Essais de littérature pathologique/07

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Essais de littérature pathologique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 124-160).
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ESSAIS


DE LITTÉRATURE PATHOLOGIQUE


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IV


LA FOLIE. — GÉRARD DE NERVAL


DERNIÈRE PARTIE


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Œuvres de Gérard de Nerval. — Lettres et documens inédits.


I

La première fois que Gérard de Nerval aperçut son double[1], il fut saisi d’une grande angoisse. C’était la nuit, au poste. Deux amis étaient venus le réclamer, l’avaient emmené — il s’était vu les suivant — et il s’était néanmoins retrouvé sur son lit de camp. — « Je frémis, dit-il, en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche. » Il ne mourut pourtant pas, rencontra de nouveau cet étranger « qui était lui-même », et se demanda avec un mélange de terreur et de colère : — « Quel était donc cet esprit qui était moi et en dehors de moi ? » L’idée lui vint qu’au lieu d’être le double des légendes, cet autre Gérard de Nerval pourrait bien être le « frère mystique » des traditions orientales. Il n’explique pas autrement ce qu’il faut entendre par cette expression ; mais, à ne la prendre que pour une image, elle est, en ce qui le concerne, d’une justesse frappante. Gérard de Nerval a toujours eu deux moi, bien qu’il ne s’en soit pas toujours rendu compte. Il a toujours été sujet à des phénomènes anormaux qui offrent des analogies avec ceux que la psychologie moderne étudie scientifiquement sous le nom de dédoublement de la personnalité. Cette espèce de dualité est la clef de son talent comme de son caractère, de l’œuvre comme de l’homme ; il ne faut jamais la perdre de vue.

Son moi normal, très doux et très serein, ennemi de toute violence et de toute exagération, tenait la plume lorsqu’il écrivait, et la garda jusqu’aux derniers jours. C’est à lui qu’appartenaient le style limpide que les cénacles trouvaient trop « raisonnable, » et l’esprit gracieux, mais à fleur de terre, qui avait fait prononcer le mot de « Sterne français. » Malheureusement, ou heureusement, le moi normal avait un « frère mystique » qui lui suggérait ses idées, l’entraînait dans l’irréel et était cause que l’honnête Gérard s’arrêtait au milieu d’un souvenir personnel en se demandant s’il n’inventait pas. C’était ce second moi, déséquilibré, mais d’essence supérieure, — dût cet aveu scandaliser ou chagriner le lecteur, — qui avait une vision délicate du monde, qui percevait le sens symbolique de la réalité, et qui, d’autre part, avait fait de Gérard de Nerval un chemineau de lettres payant des verjus aux vieilles chiffonnières et traversant l’Allemagne à pied, sans argent, ni bagages, ni chapeau, ni rien du tout. C’était lui qui le plantait au coin des rues dans des attitudes extatiques ; c’est lui qui l’a précipité dans la folie et le suicide par le vertige du mystère et de l’inconnu. Mais, sans lui, Gérard de Nerval n’aurait pas senti, deux ou trois fois dans sa vie, passer sur sa tête le véritable souffle poétique, et il n’aurait pas écrit Sylvie, l’un des petits chefs-d’œuvre de la prose française. Tant pis pour celui qui n’a pas eu son « frère mystique », au moins par hasard et en passant ; il a de grandes chances de ne pas appartenir à l’humanité supérieure. Malheur à qui se laisse devenir son esclave !

Les œuvres de Gérard de Nerval qui méritent de survivre ont été écrites, à peu d’exceptions près, à la fin de sa carrière littéraire, entre les accès de folie. Elles se placent ainsi au moment où il semble que ses facultés auraient dû être en décadence. Nous allons passer rapidement sur celles des premières années.

La jeunesse de 1830 avait l’esprit tourné vers le théâtre, et Théophile Gautier en donne la raison : « Le roman-feuilleton des journaux n’était pas inventé. Le théâtre était donc le seul balcon d’où le poète pût se montrer à la foule. » Gérard de Nerval subit l’entraînement universel et fut un dramaturge d’autant de souplesse que de fécondité. Il fit de la comédie, des livrets d’opéra, des drames historiques ou sociaux, une Diablerie en vers imitée du moyen âge, et peut-être encore toutes sortes d’autres pièces appartenant à toutes sortes d’autres genres[2] : comment le savoir, puisqu’il les perdait à mesure ? Il les lisait à ses amis, qui en admiraient « la puissance », ou « l’esprit », et puis il les mettait dans ses grandes poches avec le reste de sa bibliothèque et les traînait en visite, en voyage, chez les directeurs de théâtres, dans les bouibouis des boulevards extérieurs et dans les carrières de Montmartre ou de Clignancourt, jusqu’à ce qu’elles eussent disparu inexplicablement. Il n’y eut de sauvé que des débris : six pages de la Diablerie, une vingtaine de Nicolas Flamel ; ou bien des œuvres pour lesquelles Gérard de Nerval avait eu des collaborateurs qui veillaient sur les manuscrits, et la postérité ne s’est pas trouvée beaucoup plus avancée dans un cas que dans l’autre : personne ne sait plus quelle part revenait à Méry et à Bernard Lopez dans le drame-légende de l’Imagier de Harlem[3], ou aux frères Cogniard dans Pruneau de Tours, vaudeville joué et imprimé sous leur nom (1850) en vertu de mœurs littéraires qui sont de tous les temps, comme la faim et la soif. Un jour de gêne, Gérard de Nerval avait vendu le manuscrit de Pruneau de Tours à un agent théâtral. Celui-ci le revendit aux frères Cogniard, qui le signèrent après des remaniemens dont eux seuls auraient pu dire l’importance[4]. Tout ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que Pruneau de Tours est inepte sous sa forme actuelle.

Une seule pièce, parmi celles qui se sont conservées, porte d’un bout à l’autre la marque de Gérard de Nerval, malgré la collaboration, aisément envahissante, d’Alexandre Dumas. C’est un drame en cinq actes, Léo Burckart, qui fut joué à la Porte-Saint-Martin, en 1839, pour boucher un trou. Harel, le directeur, avait dit à Gérard : — « J’attends un éléphant ; la pièce n’aura donc qu’un nombre limité de représentations. » Elle en eut trente, grâce à un retard de l’éléphant.

Le sujet du drame appartient sans le moindre doute à Gérard de Nerval ; il répond à l’une des grandes préoccupations de sa vie entière, celle d’apprendre à la France à connaître l’Allemagne. S’il est un domaine de la pensée où il ait exercé une influence, c’est celui-là. Nul, en France, n’a plus aimé l’Allemagne, à une époque où les sympathies étaient pourtant nombreuses et vives, parmi nos écrivains et nos lettrés, pour la pensée et la littérature germaniques, et aussi pour l’âme germanique, qui n’avait encore découvert à nos yeux que sa face mystique et attendrie. Ces sympathies pouvaient alors se donner libre carrière ; rien ne s’y opposait, ni les événemens politiques, ni l’entrée en scène de l’Allemagne militaire et utilitaire, dont le seul aspect aurait mis Gérard de Nerval en fuite, car tout en elle lui aurait fait horreur, ses qualités plus encore que ses défauts. Il ne soupçonna même pas qu’elle pût jamais être possible, et il contribua par-là, inconsciemment et innocemment, à empêcher ses lecteurs de la pressentir. En cela il ne fut ni plus ni moins aveugle que les autres écrivains français du même temps qui travaillaient aussi à nous initier à la poésie allemande[5], aux mœurs allemandes, et qui ne nous ont jamais montré que les côtés rêveurs et spéculatifs, ou la sentimentalité un peu puérile, d’une race trop vigoureuse, et composée d’élémens trop variés, pour se laisser emprisonner dans trois ou quatre formules.

Léo Burckart a pour objet de rendre sensible au spectateur français la puissante fermentation laissée dans l’âme germanique par la guerre de libération : — « C’est à Heidelberg, dit Gérard de Nerval dans la préface de la pièce, au milieu des étudians, que j’essayai de peindre le mouvement parfois grand et généreux, parfois imprudent et tumultueux, de cette jeunesse toute frémissante encore du vieux levain de 1813. » Son héros est un publiciste aux idées révolutionnaires, à la plume hardie, que sa femme s’attend tous les jours à voir arrêter. Au lieu de la police, c’est « le Prince » qui arrive chez eux. Il vient sommer Burckart de prendre la place du ministre qu’il attaque dans son journal, et de réaliser les théories avec lesquelles il met le feu aux imaginations. L’imprudent accepte, et gouverne comme pouvaient gouverner les cerveaux chimériques dont l’Allemagne était farcie il y a trois quarts de siècle, rêveurs obstinés qui vivaient enfermés dans leur cabinet, sans contact avec les hommes, et qui résolvaient les problèmes politiques ou sociaux d’après leur système particulier sur les relations du moi avec le non-moi. C’est une espèce disparue ; autant rechercher sur les bords de la Sprée les animaux antédiluviens de Cuvier ; mais il en restait encore des spécimens il y a trente ou quarante ans, et il saute aux yeux de quiconque a eu l’occasion d’en observer que ces gens-là étaient faits pour s’entendre avec Gérard de Nerval sur les questions pratiques. Nous devons admirer ce dernier d’avoir permis, pour l’amour de la vraisemblance, qu’il arrivât des malheurs à un héros aussi parfaitement selon son cœur que Léo Burckart. Il n’en fut pas récompensé. Les Parisiens bayèrent aux déboires de cette vieille corneille germanique qui abat des noix creuses cinq actes durant, et il était grand temps, pour Harel et sa caisse, que l’éléphant arrivât : « Au bout de trente soirées d’été, dit Gérard de Nerval avec sa mansuétude accoutumée, je vis avec intérêt cet animal succéder aux représentations du drame. »

Le reste de son théâtre ne vaut pas qu’on en parle[6], et ses grands romans méritent encore moins que ses pièces de nous retenir. Il les perdait aussi, ou il ne les finissait point, et ce n’est certes pas pour sa plus grande gloire que deux de ces ébauches ont été ramassées et utilisées après sa mort. Le Marquis de Fayolle[7] par Ed. Gorges, qui en usa librement avec le texte et prodigua les banalités sur un canevas naturellement incolore : Le Prince des Sols[8] par Louis Ulbach, qui avait acheté je ne sais où, à je ne sais qui, à cause des corrections dont il avait reconnu l’écriture, un vieux cahier d’une autre main et avant toute la mine de sortir de la hotte d’un chiffonnier, et qui l’imprima par « ambition de servir la renommée littéraire de Gérard. » Il en fut pour ses bonnes intentions.

