Essais et Notices, 1863/Souvenirs militaires du duc de Fezensac

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Essais et Notices, 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 249-256).


Souvenirs militaires, par M. le duc de Fezensac[1]


De tout temps, on a écrit des souvenirs militaires. Ces sortes de mémoires abondent surtout dans notre littérature, reflet naturel de l’humeur batailleuse de notre nation. Il n’en est pas de plus célèbres que les Commentaires du maréchal de Montluc, un des ancêtres de M. le duc de Fezensac, qui s’en est souvenu sans doute en prenant la plume. Seulement rien ne se ressemble moins que ces deux récits, écrits à trois siècles de distance. Montluc était un rude guerrier, sanguinaire et vantard, et quoiqu’il n’ait raconté qu’une petite guerre civile, son livre, que Henri IV appelait la bible du soldat, respire le carnage. M. le duc de Fezensac au contraire a assisté à des combats qui laissent bien loin derrière eux les engagemens des catholiques et des protestans de Guienne, puisqu’il a pris part à toutes les campagnes de l’empire, et ses Souvenirs ont un caractère de simplicité, de modestie et même de douceur, qui contraste avec de si terribles événemens. On n’y trouve pas un mot qui sente non-seulement la jactance de Montluc, mais le légitime orgueil de tant de périls bravés et de tant de victoires remportées. On dirait un témoin qui n’a vu que de loin et à l’abri, tandis qu’il était partout aux premiers rangs.

Ces Souvenirs n’intéresseront pas uniquement ceux qui aiment à suivre dans leurs détails les grandes opérations de guerre ; ils ont un attrait de plus. Dépourvus de tout appareil, ils font connaître ce qu’on pourrait appeler l’envers des événemens. Bien que l’auteur se soit passionné pour la vie militaire, puisqu’il l’a embrassée par goût et poursuivie avec persévérance au milieu des plus rudes épreuves, quand il aurait pu jouir de tous les agrémens que donnent la naissance et la fortune, on y voit la guerre telle qu’elle est, avec ses chances et ses mésaventures ; le calme et l’aisance de l’homme du monde n’abandonnent jamais l’écrivain, et il ne se laisse pas enivrer par la fumée de la poudre.

M. de Fezensac s’engagea comme simple soldat au mois de septembre 1804 ; il avait alors vingt ans. Il débuta par le camp de Boulogne ; son livre s’ouvre par une agréable description de la vie qu’on menait au camp. La baraque, la gamelle, l’uniforme, les corvées, tout est peint avec une gaîté de bon goût. Le jeune volontaire, sortant des plus brillans salons de Paris, avait quelque peine à se faire à cette vie si nouvelle. « Mon début, dit-il, fut assez ridicule. Mon capitaine eut la complaisance de me mener au magasin pour me faire habiller. Je recommandai au maître tailleur de m’envoyer mes effets le plus tôt possible. Il ne me répondit que par un sourire. — Vous ignorez que nous avons ici une habitude, me dit le capitaine ; on ne porte point les habits aux soldats, ce sont eux qui vont les chercher. — En retournant au camp, je lui dis qu’avec un pareil costume je croirais jouer la comédie, plaisanterie fort déplacée à faire à un officier, lui-même ancien soldat. — Je le conçois, répondit-il, mais j’ai peur que le spectacle ne vous semble long, et vous savez que, les billets une fois pris, on n’en rend pas la valeur. — Je suis bien aise d’établir ainsi la réputation d’esprit de mon premier capitaine, fût-ce à mes dépens. »

Tel est le ton jusqu’au bout, simple, aimable, sans affectation d’aucune sorte. Malgré cette petite histoire et quelques autres du même genre, tout aussi bien racontées, le soldat gentilhomme devint bientôt populaire parmi les soldats pour sa bonne humeur et sa bonne volonté. Il avait de l’argent et régalait quelquefois ses camarades, ce qui fait toujours un bon effet. Un mois après son arrivée au camp, il fut nommé caporal, — trois mois après sergent, puis sergent-major, puis sous-lieutenant, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il dut l’épaulette d’officier à l’élection, par suite d’une loi républicaine que l’empire n’avait pas encore abolie. Les sous-lieutenans désignaient trois candidats parmi les sous-officiers, et les lieutenans en choisissaient un. L’avancement n’a jamais été si rapide dans l’armée que sous l’empire de cette loi ; c’est elle qui a fait si vite des généraux avec de simples soldats.

