De quelques travaux récents sur Schiller et Goethe

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De quelques travaux récents sur Schiller et Goethe
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 506-512).


DE QUELQUES TRAVAUX RÉCENS SUR SCHILLER ET GOETHE[1].


Ce n’est pas une coïncidence fortuite que celle de la traduction française des Œuvres de Schiller par M. Régnier, et des importantes publications d’histoire littéraire de M. Saint-René Taillandier, commentaires intelligens des œuvres allemandes, avec le moment où l’étude des langues étrangères prend enfin racine dans notre éducation publique. L’Allemagne sent plus vivement que jamais le tort de n’avoir pas encore donné une édition critique de Schiller, et attend avec impatience de la grande maison Cotta, que son privilège oblige, après l’édition en 12 volumes de Mme de Gleichen, déjà supérieure aux précédentes, la publication des travaux patiens et consciencieux du docteur Joachim Meyer, de Nuremberg. Le regrettable Jacques Grimm était l’interprète de l’opinion publique lorsqu’il affirmait en 1859, dans une séance solennelle de l’académie des sciences de Berlin, qu’outre les statues et les bustes, il restait à élever à la gloire de Schiller un autre monument plus grand encore. « Celui qui nous est né il y a justement un siècle repose depuis cinquante ans dans le sein de la terre, et nous n’avons pas une édition critique de ses œuvres, les présentant dans leur suite réelle, avec les différentes leçons. » Grimm ajoutait : « Un grand pas a été fait cependant, car la nouvelle traduction donnée en France par les soins de M. Régnier, qui connaît à fond, non-seulement notre langue d’aujourd’hui, mais encore l’ancienne langue allemande, peut servir, à beaucoup d’égards, de modèle… » En attendant, les documens s’amassent et s’impriment de divers côtés, en plus grand nombre qu’à aucune autre époque : volumes d’œuvres inédites, correspondances partielles, etc.[2]. Ces divers indices et beaucoup d’autres, qu’il serait facile d’accumuler, montrent que dans les deux pays, en Allemagne comme en France, on s’occupe activement d’une cause que l’on sent commune. Les publications récentes de MM.  Régnier et Saint-René Taillandier ont chez nous leur signification propre dans ce mouvement qui se propage.

Avec les qualités qui la distinguent et les conditions dans lesquelles elle a été préparée, la nouvelle traduction de Schiller nous semble être précisément le signal de l’adoption définitive des œuvres qu’elle contient par l’esprit français, et de leur admission dans le cercle de notre éducation classique. M. Régnier n’y a pas admis certains ouvrages d’une authenticité douteuse ni la correspondance, où s’agitent des discussions théoriques quelquefois peu précises et non exemptes de subtilité ; mais les ouvrages consacrés de Schiller sont désormais présentés par lui au public français dans une traduction qui a toutes les qualités d’un modèle en ce genre. L’auteur était préparé à ce travail par un long enseignement de la philologie allemande, par une patiente interprétation, dix fois reprise, de chaque vers de ces poèmes en vue de cet enseignement, de telle sorte que tous les soins que pourrait prendre le traducteur le plus scrupuleux pour un texte des anciens auteurs classiques se sont trouvés appliqués aux œuvres les plus graves dans le domaine plus rapproché de nous des littératures étrangères. C’est ce qui justifie le témoignage de Jacques Grimm, que nous citions tout à l’heure. Avec cela, M. Régnier, tout français par les habitudes d’esprit, n’était pas homme à se contenter d’à peu près dans sa traduction, et, s’il lui arrive de rencontrer dans l’auteur qu’il interprète le vague et l’indécis de la pensée, il le dit dans ses notes ou dans l’excellente introduction qu’il a placée en tête de son premier volume. Ce sont ces qualités qui expliquent et justifient sans doute ce que nous disions plus haut de l’importance de sa publication.

Quant à l’immense correspondance de Schiller, ou concernant Schiller, c’est un monument d’autre sorte. Ce que le génie du poète a mis admirablement en œuvre dans ses poèmes, il le discute ici en mille aperçus théoriques, où le subtil et l’incertain.se mêlent au droit sens et à la ferme raison. Il y a ici besoin de commentaires, et cette lecture ne s’adresse pas à tous. Elle n’en est pas moins, au point de vue de l’esthétique et de l’histoire des idées littéraires, d’une importance extrême. M. Saint-René Taillandier en a élucidé un principal épisode en publiant et commentant, à l’aide de la traduction de Mme de Carlowitz revue par lui, l’histoire de la célèbre et féconde amitié entre Goethe et Schiller.