Gérard de Nerval avait une certaine peine à perdre les articles de journaux écrits dans une salle de rédaction, sous l’œil du directeur et du metteur en page. On croit cependant qu’il a réussi à en faire disparaître un nombre considérable, moyennant des ruses qui rappellent les parens du Petit Poucet menant perdre leurs enfans dans les bois. Il les mettait dans des feuilles inconnues, sous des signatures quelconques, et se frottait les mains à l’idée que personne n’irait jamais les y déterrer. Ce qui est arrivé en effet. L’ogre les a mangés, autrement dit l’oubli. Devant ce jeu de cache-cache perpétuel, on se demande pourquoi cet homme écrivait ?

Les articles signés de son nom, ou qu’on sait être de lui, sont tantôt de la critique et tantôt de la fantaisie. La critique de Gérard de Nerval, sauf les cas où l’amitié porte la parole, est tou-jours de la partie raisonnable de son esprit, et il se montre alors bien peu romantique dans ses admirations et ses préférences. Voltaire dramaturge lui paraît un grand méconnu : « Nous ne sommes pas, écrivait-il, de ceux qui font peu de cas du talent dramatique de Voltaire, Voltaire, avec un génie incontestable, a été une des victimes de la convention et du parti pris littéraire[9]. » Il n’allait pas jusqu’à trouver du génie à Scribe ; mais il écrivait, à propos de la pénurie d’auteurs comiques : « Bertrand et Raton et peut-être la Camaraderie, sont encore ce que nous avons de mieux depuis Beaumarchais[10], » Il parlait sans respect du drame romantique et en sonnait déjà le glas il y a plus d’un demi-siècle. Latour de Saint-Ybars venait de donner sa Virginie à la Comédie-Française, Gérard de Nerval fut de l’avis du public, qui avait trouvé la pièce mauvaise ; mais il n’en dissimula point son regret : « Nous voudrions de tout notre cœur, disait-il, admirer ce qu’on nous présente comme une restauration de la tragédie après les saturnales du drame, et nous admettons volontiers qu’on soit aujourd’hui fatigué du moyen âge et de l’histoire moderne, comme on l’était il y a quinze ans des Grecs et des Romains[11]. »

Les articles de fantaisie sont très supérieurs aux articles de critique. Quelques-uns[12] sont exquis, et ont pu être rapprochés des Rêveries du Promeneur solitaire sans être trop écrasés sous la comparaison. Tous émanent du Gérard de Nerval poète et bohème, et sont remplis de lui, et de ce que le « frère mystique » lui chuchotait à l’oreille pendant leurs courses solitaires. Ils nous disent à bâtons rompus, dans un désordre où s’enchevêtrent la poésie et la vérité, comme elles s’entremêlaient dans l’esprit de l’auteur, le conte bleu que fut sa propre existence, et le seul qu’il ait jamais su inventer. En effet, ses œuvres nous le montrent incapable d’inventer le roman des autres[13], comme s’il avait dépensé toute son imagination à créer le sien. C’est une manière, qui en vaut une autre, d’entendre l’art du romancier.

Plus encore que ses pièces, que ses romans, que ses articles, Gérard de Nerval perdait ses vers. Cela lui était d’autant plus aisé, que, le plus souvent, il ne les écrivait même pas. On n’a trouvé dans les carnets tombés de ses poches que des matériaux poétiques tels que rimes, hémistiches, fragmens de vers ou vers isolés. On sait pourtant par lui-même qu’il avait composé un nombre énorme de poésies, à tout propos. Il avait recours à la langue des dieux pour rendre tous les sentimens violens de son âme, qu’ils fussent de joie ou de douleur : « J’ai fait, disait-il sur la fin de sa vie, mes premiers vers par enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une Pythie en jetant des cris de douleur. » Ou suit déjà[14] ce qu’il faut penser des vers de jeunesse, quelle en est la banalité, quelle la platitude. Des vers d’amour et de désespoir, il subsiste deux odelettes dont nous avons cité la plus jolie : « Il est un air… » ; et une série intitulée les Chimères, dix pages en tout, mais dix pages à donner de grands regrets de la perte du reste.

Les Chimères n’avaient pas subi, elles non plus, — ou bien peu, — l’influence des cénacles ; elles sont d’un précurseur et non d’un imitateur. Le sonnet panthéiste intitulé Vers dorés donne l’exemple de cette imprécision de la pensée, si recherchée de nos jours, qui ouvre au rêve des horizons sans limites. C’était alors une nouveauté en France, et des plus heureuses, des plus fécondes, en attendant que l’abus de l’obscurité transformât la poésie en devinettes rimées.
Eh quoi ! tout est sensible !
Pythagore.


Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché ;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

1845.


En l’absence de preuves, il ne faut pas se fier à la date de 1845. Les Vers dorés formaient une suite de « sonnets mystagogiques » composés aux approches ou au sortir du premier accès de folie de Gérard de Nerval, en 1841, et exposés en conséquence à de nombreux hasards. Il en écrivit une seconde série, encore plus fumeuse, dans les intervalles de ses derniers accès, ceux de 1853 et 1854. Je ne saurais dire avec certitude à laquelle des deux appartient le beau sonnet qu’on vient de lire, non plus que celui qui va suivre.


Horus


Le Dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers.
Isis, la mère, alors se leva sur sa couche.
Fit un geste de haine à son époux farouche,
Et l’ardeur d’autrefois brilla dans ses yeux verts.

« Le voyez-vous, dit-elle, il meurt, ce vieux pervers.
Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche.
Attachez son pied tors, éteignez son œil louche,
C’est le dieu des volcans et le roi des hivers !


L’aigle a déjà passé, l’esprit nouveau m’appelle,
J’ai revêtu pour lui la robe de Cybèle…
C’est l’enfant bien-aimé d’Hermès et d’Osiris ! »

La déesse avait fui sur sa conque dorée,
La mer nous renvoyait son image adorée,
Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Iris.


Gérard de Nerval savait parfaitement qu’il n’avait été l’ombre d’un grand poète que dans les Chimères, et grâce à ce qu’il appelait ses « descentes aux enfers. » Il dit dans la préface des Filles du Feu[15], écrite en 1854 et adressée à Alexandre Dumas : — « Et, puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faudra que vous les entendiez tous… Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hegel ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible ; concédez-moi du moins le mérite de l’expression ; — la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète… »

Je ne voudrais pas qu’on m’accusât d’identifier le génie avec la folie ; mais les faits sont les faits, et les chiffres sont les chiffres. Les séjours de Gérard de Nerval dans des maisons de santé[16] obligent à reconnaître, quelque répugnance qu’on y ait, qu’il était presque complètement fou quand il a écrit ses meilleurs vers, et qu’il n’a possédé le don de l’expression poétique que dans ces seuls momens. C’est pourquoi, avec le sens littéraire qui ne l’abandonnait jamais tant qu’il lui restait une lueur de raison, il se demandait après les accès s’il n’avait pas subi quelque déchéance en recouvrant « ce qu’on appelle vulgairement la raison. »

Le reste de son œuvre est trop intimement lié à sa biographie pour pouvoir en être séparé. Nous en parlerons au fur et à mesure des événemens. Il faut convenir que, jusqu’ici, nous sommes en face d’un fantôme d’écrivain plutôt que d’un écrivain : ses ouvrages s’évanouissent dès qu’on approche. Chose bizarre, il semble que la folie grandissante les ait protégés, et que nous lui devions, avec le meilleur du talent de Gérard de Nerval, de posséder de lui plus que des miettes.


II

L’Introduction du Voyage en Orient contient six lignes très obscures, que rien n’amenait et que rien ne vient expliquer : — « Ne suis-je pas toujours, hélas ! le fils d’un siècle déshérité d’illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver le passé… sur ses débris ? Il ne m’a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour bien m’assurer que c’est nous, vivans, qui marchons dans un monde de fantômes. » Gérard de Nerval fait allusion dans ce passage à la grande tourmente du milieu de sa vie, qui emporta une première fois sa raison et après laquelle il n’eut plus que des répits.

Chaque nouvelle année l’avait trouvé plus âprement possédé de son étrange passion pour l’âme de femme qu’il poursuivait, avec la foi d’un occultiste sincère, dans ses migrations mystérieuses à travers les corps, et qu’il avait reconnue en dernier lieu sous les traits de Mlle Jenny Colon, actrice dans un petit théâtre. A en juger par de nombreux exemples, la foi à l’occultisme est avant tout une question de tempérament ; on la subit, plutôt qu’on ne se la donne. Hoffmann, Poe et Quincey étaient des névrosés. Gérard de Nerval avait été prédestiné dès le berceau, de par sa pauvre machine mal réglée, à croire à tous les phénomènes « super-naturalistes. » Il excédait de ses divagations charmantes, beaucoup trop poétiques pour elle, la malheureuse comédienne qui s’obstinait à n’avoir été ni religieuse, ni reine de Saba, dans d’autres existences. Lui-même s’usait dans sa lutte désespérée pour obtenir « l’épanchement du rêve dans la vie réelle. » Il en négligeait son travail, et constatait avec douleur qu’il était moins avancé dans sa carrière que dix ans auparavant, alors que son jeune nom volait sur les lèvres des hommes accouplé à celui du glorieux auteur de Faust : — « Je vous envoie, écrivait-il à Mlle Jenny Colon, mon médaillon en bronze… Il date déjà, comme vous pouvez voir, de l’an 1831, où il eut les honneurs du Musée. Ah ! j’ai été l’une de nos célébrités parisiennes, et je remonterais encore aujourd’hui à cette place que j’ai négligée pour vous, si vous me donniez lieu de chercher à vous rendre fière de moi. Vous vous plaignez de quelques heures que je vous ai fait perdre, mais mon amour m’a fait perdre des années, et pourtant je les rattraperais bien vite si vous vouliez[17] !… »

Mlle Colon finit par n’y plus tenir ; elle n’avait pas assez de fantaisie pour s’accommoder d’un amoureux qui la voyait tout de bon surnaturelle et la traitait en conséquence. Elle épousa un flûtiste et passa avec lui à l’étranger, après une querelle dans laquelle Gérard de Nerval assure avoir été bien coupable. Voici son récit : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia[18] était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement, qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : — je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans les enivremens vulgaires ; j’affectai la joie et l’insouciance, je courus le monde… « Quelle folie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures ; j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle. »