Au mois de septembre 1805, l’armée passa le Rhin, et M. de Fezensac fit sa première campagne. Il était à Ulm, lors de la capitulation de Mack. Ce beau début, bientôt suivi de la victoire d’Austerlitz, couvrit de gloire la grande armée, mais les troupes souffrirent beaucoup des marches forcées qu’on leur fit faire. Les généraux n’avaient ni le temps ni les moyens de se procurer régulièrement de quoi nourrir une si nombreuse armée. C’était autoriser le pillage, et les pays qu’on traversait l’éprouvèrent cruellement. Le pillage même ne suffisait pas ; soldats et officiers manquaient souvent du nécessaire. On voit ici, dès le premier pas, le défaut capital du système militaire suivi par Napoléon, celui qui devait tôt ou tard amener des revers. La promptitude de ses mouvemens étonnait et déconcertait l’ennemi ; mais on mourait de faim au milieu des victoires. Sur les millions d’hommes que les guerres de l’empire ont dévorés, un dixième peut-être a péri sur le champ de bataille, le reste a succombé à la misère.

Le mauvais temps rendait ces souffrances plus vives. La campagne remplit les mois d’octobre, de novembre et de décembre, dans des pays où l’hiver est rude et précoce. « À aucune autre époque, dit M. de Fezensac, excepté la campagne de Russie, je n’ai autant souffert ni vu l’armée dans un pareil désordre. J’eus occasion de remarquer alors combien il importe que les officiers d’infanterie soient à pied et s’exposent aux fatigues aussi bien qu’aux dangers. Un jour un soldat murmurait, son capitaine lui dit : — De quoi te plains-tu ? Tu es fatigué, je le suis aussi ; tu n’as pas mangé, ni moi non plus ; tu as les jambes dans la neige, regarde-moi. — Avec un pareil langage, il n’y a rien qu’on ne puisse exiger des soldats. » Celui qui parle ainsi semble à peine se souvenir qu’il était lui-même un de ces officiers. « J’eus alors occasion de remarquer,… » dit-il simplement.

La paix faite, l’armée prit ses cantonnemens en Allemagne. La compagnie de M. de Fezensac fut placée dans une ancienne abbaye, près du lac de Constance. L’abbaye avait été sécularisée ; elle appartenait au grand-duc de Bade, et un bailli l’administrait en son nom. C’est chez ce bailli que logeait notre jeune officier, qui se fit bientôt aimer de toute la famille, mais il ne dissimule pas les abus qui accompagnaient le séjour des troupes. La solde n’était point payée, et les soldats vivaient à discrétion chez les habitans. Quand un officier voulait sortir, il demandait des chevaux et une voiture qu’il ne payait jamais. On recevait des visites, on donnait à dîner à ses amis, toujours aux frais du pays. Les soldats dansaient avec les filles et buvaient le vin des paysans. « On pense bien que la galanterie n’était point oubliée. Nous apportions dans ces intérieurs froids et solitaires un mouvement, une gaîté, une animation inconnus, et auxquels les femmes surtout paraissaient fort sensibles. »

Si la bataille d’Austerlitz est du 2 décembre 1805, celle d’Iéna est du 14 octobre 1806 ; entre ces deux victoires il ne s’est pas écoulé un an. L’armée quitta donc ses cantonnemens sans rentrer en France, pour marcher contre un nouvel ennemi. M. de Fezensac fut nommé aide de camp du maréchal Ney, qui commandait le 6e corps. « Le maréchal me reçut bien, sans s’informer si j’avais rien de ce qui m’était nécessaire pour commencer mon nouveau service. J’étais sans chevaux, sans équipage, presque sans argent. Il m’aurait fallu huit jours de repos et les ressources qui me manquaient pour me procurer le nécessaire, et c’était pendant des marches continuelles qu’il fallut me mettre en état de devenir aide de camp. Enfin je trouvai un cheval isabelle qui heureusement ne me coûta pas cher ; je le sellai et le bridai, Dieu sait comment. Ce fut mon compagnon fidèle pendant les marches comme à la bataille d’Iéna ; on eût dit que le pauvre animal sentait combien il m’était nécessaire. »

