Essais et Notices, 1864/06

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ESSAIS ET NOTICES.

LA MÉTALLURGIE ET LES NOUVEAUX MÉTAUX.


Les publications sur la métallurgie se sont multipliées depuis quelques années aussi bien en France qu’en Allemagne et en Angleterre. Il y a là un sujet de réflexion, non-seulement pour le public spécial qu’intéressent les progrès de la science des métaux, mais pour ceux qui cherchent dans ces progrès mêmes une indication sur les tendances et sur les besoins particuliers des sociétés modernes. Quelques mots sur le sujet traité dans ces publications, et principalement sur les dernières découvertes de la métallurgie, montreront en effet combien cette histoire touche de près à l’histoire de l’humanité. Il n’est pas besoin de longs développemens par exemple pour préciser en quoi l’âge d’airain et l’âge de fer furent supérieurs aux âges qui les avaient précédés, et sur lesquels des recherches patiemment poursuivies apportent chaque jour, sinon des données complètes, au moins de précieuses indications. Depuis le jour où Tubalcaïn, le grand forgeron de la Bible, trouva le secret de fondre et de forger l’airain et le fer, les métaux n’ont pas cessé de jouer dans la civilisation des peuples un rôle dont l’importance ne peut échapper à personne. L’âge de pierre, qui marque l’origine du monde avant même l’âge d’or et l’âge d’argent, avait laissé les populations primitives du globe dans un état demi-sauvage. Ce qui reste des habitations lacustres découvertes depuis peu dans les lacs de la Suisse et jusque sur les bords du lac du Bourget, en Savoie, nous donne une idée fort médiocre de l’industrie de nos premiers pères. Ce que M. Boucher de Perthes a découvert en armes, outils, objets de tout genre de cette époque anté-historique, place à peu près nos aïeux au niveau de ces sauvages de l’Océanie, nos contemporains, demeurés fidèles aux traditions de l’âge de pierre. Si nous avons fait depuis les premiers temps un tel chemin dans les voies de la civilisation, c’est surtout, comme l’indique un livre récent[1], grâce à l’invention des métaux utiles. Les anciens avaient compris cette vérité, car ils attribuaient, on le sait, une origine divine aux premiers métallurgistes.

L’or, que les rivières roulent en paillettes, l’argent, qui existe aussi à l’état natif en cristaux, en filamens déliés, furent sans nul doute les premiers métaux qui se révélèrent aux hommes. L’argent s’isole au reste de certains minerais très répandus, comme la galène ou sulfure de plomb argentifère, par la scorification ou la coupellation, deux opérations très simples et que les premiers métallurgistes durent découvrir sans aucun effort dès qu’ils connurent le feu. Après les métaux précieux vinrent les métaux utiles, sans lesquels le monde n’eût pas fait de sérieux progrès. Le cuivre fut d’abord découvert, puis le fer, comme nous l’apprennent Homère, Hésiode et Lucrèce. Le cuivre l’emporta même toujours sur le fer pendant toute l’antiquité.

L’or, l’argent, le cuivre, l’étain, le fer, composent avec le mercure et le plomb, qui dut être découvert en même temps que l’argent, les sept métaux connus des anciens. Plus tard, les Arabes, voyant le plomb se réduire en argent à la fusion sur la coupelle et le vermillon natif produire, par la sublimation, le mercure liquide ou vif-argent, eurent l’idée de la transmutation des métaux, et l’alchimie fut créée. Partout alors on travaille au grand-œuvre, et pendant plus de dix siècles on se livre avec ardeur à la recherche de l’absolu. La science théorique est détournée de sa voie naturelle. Heureusement la pratique de la métallurgie, conservée avec une sorte de mystérieuse religion dans les ateliers, transmise de père en fils comme un secret, ne fit pas fausse route. Le point d’action fut seulement déplacé, et au fond des forêts de l’Allemagne le flambeau de l’art continua de brûler. C’est dans ces laborieuses officines que la méthode de coupellation fut de nouveau pratiquée sur une grande échelle, comme chez les anciens. On sait que cette opération consiste à séparer le plomb de l’argent par voie de fusion et d’oxydation. C’est là aussi que fut inventée la liquation, par laquelle on isole le cuivre du plomb, en se fondant sur la différence des points de fusion de ces deux métaux. Enfin c’est dans les usines allemandes qu’a été pour la première fois appliqué aux minerais d’argent ce traitement particulier qui mérite d’aller de pair avec le procédé d’amalgamation découvert par les Espagnols. Peut-être faut-il faire aussi hommage aux Allemands de la méthode d’inquartation, par laquelle on sépare l’or de l’argent. La préparation mécanique et l’enrichissement des minerais par le lavage sont dus aussi à l’Allemagne, et ce pays est resté encore aujourd’hui classique dans l’art d’exploiter les mines et de fondre les minerais. Quant au travail des alchimistes, il devait forcément produire fort peu de résultats pour l’avancement de la métallurgie. Au milieu du XVIIIe siècle cependant, la chimie naissait de l’alchimie, comme l’astronomie et la physique étaient sorties de la magie et de l’astrologie. Une série de nouveaux métaux jusque-là soupçonnés plutôt qu’isolés par les chercheurs, l’antimoine, le nickel, le cobalt, le bismuth, l’arsenic, le zinc, était découverte et classée. En même temps les Espagnols trouvaient le platine (platina, petit argent) dans les placers de l’Amérique.

À notre siècle appartenait l’honneur de coordonner les pratiques de la métallurgie avec les enseignemens des sciences théoriques qui lui viennent en aide, la physique et la chimie. Depuis lors, la production des métaux a suivi une voie ascendante ; l’aluminium, le magnésium ont même été séparés de leurs combinaisons ; des propriétés merveilleuses que jusque-là on avait été loin de leur supposer, comme l’inaltérabilité dans l’aluminium, le pouvoir éclairant dans le magnésium, ont été découvertes, et un jour la science fera sans doute de ces deux métaux les plus étonnantes applications. Mais que dire de ces autres corps métalliques qu’on n’aurait pas même imaginé de rechercher, et dont l’analyse du soleil est venue miraculeusement nous révéler l’existence il y a trois ans : le thallium, le rubidium, le cœsium ? On ne s’est point contenté de les découvrir parmi les substances dont est composé l’astre lumineux qui nous réchauffe ; on s’est mis à les rechercher dans les minéraux qui forment la croûte du globe. On les y a retrouvés, on les a isolés à l’état métallique, et qui sait l’emploi qui est réservé à ces nouveaux corps ? Le problème est de tous les instans, il intéresse chacun de nous. « Il s’agit d’appliquer à l’industrie les richesses qui dorment entre les feuillets de l’écorce terrestre et qui tous les jours, grâce aux progrès de la physique et de la chimie, nous révèlent des particularités nouvelles et des élémens de bien-être, des sources de puissance infinie pour l’avenir des sociétés humaines[2]. »