Il eut beau se raisonner et travailler à s’étourdir, l’ébranlement avait été trop fort pour une raison déjà vacillante. Ses vœux imprudens furent exaucés. Le rêve s’épancha dans la vie réelle, et ce fut d’abord une ivresse radieuse, une victoire éclatante de l’esprit sur la matière. La maladie l’avait transformé en voyant ; toutes ses visions étaient heureuses autant qu’éblouissantes, et il trouvait pour les décrire des accens d’une telle éloquence, que ses amis troublés se demandaient, en l’écoutant dérouler ses merveilleuses apocalypses, s’ils devaient le plaindre ou l’envier, et si l’état que les hommes appellent folie ne serait point, peut-être, « un état où l’âme, plus exaltée et plus subtile, perçoit des rapports invisibles, des coïncidences non remarquées, et jouit de spectacles échappant aux yeux matériels[19]. » Un autre poète, Charles Lamb, avait déclaré quelques années auparavant qu’il fallait lui envier les jours passés dans une maison de fous ; on lit dans une de ses lettres à Coleridge : « Parfois, je jette en arrière, sur l’état où je me suis trouvé, un regard d’envie, car, tant qu’il a duré, j’ai eu beaucoup d’heures de pur bonheur. Ne croyez pas, Coleridge, avoir goûté toute la grandeur et tout l’emportement de la fantaisie, si vous n’avez pas été fou. Tout, maintenant, me semble insipide en comparaison. » Tel, Gérard de Nerval, dans les commencemens, endurait avec peine, l’accès passé, la privation de ce « qu’on eût pris plutôt, disait un de ses auditeurs ordinaires, pour les rêves cosmogoniques d’un dieu ivre de nectar, que pour les confessions et les réminiscences du délire. »

C’était la lune de miel de la folie, et elle est fragile comme toutes les autres. Gérard de Nerval passa bientôt des bizarreries de la pensée à celles des actes, et sa conduite de voyant devint difficile à faire accepter du public. On se décida à le faire soigner un jour qu’on l’avait trouvé au Palais-Royal traînant un homard vivant au bout d’un ruban bleu. Malgré sa douceur, il se fâcha. Il ne concevait pas que les médecins eussent à intervenir parce qu’il avait promené un homard : — « En quoi, disait-il, un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas et n’avalent pas la monade des gens comme les chiens, si antipathiques à Goethe, lequel pourtant n’était pas fou. » Ses amis le conduisirent dans la maison du docteur Esprit Blanche, à Montmartre ; il y entra le 21 mars 1841.

Une lettre qu’il y reçut de Francis Wey indique que cette première crise fut, en somme, assez douce : « J’ai appris par Théophile que ta santé est bien meilleure et j’en suis aussi joyeux, mon bon Gérard, que j’avais été affligé de ta maladie… Puisque tu as le bonheur de jouir, pour quelques jours encore, d’un repos élyséen, je me chargerai, si tu le veux, moi qui patauge dans la boue des affaires courantes, de tes commissions dont je te rendrai compte avec exactitude. Tu n’as qu’à parler… Je désire, mon cher ami, que tu me donnes de tes nouvelles directement. Tu dois avoir du temps à perdre, et des revanches de bavardage à prendre ; ainsi, fais-moi le plaisir de me gribouiller un peu de papier et de me dire tout ce qui te passera par la tête. J’irai te voir quand tu voudras ; car je sais que le convalescent est friand de visites. Après cela, je te plains assez peu. D’abord tu n’as rien à faire ; puis tu es chauffé, nourri et paisible comme un gentilhomme campagnard. Tu vis au milieu d’un tas d’arbres, comme une fauvette. — On dit que tu manges comme un corbeau — et voici que le printemps survenant à point nommé, tandis que tu es dans tes terres, va t’environner de verdure et de parfums. Reste là jusqu’aux premières fleurs ; tu nous y recevras et nous irons jaser sous l’orme et dans les lilas[20]… »

Le printemps l’environna en effet de verdure et de parfums, et la splendeur du monde lui parut encore plus merveilleuse que par le passé : « La maison où je me trouvais, écrivait-il plus tard, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté d’arbres précieux. L’air pur de la colline où elle était située, les premières haleines du printemps, les douceurs d’une société toute sympathique, m’apportaient de longs jours de calme. Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La vue, qui s’étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au soir des horizons charmans, dont les teintes graduées plaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes. » La nuit, des songes venaient éclairer et préciser ces ébauches, et l’énigme de l’univers se découvrait à ses regards éblouis. Tantôt il assistait à la création. Les premiers germes s’entr’ouvraient à la surface du globe, et, « du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; — les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage. La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon. » — Tantôt les âmes des morts s’entretenaient avec lui, non point comme s’entretiennent les vivans, mais par une « sorte de communication » qu’il est impossible d’expliquer, et il leur disait avec ravissement : — « Cela est donc vrai ! Nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !… J’étais bien fatigué de la vie ! » L’un de ces « esprits » le conduisit dans une cité lumineuse où il faisait sa demeure avec d’autres esprits. De belles jeunes filles dont l’âme transparaissait à travers leurs formes délicates regardèrent l’étranger avec des yeux sourians, et leur aspect lui remplit l’âme de regrets : « Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. »

Une autre fois, il se promenait dans un jardin abandonné avec une jeune femme d’une taille élancée, comme l’Adrienne de ses jeux d’enfant. Sa compagne se mit tout à coup « à grandir sous un clair rayon de lumière, » et à « s’évanouir dans sa propre grandeur. » Il reconnut Aurélia, autrement dit Jenny Colon, et en même temps, le jardin prit l’aspect d’un cimetière : — « Ce rêve… me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte. — Je n’eus d’abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite de l’état de mon esprit, je ne ressentis qu’un vague chagrin mêlé d’espoir. Je croyais moi-même n’avoir que peu de temps à vivre, et j’étais désormais assuré de l’existence d’un monde où les cœurs aimans se retrouvent. D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie. » Il ne s’affligea donc point en se figurant que Mlle Colon était morte ; l’âme qu’il aimait transmigrait une fois de plus ; voilà tout.

Les seuls momens pénibles de ce premier internement, les seuls du moins dont il eût gardé la mémoire, Gérard de Nerval les dut à des visions sanglantes et hideuses par lesquelles lui furent révélés des événemens très anciens, ignorés jusque-là de toutes les histoires. Mais c’étaient des éclairs de souffrance, compensés et au-delà par de longues joies surhumaines. Il passait des heures exquises à pétrir avec de la terre l’effigie de celle qu’il croyait morte : — « Tous les matins, ajoute-t-il, mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l’image. » Il ne sortit de chez le docteur Blanche qu’au bout de huit mois, le 21 novembre 1841. Une lettre de lui à Mme Alexandre Dumas nous apprend pourquoi on l’avait gardé si longtemps, et ce qu’il pensait des jugemens du monde ou de la science sur son état : — « Le 9 novembre[21]. — Ma chère madame, j’ai rencontré hier Dumas, qui vous écrit aujourd’hui. Il vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler raison, mais n’en croyez rien. Je suis toujours et j’ai toujours été le même, et je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier.

« L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bon sens dont je n’ai jamais manqué ! Au fond, j’ai fait un rêve très amusant et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble seul explicable et naturel aujourd’hui, mais comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m’a laissé sortir et vaquer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre, et même à ma véracité. — Avoue ! avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs, et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le dictionnaire médical. A l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyans prédits par l’Apocalypse, dont je me flattais d’être l’un. Mais je me résigne à mon sort, et, si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit Divin.

«… Je me trouve tout désorienté et tout confus en retombant du ciel où je marchais de plain-pied, il y a quelques mois. Quel malheur qu’à défaut de gloire, la société actuelle ne veuille pas toutefois nous permettre l’illusion d’un rêve continuel. Il me sera resté du moins la conviction de la vie future et de la sympathie immortelle des esprits qui se sont choisis ici-bas… »

Quels que fussent les torts de la société, Gérard de Nerval sentait toute l’étendue de son malheur. Il savait qu’il n’en est pas de plus grand pour un homme que d’avoir passé pour fou, à tort ou à raison. Puis donc qu’il n’était pas permis aux élus d’avouer qu’ils fréquentaient dans l’invisible et l’au-delà, il fallait se dire guéri et le faire accroire au monde. Gérard de Nerval eut plus que jamais une existence en partie double, correspondant à ses deux personnalités, et dont il dissimulait avec application ce qui aurait pu choquer le matérialisme des médecins aliénistes et des commissaires de police. Il ne lui était plus possible d’empêcher le « frère mystique » de faire des siennes, il n’en était plus maître ; mais le moi normal fut aux aguets pour expliquer les extravagances du moi malade par toutes sortes de raisons ingénieuses. Craignait-il une crise trop forte, il partait, disparaissait pendant des semaines ou des mois, jusqu’à ce qu’il se sentît plus calme. C’est pendant une de ces fugues qu’il nota sur son carnet : « Ce que c’est que les choses déplacées ! — On ne me trouve pas fou en Allemagne. »

Il se dédommageait, loin des regards importuns, de sa dure contrainte. La seconde vie à laquelle il s’abandonnait dans la solitude avait acquis une intensité joyeuse et terrible. Il était celui qui sait, qui voit de ses yeux et entend de ses oreilles ce que la foule ne connaîtra que dans la mort. Les choses lui avaient révélé leur sens symbolique, les rêves leurs correspondances mystérieuses, et il déchiffrait couramment les augures qui sont tout autour de nous, dans les nombres, dans les étoiles, dans les caprices apparens des animaux, les coïncidences attribuées au hasard. Très grand travailleur, en dépit de son existence décousue, il avait fait son étude particulière des religions, des doctrines secrètes, des sociétés secrètes, des superstitions, et il marchait dans un monde dont nous n’avons aucun soupçon, nous autres gens d’esprit rassis et terre à terre, un monde spiritualisé, pour ainsi dire, où toutes les énergies, toutes les formes de la matière sont des esprits, des êtres ayant vie et volonté. Un séjour qu’il fit en Orient le confirma dans ses idées.