Le 6e corps marchait sans s’arrêter. Le maréchal donnait des ordres à porter à ses aides de camp, sans leur communiquer le moindre renseignement sur la situation des troupes. Il fallait se tirer d’affaire comme on pouvait. Arrivé en face des Prussiens, Ney les attaqua précipitamment. Il s’élança au milieu du feu comme un caporal de voltigeurs ; ses aides de camp l’y suivirent. Puis arriva le maréchal Lannes, puis les maréchaux Soult et Augereau, et enfin la garde impériale, commandée par Napoléon. La bataille d’Iéna était gagnée. Le 6e corps poursuivit rapidement l’armée battue et s’empara en passant de Magdebourg. Il fallut ensuite entrer en Pologne et marcher sur la Vistule pour aller au-devant des Russes, qui arrivaient. Le maréchal voulait être partout le premier ; mais il eut le chagrin de n’arriver que le soir sur le champ de bataille d’Eylau. « Le lendemain, nous allâmes voir le champ de bataille ; il était horrible et littéralement couvert de morts. Le célèbre tableau de Gros n’en peut donner qu’une bien faible idée ; il peint du moins avec une effrayante vérité l’effet de ces torrens de sang répandus sur la neige. Le maréchal, que nous accompagnions, parcourut le terrain en silence ; sa figure trahissait son émotion. Il finit par dire, en se détournant de cet affreux spectacle : « Quel massacre ! et sans résultat ! »

L’auteur des Souvenirs, avec sa sincérité habituelle, fait un triste tableau de l’état de l’armée pendant l’hiver de 1807, entre Eylau et Friedland. Le 6e corps ne comptait plus que 10,000 hommes au lieu de 20,000. L’armée entière était également réduite de moitié. Outre les morts et les blessés, 60,000 hommes avaient quitté le drapeau pour se faire maraudeurs. « Jamais on n’a donné plus d’ordres que Napoléon pour la subsistance de son armée ; jamais il n’y en eut de plus mal exécutés. Découvrir les denrées cachées, en faire venir de Varsovie, réparer les fours, les moulins, faire des distributions régulières, établir des magasins de réserve, tout cela est bien sur le papier ; mais ceux qui ont fait cette campagne savent ce qui nous en revenait. Napoléon en convenait lui-même quelquefois. — Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, écrivait-il à son frère Joseph, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain. »

L’empereur sortit de là par le coup de foudre de Friedland ; mais M. de Fezensac n’eut pas la consolation d’y assister : il était tombé, en portant un ordre, au milieu d’un régiment de hussards russes, qui l’avait fait prisonnier. Le récit de son séjour en Russie comme prisonnier de guerre n’est pas un des épisodes les moins intéressans de son livre. Il commença par passer trois semaines au quartier du général en chef ennemi, logeant avec ses aides de camp. La promenade dans la ville lui étant interdite, ses journées se passaient à causer avec ses compagnons de chambrée, à parler beaucoup de Paris et de la France, objets constans de la prédilection des Russes, surtout à jouer au pharaon. Je dois m’accuser, dit-il avec grâce, d’un trait de mauvais joueur, tel que je l’ai toujours été. Ayant perdu un gros coup, je déchirai les cartes. Les joueurs restèrent confondus. Celui qui tenait les cartes dit tranquillement : « C’est dommage pourtant, nous n’avions que ce jeu-là. » Cette douceur me toucha plus que les reproches que j’aurais mérités. » Il partit ensuite pour Wilna en traîneau, mais tout couvert des fourrures que ses nouveaux amis lui avaient procurées, et beaucoup mieux vêtu, voyageant bien plus commodément que dans l’armée française.

À Wilna, il fut très bien reçu par le général Korsakof, gouverneur, le même qui avait perdu contre Masséna la bataille de Zurich. La société de cette ville lui fit fête ; il y trouva des jeunes gens de son âge et des femmes aimables qui cherchèrent à lui faire oublier son inaction. Il n’avait encore que vingt-trois ans. Son temps se passait agréablement quand les hostilités recommencèrent. On l’envoya alors rejoindre un dépôt d’officiers français prisonniers à Kostroma, à cent lieues au-delà de Moscou. Son départ fut pour lui un jour de triomphe. Toute la ville était aux fenêtres, tous lui souhaitaient un bon voyage et un prompt retour. Plusieurs femmes agitaient leurs mouchoirs. La vie était plus sévère à Kostroma qu’à Wilna, mais encore supportable. Enfin arriva la nouvelle de la paix de Tilsitt, et avec elle la délivrance. M. de Fezensac revint directement à Paris, où il se retrouva au milieu de sa famille. C’était alors l’apogée de la grandeur de l’empire, et le jeune aide de camp pouvait en réclamer sa part.