Le XIXe siècle s’est engagé résolument dans cette voie. Les modestes chercheurs n’alimentent plus en vain leurs fourneaux. Déjà le manteau du laboratoire a dévoilé plus d’un secret, et la métallurgie a reçu plus d’une bonne inspiration de sa sœur cadette, la chimie. Les pratiques de l’art se sont aussi perfectionnées, les traditions se sont transmises sans mystère, non plus seulement dans la même usine de maître à maître, et, comme autrefois, du père au fils, mais de peuple à peuple. La France, l’Allemagne, l’Angleterre, les trois pays métallurgiques par excellence, ont lutté d’émulation, et n’ont pas tardé à être suivies par la Belgique, la Suède et la Norvège, l’Espagne, l’Italie, la Prusse, la Russie et l’Autriche, toutes contrées minéralogiques également remarquables à des points de vue divers. Sauf en quelques cas particuliers, on a tenu à honneur de faire connaître publiquement les détails de procédés auparavant tenus secrets. De nouvelles découvertes, dans lesquelles s’est distinguée surtout l’Angleterre, qui occupe aujourd’hui la place jadis réservée à l’Allemagne, ont étendu le domaine de l’art. La fusion du carbure de fer dans le haut-fourneau, qui a créé à la fonte des emplois si divers, la cémentation ou aciération du fer forgé, le pattinsonnage, procédé curieux et de date récente, par lequel on enrichit considérablement la teneur en argent des plombs qui ne pourraient passer à la coupelle, toutes ces grandes inventions métallurgiques sont dues à des Anglais. Le pattinsonage, la plus ingénieuse de ces découvertes[3], a permis d’utiliser les plombs les plus pauvres, c’est-à-dire tenant à peine quelques grammes d’argent. L’Anglais Pattinson, qui a donné son nom à ce procédé, dont il est l’inventeur, a bien mérité à la fois de son pays et de l’Espagne. Dans cette dernière contrée, les mines de plomb et d’argent voisines de Carthagène ont vu se réveiller les splendeurs de leur passé, alors que les Phéniciens et après eux les Carthaginois avaient un comptoir à Gadir, la moderne Cadix.

En même temps qu’on perfectionnait partout les procédés métallurgiques, qu’on en inventait de nouveaux, la pratique s’est vulgarisée. Les fonderies, les forges, les ateliers, ont été partout libéralement ouverts aux élèves des écoles des mines, aux ingénieurs praticiens, aux savans, aux hommes du monde désireux de s’instruire et de voir, et si quelque chose est resté la propriété d’un établissement, c’est ce qu’on nomme si bien, en termes de métier, le tour de main de l’ouvrier. Pour mettre le comble à cette publicité libérale, la France, l’Allemagne, l’Angleterre même, après quelques hésitations bien concevables dans un pays où l’individualité est si prononcée, se sont comme à l’envi distinguées par des travaux où l’on s’est plu à décrire tous les procédés, même les plus délicats.

Il est constaté que la valeur annuelle des métaux bruts extraits en Europe seulement s’élève à plus d’un milliard de francs. La valeur du charbon minéral produit par toutes les houillères et employé en partie à la fusion des minerais atteint presque un chiffre pareil. Ajoutons que la Californie depuis quinze ans et l’Australie depuis douze versent annuellement, et à elles deux, plus d’un demi-milliard d’or sur le monde, et qu’enfin la quantité d’argent tirée de l’Amérique espagnole, bien qu’ayant décru de puis le commencement de ce siècle à cause de la mauvaise exploitation des mines, est encore de plus de 150 millions chaque année[4]. Ce simple aperçu montre le rôle important que jouent les métaux dans notre société moderne et celui qu’ils ont joué en tout temps, non-seulement comme signes représentatifs des valeurs, mais encore comme marchandises et éléments d’échanges. Si l’Angleterre est aujourd’hui si puissante, c’est qu’elle jouit sur presque tout le globe du monopole de la production et de la vente de la plupart des métaux, le fer, le cuivre, le plomb et l’étain. Ceux qu’elle ne produit pas, elle les achète : c’est sur Londres et sur Liverpool qu’on dirige les barres d’argent et les lingots d’or de tous les points de l’Amérique, c’est vers Swansea que les minerais de cuivre du Chili, de l’Australie, de Cuba, de l’Afrique, du monde entier, sont expédiés pour être fondus et raffinés. On sait au reste que la Grande-Bretagne produit à elle seule plus de 60 pour 100 de tout le combustible minéral extrait sur le globe. Or sans la houille il n’y a pas de calorique, partant pas de métallurgie possible.

Quels nouveaux procédés la métallurgie mettra-t-elle maintenant en œuvre ? Les temps de l’âge de fer semblent revenus. Aujourd’hui le fer, — et sous ce nom nous comprenons aussi la fonte et l’acier, — le fer est partout. C’est lui qui concourt à la défense des nations, car il compose l’armure du soldat et les terribles engins de la guerre ; mais c’est lui aussi qui ouvre la terre, soit par le pic du mineur, soit par la bêche et la charrue, pour en faire sortir toutes les richesses qu’elle nous réserve. C’est le fer qui forme ces voies nouvelles sur lesquelles roulent nos locomotives ; lui seul est le ressort et l’âme de nos ateliers ; il a même remplacé le bois pour la charpente des édifices. Aussi est-ce vers la fabrication du fer, de la fonte et de l’acier que tendent aujourd’hui les travaux de tous les praticiens. Déjà des résultats surprenans ont été obtenus en Allemagne par Krupp, dont on a pu admirer les gigantesques spécimens à l’exposition de Londres de 1862, et en Angleterre par Bessemer, qui trônait également dans le palais de Kensington. Les progrès de la sidérurgie, l’emploi de plus en plus répandu du fer et de l’acier, sont un des faits les plus notables que nous permettent de constater les diverses publications relatives aux sciences métallurgiques en 1864. C’est là un des traits caractéristiques de notre époque, et qui méritera d’occuper longtemps encore les praticiens et les savans.


L. SIMONIN.


V. DE MARS.

ESSAIS ET NOTICES

Seize mille lieues à travers l’Asie et l’Océanie, par M. le comte Henri Russell-Killough[5]


Le goût des voyages n’est point précisément ce qui tourmente nos jeunes gentilshommes de France. On en voit assez souvent, il est vrai, allant un jour de course jusqu’à Chantilly ou à La Marche ; d’autres plus hardis poussent, quand vient la saison, jusqu’à Bade ou à Hombourg. Bien peu sont possédés de la véritable passion des voyages, de ce goût des excursions lointaines et libres qui est resté le privilège caractéristique des Anglais non plus seulement désormais des jeunes lords envoyés sur le continent avec leurs gouverneurs pour faire le grand tour et promener leur adolescence ennuyée de Paris à Naples, comme on le disait naguère, mais des Anglais de toute classe, particulièrement de cette vaillante classe industrielle et commerçante qui s’est mise elle aussi à parcourir le monde. Le goût des voyages s’est démocratisé en Angleterre. Partout où il y a des affaires à tenter de même que partout où on voit poindre une guerre, une insurrection, partout où il y a quelque région inconnue à explorer, il y a des Anglais. Peu de Français ont cette curiosité intrépide et résolue qui veut se satisfaire à tout prix, et ceux qui se laissent aller à cette entreprenante humeur des voyages sont encore une exception aussi rare qu’originale. Partir un beau jour de son propre mouvement et dans sa pleine indépendance, sans mission et sans titre officiel, pour voir le monde et acquérir la connaissance de mœurs nouvelles, choisir de préférence les contrées les moins connues, les routes les plus scabreuses, accepter les difficultés, quelquefois même les dangers d’une excursion qui se prolonge à travers tous les climats, à travers toutes les zones de la civilisation humaine, c’est là ce qu’on ne fait guère, et c’est là justement ce qu’a fait M. le comte Henri Russell-Killough dans cette course de seize mille lieues qui lui a inspiré un livre où se retrouve la marque de sa double origine anglaise et française. L’auteur est Anglais, pourrait-on dire, par l’idée même, par la conception d’une telle entreprise ; il est Français par l’esprit vif, dégagé, avec lequel il l’exécute et la raconte ; il est jeune enfin, on le sent à sa bonne humeur, à sa facilité expansive, à la surabondance parfois un peu confuse de ses impressions.