Il avait entrepris ce voyage pour prouver au public qu’il avait recouvré la santé ; il écrivait à son père, de sa première étape[22] : — « Lyon, le 25 décembre1842… — L’hiver dernier a été pour moi déplorable, l’abattement m’ôtait les forces, l’ennui du peu que je faisais me gagnait de plus en plus et le sentiment de ne pouvoir exciter que la pitié à la suite de ma terrible maladie m’ôtait même le plaisir de la société. Il fallait sortir de là par une grande entreprise qui effaçât le souvenir de tout cela et me donnât aux yeux des gens une physionomie nouvelle… » La même préoccupation se fait jour dans la suite de sa correspondance. Il ne se lasse pas d’insister sur sa belle santé. — « Constantinople, ce 19 août (1843)… Ni la mer, ni les chaleurs, ni le désert n’ont pu interrompre cette belle santé dont mes amis se défiaient tant avant mon départ. Ce voyage me servira toujours à démontrer aux gens que je n’ai été victime, il y a deux ans, que d’un accident bien isolé. Je me suis remis à travailler, et j’attends ici la réponse d’un libraire avec qui j’avais pris des arrangemens pour mon voyage… Le meilleur, c’est que j’ai acquis de la besogne pour longtemps et me suis créé, comme on dit, une spécialité. J’ai fait oublier ma maladie par un voyage, je me suis instruit, je me suis même amusé… » Au même, sans date (M. Labrunie a écrit au verso de la lettre : reçue le 25 octobre 1843) : — « Constantinople… — L’amabilité de Théophile en me dédiant, pour ainsi dire, son ballet et en entretenant le public de mon voyage m’a été d’autant plus sensible, que depuis ma maladie trop connue, il importait que mon retour à la santé fût constaté bien publiquement, et rien ne devait mieux le prouver qu’un voyage pénible dans les pays chauds ; ce n’a pas été l’un des moindres motifs de me le faire entreprendre[23]. » Hors ce sujet qui lui tient au cœur, ses lettres ne contiennent guère que des récits de voyage. Il semble n’avoir d’yeux et de pensées que pour les scènes pittoresques qui défilent devant lui. Annonçant à son père qu’il a renoncé, sans aucun regret, à visiter les ruines de Thèbes, il ajoute : « Les mœurs des villes vivantes sont plus curieuses à observer que les restes des cités mortes[24]. » Les détails qu’il donna au public, à son retour[25], sur les harems et les marchés d’esclaves, ne témoignaient pas non plus d’un esprit tourmenté par des idées abstruses. Ils sont d’un conteur spirituel et gai, qui n’annonce les Fromentin et les Loti ni par la couleur du style, ni par l’intuition des sentimens exotiques, et qui demeure à la surface des choses. On ne devine le cours souterrain de sa pensée qu’en arrivant aux chapitres sur les Druses et les Maronites.

En réalité, tandis qu’on le croyait tout occupé de sa femme jaune et autres incidens futiles, il ne songeait qu’à de nouvelles initiations à de nouvelles arcanes. Il absorbait avidement tout ce que l’Orient, qui en est si riche, lui fournissait d’idées cabalistiques et de légendes surnaturelles, et achevait de se troubler la cervelle au contact de sectes mystérieuses et malsaines. Ce n’était pas vaine curiosité. Une force invincible le poussait à se perfectionner dans les sciences occultes ; il lui semblait que c’était l’unique moyen de réparer, si toutefois elle était réparable, la plus cruelle aberration de sa vie, l’erreur qui transformait insensiblement ses jouissances de voyant en rongemens d’esprits. Théophile Gautier nous a révélé la faute que son ami se reprochait si amèrement. Dans l’année qui avait suivi la sortie de Gérard de Nerval de chez le docteur Blanche, Jenny Colon était morte[26], réellement morte, ce qui était plutôt un bonheur, puisque vivante elle le fuyait, tandis que morte, il savait combien il lui serait facile de rentrer en communication avec elle. C’était toutefois à une condition : il ne pouvait la retrouver qu’au moyen d’objets lui ayant appartenu ; ainsi le voulait la doctrine à laquelle il s’était rangé ; et il avait tout brûlé, dans une minute de criminel égarement, pour se soustraire « à l’obsession d’un trop cher souvenir »[27] ! L’obsession n’en avait pas moins persisté, et le pauvre Gérard de Nerval s’abîmait dans un morne désespoir en songeant qu’il ne verrait plus « l’uniquement aimée », et que c’était sa faute.

L’Orient le récompensa de sa grande foi. En quittant l’Égypte, il s’était rendu en Syrie, où il avait obtenu d’être instruit dans la religion des Druses, fort mal connue comme l’on sait. Il y avait retrouvé sa doctrine de la transmigration des âmes : « On ne dit pas d’un Druse qu’il est mort, écrivait-il, on dit qu’il s’est transmigré. » Le courant d’idées dans lequel il vivait lui rendit courage et confiance, et le résultat ne se fit pas attendre. Gérard de Nerval rencontra par hasard, dans une maison européenne, une jeune Druse, fille d’un cheik du Liban. Elle avait des cheveux d’or, « des traits où la blancheur européenne s’alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire qu’elle m’adressa lorsque je l’eus saluée. » C’était elle, « l’uniquement aimée », et non plus sous la forme épaissie qu’elle avait revêtue en devenant Mlle Colon, mais délicate, mais légère, telle enfin qu’il l’avait vue sur la grande place verte, le soir où il l’avait couronnée de laurier et où elle s’appelait Adrienne. Gérard de Nerval la contempla longuement, et sortit sans avoir essayé de lui parler : — « En quittant la maison de Mme Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle. »

Il sentait « que l’aiguille de sa destinée avait changé de place tout à coup ; il fallait… chercher les moyens de la fixer. » Son parti fut pris aussitôt : « La femme idéale que chacun poursuit dans ses rêves s’était réalisée » pour lui, elle passait derechef à sa portée : il ne commettrait pas la faute de la laisser échapper une fois de plus.

Il alla trouver le cheik druse et lui demanda sa fille Saléma en mariage. Le cheik se frappa le front du doigt et dit : « Es-tu fou ? » Son interlocuteur ne se laissa point démonter. La différence des religions était le principal obstacle. Or, Gérard de Nerval était fils de franc-maçon, et de ceux pour qui la franc-maçonnerie est l’héritière de la doctrine des Templiers. Il avait découvert, d’autre part, que les Druses sont les descendans spirituels de ces mêmes Templiers, qui ont occupé leurs montagnes au temps des Croisades. Il était donc coreligionnaire, approximativement, du père de Saléma. Il le lui persuada, tira d’une de ses poches un diplôme maçonnique couvert de signes cabalistiques, et fit si bien que le cheik lui accorda sa fille. Celle-ci donna une tulipe rouge à son fiancé et planta dans le jardin un petit acacia qui devait croître avec leurs amours. Il ne restait plus qu’à fixer le jour des noces. Un fou complètement fou serait allé jusqu’au bout et aurait épousé Saléma. Un demi-fou se donne au dernier moment des prétextes pour reculer. Gérard de Nerval fut détourné de son mariage par des augures. Les puissances supérieures lui envoyèrent plusieurs avertissemens, dont le premier fut un escarbot, le dernier une fièvre qui l’obligea à changer d’air. Il écrivit de Constantinople au cheik pour dégager sa parole.

Il va de soi qu’à peine libre, il fut repris du regret d’avoir perdu « l’uniquement aimée. » Il lui arrivait encore, de temps à autre, de se dire : « C’est elle ! » mais il n’en était plus bien sûr. La dernière fois qu’il crut deviner Adrienne sous une forme inconnue, il dînait avec un ami sous une treille, dans un petit village des environs de Paris : — « Une femme vint chanter près de notre table, et je ne sais quoi, dans sa voix usée, mais sympathique, me rappela celle d’Aurélia. Je la regardai : ses traits mêmes n’étaient pas sans ressemblance avec ceux que j’avais aimés. On la renvoya, et je n’osai la retenir, mais je me disais : — Qui sait si son esprit n’est pas dans cette femme ? — Et je me sentis heureux de l’aumône que j’avais faite. » Cela se passait dans les dernières années de sa vie.


III

Il était revenu d’Orient vers la fin de 1843[28], plus charmant que jamais, plus bizarre encore qu’il n’était parti. « Gérard de Nerval, dit un contemporain[29], avait alors une tête admirable et par la douceur du regard et par l’expression intelligente de la physionomie. Le soleil d’Orient avait légèrement hâlé la peau. Le teint était d’une pâleur mate. Les cheveux se faisaient déjà rares, et une courte barbe descendait en pointe jusque sous le menton. » Son front chauve, dit un autre contemporain, paraissait « lumineux ». Il avait traversé toutes les fournaises sans y rien laisser de l’élégance de ses manières. Mais les signes avant-coureurs de la démence éclataient dans toute sa personne. Des lueurs inquiétantes passaient dans ses yeux gris. Il ne marchait plus, il volait ou, plus exactement, il s’essayait à voler ; on le voyait « courir à ras du sol, agitant ses bras comme des ailes », et il a conté lui-même qu’une nuit, dans une rue de Paris, il avait été ramassé par une patrouille au moment où il attendait, les bras étendus, que son âme montât dans une étoile, parce qu’il s’était préparé à cette ascension en « quittant ses habits terrestres. » Il n’était plus heureux que dans la liberté du rêve, loin des visages connus et des questions irritantes, « songeant tout haut, rêvant les yeux ouverts, attentif à la chute d’une feuille, au vol d’un insecte, au passage d’un oiseau, à la forme d’un nuage, au jeu d’un rayon, à tout ce qui passe par les airs de vague et de ravissant[30]. »

Il avait toujours soutenu que chaque religion contient une part de la vérité, celles qui sont mortes comme les autres, de façon que l’humanité ne possède jamais que des débris du grand mystère. Un jour qu’il en discourait chez Victor Hugo, place Royale, debout devant la grande cheminée du salon, quelqu’un lui dit : — « Mais, Gérard, vous n’avez aucune religion ! — Moi, pas de religion ? j’en ai dix-sept… au moins. » Dix-sept n’était pas encore assez dire, dans les dernières années de sa vie. Les démons du Talmud et les génies des Mille et une Nuits avaient tenu dans sa tête d’étranges congrès avec les fées du Rhin et les trois Vénus de l’île de Cythère, et il était sorti de leurs délibérations un Gérard de Nerval mage et cabaliste, païen et chrétien, tireur d’horoscopes et fabricant de talismans, également versé dans la Symbolique de Creuzer et dans les contes de bonnes femmes, et attachant la même valeur aux uns et à l’autre. Il avait déniché dans la salle à manger de Maxime Du Camp un meuble aimé des esprits, qui s’y logeaient et y prononçaient des discours. Gérard de Nerval venait les évoquer avec des rites qui l’auraient fait brûler au moyen âge, dans l’espoir d’obliger Adam à lui dicter un livre de Kabbale que notre premier père avait reçu en présent des mains du Seigneur, et qui s’est perdu dans la suite des siècles. Adam accourait sans se faire prier et dictait ; mais c’était toujours inintelligible. Une divinité découverte sur le boulevard extérieur, entre la barrière des Martyrs et la barrière Rochechouart, était aussi l’objet de ses attentions ; pendant longtemps, il vint chaque matin lui rendre un culte, lui qui ne pouvait s’astreindre à rien de régulier. Ce dieu était une canne, taillée dans une racine de vigne et représentant une figure fantastique, aux yeux d’émail enchâssés dans le bois. Elle figurait avec beaucoup d’autres, également contournées et grimaçantes, à la devanture d’un affreux petit cabaret, obscur et lépreux, situé en contre-bas du boulevard. Gérard de Nerval faisait de longues stations dans cette cave pour jouir de la contemplation de la canne, et il avalait pendant ces séances d’horribles mixtures qui ne lui étaient assurément pas salutaires.