Le 14 juin 1794, Schiller, qui venait de fonder avec Guillaume de Humboldt et Fichte son recueil littéraire intitulé Les Heures, écrivit d’Iéna une lettre à Goethe pour invoquer sa collaboration. Cette lettre est la première page de la volumineuse correspondance qu’allaient échanger les deux poètes, et le premier monument de l’union féconde qui allait s’établir entre eux. Chacun d’eux avait jusque-là creusé son sillon à part. Goethe, âgé de quarante-cinq ans, avait déjà donné Goetz de Berlichingen (1773), Werther (1774), Iphigénie (1786), Egmont, le Tasse, un grand nombre de ses ballades, et commencé le Faust, c’est-à-dire qu’il était déjà en possession de la gloire après avoir renouvelé le théâtre et la poésie lyrique. Schiller avait dix ans de moins ; mais les Brigands (1781), Fiesque, Don Carlos, Amour et intrigue, ne lui avaient pas valu une moindre renommée. Goethe, après s’être vite élevé au-dessus des agitations de la Sturm und Drang-Periode, avait fait le voyage d’Italie, s’était trouvé en face de l’antique et était revenu amoureux de la beauté pure. Schiller, poète révolutionnaire dans les Brigands, ennemi de la société politique dans Fiesque, de la société civile dans Amour et intrigue, citoyen du monde avec le marquis de Posa, sortait à peine d’une période d’agitation qui semblait avoir suscité de la part de Goethe mille défiances contre lui. Tout à coup ces deux esprits, qu’une apparente divergence séparait, rapprochés et mis en contact, se reconnaissent comme frères, s’éprennent et s’enchantent mutuellement. Les premières lettres qu’échangent les deux poètes sont remplies des témoignages de ce charme mutuel et inattendu. Une virile tendresse de cœur est de la partie assurément, témoin les larmes de Goethe en 1805, quand la mort lui enlève son ami ; mais c’est dans le monde des idées à peu près exclusivement que la correspondance nous montre le commerce constant de ces deux esprits. « Chaque moment dont j’ai pu disposer, dit Schiller, je l’ai passé avec Goethe, et ce temps que je passais auprès de lui, je l’employais exclusivement à élargir l’horizon de mon savoir… Je crois sentir qu’il a exercé sur moi une influence profonde… »

Toute cette correspondance, qui n’est qu’une perpétuelle discussion de théories, nous offre, à vrai dire, un des arsenaux des idées littéraires de la première moitié de notre siècle. Il est inouï quelle richesse d’aperçus s’y déploie de part et d’autre, et dans quel océan l’on se sent engagé quand on lit avec attention toute la série de ces lettres. M. Saint-René Taillandier a rendu cette vaste lecture facile, non pas seulement par le choix qu’il a fait dans un si riche ensemble, mais encore par les étapes qu’il y a ménagées. Les épisodes suivant lesquels il a distingué les différens groupes n’interrompent pas par leur succession la carrière une fois ouverte, ils montrent au contraire les occasions diverses qui ont pu mettre en lumière alternativement tel ou tel aspect d’une même théorie se transformant tant que dure cette correspondance.

Le premier épisode qui se trouve ainsi marqué est la rédaction en commun des Heures. Au bout de dix-huit mois, l’insuccès de cette publication périodique est démontré, mais, pendant ce temps, Schiller a conçu l’idée d’une libre association intellectuelle avec Goethe, et, pendant que son ami travaille avec une ardente persévérance au Wilhelm Meister, il songe lui-même à des drames et à une épopée : les personnages de Gustave-Adolphe et de Wallenstein commencent à devenir les hôtes favoris de son imagination poétique. — Le second épisode est la composition en commun des Xénies, en 1796. Par ces épigrammes faites à deux, Schiller et Goethe mettent en déroute les traditions littéraires à l’aide desquelles les partisans du passé avaient attaqué la publication des Heures. « Le succès prodigieux que ces distiques ailés rencontrèrent auprès de l’esprit public était pour les deux poètes, dit avec raison M. Saint-René Taillandier, un engagement d’honneur à justifier leurs ironies et leurs colères par des chefs-d’œuvre, afin que le précepte suivît de près la satire. » Goethe répondit par les cinq premiers chants d’Hermann et Dorothée, et Schiller par la préparation de Wallenstein. — La composition d’Hermann et Dorothée vient ensuite, et suggère plus abondamment encore à l’examen de Schiller et de Goethe des problèmes variés d’esthétique littéraire. Schiller affirme que le travail critique auquel son esprit a été sollicité par la lecture et la discussion de ce poème a été pour lui une grande crise. Après avoir lu le Wilhelm Meister, il a abandonné les théories abstraites, et il a, en signe de ce retour, commencé son Wallenstein en prose. Après Hermann et Dorothée, il l’écrit en vers, le remanie de fond en comble, et inaugure ce qu’on a appelé en Allemagne la période classique de son génie. Toutes ces phases, avec leurs raisons diverses, souvent subtiles, sont expliquées dans ses lettres avec un détail qu’il serait difficile de condenser sans compromettre la solidité et la physionomie même de tout l’édifice. Ces nuances infinies échappent en vérité à toute analyse ; il faut se plonger soi-même au sein de ces discussions infinies : on y reconnaît bientôt les voix d’une grande époque intellectuelle dans sa période de riche enfantement.