Il se maria bientôt après et épousa la fille du duc de Feltre, ministre de la guerre ; mais les militaires qui aimaient leur métier ne restaient pas longtemps en repos : il repartit en 1808. pour l’Espagne, et fut témoin de la prise de Madrid. En 1809, il fit la campagne d’Allemagne : il était à Eckmühl, à Aspern, à Wagram. Quand commença la fatale campagne de Russie, il était chef d’escadron et aide de camp du duc de Feltre, son beau-père. Il demanda au prince de Neufchâtel, major-général de la grande armée, de le suivre comme aide de camp. Il partit au commencement du mois de mai 1812. Le 28 juin, il entrait avec l’armée victorieuse dans cette même ville de Wilna qu’il avait habitée comme prisonnier. Jamais campagne ne s’était ouverte sous de meilleurs auspices : 500,000 hommes et 1,200 bouches à feu avaient passé le Niémen. La Lithuanie entière avait été conquise en un mois, presque sans combattre. « Cependant les officiers expérimentés n’étaient pas sans inquiétude. Ils voyaient l’armée diminuée d’un tiers depuis le passage du Niémen par l’impossibilité de pourvoir à sa subsistance d’une manière réglée et la difficulté de tirer quelque chose, même en pillant, d’un pays pauvre en lui-même et déjà ravagé par l’armée russe. Ils remarquaient la mortalité effrayante des chevaux, la mise à pied d’une partie de la cavalerie, la conduite de l’artillerie rendue plus difficile, les convois d’ambulance et les fourgons de médicamens forcés de rester en arrière, les malades presque sans secours. »

Après la terrible bataille de la Moskova, où l’armée française perdit 28,000 hommes et l’armée russe 50,000, M. de Fezensac fut nommé colonel du 4e de ligne, et fit en cette qualité le reste de la campagne. Le 4e appartenait au 3e corps, que commandait l’intrépide maréchal Ney. Le nouveau colonel partagea donc les dangers et les souffrances qui ont immortalisé entre tous le 3e corps. Il peint avec la vivacité d’un témoin oculaire le spectacle de Moscou dévoré par les flammes, et surtout cette lamentable retraite, la plus grande catastrophe de l’histoire. L’obstination de Napoléon à rester dans les ruines de Moscou est jugée sévèrement par lui. « L’empereur, dit-il, ne voulait ni rien voir ni rien entendre. En réponse à leurs réclamations, les généraux recevaient de l’état-major les ordres les plus extraordinaires. Tantôt il fallait protéger les paysans qui apporteraient des vivres au marché de Moscou, tandis que tous les environs étaient ravagés et tous les paysans armés contre nous ; tantôt il s’agissait d’acheter dix mille chevaux dans un pays où il n’y avait plus ni chevaux ni habitans. On annonçait le projet de passer l’hiver dans une ville ravagée, où nous mourions de faim au mois d’octobre ; puis venait l’ordre de faire confectionner des souliers et des vêtemens d’hiver dans chaque régiment, et quand les colonels disaient que nous manquions de drap et de cuir, on répondait qu’il n’y avait qu’à chercher pour en trouver de reste. Un mois entier se passa ainsi. »

On sait quelle fut dans la déroute l’héroïque constance de Ney. M. de Fezensac ne le quitta pas, et repassa avec lui le Niémen. Le W de ligne, qui comptait 3,000 hommes au commencement de la campagne, en réunissait à peine 200 à la fin. C’est avec un juste sentiment de fierté que ce colonel sans soldats cite la lettre suivante du maréchal Ney au duc de Feltre. « Berlin, le 23 janvier 1813. Monsieur le duc, je profite du moment où la campagne est, sinon terminée, au moins suspendue, pour vous témoigner toute la satisfaction que m’a fait éprouver la manière de servir de M. de Fezensac. Ce jeune homme s’est trouvé dans des circonstances fort critiques, et s’y est toujours montré supérieur. Je vous le donne comme un véritable chevalier français, et vous pouvez désormais le regarder comme un vieux colonel. » Rien ne peut être plus éloquent qu’un pareil témoignage dans un pareil moment.