Il était tombé au dernier degré du désordre et de l’incurie. Champfleury, qui ne l’a connu que vers 1845, fut si frappé de sa façon de vivre qu’il prit des notes dont voici des échantillons : — « Mars 1849. — J’ai vu Gérard de Nerval à l’Artiste ; il n’a pas dépensé cinquante francs en deux mois. — Vous avez donc crédit quelque part, Gérard ? — Non, je mange une flûte pour mon déjeuner, et je dépense douze sous pour mon dîner. — Il prétend que cette nourriture lui donne un bon sommeil, des rêves agréables, et que la nuit lui sert de jour…

« Il entraîne un ami chez sa blanchisseuse : — Je voudrais mon linge, dit-il. — Son linge se composait d’une chemise. Gérard avec son ami passe dans une chambre voisine afin de changer de linge. L’ami remarque avec étonnement que la chemise que porte Gérard n’a pas de col, qu’une des manches est déchirée du haut en bas. — Tu donnes ça, lui dit-il, à la blanchisseuse ? — Oh ! dit Gérard, cette chemise a l’air en mauvais état. Eh bien ! la blanchisseuse me respecte beaucoup à cause de cette chemise… Elle est en toile… J’aurais une douzaine de chemises en calicot neuf qu’on n’aurait pas les mêmes égards pour moi[31]… »

Il avait loué un logis à Montmartre pour fuir les importuns, mais il n’y habitait pas plus que dans les mansardes de l’intérieur de Paris où les souris grignotaient en paix ses bibelots. Son agitation avait encore augmenté. Il lui arrivait de passer trois jours et trois nuits de suite aux Halles, dormant sur les détritus de légumes et ne sortant que lorsqu’il ne lui restait plus un sou. Toutes les fois qu’il touchait de l’argent, il faisait une de ces expéditions. Il n’avait pas de repos qu’il n’eût tout dépensé, et les Halles lui étaient commodes pour vider ses poches. Il s’y approvisionnait de cadeaux qu’il allait déposer aux portes de ses amis. L’un recevait une couronne de fleurs, l’autre une perruche, un troisième un homard vivant, un quatrième voyait arriver Gérard de Nerval en personne, qui venait, le gousset vide, lui emprunter vingt francs en attendant la prochaine échéance. Il était incapable, comme Thomas de Quincey, de l’opération financière la plus simple. Un jour qu’un libraire s’était acquitté envers lui en billets, il se prit à songer qu’il ne saurait jamais se les faire payer. Son visage soucieux s’éclaira tout à coup d’un sourire : « Je sais, dit-il à Champfleury, un moyen certain d’être payé. Je connais un fort de la halle, un homme de six pieds et quelque chose, qui a les épaules carrées et l’air farouche. Je vais lui donner le billet… je suis certain que, présenté par un fort de la halle, il sera payé immédiatement… Ces gros hommes ont une façon terrible de présenter les billets à ordre. » Un autre jour, il prit la résolution de se ranger et de placer son argent, mais il ne lui fallait pas les valeurs de tout le monde. Il décida d’acheter un « saumon de plomb » toutes les fois qu’il recevrait de l’argent : « On louerait une cave, disait-il, un hangar, pour y déposer son plomb, et, à la fin de l’année, on se verrait à la tête d’une certaine quantité de poissons de plomb. » Il va sans dire que ce projet n’eut pas de suite. Gérard de Nerval aurait eu trop grand’honte d’être capitaliste : « Je me rappelle, écrivait Hetzel après sa mort[32], qu’un jour, un petit journal avait raconté (cela en valait bien la peine) que, M. Hetzel étant l’homme de Paris qui rentrait le plus tard se coucher, et que, Gérard de Nerval étant celui qui sortait le plus tôt de chez lui, il leur arrivait souvent de se rencontrer à deux ou trois heures du matin sur le boulevard. On nous prêtait alors cette intéressante conversation.

« Moi : — Où diable vas-tu, mon bon Gérard ? — Et Gérard me répondait : — Voilà. (Te rappelles-tu son Voilà ?) J’ai acheté du mou pour mon chat, et à présent je vais chercher mon chat pour lui donner ce mou. Cela lui fera plaisir :

« Je répondais à Gérard : — C’est d’un bon cœur.

« Gérard, ayant lu cette piquante révélation, me dit quelques jours après : — Quelles bêtises on écrit, pourtant ! Si j’avais un chat, est-ce qu’il aurait eu du mou ? J’ai donc l’air d’un capitaliste ? On me croit donc établi ou portier ? »

L’hiver parisien est inclément aux noctambules. Quand le froid ou la pluie obligeaient Gérard de Nerval à chercher un abri, il redoutait de rentrer chez lui, à cause de son portier ; il avait toujours eu peur des portiers. La police des garnis eut l’œil sur lui, à force de le rencontrer, en compagnie des escarpes, dans les lieux où l’on couche à deux sols la nuit ; un sergent de ville lui infligea l’humiliation de lui demander ses papiers sur le boulevard des Italiens, au moment où il était arrêté à causer avec des amis. De leur côté, les habitues des cabarets de barrière guettaient ce monsieur en redingote, qu’ils prenaient pour un mouchard, et le menaçaient de lui faire un mauvais parti. Ses amis s’étaient efforcés inutilement de l’arracher à ces milieux dangereux. Il avait fallu y renoncer. — « Qui de nous, écrivait Gautier, n’a arrangé dix fois une chambre avec l’espoir que Gérard y viendrait passer quelques jours, car nul n’osait se flatter de quelques mois, tant on lui savait le caprice errant et libre ? Comme les hirondelles, quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la rue. Ce n’était nullement insouciance ou froideur ; mais, pareil au martinet des tours, qui est apode et dont la vie est un vol perpétuel, il ne pouvait s’arrêter. Une fois que nous avions le cœur triste pour quelque absence, il vint demeurer de lui-même quinze jours avec nous, ne sortant pas, prenant tous ses repas à notre heure, et nous faisant bonne et fidèle compagnie. Tous ceux qui le connaissent bien diront que, de sa part, c’est une des plus fortes preuves d’amitié qu’il ait données à personne. » Il en donnait de non moins fortes quand il s’assujettissait à remplacer Gautier à la Presse, pendant les voyages de son ami ; Gérard de Nerval ne l’aurait fait pour aucun autre.

Tandis qu’une de ses personnalités menait cette existence de détraqué, l’autre continuait à couler des jours paisibles, parallèlement à la première ; et c’est la persistance de ce phénomène durant toute une vie humaine qui rend son cas si curieux. L’autre homme qui était en lui, le moi sain et bien équilibré, ne cessa jamais, durant ces années orageuses et troublées, d’avoir son domaine à part, où il se conduisait avec un bon sens et une lucidité qu’il est rare de prendre en défaut. Dans ses relations avec le monde des vivans, par exemple, son jugement n’avait subi aucune altération. Il existe quantité de billets de sa main, écrits entre 1843 et 1853, à propos des menus détails de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse d’un rendez-vous, d’une invitation, d’une affaire d’argent, d’un coupon de loge à demander, tout est clair, net, bref ; on ne trouverait pas un mot faisant soupçonner que c’est la correspondance d’un fou. Les lettres plus développées sont gaies et spirituelles, ou mieux encore. Celle que voici, merveille de grâce et d’émotion discrète, a été adressée à Mme de Solms le 2 janvier 1853, quelques mois seulement avant le second séjour de Gérard de Nerval chez le docteur Blanche : « Ne me donnez pas, chère fée bienfaisante, le beau livre que vous m’avez promis pour mes étrennes ; je les convoitais depuis bien longtemps, ces beaux volumes dorés sur tranche, cette édition unique. Mais ils coûteront très cher, et j’ai quelque chose de mieux à vous proposer : une bonne action. Je vous sens tressaillir de joie, vous dont le cœur est si chercheur ! Eh bien ! voici, ma belle amie, de quoi l’occuper pendant toute une semaine ! Rue Saint-Jacques, no 7, au cinquième étage, croupissent dans une affreuse misère — une misère sans nom — le père, la mère, sept enfans, sans travail, sans feu, sans pain, sans lumière.

« Deux des enfans sont à moitié morts de faim. Un de ces hasards qui me conduisent souvent m’a porté là hier. Je leur ai donné tout ce que je possédais : mon manteau et quarante centimes. misère ! Puis, je leur ai dit qu’une grande dame, une fée, une reine de dix-sept ans, viendrait dans leur taudis avec tout plein de pièces d’or, de couvertures, de pains pour les enfans. Ils m’ont regardé comme un fou. Je crois vraiment que je leur ai promis des rubis et des diamans, et, ces pauvres gens, ils n’ont pas bien compris, mais ils se sont mis à sourire et à pleurer.

« Ah ! si vous aviez vu ! Vite donc, accourez, avec vos grands yeux si doux, qui leur feront croire à l’apparition d’un ange, réaliser ce que votre pauvre poète a promis en votre nom. Donnez à cette bonne œuvre le prix de mes étrennes. car je veux absolument y concourir, ou plutôt remettez à D… les quatre-vingts francs que devait coûter le chef-d’œuvre auquel je ne veux plus penser, et je cours au Temple et chez le père Verdureau acheter tout un aménagement de ])rince russe en vacances.

« Ce sera beau, vous verrez ! Vous serez éblouie ! Je cours quêter chez Béranger. Au revoir, petite reine, à bientôt, au grenier de nos pauvres. Nos pauvres ! Je suis fier en écrivant ces mots. Il y a donc quelqu’un de plus pauvre que moi — de par le monde ! N’oubliez pas le numéro. Au cinquième, second couloir, la porte à gauche.

« Adieu, Mignon, chère Mignon, douce Mignon, providence des affligés, mignonne Mignon, si douce et si fine, si peu fière et si gentille ! Mettez votre robe à grande queue et vos souliers à talons ! Je leur ai promis, gros comme le bras, une grande princesse, plus puissante que tous les puissans de la terre. Ils n’y croiront plus quand ils verront vos dix-sept ans et votre frais sourire. Mais je bavarde, je bavarde ; adieu mignonne, encore adieu. — Pardon, Madame[33]. »

Il ne lui suffisait pas de donner du pain à ces pauvres gens : il tenait à leur donner aussi de la poésie. C’est peut-être une idée de fou, mais elle est bien jolie.

D’autres lettres sont pénibles à lire : À M. Perrot, chef du bureau des théâtres, au ministère de l’intérieur : «…. J’ai écrit avant-hier à M. Cavé. Je lui ai dit qu’une somme de 300 francs pourrait me suffire pour traverser l’hiver ; s’il était possible d’obtenir 125 francs par mois, de décembre à mars, cela suffirait absolument à ma dépense et me permettrait de faire tranquillement quelque ouvrage dont je trouverais ensuite les produits », etc.[34]. N’insistons pas ; ce sont les rançons de la vie de bohème.