Il y a donc dans ce récit une certaine sève anglaise, un vif esprit français et un généreux souffle de jeunesse, le souffle d’une jeunesse sérieuse et intelligente, qui ne craint pas de se sentir livrée à elle-même, d’acheter l’instruction au prix des plus dures fatigues, des ennuis de l’absence, d’un renoncement passager au bien-être du foyer de famille, au luxe et aux élégances de la vie. À l’âge où tant d’autres partagent leur temps dans nos grandes villes entre les plaisirs faciles et des études souvent plus que légères, le jeune auteur avait déjà visité l’Amérique en intrépide touriste ; il avait vu plusieurs fois déjà se renouveler cette scène de séparation qu’il raconte avec une aimable bonne grâce, scène d’émotion muette qui se passe un soir d’automne, en face des Pyrénées, sur une de ces promenades de la charmante ville de Bagnères-de-Bigorre d’où on a la vue sur la gracieuse vallée de l’Adour, et en quittant une fois encore le pays pyrénéen, qui est son lieu natal, le jeune touriste n’entreprenait pas vraiment un petit voyage. Une course en Amérique n’est qu’un jeu auprès de l’itinéraire nouveau qu’il se traçait et qu’il a mis trois ans à parcourir. Aller des Pyrénées à Londres en passant par Paris, ce n’est plus rien assurément aujourd’hui, c’est rester en pleine atmosphère de la civilisation ; mais ici le voyage commence à devenir sérieux. De Londres, M. Russell-Killough part pour Saint-Pétersbourg et Moscou. Ce n’est rien encore, si l’on veut. De Moscou, en plein hiver, cheminant tantôt en tarantass, tantôt en traîneau, le jeune voyageur se dirige vers la Sibérie en passant par Nijni-Novgorod et Kasan. Il franchit l’Oural à travers les rafales du terrible chasse-neige, et après vingt-huit jours de marche il arrive à Tomsk. Au-delà, voici la chaîne de l’Altaï à traverser, le lac Baïkal, Irkoutsk, Selenginsk, puis enfin Kiakhta, la ville à la fois russe et chinoise, la porte de la Mongolie. Là les difficultés augmentent, la défiance chinoise fait bonne garde, et ce n’est qu’à la faveur de bien des subterfuges, après avoir surmonté bien des obstacles, que le voyageur, en compagnie d’un officier russe, peut s’engager dans les plaines mongoles, dans l’immense et affreux désert de Gobi, pour arriver à la Chine proprement dite, puis enfin à Pékin. M. Henri Russell-Killough se croit désormais fort tranquille dans la capitale du Céleste-Empire, respirant un peu après une si longue et si pénible course, lorsqu’on lui signifie que les exigences politiques l’obligent à repartir aussitôt. En d’autres termes, il faut qu’il refasse encore une fois le chemin qu’il vient de faire, et en dix-neuf jours il est ramené à Kiakhta. Dans un court intervalle, il traverse ainsi deux fois la Mongolie, un pays qu’on est heureux d’avoir visité ou traversé quand on en est revenu. À Kiakhta d’ailleurs, une bonne fortune attend le jeune voyageur ; le comte Mouravief Amourski le prend avec lui dans une navigation qu’il entreprend sur le fleuve Amour, et M. Henri Russell-Killough, continuant sa course, va jusqu’au Japon. Du Japon il gagne l’Australie, il revient vers l’Inde, parcourt l’empire anglo-indien, s’arrête à Calcutta, à Madras, à Bombay ; puis enfin, regagnant l’Europe par Constantinople, il remonte le Danube jusqu’à Vienne, et, redescendant vers le midi par Trieste, Venise, Milan, Gênes et Marseille, il se retrouve trois ans après son départ, au pied de ces Pyrénées qu’il avait quittées à l’automne de 1857 avec un intime attendrissement. Les montagnes natales ont un charme nouveau pour celui qui vient de contempler les neiges sibériennes et les gorges de la Nouvelle-Zélande.

On n’entreprend pas de telles pérégrinations à travers le monde, si l’on n’a en soi quelque chose de la vocation du voyageur, un esprit résolu, une imagination avide de savoir, une nature virilement douée, et quand il serait si facile de ne point aller en Sibérie et dans l’Oural, ou à Pékin, à travers les mornes solitudes de la Mongolie, il y a bien quelque mérite à quitter un instant tout ce qui fait aimer la vie, à subir les ennuis et les périls de ces aventures lointaines dans l’unique pensée d’observer la diversité des mœurs, les gradations infinies de la civilisation humaine. M. le comte Henri Russell-Killough, en parlant au retour de ce qu’il a vu durant cette course de seize mille lieues, n’a point voulu, ce nous semble, faire une œuvre de savant ni même de voyageur de profession ; il a voulu écrire un livre simple, naturel, familier, où il recueille ses souvenirs et ses impressions. Il peut y avoir dans ce récit quelque prolixité, une certaine inexpérience, même quelquefois de l’incorrection de style ; ce qui en fait l’intérêt, c’est la candeur résolue, la sincérité, le feu, une bonne humeur que rien ne déconcerte, le don de voir et de peindre le paysage et les mœurs. C’est par là, c’est par un mélange d’observation et d’émotion que ce livre de voyage a un véritable attrait, en entraînant l’esprit vers des régions si peu connues et en donnant une idée heureuse du jeune voyageur : on le suit d’étape en étape, on s’intéresse aux péripéties de son excursion, et sans quitter le foyer on voit se dérouler comme dans un éclair tous ces spectacles du monde que fait revivre un témoignage intelligent et fidèle.


CH. DE MAZADE.