Après Hermann et Dorothée et Wallenstein, les principaux actes de cette double vie littéraire, où désormais tout est mis en commun, sont Faust, Marie Stuart et Guillaume Tell. On sait que ce dernier sujet, qui a été pour Schiller l’occasion de son chef-d’œuvre, lui a été suggéré par son ami. Goethe raconte qu’en 1797, visitant une fois encore le lac des Quatre-Cantons, il ne put résister à l’idée de peindre dans un poème cette nature charmante et grandiose. Il fallait animer cette terre si imposante avec des figures humaines dont la grandeur égalât la majesté des lieux. La légende de Guillaume Tell s’offrit alors naturellement à lui. Déjà, plein de ce beau sujet, il commençait à additionner ses hexamètres. « J’apercevais le lac, dit-il, aux tranquilles clartés de la lune ; j’illuminais les brouillards dans les profondeurs des montagnes ; je voyais les eaux étinceler sous les rayons les plus doux du soleil matinal ; dans la forêt, dans la prairie, tout était vie et allégresse ; puis je représentais un orage, armé d’éclairs et de tonnerre, qui du sein des gorges sombres se précipitait sur le lac. Je peignais aussi le calme des nuits… Je me représentais Guillaume Tell comme un être naïvement héroïque, d’une vigueur saine et entière, heureux de vivre, avec une âme enfantine où sommeille encore la conscience de l’homme ; j’en faisais un portefaix montagnard, parcourant les cantons, partout connu, aimé, partout rendant de grands services, au reste tranquillement occupé à sa besogne, travaillant pour sa femme et ses enfans, et ne s’inquiétant pas de savoir qui est le maître, qui est le valet… » Gessler lui apparaissait comme un petit despote faisant le mal et quelquefois le bien par passe-temps, sans nulle conscience de la dignité humaine. Walter Fürst au contraire, Stauffacher, Winckelried, ces patriotes animés des meilleurs sentimens de l’âme humaine, et de la force de volonté nécessaire pour briser un joug détesté, devenaient « ses héros, ses forces supérieures, agissant avec conscience d’elles-mêmes. » Mais, entraîné par d’autres occupations, Goethe ajournait toujours l’accomplissement de son dessein ; il finit par abandonner son sujet à Schiller, qui, sans avoir vu la Suisse, composa cependant une œuvre pleine de réalité. C’est assurément ici un des plus intéressans épisodes de cette double vie littéraire et un de ceux qui mettent le mieux en relief la différence des deux esprits. Ce même Goethe, qui recevait une impression si vive de la nature, au sein de laquelle il se plongeait comme en s’oubliant lui-même, et qui, par des conceptions puissantes, créait à la façon de Shakspeare des types supérieurs, aurait-il plié son génie et la poésie épique aux douces et harmonieuses proportions que Schiller, sur la scène dramatique, a su observer ? Goethe eût-il fait cette patiente étude de la chronique de Tschudi, dont Schiller a emprunté avec tant de bonheur les récits légendaires ? — Goethe, poète épique, était appelé à donner le Faust, tandis que Schiller, par le Guillaume Tell (1804), devenait, suivant sa propre expression, « maître des choses du théâtre. »