Pas plus que ses lettres familières, ses articles ne trahissaient le désordre d’une portion de son cerveau. Il n’avait jamais été plus abondant, ni aussi goûté du public ; revues et journaux lui étaient grands ouverts, et il y semait à pleines mains les fragmens qui ont été se grouper sous divers titres dans les éditions de ses œuvres[35]. Un seul volume, dans cette gracieuse floraison, se rattache directement aux préoccupations du Gérard de Nerval mage et voyant ; c’est celui qu’il a intitulé les Illuminés, et qui est tout entier à la gloire de l’occultisme. L’auteur le montre jetant de profondes racines dans notre XVIIIe siècle incrédule et raisonneur, et agissant fortement sur la grande révolution par l’entremise de personnages qui n’étaient que les instrumens des sectes d’illuminés. Sous prétexte de raconter la vie et d’exposer les théories des Cazotte et des Restif de la Bretonne, il esquisse le plan d’une histoire de l’Europe au XIXe siècle où l’on verrait les rois recevoir les ordres des sociétés secrètes, et les événemens obéir, en dernière analyse, à des influences mystiques. Quand Gérard de Nerval porta à la Revue des Deux Mondes le manuscrit des chapitres sur Restif de la Bretonne[36], M. Buloz exigea des coupures, à cause, disait-il, des tendances socialistes de certains passages. Pour la première fois de sa vie, le doux Gérard se fâcha, et cette discussion lui resta sur le cœur ; quatre ans plus tard, alors qu’il devenait dangereux, il se glissa dans la cuisine de M. Buloz à un moment où il n’y avait personne, ouvrit tous les robinets et se sauva, enchanté de son exploit.


IV

Le printemps de 1853 fut mauvais pour lui. Aux visions ailées et souriantes avaient succédé de lourds cauchemars qui lui rendaient le travail impossible. Un dimanche soir qu’il se trouvait sur la place de la Concorde, après une journée d’hallucinations angoissantes, il résolut d’en finir : « À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup, il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois… Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée par l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert, et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : — La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? » Il alla prendre la rue Saint-Honoré et gagna le Louvre : « Là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vont, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles, qui grandissaient ou diminuaient tour à tour[37]. » Il ne lui restait plus qu’une idée nette : Henri Heine l’avait chargé d’une traduction et l’avait payé d’avance ; il fallait rendre l’argent, puisqu’il ne pourrait pas faire le travail. Si c’était à cause de la fin du monde ou parce qu’il se sentait malade, personne ne l’a su. Le lendemain, Gérard de Nerval se rendit chez Henri Heine et lui tint des discours incohérens. Mme Heine envoya chercher un fiacre et le fit conduire à la maison Dubois. Des amis qui l’y visitèrent rapportent qu’il fut soigné pour un transport au cerveau.

Au bout d’un mois, il reprit sa vie accoutumée : — « Je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois, je l’écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade. » Cette nouvelle était Sylvie, son chef-d’œuvre. Nous l’avons citée souvent à propos d’Adrienne, de Jenny Colon et de la jolie dentellière qui lisait Rousseau. Sylvie est plus et moins qu’un rêve, qu’une autobiographie, qu’un roman ; c’est tout cela et c’est encore autre chose, quelque chose d’à part et de parfait. Toutefois, l’autobiographie domine. On voit au dénouement comment Gérard de Nerval était retourné une dernière fois chez Sylvie, la petite amie d’enfance qui avait représenté « la douce réalité » de l’amour pour son imagination d’adolescent timide. Sylvie avait épousé le « grand frisé » et s’était établie pâtissière dans un gros village du Valois. Elle avait complètement dépouillé la paysanne, et ses airs d’héroïne de ballade populaire s’en étaient allés avec ses sabots. À l’entrée de Gérard, elle échangea avec lui « les coups de poing amicaux de l’enfance », puis ils allèrent promener les enfans tandis que le « grand frisé » faisait le déjeuner. Ils lurent des vers à l’ombre d’une ruine, et il l’appela Lolotte, et elle lui assura qu’il ressemblait à Werther ; mais la poésie prise dans les livres remplace mal celle qui émane des choses. L’ancienne Sylvie était bien morte, et il n’était que temps de tourner le dernier feuillet du chaste roman de leurs jeunes années.

La Revue des Deux Mondes publia Sylvie le 15 août 1853. Le 26, Gérard de Nerval se livra dans la rue à de telles excentricités, que la foule s’attroupa et faillit l’étouffer. Des amis le menèrent à l’hôpital de la Charité, où il fallut lui mettre la camisole de force : « Pendant la nuit, dit-il, le délire augmenta, surtout le matin, lorsque je m’aperçus que j’étais attaché. Je parvins à me débarrasser de la camisole de force, et, vers le matin, je me promenai dans les salles. L’idée que j’étais devenu semblable à un dieu et que j’avais le pouvoir de guérir me fit imposer les mains à quelques malades, et, m’approchant d’une statue de la Vierge, j’enlevai la couronne de fleurs artificielles pour appuyer le pouvoir que je me croyais. Je marchai à grands pas, parlant avec animation de l’ignorance des hommes qui croyaient pouvoir guérir avec la science seule, et, voyant sur la table un flacon d’éther, je l’avalai d’une gorgée. Un interne, d’une figure que je comparais à celle des anges, voulut m’arrêter, mais la force nerveuse me soutenait, et, prêt à le renverser, je m’arrêtai, lui disant qu’il ne comprenait pas ma mission. »

On le transporta dans la maison du docteur Blanche fils, à Passy, où la crise continua. Il se croyait une influence sur la marche de la lune, un autre pensionnaire étant chargé de régler celle du soleil, et il attribuait uni sens mystique aux conversations des gardiens et des fous : « Les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; — des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes ou d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. » Et, tandis que son moi malade, son moi fou, perdait la notion du temps, voyait des Walkyries dans la vapeur de son bain et prenait ses compagnons pour des fantômes, le moi normal, encore intact, bien que réduit le plus souvent au silence et à l’impuissance, observait l’autre avec une vive curiosité, prenait note de ses sensations, de ses idées, de ses extravagances, et amassait les matériaux du livre que Gérard de Nerval allait écrire quelques mois après sous ce titre : Le Rêve et la Vie ; Aurélia. Presque toutes les lettres de cette époque témoignent de la netteté d’esprit que peut conserver un fou en dehors de ses manies. À son père : — « Mon cher papa, tu sais, la dernière fois que je t’ai vu, combien j’étais heureux d’une affaire qui venait de se terminer favorablement pour moi. La joie m’a donné un peu d’excitation, et je suis à Passy, chez des amis, dans une maison superbe et dans de beaux jardins. Ne te tourmente pas au sujet de cette campagne où il faut que je passe quelques jours. C’est un simple complément de santé qu’il faut que j’y trouve. On a dû, au reste, te prévenir déjà… Je suis certain de pouvoir t’embrasser d’ici à quelques jours[38]. »

Le surlendemain, à un ami : « Il y a cinq à six jours, j’ai été pris d’un transport au cerveau en vous quittant ; j’ai fait des folies. Avec un esprit plus sain, je vous écris de venir me voir si vous pouvez chez M. Blanche, à Passy. N’ai-je pas laissé chez vous mon gilet ? Je ne sais ce qu’est devenu mon argent, du moins ce qui m’en restait. Mais tout se retrouve, — comme tout se paie, — suivant le mot que Balzac attribuait au grand homme. Venez vite[39]. »

On pensera ce qu’on voudra du post-scriptum : « Vous n’avez pas perdu la tête de Christ ? Bien des choses à Méry ; dites-lui ce qui m’est arrivé. — Et l’oiseau rare ? »

Second post-scriptum : « J’engage les amis de M. Gérard à venir l’un après l’autre, et pas ensemble. » Signé : E. Blanche.

Du même jour : « Mon cher Théophile, on te dit revenu des courses de taureaux de Bayonne. Viens donc me voir chez Blanche, où je me trouve fort à propos pour guérir un peu ma tête ; je crois qu’enfin cela va mieux, ma chi lo sa ? »

Plusieurs billets relatifs à des questions d’argent sont parfaitement raisonnables.

Du 22 octobre, à son père : « Voici une troisième lettre que je t’écris depuis que je suis ici. On m’a conseillé de ne pas envoyer la seconde, qui était encore un peu bizarre, du moins aux yeux des docteurs… Aujourd’hui, je vais très bien, et ce qui le prouve, c’est que je dois dîner aujourd’hui au château avec M. Blanche… Ma rechute a duré une huitaine de jours, mais je n’ai pas souffert. M. Blanche a fait faire mon déménagement et je suis dans mes meubles, avec mes livres et mes tableaux… La prolongation de mon séjour est due surtout à certaines bizarreries qu’on avait cru remarquer dans ma conduite. Fils de maçon et simple louveteau, je m’amusais à couvrir les murs de figures cabalistiques et à prononcer ou à chanter des choses interdites aux profanes ; mais on ignore ici que je suis compagnon-égyptien (refik). Enfin, j’en suis sorti, et je ne souhaite à personne de passer par les mêmes épreuves. Si la vie est un voyage, je demande à voyager quelques jours pour ma santé[40]. » Il parle ensuite d’une affaire, assez longuement et avec bon sens ; mais son papier est orné de signes cabalistiques et de dessins bizarres.

Il se remit à travailler, dans la maison de fous. À Georges Bell : « (Sans date.)… Ne m’abandonnez pas, si longue que soit par ce temps-ci la course de Passy. J’ai à vous parler beaucoup. Ce que j’écris en ce moment tourne trop dans un cercle restreint. Je me nourris de ma propre substance et ne me renouvelle pas. De plus, j’ai de l’inquiétude quant au placement de la copie. Venez donc bien vite[41]. »

Ce sang-froid et cette lucidité ont invariablement leur contre-partie dans les ténèbres et les orages de l’autre hémisphère de sa pensée. Si nous reprenons le Rêve et la Vie, nous voyons qu’insensiblement, il se mêlait des scènes sanglantes ou douloureuses aux visions mystiques. Une hallucination lui fut pénible entre toutes : la femme qu’il avait aimée sous divers noms et diverses formes épousait son double, « l’autre », et il se demandait avec angoisse si l’autre était son bon ou son mauvais moi, sans parvenir à se reconnaître entre ses deux personnalités.