DE QUELQUES ÉTUDES CRITIQUES SUR L’ANTIQUITÉ


L’étude de l’antiquité n’est pas près d’être abandonnée, elle a survécu, elle survivra encore à bien des révolutions dans l’ordre des choses intellectuelles ; mais chaque siècle, même chaque génération du monde moderne, a une manière différente d’étudier les anciennes littératures ; chaque génération imprimé, on peut le dire, la marque de son caractère et de ses préoccupations sur les travaux qu’elles lui inspirent ! Nous sommes aujourd’hui bien loin du temps où le charme pur de la science abstraite et de l’érudition attirait vers l’antiquité ; nous avons également passé celui où l’on s’efforçait individuellement, dans ce commerce avec les anciens, de se fortifier l’esprit et le cœur et de se tremper vigoureusement contre la fortune et ses hasards. Certaines âmes d’élite, âmes stoïques et solitaires, se nourrissent encore en silence de la forte moelle des Sénèque et des Tacite ; mais en général ce que nous recherchons avant tout dans cette étude, c’est le lien ininterrompu qui unit le présent au passé, c’est la chaîne des idées, des croyances, des aspirations, qui, comme un câble immergé, disparaît et sombre parfois sous le flot grondant des événemens et des catastrophes. Cette préoccupation n’est pas plus noble assurément que ce désir du philosophe de s’assimiler la vertu morale des anciens ; elle est cependant plus vaste et plus haute, car ce qu’elle embrasse dans son point de vue, ce n’est pas seulement le moi humain, c’est l’état social de l’humanité tout entière. L’intérêt pratique d’une pareille étude n’est donc contestable pour personne : le passé fournit volontiers.des applications au présent, et, si le théâtre et l’encadrement se modifient, ce sont toujours les mêmes élémens que mettent en œuvre à toutes les époques l’activité et le génie de l’homme.

Si l’on parcourt successivement les divers travaux critiques qui viennent d’être faits sur l’antiquité, on demeure frappé de la multiplicité et de la variété des points de vue et des jugemens. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : chacun, suivant son tempérament, voit les hommes et les faits sous un certain angle et prête un relief particulier à l’objet de ses prédilections et de ses pensées habituelles. On parcourt ainsi, en lisant les ouvrages dont nous parlons, une singulière gamme d’opinions et de>peintures. Qu’un esprit aimable et joyeux, mais un peu superficiel, tourne ses yeux et ses oreilles vers l’antiquité, il y verra et y entendra surtout l’écho des chansons, les amours faciles, les grâces accortes de la lyre légère, il se complaira au défilé des Phyllis et des Lalagé. Son livre[6] ne sera qu’un mélange capricieux d’érudition, de causeries et de digressions. Conduit par Vénus Aphrodite et par Bacchus, l’auteur fera à travers l’éloquence et la poésie une sorte de promenade buissonnière et humoristique, et les rapprochemens abonderont un peu au hasard sous sa plume. Les noms d’Ovide, de Lydie et de Néère amèneront ceux de Ninon de Lenclos, de Célimène, de Lisette et de Bélanger ; cette frivole et coquette société romaine, étalée partout au premier plan de son livre, il la verra, ou bien peu s’en faut, à travers Versailles et les élégances raffinées des siècles de Louis XIV et de Louis XV.

Tout autre sera le point de vue de la véritable critique et de l’érudition approfondie telle qu’on la trouve dans quelques ouvrages récens, parmi lesquels se présente en première ligne le livre de M. Martha[7]. Esprit sérieux, austère, tout d’une pièce, M. Martha considère les côtés moraux et philosophiques de la société romaine. Ce qui sollicite son regard, c’est le stoïcisme et l’idée pratique de cette haute doctrine. Il nous montre l’action que les philosophes stoïciens exerçaient alors sur les mœurs par leur enseignement et par leur exemple. « Toutes les belles âmes, dégoûtées de la politique, dit-il, cherchèrent un refuge dans la philosophie où elles protestaient en silence contre les mœurs du siècle et le despotisme impérial, » L’ouvrage de M. Martha est tout entier dans cette pensée : c’est le tableau de la philosophie qui, d’une simple recherche scientifique ou d’un exercice déclamatoire, est devenue une source de leçons et de courage, un appui pour l’humaine sagesse, un maître ayant charge d’âmes, et mêlé au train de la vie commune.

On ne saurait apprécier ici bien d’autres publications relatives à la même époque et au même ordre d’idées. L’essentiel était d’indiquer la multiplicité des aspects sous lesquels se laissent entrevoir, à dix-huit siècles de distance, les esprits et les œuvres qui se détachent, comme autant, de corolles brillantes, du milieu d’une grande floraison littéraire et philosophique. Pour achever l’esquisse des principaux traits du tableau, il nous suffira de citer un livre qui s’adresse plus exclusivement que les précédens aux lettrés et aux hommes qui vivent dans un commerce assidu et purement classique avec les anciens, c’est l’ouvrage de M. Amiel, l’Eloquence sous les Césars[8]. Celui-là n’offre pas, sans doute, l’attrait d’une forme nerveuse ou humoristique, mais il a le mérite d’enfoncer le coin dans les entrailles mêmes du sujet. L’auteur, très méthodique, un peu trop méthodique peut-être, étudie l’influence des transformations politiques, civiles et administratives sur la littérature et l’art romain de la parole en particulier ; il passe des hommes aux choses, des Césars pris individuellement aux branches diverses du domaine intellectuel, et, par un chemin différent, il arrive comme M. Martha à cette conclusion, que les causes principales de la décadence de l’art oratoire à Rome ont été les étroits erremens et la puérilité des exercices de l’école, l’anarchie morale de la société et surtout l’absence de toute doctrine saine et puissante, capable d’entretenir la trempe des caractères et de porter les âmes dans ces régions sereines, templa serena, dont parle le poète.

L’ouvrage de M. Amiel et celui de M. Martha se complètent l’un l’autre. Depuis l’Histoire des Théories et des Idées morales de l’Antiquité[9], par M. J. Denis, où perce une très grande intelligence des institutions religieuses et civiles de Rome et de la Grèce, l’idée critique et philosophique de l’antiquité n’avait point été exposée avec autant de netteté et d’élévation. Celle qui ressort avant tout pour ces deux écrivains du spectacle de la société romaine de la décadence, c’est que rien ne pouvait la sauver. Si elle eût pu, comme le fait très bien voir M. Martha, retrouver un principe de vie efficace, cette réparation de ses forces physiques et morales, cette cure in extremis, la philosophie l’aurait opérée. Ici la critique, sous peine de n’être qu’une dissertation sèche et morne, ne saurait séparer les points de vue sociaux de l’examen des faits littéraires. Sa conclusion nécessaire, c’est que, dans ce naufrage d’un grand tout qui entraîne forcément la ruine de toutes les parties dont il se compose, plus d’une de ces parties périt encore saine et meurt vivante en quelque façon. M. Amiel, dont la discussion se meut souvent dans un cercle trop restreint, n’a peut-être pas dégagé nettement cette vérité ; mais l’auteur des Moralistes sous l’empire romain éclaire les recoins laissés dans la pénombre.-Son livre se peut résumer ainsi : si le monde romain, après une affreuse période de détresse, sombra ou plutôt s’écroula brin à brin comme tombe la poudre d’un sablier, quelques âmes se tinrent hautes entre les ruines de la veille et du lendemain. Les cœurs faibles et gangrenés eurent besoin pour se relever d’idées et de croyances nouvelles ; les esprits fermes et maîtres d’eux-mêmes, dans la suprême déroute morale, n’eurent pour rester debout qu’à s’appuyer sur les mâles et stoïques doctrines d’une philosophie victorieuse, au moins pour un moment, des choses et des hommes.