Ce récit de la campagne de Russie comprend à lui seul le tiers des Souvenirs militaires. Il y a peu de documens aussi importans pour l’histoire de nos grandes guerres. Le talent de l’exposition s’y joint à l’exactitude et à la précision des détails. Malgré les terribles angoisses qu’il venait de traverser, M. de Fezensac ne passa que peu de mois à Paris. « Ce peu de temps m’a laissé, dit-il, de tristes et profonds souvenirs. Je trouvai ma famille, mes amis, la société tout entière, frappés de terreur. Le fameux 29e bulletin avait appris brusquement à la France la destruction de la grande armée. L’empereur n’était plus invincible. Pendant que nous succombions en Russie, une autre armée périssait lentement en Espagne, et à Paris même un obscur conspirateur avait failli s’emparer du pouvoir. La défection de la Prusse n’était plus douteuse, l’alliance de l’Autriche au moins incertaine ; l’épuisement de la France s’accroissait avec le nombre de ses ennemis. Les récits des officiers échappés aux désastres de la retraite contribuaient à augmenter l’effroi. Paris, accoutumé depuis quinze ans à des chants de victoire, apprenait chaque jour quelque nouvelle calamité. »

Au milieu de cette consternation universelle, il fut nommé général de brigade et repartit pour l’armée ; mais dès ce moment il n’a guère plus que des désastres à enregistrer. Il raconte avec une franchise admirable, et sans en rien atténuer, la bataille de Kulm, où son corps fut mis en pleine déroute, la défaite du général Macdonald à la Katzbach, celle du maréchal Oudinot à Gross-Beeren, celle du maréchal Ney à Juterbock. D’où venait cette succession de revers ? Il en indique deux principales causes, le caractère des généraux et la composition des corps. Tous les généraux blâmaient l’empereur de n’avoir pas fait la paix à Prague ; ils ne servaient qu’à regret et n’obéissaient plus. Les soldats d’Austerlitz et de Wagram étaient morts. L’armée ne se composait que de jeunes conscrits, braves sur le champ de bataille, mais incapables de supporter les fatigues et les privations de la guerre. Malgré les victoires de Lutzen, de Bautzen et de Dresde, la désorganisation se mit partout dans notre armée ; les alliés firent un suprême effort, et le désastre de Leipzig mit le comble à nos malheurs.

M. de Fezensac était enfermé dans Dresde avec le maréchal Gouvion Saint-Cyr et fit partie du corps d’armée qui capitula dans cette ville. Cette capitulation a été blâmée par les uns et considérée par les autres comme nécessaire. L’auteur des Souvenirs militaires n’accuse ni ne justifie complètement le maréchal. On voit que, s’il avait commandé en chef, il aurait cherché à s’ouvrir un passage au travers des ennemis ; mais il reconnaît les difficultés et presque les impossibilités de l’entreprise. D’abord la garnison de Dresde n’était pas de 33,000 hommes, comme on l’a dit, mais de 17,000. La partie avait été perdue par l’empereur à Leipzig, et il était inutile de compromettre des troupes qui pouvaient rendre encore des services. La capitulation fut conçue dans les termes les plus honorables ; il fut convenu que la garnison rentrerait en France en passant par la Suisse, sous la promesse de ne pas servir avant d’être échangée. Ce n’est pas la faute du maréchal Gouvion Saint-Cyr si le prince Schwartzenberg, manquant à l’honneur militaire et à la foi jurée, refusa de ratifier la capitulation et retint la colonne entière prisonnière de guerre.

C’est à Presbourg, où il avait été conduit comme prisonnier, que M. de Fezensac apprit la suite des événemens. Quand on annonça le retour des Bourbons, l’étonnement des officiers français qui l’accompagnaient fut extrême ; ils n’avaient jamais entendu parler des princes, et l’un d’eux, en apprenant que le roi allait revenir, s’écria : C’est singulier, je croyais que le roi avait péri dans la révolution ! M. de Fezensac ne pouvait pas partager cette ignorance, car il avait auprès de Louis XVIII un oncle, l’abbé de Montesquiou, qui fut le principal auteur de la charte de 1814 : il connaissait d’ailleurs plus que personne, pour l’avoir vu de près, le côté faible de l’empire ; mais le sentiment militaire l’emporta d’abord sur toute autre considération. « Je traversai sans presque m’arrêter Munich, Ulm, Strasbourg, la France conquise et asservie. Soldat de l’empire jusqu’au dernier jour, je ne voulus rendre visite à aucune des nouvelles autorités royales. Mes yeux se détournaient quand je rencontrais un uniforme étranger. Je conservais une cocarde tricolore, symbole du sentiment que je renfermais dans mon cœur. J’arrivai à Paris au mois de mai ; alors, et seulement alors, je pris mon parti. Sans avoir contribué à, la restauration, sans l’avoir même désirée, je me décidai à la servir aussi loyalement que j’avais servi l’empire. »