En novembre, les progrès du mal aidant, il réfléchit qu’il n’avait jamais été fou et que les médecins se trompaient, faute de savoir ce que lui savait. Il s’étend dans une lettre du 27 sur « cette singulière maladie, qui, dit-il, est pour moi l’âge critique, et dans laquelle on n’a vu sans doute que les apparences de l’égarement ». Il trouvait qu’on se pressait trop de parler de lui au passé. Déjà, lors de son premier accès, Jules Janin avait fait son oraison funèbre dans le Journal des Débats, et cela lui avait été très désagréable, tout louangeur que fût l’article. Alexandre Dumas lui ménagea la même surprise en décembre 1853, dans la persuasion qu’il ne guérirait jamais. Gérard de Nerval riposta par la préface des Filles du Feu : « (À Alexandre Dumas.) Je vous dédie ce livre, mon cher maître, comme j’ai dédié Lorely à Jules Janin. J’avais à le remercier au même titre que vous. Il y a quelques années, on m’avait cru mort et il avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m’a cru fou, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes les plus charmantes à l’épitaphe de mon esprit. Voilà bien de la gloire qui m’est échue en avancement d’hoirie… »

Le 27 mai 1854, il parut assez remis pour quitter la maison de santé. Il ne prit que le temps de faire un tour aux Halles et partit pour l’Allemagne. À Georges Bell : « (Strasbourg, le 1er juin 1854.) À propos, tâchez donc de savoir à qui j’ai donné ce rude soufflet, vous savez bien, une nuit à la Halle… Faites mes excuses à ce malheureux quidam. Je lui offrirais bien une réparation, mais j’ai pour principe qu’il ne faut pas se battre quand on a tort, surtout avec un inconnu nocturne. Autrement vous croiriez que je fais le Gascon sur la lisière de l’Allemagne ; mais, franchement, j’étais plus malade que je ne croyais, le jour ou plutôt la nuit de cet exploit ridicule. » Étant mieux à ce moment, il voulait bien convenir qu’il avait eu la cervelle troublée, mais il n’en convint pas longtemps.

Il est question dans la même lettre d’une troisième oraison funèbre : la biographie d’Eugène de Mirecourt, qui lui avait été particulièrement insupportable à cause du portrait placé en tête : « Dites donc, je tremble ici de rencontrer aux étalages un certain portrait pour lequel on m’a fait poser, lorsque j’étais malade, sous prétexte de biographie nécrologique. L’artiste est un homme de talent… mais il fait trop vrai ! — Dites partout que c’est un portrait ressemblant, mais posthume, ou bien encore que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place. Je veux me débarbouiller avec de l’ambroisie, si les dieux m’en accordent un demi-verre seulement. » Ce portrait, si amer à sa coquetterie, est justement le seul connu, sinon le seul existant ; il a été reproduit partout. Gérard de Nerval y est représenté de face, le menton sur sa main, le coude sur sa table de travail. Il a les joues rondes, les traits placides et comme émoussés, le buste affaissé et inélégant ; sans son regard de fou, luisant et indigné, il serait d’une complète insignifiance.

À son père : « (Ce 4 juin 1854.) Je t’écris de Strasbourg… Ma foi, on avait raison de me prescrire les ménagemens. Le mal, c’est-à-dire l’exaltation, est revenu parfois, c’est-à-dire dans de certaines heures. Je dois passer ici pour un prophète (un faux prophète), avec mon langage parfois mystique et mes distractions. »

À un ami : « (Strasbourg, le 30 juin 1854.)… Ayant fraternisé avec les étudians au bal des savetiers, j’ai bu plus de bière que de raison, en voulant faire le crâne, ce qui, joint avec les invitations des deux jours suivans, m’a rendu assez fantasque dans cette ville. J’ai fait tant de bruit à l’hôtel de la Fleur, que je crois qu’il y a des gens qui en sont partis à cause de cela, des femmes peut-être, malheureusement, que l’on n’a qu’entrevues. Hé bien, les garçons sont si polis dans cet établissement, qu’on ne m’a fait que des observations détournées sur ce que je ne me rendais peut-être pas bien compte des heures. — J’ai dit : — Mais je n’ai pas de montre, et le jour paraît de bonne heure ; est-ce que j’ai dérangé quelqu’un ? il fallait me le dire. — Le garçon m’a dit : — Monsieur sait bien ce qu’il fait. — J’ai répondu : Pas toujours[42]. »

Il y avait cependant progrès. Sa raison avait repris son poste d’observation. Elle surveillait le « frère mystique », et l’obligeait prudemment à dissimuler.

À Georges Bell : « (Neuenmarkt, 27 juin.) Je viens de passer un mois à visiter l’Allemagne du midi. Je me suis clarifié l’esprit et j’ai repris la forte santé des jeunes années… Je vous ai écrit de Strasbourg, où les réceptions et les invitations m’avaient encore un peu agité. Pour éviter ces occasions, j’ai vu fort peu de monde depuis, et j’ai pris de la force dans la réflexion et la solitude. J’ai beaucoup travaillé et j’ai même de la copie que je ne veux pas envoyer légèrement ; le principal, c’est que je suis fort content et plein de ressources pour l’avenir. Du résultat de ce mois seul, il y a de quoi travailler un an ; je me suis découvert des dispositions nouvelles. — Et vous savez que l’inquiétude sur mes facultés créatrices était mon plus grand sujet d’abattement. »

Il rentra à Paris vers le 19 juillet, guéri en apparence. Au premier effort cérébral, la folie éclata de nouveau. Le 8 août, il fallut le reconduire à Passy, où il arriva irrité, mauvais, sûr d’être dans son bon sens et accusant le ciel et la terre de le persécuter. Sa thèse fut désormais celle-ci : — « Je conviens officiellement que j’ai été malade. Je ne puis convenir que j’ai été fou, ou même halluciné. » On ne le fit plus sortir de là. Il ajoutait : — « Si j’offense la médecine, je me jetterai à ses genoux quand elle prendra les traits d’une déesse[43]. » À l’ancienne affection pour le docteur Blanche, à l’ancienne reconnaissance pour tant de services rendus où l’intérêt n’avait certes rien à voir, avaient succédé les colères, les menaces, la défiance de la victime envers son geôlier. Il écrivait à tous ses amis pour se plaindre de son « incarcération ». À quoi bon s’appesantir ? Pourquoi citer des divagations dont il n’était plus responsable ?

Ce fut le moment que choisit son père pour notifier qu’il refusait de s’occuper de lui. Il y avait vingt-cinq ans que M. Labrunie s’était désintéressé de son fils et qu’il recevait sans en être touché les tendresses d’un cœur qu’aucun rebut ne put lasser. Malade ou bien portant, absent ou présent, Gérard de Nerval n’oubliait jamais son père. Il quittait tout pour l’embrasser avant son coucher, pour lui répéter par lettre, ou de vive voix, qu’il n’avait point de meilleur ami. Autant parler à une pierre, et, quand le docteur Blanche le prévint que son malheureux fils n’était plus « en état d’être abandonné à ses propres forces », le vieillard se déroba sèchement. M. Labrunie est la seule personne qui n’ait point aimé Gérard de Nerval.

En désespoir de cause, l’infortuné avait supplié une société littéraire de lui faire rendre la liberté. On eut l’imprudence d’écouter ses réclamations. Le 19 octobre, il se retrouva sur le pavé de Paris, et le combat final s’engagea aussitôt entre les deux personnalités qui se le disputaient depuis quarante ans. Les aliénistes pourraient en suivre les phases dans l’œuvre qui est le testament de sa raison expirante : — « Je vais essayer, disait-il à la première page, de transcrire les impressions d’une longue maladie, qui s’est passée tout entière dans le mystère de mon esprit ; — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?… » Il employa ses dernières semaines à écrire le Rêve et la Vie sur des bouts de papier de toutes les grandeurs et de toutes les provenances, dont le seul aspect disait l’histoire de sa lutte intérieure. Dans les bons momens, Gérard de Nerval dépeignait avec une netteté remarquable, une rare puissance d’analyse, la marche et la filiation des conceptions délirantes, « les rapports avec les milieux, les circonstances, les accidens, les antériorités et les souvenirs de la veille et du rêve[44]. » C’était véritablement « la Raison écrivant les Mémoires de la Folie sous sa dictée » ; un médecin, étudiant un aliéné, n’aurait pas procédé avec plus de sang-froid. — Venait l’instant où le moi fou reprenait le dessus. La main s’interrompait alors d’écrire pour tracer des figures cabalistiques ; on pouvait lire sur son manuscrit une démonstration de l’Immaculée Conception par la géométrie. L’ensemble constitue un document physiologique et psychologique de premier ordre ; je ne vois à lui comparer, dans toutes les littératures, que les Confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey.

La première partie de ces cruels mémoires parut le 1er janvier 1850, dans la Revue de Paris. Le 20 du même mois, Maxime Du Camp et Théophile Gautier causaient ensemble dans le bureau de la Revue. Paris était sous la neige et le froid intense : « Gérard entra, raconte Du Camp ; il portait un habit noir si chétif que j’eus le frisson en le voyant. Je lui dis : — Vous êtes bien peu vêtu pour affronter un froid pareil. Il me répondit : — Mais non, j’ai deux chemises ; rien n’est plus chaud. » Gautier insistait pour lui prêter un paletot. Il refusa, assurant que le froid était tonique, commença à divaguer, puis tira de sa poche un cordon de tablier de cuisine et le leur fit admirer : — C’est, disait-il, la ceinture que portait Mme de Maintenon quand elle faisait jouer Esther à Saint-Cyr. » Ils voulurent le retenir ; Gérard de Nerval leur échappa et disparut.

Le 24, il écrivit à un ami : « Viens me reconnaître au poste du Châtelet. » Il était allé passer la nuit dans un cabaret des Halles pour travailler au Rêve, et avait été raflé avec des bohémiens. L’ami le trouva encore sans paletot, — la Seine charriait, — et très affecté de la pensée qu’il ne terminerait jamais son manuscrit : « Je suis désolé, disait-il ; me voilà aventuré dans une idée où je me perds ; je passe des heures entières à me retrouver… Croyez-vous que c’est à peine si je peux écrire vingt lignes par jour, tant les ténèbres m’envahissent[45]. » C’était le cas de s’appliquer le dicton dont se servaient ses amis les Druses pour exprimer qu’il est trop tard : — La plume est brisée, l’encre est sèche, le livre est fermé. — Gérard de Nerval comprenait qu’il passait pour toujours de la réalité dans le rêve, que « l’autre » s’emparait de lui définitivement, et ce n’était pas sans épouvante qu’il glissait dans le gouffre où son imagination et l’occultisme ne lui avaient montré d’abord que joie et repos. Les expériences des derniers mois lui avaient ôté sa belle confiance dans la douceur de l’état que le vulgaire nomme folie. Il sentait qu’après l’avoir rapproché des frontières du génie, le mal le précipitait dans l’idiotisme, et cette idée était intolérable à son reste d’intelligence.

Il avait toujours le cordon de tablier dans sa poche, mais ce n’était plus la ceinture de Mme de Mainlenon ; c’était la jarretière de la reine de Saba.