JULES GOURDAULT.


V. DE MARS.

ESSAIS ET NOTICES

LA PSYCHOLOGIE DEPUIS JOUFFROY. — M. A. GARNIER


Lorsque M. Jouffroy, en 1826, esquissait avec tant de précision et de vigueur l’idée, la méthode, le critérium, l’importance de la science psychologique, il semblait qu’une nouvelle école allait naître, qui continuerait en l’agrandissant l’œuvre de l’école écossaise, et poursuivrait dans toutes les directions la philosophie de l’esprit humain. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et l’on peut dire aujourd’hui que dans cette école longtemps appelée l’école psychologique, c’est précisément la psychologie qui a été le moins cultivée. Sans doute on a enseigné et on n’a jamais cessé de penser que tous les principes de la métaphysique et des autres sciences philosophiques doivent être cherchés dans la science de l’esprit humain : on a insisté avec beaucoup de force et de solidité sur quelques grandes idées psychologiques ; mais quant à cette science expérimentale, analytique, plus ou moins semblable aux sciences physiques et naturelles, dont les Écossais, après Locke, avaient donné le modèle, dont M. Jouffroy avait exposé la théorie, elle fut à peu près abandonnée. L’impatience de l’esprit français était rebelle à une tâche qui demandait une application lente, laborieuse, un peu aride, et dont les résultats étaient très incertains. On se remit à la métaphysique, que M. Jouffroy voulait ajourner ; on cultiva la morale, surtout la morale pratique dans ses rapports avec le droit social ; enfin on se consacra presque exclusivement à l’histoire de la philosophie.

Parmi les disciples de M. Jouffroy, un cependant, un seul embrassa et poursuivit l’œuvre commencée par le maître avec une fermeté, une ténacité, un sang-froid et une honnêteté scientifiques dignes d’inspirer de l’émulation à tous ceux qui aiment la vérité pour elle-même : c’était M. Adolphe Garnier, qui, après avoir été élève de Jouffroy au collège Bourbon, devint plus tard son successeur dans la chaire de la faculté des lettres de Paris. M. Garnier n’a jamais perdu de vue un seul instant l’objet, auquel il s’est consacré, et nulle tentation ne l’a pu détourner de ce travail bien déterminé. Tandis que nos plus grands maîtres en philosophie se sont laissé plus ou moins entraîner hors de leur voie par la littérature, les beaux-arts, l’histoire, la politique, M. Garnier a pensé qu’un seul but suffit à une seule vie, et par la patience, par une attention continue, par le sentiment du devoir, il a fait une œuvre, ce que de bien plus éclatans génies ne laisseront peut-être pas après eux : le Traité des Facultés de l’âme est le meilleur monument de la science psychologique de notre temps[10]. C’est l’étude la plus complète qu’on puisse présenter à ceux qui veulent se rendre compte des opérations de l’âme ; c’est celle que recommandent par-dessus tout la sûreté de la méthode, la clarté de l’exposition et la sévérité du langage. Dans la science des faits de l’âme, nul n’a surpassé ni même égalé M. Garnier pour l’étendue, la finesse, la sagacité des observations et des analyses. Sans doute il faut rapporter à Jouffroy l’honneur d’avoir indiqué à son disciple la voie et la direction : mais Jouffroy, comme tous les esprits créateurs éteints prématurément, s’était contenté de tracer les grandes lignes et de donner sur quelques points d’admirables modèles : M. Garnier a eu le mérite et l’art d’embrasser la science tout entière.

On n’a pas assez vu que M. Garnier, dans les limites où il se renferme, est un penseur indépendant et original. Son indépendance à l’endroit de toute idée convenue se montre par exemple dans la polémique si pleine de courtoisie et d’estime qu’il engagea contre l’école phrénologique dans son livre De la Phrénologie et de la Psychologie comparées, livre d’une discussion très fine et d’une remarquable sagacité. Cette école, si dédaignée dans le monde savant, et qui a été compromise par le mélange du charlatanisme, lui paraissait avoir des qualités psychologiques distinguées. Il y louait beaucoup cette tendance à ne pas se contenter de cadres trop généraux et à se défier d’une unité artificielle et systématique. Pour lui, il ne craignait pas, à l’exemple des phrénologues, de reconnaître autant de pouvoirs élémentaires dans l’âme humaine que l’analyse y découvrait de faits irréductibles et indépendans, et lorsqu’on lui reprochait de multiplier à l’infini les facultés de l’âme, il était peu sensible à ce reproche : il ne s’arrêtait guère au nombre des facultés nominales, et il pensait avec raison que ce sont les faits eux-mêmes qu’il faut comparer et démêler. Il importe assez peu par exemple de rapporter à une seule et même faculté deux faits aussi différens que l’instinct de la pudeur ou l’amour de la vie. L’unité verbale par laquelle on les aura réunis n’empêchera pas ces deux faits d’être non-seulement différens, mais indépendans, séparables l’un de l’autre et quelquefois opposés.

M. Garnier avait en outre à un haut degré l’une des premières facultés philosophiques : il pensait par lui-même. Jamais il n’a admis une seule idée qui ne lui fût devenue propre, et qu’il n’eût en quelque sorte, comme le disait Jouffroy, repensée de nouveau. Aussi tenait-il à toutes ses idées, comme il arrive quand on les a conquises par son propre effort, au lieu de les recevoir toutes faites par la complaisance facile, d’un esprit sans résistance et sans ressort. Nul n’a moins cédé que lui à ce scepticisme flottant, si fréquent de nos jours, qui se plaît à donner successivement raison à tout le monde, parce qu’il n’a pas assez de force pour choisir, ni assez de science pour se décider ; mais, si ferme qu’il fût dans ses conclusions, M. Garnier n’était pas de ces esprits tranchans et décisifs qui substituent l’autorité à l’examen. Il acceptait volontiers la discussion, il trouvait bon qu’on lui donnât des raisons ; il les écoutait, il y répondait, et son esprit éclairé ne permettait ni à la passion ni à l’imagination de lui dicter ses opinions. Il aimait par-dessus tout la raison, et la sagesse de sa vie, comme l’ordre, la raison, l’honnêteté de ses ouvrages, en réfléchissaient l’éternelle clarté. Dans l’enseignement comme dans la science, M. Garnier était lui-même. Il n’y portait pas cette éloquence passionnée et brûlante qui a illustré le plus grand maître de la philosophie contemporaine, et dont quelques rayons ont passé dans l’âme de ses disciples. M. Garnier n’a jamais aspiré à de tels éclats ; en revanche, il montrait dans la chaire une qualité souveraine et exquise, la simplicité, une simplicité nue, mais pleine de grâce et de distinction, qui attirait, retenait, rappelait ceux qui venaient l’écouter. Cette parole, toujours pure et précise, semblait craindre de vous surprendre en touchant l’imagination ; elle se dissimulait en quelque sorte et laissait parler les choses elles-mêmes. Dans la langue philosophique, la simplicité et la clarté paraissaient à M. Garnier une sorte de sincérité.