Ici finissent les Souvenirs militaires. M. le duc de Fezensac avait trente ans, et dans le court espace de dix années, il avait vu se dérouler toute l’épopée militaire de l’empire. Nous sommes habitués à voir raconter ces événemens en termes magnifiques, qui ne nous en montrent que le beau côté ; il est bon que de temps en temps le témoignage d’un acteur nous ramène à la vérité. Nous apprenons alors ce qu’il en coûte pour écrire dans l’histoire les noms de ces grandes journées où se décident les destinées des nations ; nous voyons combien la défaite est toujours près de la victoire, même la plus éclatante, et nous y trouvons des motifs de plus pour aimer la paix, qui n’offre point de pareils hasards.

Une des qualités du guerrier moderne qui le distinguent de l’ancien soudard frénétique et brutal, c’est l’humanité. La guerre est assez destructive par elle-même ; pourquoi y joindre des dévastations et des massacres inutiles ? M. de Fezensac se montre pénétré de ce sentiment tout chrétien. « Un grand nombre de soldats russes erraient, dit-il, dans les murs de Moscou : j’en fis arrêter cinquante, que l’on conduisit à l’état-major. Un général à qui j’en rendis compte me dit que j’aurais pu les faire fusiller, et qu’il m’y autorisait parfaitement à l’avenir. Je n’ai point abusé de sa confiance. » Une autre fois il était chargé d’occuper Stade après une insurrection de cette ville contre la domination française. « Mes instructions portaient de traiter les habitans sévèrement. À cette époque, ce mot voulait tout dire. Je reçus les magistrats et les principaux notables, et je me montrai sévère en paroles pour me dispenser de l’être en actions. Dans notre marche depuis Hambourg, les populations fuyaient à notre approche. J’en éprouvai pendant toute la route une tristesse inexprimable. La beauté du pays, le coup d’œil enchanteur qu’offrent les bords de l’Elbe dans cette saison, me donnaient l’idée d’un voyage de plaisir. J’aurais voulu n’inspirer que des sentimens de bienveillance aux habitans des charmantes maisons que l’on trouve à chaque pas sur cette route, et cette impression me rendait plus pénible encore le ministère rigoureux qui m’était confié. »

On trouve plus d’une page semblable dans les Souvenirs militaires ; en voici une plus belle encore : « Au milieu de ces horribles calamités (il s’agit de la retraite de Russie), la destruction de mon régiment me causait une douleur bien vive. C’était là ma véritable souffrance, ou, pour mieux dire, la seule, car je n’appelle pas de ce nom la faim, le froid et la fatigue. Quand la santé résiste aux souffrances physiques, le courage apprend bientôt à les mépriser, surtout quand il est soutenu par l’idée de Dieu et par l’espérance d’une autre vie ; mais j’avoue que le courage m’abandonnait en voyant succomber sous mes yeux des amis, des compagnons d’armes. Rien n’attache autant que la communauté de malheurs ; aussi ai-je toujours retrouvé en eux le même attachement qu’ils m’inspiraient. Jamais un officier ou un soldat n’eut un morceau de pain sans venir le partager avec moi. » De pareils traits font aimer l’homme en même temps qu’ils peignent le soldat. Il n’y a pas jusqu’aux réminiscences classiques qui ne viennent apporter quelquefois une heureuse diversion à ces scènes d’horreur ; on aime à voir M. de Fezensac ne pas oublier son Virgile, et, pour s’excuser en quelque sorte d’avoir survécu, invoquer ces beaux vers :

Iliaci cineres et flamma extrema meorum,
Testor, in occasu vestro, nec tela, nec ullas
Vitavisse vices Danaum, et si fata fuissent
Ut caderem, meruisse manu.

« Cendres d’Ilion, et vous, mânes de mes compagnons, je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n’ai reculé ni devant les traits de l’ennemi ni devant aucun genre de danger, et que, si les destins l’eussent permis, j’aurais mérité de mourir avec vous. »


L. DE LAVERGNE.
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V. de Mars.
  1. 1 vol. in-8o ; Paris, librairie de Dumaine