Le 25 au soir, il gelait à dix-huit degrés. Après une journée passée à piétiner dans la neige et à traîner dans les mauvais lieux, Gérard de Nerval vint s’échouer entre deux et trois heures du matin dans un cloaque immonde, enfoncé en terre de la hauteur d’un étage, et situé entre les quais et la rue de Rivoli, proche la place du Châtelet. On l’appelait la rue de la Vieille-Lanterne. Il n’y a pas de mots pour peindre l’horreur de ce lieu infect, où un auvent mettait la nuit en plein jour. On y descendait par un escalier oblique et raide, sur lequel un corbeau apprivoisé répétait du matin au soir : « J’ai soif ! » En bas, sous l’auvent, une large bouche d’égout, fermée par une grille, suçait un ruisseau d’immondices à quelques pas d’un cabaret qui était en même temps un garni à deux sous la nuit. Il fallait avoir perdu toute raison, ou tout respect de la mort et de soi-même, pour penser à mourir dans la rue de la Vieille-Lanterne, et c’est pourtant là qu’on trouva, le 26 janvier 1855 à l’aube, le cadavre de l’un des êtres les plus étrangers à toute action vilaine qui aient jamais foulé cette terre. Gérard de Nerval s’était pendu avec le cordon de tablier au barreau d’une fenêtre située sous l’auvent. Le corbeau voletait autour de lui. Les gens du garni déclarèrent qu’on avait frappé à leur porte vers trois heures du matin et qu’ils ne s’étaient point levés pour ouvrir, à cause du froid. L’enquête établit qu’il y avait bien eu suicide, et non assassinat comme quelques-uns en avaient exprimé le soupçon.

Une foule en larmes suivit le convoi. Ce fut un spectacle, pour le badaud parisien, que celui de tous ces hommes connus ou célèbres qui pleuraient comme des enfans et refusaient d’être consolés, parce qu’ils n’avaient pas su sauver leur bon Gérard, leur doux ami, auprès duquel ils se sentaient meilleurs. On raconta que le pauvre poète s’était tué de misère, et ce reproche détourné aiguisa leur douleur. Aucun d’eux ne l’avait mérité. Gérard de Nerval avait toujours gagné le nécessaire, et puisé le reste dans des bourses qui n’étaient jamais fermées pour lui. D’autres affirmèrent qu’il n’avait pas voulu survivre à la perte de ses facultés. Paul de Saint-Victor suggéra une explication mystique : — « Il est mort, on peut le dire, de la nostalgie de l’invisible : ouvrez-vous, portes éternelles ! et laissez entrer celui qui a passé son temps terrestre à languir et à se consumer d’attente sur votre seuil. » Gérard de Nerval devait aspirer, en effet, avec sa grande foi à cet au-delà que des visions répétées lui avaient rendu familier, à s’échapper de la prison de chair que les ténèbres envahissaient. Mais la meilleure raison à donner de son suicide, c’est qu’il était fou. Il est inutile d’en chercher d’autres ; celle-là suffit, et elle absout Gérard de Nerval de sa mort ignominieuse. Je relève cette pensée dans le carnet trouvé sur son cadavre avec la suite du Rêve : — Tout est dans la fin. L’homme qui pense ainsi ne va pas se pendre rue de la Vieille-Lanterne, ou bien il ne sait plus ce qu’il fait.

Le drame eut pour épilogue la lettre que voici : « (Paris, le 13 mars 1855.) Le docteur Labrunie, père de Gérard (Labrunie) de Nerval, autorise MM. Théophile Gautier et Arsène Houssaye à faire poser immédiatement le marbre destiné au tombeau de son fils. » Le père abandonnait son fils jusque dans la mort.

Nous arrêterons ici ces études. Dans cette dernière, comme dans les précédentes, nous avons vu des dons littéraires très brillans s’allier à des altérations profondes de l’intelligence. Mais il y a lieu de remarquer que le cas de Gérard de Nerval est fort différent de celui d’Edgar Poe, d’Hoffmann et de Thomas de Quincey. Ceux-ci ont eux-mêmes tué leur génie. Aucun n’a donné ce qu’il aurait pu donner s’il n’avait pas lentement et progressivement amoindri sa vitalité, et empoisonné son intelligence par l’alcool, le vin ou l’opium. Leur névrose a pu être, dans une certaine mesure, la conséquence de leurs merveilleuses facultés ; elle n’en a été ni l’origine ni le principe. Gérard de Nerval, au contraire, prédestiné à la folie dès sa naissance, semble avoir dû à son malheur les parties supérieures de son talent, le petit coin de génie qu’on ne saurait lui refuser. Il n’a été vraiment poète que dans les heures où il n’était pas tout à fait sain d’esprit, où il écrivait sous la dictée de son frère mystique. Avec lui se soulève, plus déconcertante et plus irritante qu’avec nul autre, cette redoutable question, si souvent posée et jamais résolue, des rapports du génie avec la folie. Il n’en est pas de plus humiliante pour la raison humaine. Nous n’essaierons pas de la trancher ; notre but était beaucoup plus modeste. Nous avons voulu seulement tâcher d’éveiller un peu de sympathie pour une de ses victimes les plus touchantes et les plus irresponsables.

Arvède Barine.
  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Il existe dans ses papiers (Collection Henry Houssaye) le début de quelque chose qui a tout l’air d’une imitation des tragédies de Racine.
  3. Joué à la Porte-Saint-Martin le 27 décembre 1831 ; la pièce tomba.
  4. Maurice Tourneux, Gérard de Nerval.
  5. Gérard de Nerval a publié, en 1830, un volume de Poésies allemandes, morceaux choisis et traduits. Il a été depuis l’un des principaux et des meilleurs traducteurs des poésies d’Henri Heine, sur lequel il donna ici même deux articles (15 juillet et 15 septembre 1848).
  6. Deux opéras-comiques : Piquillo (1837) et les Monténégrins (1849), ce dernier en collaboration avec Alboize : quelques traductions ou adaptations : Misanthropie et Repentir, de Kotzebue ; le Chariot d’enfant, drame indien du roi Soudraka en collaboration avec Méry) ; Jodelet ou l’Héritier ridicule, d’après Scarron. etc.
  7. — 1856, Michel Lévy. J’ai sous les yeux un exemplaire appartenant à M. de Spœlberg et corrigé d’après le texte original et incomplet publié en 1849 par le journal le Temps. Les différences sont considérables.
  8. — 1888, Calmann-Lévy.
  9. L’Artiste, 13 juillet 1845.
  10. La Presse, 10 août 1845. Gérard de Nerval faisait le feuilleton dramatique à la Presse pendant les absences du titulaire, Théophile Gautier.
  11. La Presse, 13 avril 1845.
  12. Les Nuits d’octobre, Promenades et Souvenirs. Ce sont des souvenirs personnels. Les Petits Châteaux de Bohême, Mes Prisons et Angélique sont également des réminiscences. Octavie ou l’Illusion est un souvenir de voyage.
  13. Voir Jemmy, Emilie, la Main enchantée, et en général toutes les nouvelles qui ne sont pas des mémoires plus ou moins déguisés.
  14. Voyez la Revue du 15 octobre.
  15. Il avait réuni, sous ce titre Sylvie, trois petites nouvelles et un essai sur le culte d’Isis (1854).
  16. J’en dois le relevé à l’obligeance du Dr Meuriot, successeur du Dr Blanche. Gérard de Nerval est entré le 21 mars 1841 dans la maison du Dr Blanche père, rue de Norvins, à Montmartre, et en est ressorti le 21 novembre de la même année. Il a séjourné dans la maison de Passy, dirigée par le Dr Blanche fils, du 27 août 1853 au 27 mai 1854, et du 8 août 1854 au 19 octobre suivant, Gérard de Nerval a aussi passé deux mois à la maison Dubois en 1853, au printemps.
  17. D’après l’original ; collection de M. de Spœlberch de Lovenjoul. Cette lettre a été imprimée à la suite d’Aurélia, mais avec des inexactitudes. Bien qu’elle ne soit point datée, on peut, je crois, la placer en 1837 ou 1838.
  18. Le Rêve et la Vie, ou Aurélia. Gérard de Nerval n’appelle jamais Mlle Jenny Colon autrement qu’Aurélia.
  19. Théophile Gautier, Notice.
  20. Publiée par M. Louis de Barre dans la Nouvelle Revue internationale du 15 juin 1894.
  21. Cette date est inconciliable avec celle du 21 novembre, qui a été relevée par les soins du Dr Meuriot sur le livre même du Dr Esprit Blanche. Avec Gérard de Nerval, il faut prendre son parti des dates fausses ou incertaines, soit qu’il se trompât effectivement, soit que les copistes et les imprimeurs n’aient pu déchiffrer son écriture, qui est tantôt très belle, et tantôt illisible.
  22. Les Oubliés (Nouvelle Revue internationale, 30 juin 1895).
  23. Collection Arsèse Houssaye.
  24. La Presse, 2 décembre 1862.
  25. Les Scènes de la vie orientale ont paru d’abord dans la Revue des Deux Mondes (1846 et 1847).
  26. Le 5 juin 1842.
  27. Théophile Gautier, Notice.
  28. Selon d’autres, dans les premiers mois de 1844.
  29. Georges Bell, Gérard de Nerval.
  30. Paul de Saint-Victor, préface de la Bohême galante.
  31. Grandes figures, etc.
  32. Lettre à Arsène Houssaye, du 30 septembre 1855.
  33. La Petite Presse, 26 octobre 1866. La Petite Presse l’avait elle-même empruntée au Sport.
  34. Le Livre moderne, 10 septembre 1891. La lettre n’est datée que par le timbre de la poste : 20 novembre 1851. La suite du texte indique que Gérard de Nerval venait d’être malade.
  35. Voyage en Orient (1851) ; les Illuminés (1852) ; Petits Châteaux de Bohême (1852) ; Lorely (1853) ; les Filles du Feu (1854) ; la Bohème galante (1855), etc. Les livres de Gérard de Nerval ont été remaniés ou fondus ensemble au fur et à mesure des réimpressions.
  36. Revue des 15 août et 15 septembre 1830.
  37. Le Rêve et la Vie.
  38. La Presse. 22 septembre 1862.
  39. Collection de M. de Spœlberch de Lovenjoul.
  40. La Presse, 22 septembre 1862.
  41. Gérard de Nerval, par Georges Bell.
  42. Lettre à Antony Deschamps. du 24 octobre 1854. Collection Arsène Houssaye.
  43. Lettre à l’éditeur Sartorius, Collection de M. de Spœlberch de Lovenjoul, de même que la suivante.
  44. Gérard de Nerval, par Alfred Delvau.
  45. Théophile Gautier, Notice.