utilité ne corresponderoit jamais à la dixieme partie de l’argent qui circule, lorsqu’on n’en resserre point, ne seroit d’aucun avantage réel & permanent, & qu’à le considerer dans sa valeur intrinseque, on ne peut le regarder que comme un expédient pour gagner du tems.

Mais une augmentation réelle de la quantité d’argent qui circule est d’une nature différente. Nous en avons déja parlé, & le Trésor de Tibere nous donne encore occasion d’en toucher un mot ici. Ce Tresor de deux milliards sept cents millions de Sesterces, laissé à la mort de Tibere, fut dissipé par l’Empereur Caligula son Successeur dans moins d’un an. Aussi ne vit-on jamais à Rome l’argent si abondant. Quel en fut l’effet? Cette quantité d’argent plongea les Romains dans le luxe, & dans toutes sortes de crimes pour y subvenir. Il sortoit tous les ans plus de six cents mille livres sterlings hors de l’Empire pour les marchandises des Indes ; & en moins de trente ans l’Empire s’appauvrit, & l’argent y devint très rare sans aucun démembrement ni perte de Province.

Quoique j’estime qu’une Banque générale est dans le fond de très peu d’utilité solide dans un grand État, je ne laisse pas de convenir qu’il y a des circonstances où une Banque peut avoir des effets qui paroissent étonnans.

Dans une Ville où il y a des dettes publiques pour des sommes considérables, la facilité d’une Banque fait qu’on peut vendre & acheter ses fonds capitaux dans un instant, pour des sommes immenses, sans capitaux aucun dérangement dans la circulation. Qu’à Londres un particulier vende son capital de la Mer du Sud, pour acheter un autre capital dans la Banque ou dans la Compagnie des Indes, ou bien dans l’esperance que dans quelques-tems il pourra acheter à plus bas prix un capital dans la même Compagnie de la Mer du Sud, il s’accommode toujours de Billets de banque, & on ne demande ordinairement l’argent de ces Billets que pour la valeur des intérêts. Comme on ne dépense guere son capital, on n’a pas besoin de le convertir en especes, mais on est toujours obligé de demander à la Banque l’argent nécessaire pour la subsistance, car il faut des especes dans le bas troc.

Qu’un Propriétaire de terres qui a mille onces d’argent, en paie deux cents pour les intérêts des fonds publics, & en dépense lui-même huit cents onces, les mille onces demanderont toujours des especes : ce Propriétaire en dépensera huit cents, & les Propriétaires des fonds en dépenseront 200. Mais lorsque ces Propriétaires sont dans l’habitude de l’agiot, de vendre & d’acheter des fonds publics, il ne faut point d’argent comptant pour ces opérations, il suffit d’avoir des billets de banque. S’il falloit retirer de la circulation, des especes pour servir dans ces achats & ventes, cela monteroit à une somme considérable, & gêneroit souvent la circulation, ou plutôt il arriveroit dans ce cas, qu’on ne pourroit pas vendre & acheter ses capitaux si fréquemment.

C’est sans doute l’origine de ces capitaux, ou l’argent qu’on a déposé à la Banque & qu’on ne retire que rarement, comme lorsqu’un Propriétaire des fonds se met dans quelque négoce où il faut des especes pour le détail, qui est cause que la Banque ne garde en caisse que le quart ou la sixieme partie de l’argent dont elle fait ses billets. Si la Banque n’avoit pas les fonds de plusieurs de ces capitaux, elle se verroit, dans le cours ordinaire de la circulation, réduite comme les Banquiers particuliers à garder la moitié des fonds qu’on lui met entre les mains, pour faire face ; il est vrai qu’on ne peut pas distinguer par les Livres de la Banque ni par ses opérations, la quantité de ces sortes de capitaux qui passent en plusieurs mains, dans les ventes & achats qu’on fait dans Change-alley, ces billets sont souvent renouvellés à la Banque & changés contre d’autres dans le troc. Mais l’expérience des achats & ventes de capitaux des fonds fait bien voir que la somme en est considérable : & sans ces achats & ventes, les sommes en dépot à la Banque seroient sans difficulté moins considérables.

Cela veut dire que lorsqu’un État n’est point endetté, & n’a pas besoin des achats & ventes de capitaux, le secours d’une Banque y sera moins nécessaire & moins considérable.

Dans l’année mil sept cent vingt, les capitaux des fonds publics & des Bubbles qui étoient des attrapes & des entreprises de Sociétés particulieres à Londres, montoient à la valeur de huit cents millions sterlings, cependant les achats & ventes de capitaux si venimeux se faisoient sans peine, par la quantité de billets de toutes especes qu’on mit sur la place, pendant qu’on se contentoit des mêmes papiers pour le paiement des intérêts ; mais sitôt que l’idée des grandes fortunes porta nombre de particuliers à augmenter leur dépense, à acheter des équipages, des linges & soieries étrangeres, il fallut des especes pour tout cela, je dis pour la dépense des intérêts, & cela mit tous les systêmes en pieces.

Cet exemple fait bien voir, que le papier & le crédit des Banques publiques & particulieres peuvent causer des effets surprenans dans tout ce qui ne regarde pas la dépense ordinaire pour le boire & pour le manger, l’habillement & autres nécessités des familles : mais que dans le train uniforme de la circulation, le secours des Banques & du crédit de cette espece est bien moins considérable & moins solide qu’on ne pense généralement. L’argent seul est le vrai nerf de la circulation.