Le nom de Mme de Staël apparaît, vers la fin de la correspondance entre Goethe et Schiller, comme pour annoncer le groupe d’esprits qui servit de médiateur entre l’Allemagne créatrice de la seconde moitié du XVIIe siècle et la France du XIXe, si prête à recevoir et à féconder, en les transformant, tous les germes nouveaux. Ce groupe littéraire, à la tête duquel on doit la placer elle-même, nous est montré précisément, dans le second des deux ouvrages récemment publiés par M. Taillandier, sous des couleurs nouvelles, empruntées aux documens inédits que contenait le musée Fabre à Montpellier. Les premières impressions de Schiller en présence de Mme de Staël expriment d’une façon naïve et probablement fort exacte l’étonnement que causa à l’esprit germanique cette rencontre avec l’esprit français, si vivement représenté. « Mme de Staël est réellement à Francfort, écrit-il à Goethe le 30 novembre 1803, et nous pouvons nous attendre à la voir bientôt ici. Pourvu qu’elle comprenne l’allemand, nous en aurons raison ; mais lui expliquer notre religion en phrases françaises, mais lutter contre sa volubilité française, c’est là une tâche trop rude. Nous ne saurions nous tirer d’affaire aussi aisément que Schelling avec Camille Jordan, qui était venu à lui armé de pied en cap des principes de Locke (mil Locke angezogen) : « Je méprise Locke » dit Schelling, et naturellement l’adversaire ne souffla plus mot. » Le 21 décembre, il écrit : « Mme de Staël vous apparaîtra complètement telle que vous avez dû la construire a priori. Tout en elle est d’une seule pièce ; on n’y trouve aucun trait étranger et faux. Voilà pourquoi, malgré l’immense distance qui sépare notre pensée de la sienne, on se sent à l’aise près d’elle, on peut tout entendre de sa part, et on se sent disposé à tout lui dire. C’est la représentation aussi parfaite qu’intéressante de la culture de l’esprit français. Dans tout ce que nous appelons philosophie, par conséquent sur les principes élevés de toutes choses, on est en opposition avec elle, et cette opposition se maintient en dépit de son éloquence ; son naturel et ses sentimens valent mieux que sa métaphysique, et sa belle intelligence s’élève souvent jusqu’à la puissance du génie. Voulant tout expliquer, tout comprendre, tout mesurer, elle n’admet rien d’obscur, rien d’impénétrable, et ce que le flambeau de sa raison ne peut éclairer n’existe pas pour elle. De là son insurmontable aversion pour la philosophie idéaliste (idealphilosophie) ; cette philosophie est pour son intelligence un air méphitique qui la tue. Le sens poétique tel que nous le comprenons lui manque complètement ; aussi ne peut-elle s’approprier, dans les œuvres de ce genre, que le côté passionné, oratoire et général ; elle n’approuvera jamais le faux, mais elle n’apprécie pas toujours le vrai. Ce peu de mots vous prouvera que, par la netteté, la décision et la vivacité spirituelle de sa nature, elle doit exercer une influence agréable et bienfaisante. Il n’y a de fatigant chez elle que l’agilité peu commune de sa langue, car elle met son auditoire dans la nécessité de se transformer au point de n’être plus que l’organe de l’ouïe. »

De son côté Goethe émet, lui aussi, à propos de Mme de Staël, de fort curieux jugemens. Travaillant pour le recueil des Heures à la traduction d’un petit ouvrage qu’elle venait de publier, il mande à Schiller qu’il « s’est efforcé de donner au vague français quelque chose de plus déterminé et de plus voisin de la manière allemande. » Par ces mots : die französische Unbestimmtheit, il entend, je pense, le vague ou l’indéterminé de la pensée française, et non, comme traduit Mme de Carlowitz, le vague de la langue ; la maxime est suffisamment osée déjà, et il ne faut pas en forcer la signification ; mais on doit avouer d’ailleurs qu’il a laissé dans un certain vague lui-même l’expression de sa pensée. Goethe écrit encore : « Comme la bonne dame est à la fois d’accord et en désaccord avec elle-même ! mit sich selbst eins und uneins ! » Il reconnaît bien son ardeur d’intelligence, son caractère sympathique et passionné, mais une telle visite a été pour lui un moment de lutte pénible ; elle l’a forcé, dit-il, à exhiber ses vieux tapis et ses vieilles armes de défense. C’est précisément la même impression que Schiller a ressentie : « Notre amie est partie, dit-il, et je me sens tout juste dans le même état que si je relevais d’une grande maladie. » Placez à côté de ces curieux témoignages les belles et nobles pages du livre De l’Allemagne, où Mme de Staël apprécie le génie des deux poètes qu’elle a appris à connaître, et voyez de quel côté viennent se placer la conception vive, l’équitable et ferme jugement. Du reste ce n’était pas Goethe et Schiller seulement qui restaient étonnés et comme interdits en face d’une intelligence aussi française que l’était Mme de Staël : le recueil des lettres de Charlotte Schiller que nous citions tout à l’heure, et qui contient des correspondances venues de tous côtés, témoigne que tous les esprits allemands avaient subi la même impression, tant il est vrai qu’il y avait là une rencontre de deux génies entièrement divers. On lira avec intérêt dans la publication de Mme la baronne de Gleichen-Ruszwurm les jugemens de Charlotte elle-même sur Delphine et Corinne, et on y recueillera en particulier les échos jusqu’à présent peu connus de la réputation littéraire de Mme de Staël dans un petit cercle de beaux esprits, qui siégeait à Copenhague, et à la tête duquel était placée une Mme Brun, femme d’esprit et de cœur. C’est dire que sans doute il serait possible aujourd’hui, avec tant de renseignemens épars, de reconstruire le récit d’un des épisodes les plus intéressans que l’histoire littéraire puisse offrir.