On n’attend pas que nous donnions ici une analyse du Traité des Facultés de l’âme, ouvrage trop complexe et trop varié dans ses différentes parties pour se prêter à un tel mode d’exposition. Nous aimons mieux y choisir quelques-uns des points essentiels, où il nous semble que M. Garnier a le mieux marqué sa trace et où il a fait faire quelques progrès à la science, ne fût-ce qu’en mettant en question des théories trop facilement accréditées. J’indiquerai, par exemple, la théorie de la perception extérieure, comme une de celles que M. Garnier a le mieux étudiées, et, sans entrer dans le détail de ses observations et de ses analyses, qui ont singulièrement enrichi ce sujet mille fois traité, j’irai au point capital de la théorie.

Il est une théorie qui date de l’école cartésienne, qui s’est transmise à l’école de Locke, puis aux Écossais, et qui, reprise et perfectionnée par M. Royer-Collard, est encore aujourd’hui régnante : c’est la distinction entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière. Voici en quoi consiste cette théorie. Il y aurait dans les corps deux sortes de qualités : les unes, que l’on appelle premières, nous sont connues directement et comme distinctes de nous-mêmes ; ce sont l’étendue, la forme, le mouvement, le nombre, la divisibilité, la solidité. Les autres, appelées qualités secondes, telles que le chaud et le froid, la résistance, la couleur, le son, l’odeur et la saveur, ne sont que des modifications de notre âme, qui par elles-mêmes ne nous donneraient pas l’idée d’un monde extérieur. Voici les principales raisons sur lesquelles on s’appuie pour justifier ces distinctions. On dit des qualités premières qu’elles sont essentielles à la matière, car on ne peut concevoir un corps sans étendue et sans solidité, tandis qu’on peut le concevoir sans odeur, sans chaleur et même sans couleur. En outre les qualités premières ne supposent pas les secondes, tandis que celles-ci supposent les premières. Il peut y avoir étendue sans couleur, mais non couleur sans étendue, solidité sans résistance, mais non résistance sans solidité. Enfin les premières sont absolues, elles existeraient encore quand même nous ne serions pas ; les secondes sont relatives, elles supposent l’existence de l’âme qui les perçoit.

Telle est cette théorie, classique depuis Descartes, et qui s’enseigne encore aujourd’hui dans nos écoles. M. Garnier a combattu cette doctrine avec une extrême sagacité, et lorsque M. Vacherot, dans un livre récent et remarquable[11], fait honneur à M. Cournot d’avoir détruit le préjugé des deux classes de qualités dans la matière, nous regrettons qu’il ait oublié que M. Cournot avait été précédé dans cette voie par M. Adolphe Garnier, ou que du moins celui-ci, sans juger la question de priorité, était arrivé de son côté aux mêmes résultats que M. Cournot. Les qualités premières sont, dit-on, essentielles à la matière ; mais qu’entend-on par essentielles ? Que je ne puis en concevoir la non-existence ? À ce titre, les premières n’ont rien de plus essentiel que les secondes, car je puis concevoir une matière immobile sans qu’elle cesse d’être matérielle ; je puis la concevoir infinie, et dès lors sans figure, sans division. Dira-t-on que je ne puis la concevoir sans étendue et sans solidité ? Mais cela même n’est pas absolu, car si l’on se borne à la conception, on peut arriver à réduire la matière par l’analyse à n’être qu’une force ou un ensemble de forces dont les actions plus ou moins intenses se manifestent dans l’espace. Si au contraire, on se borne à la simple perception, tout ce qu’on peut dire, c’est que nous percevons quelque chose de tangible, de visible, d’étendu, de mobile, de figuré, de chaud, de froid, de sonore, de rapide et d’odorant ; si nous voulons aller au-delà, nous nous entourons de chimères qui sont de notre invention. Dire que les qualités premières supposent les secondes, et non celles-ci les premières, est vrai au point de vue de l’expérience ; mais il n’y a pas là de relation nécessaire. Enfin, que les unes soient absolues et les autres relatives, c’est encore là une distinction arbitraire, car si l’on admet que dans la matière il y ait quelque chose qui, même en l’absence de l’homme, soit prêt à lui donner la perception du tangible et de la résistance, rien n’empêche de concevoir qu’en son absence il y ait aussi quelque chose qui soit prêt à lui donner, quand il se présentera, la perception de l’odeur, du son, de la saveur ou de la couleur. Vouloir que ce quelque chose se ramène nécessairement à l’étendue, à la figure, aux propriétés géométriques, est l’illusion de Descartes et de, son école. Ce qui est certain au point de vue de l’expérience, c’est que toutes les qualités des corps nous apparaissent avec Le caractère de l’extériorité.

La théorie des sens extérieurs et la théorie des inclinations paraissent généralement acceptées comme ce qu’il y a. de plus remarquable dans le livre de M. Garnier. Pour moi, la partie qui me semble la plus solide et la plus neuve, c’est la théorie de la raison. On sait que l’une des conquêtes de la philosophie contemporaine a été d’établir contre les sensualistes, à l’aide de Kant et de Descartes, l’existence de principes à priori antérieurs et supérieurs à l’expérience, et dont on rapporte l’origine à une faculté appelée entendement pur, raison pure ou simplement raison. Cette théorie est sans nul doute vraie dans son ensemble ; mais il faut avouer qu’elle est encore assez confuse et qu’elle a grand besoin d’être éclaircie. Cette faculté supérieure est en effet chargée d’expliquer tout ce que l’expérience interne ou externe n’explique pas ; à elle se rattachent par conséquent des objets bien hétérogènes, et qu’il est difficile de ramener à une mesure commune. M. Garnier, dans son Traité des facultés de l’âme, a essayé de démêler ces différens objets et d’assigner à chacun son vrai caractère, et c’est cette entreprise, accomplie avec une simplicité qui en dissimule l’intérêt et l’importance, que nous trouvons très digne d’attention.

Il commence par faire remarquer que parmi les objets que l’on attribue en général à la raison comme à une source commune, il y en a qui sont considérés par l’âme comme existant nécessairement et réellement en dehors de nous, d’autres au contraire qui n’existent que dans notre esprit. Par exemple, l’espace et le temps sont des objets que nous nous représentons comme objectifs, c’est-à-dire comme réels en dehors de nous. Il en est de même d’un être éternel et nécessaire, car, quelque parti qu’on prenne sur la nature de cet être, on ne peut nier ce postulatum de Clarke : quelque chose a existé de toute éternité. Il en est tout autrement des objets de la géométrie. Nulle part, hors de nous, n’existent de surfaces sans profondeur, de lignes sans largeur, de points sans aucune dimension ; nulle part n’existent le cercle parfait, le carré parfait, en un mot les figures géométriques. Ce ne sont pas cependant de pures abstractions de l’expérience, car on ne peut abstraire d’un objet que les qualités qu’il contient : or le cercle parfait n’est pas contenu dans l’objet réel ; c’est nous qui l’y supposons. Au reste, deux philosophes dont on ne contestera pas l’esprit critique, Bayle et Kant, ont reconnu le caractère idéal des objets de la géométrie. Ce n’est pas seulement des objets de la géométrie que M. Garnier niait la réalité objective, tout en leur reconnaissant le caractère de conceptions idéales et a priori ; il en disait autant de ces types si souvent rappelés, depuis qu’un illustre philosophe en a fait le titre d’un de ses plus beaux ouvrages : le Vrai, le Beau et le Bien. Il ne voyait encore là que des conceptions idéales dont l’objet n’existe pas en dehors de nous. Aussi était-il très opposé à la théorie platonicienne et malebranchiste des idées considérées comme l’essence divine. Il lui paraissait contraire au bon sens et à la raison que les figures géométriques fissent partie de l’essence divine, fussent Dieu lui-même. Il ne l’admettait pas davantage pour le beau, le vrai et le bien. Dire que Dieu est beau lui paraissait un non-sens ; l’identifier avec la vérité, c’était confondre l’objet et le sujet. Quant au bien, c’était pour lui comme pour les stoïciens le type de l’homme sage et vertueux, mais non pas Dieu lui-même, dont on ne peut faire l’objet et le type de la vertu sans la rendre impossible et impraticable.

En un mot, de même que dans l’ordre de l’expérience on peut distinguer la perception qui s’adresse aux objets réels et la conception qui n’a pas d’objet en dehors de la pensée, de même, dans l’ordre de la raison pure, il y a aussi, suivant M. Garnier, perception et conception. La première, s’appliquant à des objets réels et vraiment objectifs, l’espace, le temps, la substance nécessaire, et la seconde à des objets non réels sans être abstraits, et qui sont a priori créés en quelque sorte par l’esprit lui-même.

Une autre distinction importante est celle qu’il établit entre deux sortes de propositions rationnelles : les unes qui formulent des existences réelles, les autres qui sont ce qu’on appelle en logique des propositions identiques, où l’attribut ne fait que répéter le sujet sous une autre forme, en un mot de pures tautologies., De ce genre sont précisément les axiomes de la géométrie et de l’arithmétique, lesquels reviennent tous à cet axiome fondamental A = A, ce qui signifie qu’une chose est elle-même et n’est pas son contraire, axiome qui ne nous, apprend rien de nouveau, et qui, suivant M. Garnier, ne se distingue pas de ceux que nous fournit l’expérience.

Une des plus intéressantes analyses de M. Ad. Garnier est celle qu’il a donnée de l’idée de Dieu, l’une des plus complexes que possède l’esprit humain, et qui est trop souvent présentée comme un produit immédiat de la raison pure. Dans cette idée, telle qu’elle existe aujourd’hui chez les nations les plus civilisées, où le christianisme et la philosophie sont en honneur, on peut distinguer plusieurs élémens distincts : 1° un élément métaphysique ; c’est une essence éternelle, infinie, nécessaire, substance et cause, d’où le monde tire son origine et ses lois ; 2° un élément moral : Dieu n’est pas seulement une substance nue et morte, c’est un esprit, mais un esprit qui possède dans leur perfection et dans toute leur plénitude les attributs de la pensée et de la volonté ; 3° un élément idéal : Dieu contient en soi le modèle de toute beauté, de tout ordre, de toute régularité ; il est le principe de tous les types de la géométrie et de l’art, il est le lien des idées, des formes pures. De ces trois élémens, on peut dire que le premier caractérise surtout le Dieu panthéiste, le second le Dieu chrétien, le troisième le Dieu platonicien. M. Garnier, qui se plaçait seulement au point de vue de la pure psychologie, considérait comme une perception nécessaire de la raison l’affirmation d’une substance et d’une cause première nécessaires et infinies. Il n’attribuait pas davantage à l’intuition directe et immédiate de l’esprit ce qu’il appelait la perception de l’absolu ; néanmoins il était loin de sacrifier à la doctrine panthéiste la notion d’un Dieu parfait : seulement il ne voyait là qu’un acte de croyance et de foi, — foi naturelle bien entendu, et non positive, — différente de la perception, mêlée nécessairement d’obscurité et de trouble, et qu’il exprimait avec une sorte d’éloquence austère et touchante : « la véritable piété est de croire à Dieu et de l’ignorer ; croyons à l’existence et à la perfection de Dieu, et interdisons-nous sur tout le reste une indiscrète curiosité… Si le chrétien s’incline devant les obscurités de sa foi, tenons aussi pour vraiment religieux celui qui accepte sans révolte les mystères de sa raison… Job, après quelques murmures échappés à la faiblesse humaine, finit par rendre gloire à Dieu malgré le mystère des souffrances qui lui sont infligées, et Dieu déclare que Job est celui de tous qui a le mieux parlé de Dieu… Résignons-nous à la pieuse ignorance de Job, et que l’apôtre nous pardonne de garder parmi nos autels un autel au Dieu inconnu. » Ainsi la perfection divine est un objet de foi, non de perception directe. Quant à l’idéal, que les platoniciens confondent avec Dieu lui-même, M. Garnier, je le répète, n’y voyait qu’une conception de l’esprit, une catégorie de la pensée, et la théorie des idées de Platon n’était pour lui comme pour Aristote que des métaphores réalisées.

On voit quelle fermeté, quelle netteté, quelle décision d’esprit M. Garnier a portée dans cette science délicate où il était maître. Nous avons essayé de donner quelque idée de son esprit d’analyse ; on nous permettra, en terminant, de signaler chez lui un dernier trait. On a souvent reproché aux psychologues de se renfermer dans « leur moi abstrait et solitaire, » selon l’expression de Lamennais. On a dit que chacun d’eux étudiait l’homme en lui-même et construisait ainsi une humanité idéale qui ne ressemblait que très imparfaitement à l’humanité réelle. Les philosophes, a-t-on dit, n’ont décrit qu’un homme philosophique ; mais le genre humain n’est pas un philosophe, il n’est même pas exclusivement un homme civilisé. Toutes les discussions philosophiques sur le libre arbitre, les idées pures de la raison, la loi du devoir, n’ont guère de sens, appliquées aux peuples enfans de l’Afrique, de l’Australie ou de l’Amérique. On propose donc de substituer à la psychologie subjective, comme on l’appelle, une psychologie historique et géographique fondée sur l’observation des races, des peuples, des diverses classes de la société. Sans vouloir ici discuter cette idée et sans en nier l’importance et la fécondité, je me bornerai à faire remarquer que cette seconde espèce de psychologie ne pourra jamais dispenser de la première, et que les mœurs des peuples et leurs actions extérieures seraient pour nous incompréhensibles, si nous n’avions préalablement analysé par notre propre conscience les principaux faits qui, à différens degrés ou sous des formes plus ou moins changeantes, se retrouvent dans l’espèce humaine tout entière. Quoi qu’il en soit, ce que je tenais surtout à faire remarquer, c’est que la psychologie de M. Garnier n’est nullement cette psychologie abstraite que l’on critique. Sans doute, dans les analyses déliées qu’il a faites de l’esprit humain, c’est surtout à l’observation de conscience qu’il en appelle ; mais il ne néglige jamais de confirmer les analyses de la conscience par les témoignages des observateurs qui ont vu l’homme du dehors. Les moralistes, les historiens et les voyageurs, sont les trois classes d’observateurs de ce genre que les psychologues doivent consulter. Sous ce rapport, le Traité des Facultés de l’âme est riche et varié : on y trouve beaucoup de citations intéressantes qui ôtent à ce livre l’aridité d’un traité didactique et abstrait. En cela, du reste, l’auteur suivait l’exemple et la tradition des philosophes écossais, qui n’ont jamais séparé dans leurs livres l’homme des hommes, et ont mêlé aux expériences internes un grand nombre d’observations empruntées, à l’étude du monde et des sociétés. C’est dans cette voie que la psychologie est appelée de nos jours à faire des progrès ; c’est en mariant sans cesse l’étude du dehors et l’étude du dedans qu’elle s’animera et s’enrichira. Déjà on entend parler de psychologie comparée ; la psychologie des animaux est encore à faire, ou du moins elle est à recueillir, car il y en a déjà d’admirables parties dans les livres des naturalistes. La psychologie est donc, quoi qu’on en dise, une science pleine d’avenir ; mais dans ses progrès en tous sens il ne faut pas qu’elle oublie ceux qui ont contribué à lui assurer la place éminente qu’elle occupe dans les études philosophiques, et à ce titre nul n’a plus de droits à sa reconnaissance et à son fidèle souvenir que M. Adolphe Garnier.