Il faut lire, si l’on veut en suivre les conséquences immédiates, le volume dans lequel, tout récemment aussi, M. Taillandier nous a fait connaître une correspondance inédite de Sismondi. Il est impossible assurément de se rendre compte des origines littéraires du XIXe siècle, si l’on n’a fait ample connaissance avec ce petit monde de Coppet qui a servi de premier intermédiaîre entre l’Allemagne et la France. Rien de plus attachant que d’observer de près, comme on peut le faire par la lecture de lettres intimes, les qualités d’esprit franches et vives qui rendaient possible à ce groupe d’initiateurs intelligens un rôle prédestiné. Tout ce que la connaissance entière de la vie et des écrits de Chateaubriand par exemple nous a apporté d’élémens d’appréciation et de jugement définitif sur son caractère et son génie ne nous a pas rendus juges plus clairvoyans à son égard que ne l’était Sismondi en présence même de ses premières œuvres. Il faut lire à ce sujet de très curieux passages dans le livre de M. Taillandier. A côté des lettres de Sismondi, galerie nombreuse et variée, où tant de physionomies littéraires apparaissent, M. Taillandier a placé des lettres de Bonstetten, de Mme de Staël, de Mme de Souza, ces dernières portant l’empreinte d’un charme et d’une grâce remarquables. Toutes sont adressées à cette princesse d’Albany dont M. de Reumont avait donné une bonne esquisse, et dont M. Taillandier, grâce à une foule de documens nouveaux par lui mis au jour, et en même temps habilement employés, a restitué désormais l’entière et vivante physionomie.

En résumé, par ces trois publications diverses, mais qui se complètent et s’expliquent mutuellement, la Comtesse d’Albany, la Correspondance entre Goethe et Schiller ; les Lettres inédites de Sismondi, M. Saint-René Taillandier apporte de très nouveaux et très graves élémens à l’histoire et à la critique littéraires du temps qui nous a immédiatement précédés, et duquel nous sommes intimement solidaires. L’auteur de ces publications, qui poursuit depuis vingt ans par la parole et par la plume, avec un talent toujours applaudi, la double et parallèle histoire de la littérature allemande et de la littérature française, a d’autant plus de droits à la reconnaissance de tous ceux qui pensent et étudient que la littérature s’est plus intimement mêlée de nos jours à tout l’ensemble de la vie intellectuelle et morale, et qu’une connaissance plus entière du génie allemand, si original et si fécond, nous apparaît enfin comme indispensable à l’esprit français, ne fût-ce que pour l’aider à se bien discerner et à se juger lui-même.

A. Geffroy.
  1. Correspondance entre Goethe et Schiller, par M. Saint-René Taillandier, 2 vol. in-18. — Lettres inédites de Sismondi, par le même, 1 vol. in-18. — Œuvres de Schiller, traduites en français par M. Régnier, membre de l’Institut, 8 vol. in-8o.
  2. Parmi ces dernières, la correspondance de la femme de Schiller, publiée en deux volumes par sa fille, Mme la baronne de Gleichen-Ruszwurm (Charlotte von Schiller und ihre Freunde), est certainement une des plus remarquables.