PAUL JANET, de l’Institut.



NOUVEAU RÉGIME DES PLACES FORTES


Tout récemment, il a suffi d’un petit écrit[12] pour mener à bonne fin une rude campagne contre les villes fortifiées de la France. Il y a peu de mois encore, on comptait dans notre pays quarante-quatre, villes, dont les portes se fermaient plus ou moins hermétiquement pendant la nuit. Ainsi le voulait l’antique usage féodal, conservé et rajeuni par une ordonnance de 1768. Que d’embarras, que d’ennuis pour les populations soumises à ce régime, c’est ce qu’il est inutile de rappeler, et aujourd’hui que, par une décision toute récente, la pleine et entière liberté de circulation nocturne est rendue aux habitans des villes fortes, on a vraiment peine à comprendre comment l’usage de la fermeture a pu subsister si longtemps. La science s’ingéniait à percer les montagnes et les isthmes ; les gouvernemens s’appliquaient à supprimer ou à abaisser les barrières qui entravaient les communications internationales ; on avait même presque aboli les passeports. et pendant que s’accomplissaient toutes ces réformes, pendant que tout s’ouvrait, les places fortes s’obstinaient à rester closes. Il y avait là tout à la fois une anomalie et un anachronisme. On a donc sagement fait de réviser ces vieux règlemens, et il faut remercier l’auteur de l’écrit dont nous parlons, M. de Labry, de la polémique persévérante qu’il a engagée contre la fermeture des places fortes, et qui a provoqué une solution définitive.

Les études auxquelles s’est livré M. de Labry n’auraient plus aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif, si en même temps elles ne mettaient en lumière quelques traits assez curieux de notre administration municipale. Le ministère de la guerre, qui est évidemment le plus intéressé dans la question, n’hésitait pas à déclarer qu’en temps de paix il ne tenait pas le moins du monde à la fermeture des villes fortes. Les ministères de l’intérieur, des travaux publics et du commerce étaient également d’avis d’accorder la plus grande liberté de circulation. D’où pouvait donc venir l’opinion contraire ? C’étaient, il faut bien le dire, les municipalités qui opposaient une vive résistance à un changement de régime, et qui voulaient absolument que les portes demeurassent fermées.

L’autorité communale ne voyait là qu’une question de budget ; elle estimait que la clôture des villes facilitait la surveillance de l’octroi et la rendait moins coûteuse en économisant des frais de personnel, d’éclairage et de chauffage. Voilà les graves raisons pour lesquelles, même dans de grandes villes, la circulation était naguère encore arrêtée ou entravée pendant la nuit au détriment des intérêts les plus considérables. Comment blâmer des administrateurs qui se préoccupaient de l’équilibre de leur budget au point de s’imposer chaque nuit quelques heures d’arrêts forcés ? Mais, à ce point de vue même, leur calcul était très erroné. Ainsi à Metz l’ouverture permanente de quatre portes a été autorisée en 1861 après de vifs débats, et la première année il est entré et sorti plus de cent mille personnes et plus de seize mille voitures pendant les heures de nuit où précédemment la circulation était interrompue. L’augmentation des dépenses d’octroi ne doit-elle pas être couverte et au-delà par le supplément de recettes que procure nécessairement une activité plus grande dans la circulation des personnes et des denrées ? L’intérêt budgétaire de la commune n’est donc point compromis par le nouveau régime, qui a replacé les villes fortes en temps de paix dans les mêmes conditions que les autres villes, et qui a supprimé les embarras et les désagrémens de toute sorte auxquels donnait lieu l’exécution, même mitigée, des anciennes ordonnances. Le travail très complet de M. de Labry a hâté l’adoption de la réforme que nous signalons. Après avoir obtenu gain de cause en France, voici qu’il exerce son influence à l’étranger. Déjà plusieurs villes allemandes déclarent qu’elles ne veulent plus être closes la nuit, sous le prétexte qu’elles sont classées comme forteresses.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.


  1. Du Mineur, son rôle et son influence sur les progrès de la civilisation, par M. J. Fournet, professeur à la faculté des sciences de Lyon.
  2. George Sand, Voyage dans le cristal.
  3. La méthode du pattinsonage est fondée sur ce phénomène curieux qu’un bain de plomb argentifère fondu agité avec une cuiller se sépare en deux parties, l’une mousseuse, cristalline, qui retient une grande partie de l’argent et tombe au fond de la chaudière, l’autre qui reste liquide et s’appauvrit de plus en plus en argent. On comprend que de cette manière la concentration du précieux métal dans le plomb finisse par arriver au degré voulu, si l’on fait remonter les plombs enrichis de chaudière en chaudière, et si l’on fuit suivre aux plombs appauvris une marche inverse, en renouvellant à chaque fois le même traitement, la même séparation du bain en deux parties, l’une liquide, l’autre solide.
  4. Traité de Métallurgie, par le dr J. Percy, professeur à l’école des mines de Londres, traduit par MM. Petitgand et Ronna. Les chiffres que nous avons cités sont officiels et tirés d’une remarquable introduction des traducteurs.
  5. 2 vol. in-18, chez Hachette, 1864.
  6. La Poésie et l’Éloquence à Rome au temps des Césars, par M. Jules Janin, in-18, Didier et Co.
  7. Les Moralistes sous l’Empire romain, in-8o, Hachette.
  8. 1 vol. in-18, Furne.
  9. 2 vol. in-8o, chez Durand.
  10. Une édition nouvelle du Traité des facultés de l’âme paraîtra prochainement. Ces pages, consacrées à l’étude d’un philosophe distingué qui a été collaborateur de cette Revue et dont la science déplore la perte récente, sont destinées à lui servir d’introduction.
  11. Essais de Philosophie critique.
  12. Utilité de l’Ouverture permanente des villes fortifiées, par M. de Labry.