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L’Orestie d’Eschyle

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L’Orestie d’Eschyle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 746-752).


L’ORESTIE D’ESCHYLE.


C’est une idée qui ne serait certes venue à personne en France, il y a une cinquantaine d’années, que de songer à traduire fidèlement Eschyle. Il y a dans la composition de ces drames, si différens de nos tragédies dites classiques, une si grandiose simplicité et une majesté si fière, la poésie lyrique s’y emporte en de si rapides élans, et y plane à si grand vol au-dessus de l’action, la diction du poète y forme un si riche tissu d’images éclatantes et inattendues, qu’il y aurait eu là de quoi plonger dans le plus profond désespoir Boileau lui-même ou le plus déterminé de ceux qui rompirent avec lui des lances en l’honneur des anciens. Aussi voyez comment Fontenelle, d’ordinaire si mesuré et si discret, juge en passant Eschyle ! « Les Grecs, dit-il dans ses Remarques sur le théâtre grec, étaient des rhéteurs. La description d’Hercule faisant bonne chère, dans Alceste, est si burlesque, qu’on dirait d’un crocheteur qui est de confrérie. On ne sait ce que c’est que le Prométhée d’Eschyle. Eschyle est une manière de fou. »

Eschyle une manière de fou ! Un tel jugement, s’il est tombé sous les yeux du traducteur de l’Orestie, M. Mesnard, a dû le faire tressaillir d’indignation, lui qui, dans son enthousiasme pour son cher poète, va jusqu’à préférer les Choéphores à l’Électre de Sophocle. Un pareil contraste nous fait mesurer le chemin parcouru depuis Fontenelle. Le sens historique a de nos jours atteint une vivacité et une finesse qu’il n’eut jamais auparavant. Notre intelligence, tout entière appliquée à comprendre le passé, semble vouloir s’élancer hors d’elle-même pour rendre l’âme à tout ce qui a vécu. La critique littéraire a su profiter de tout ce que nous ont révélé, sur les vrais caractères du génie et de la vie des anciens, l’étude des monumens figurés et des inscriptions, la comparaison des langues et des littératures les plus diverses, les voyages aux terres classiques. Replacés dans leur cadre, rattachés au milieu où ils se sont développés, au sol généreux qui les a enfantés et nourris de ses sucs puissans, les hommes extraordinaires qui faisaient à nos pères l’effet de fantômes gigantesques flottant dans les nuages reprennent corps, et, si l’on peut ainsi parler, ils posent désormais à terre. Moins éloignés du reste de l’humanité que ne se le figuraient autrefois leurs adorateurs un peu naïfs, ils nous intéressent davantage à mesure que nous comprenons mieux de quels germes ils sont nés et comment ils ont grandi, par quelles racines profondes ils tiennent à tout ce qui les entourait, quelle influence enfin ils exercèrent sur leurs contemporains, et quelle action ils eurent à leur tour sur leur pays et sur leur époque.

Dès que nous nous plaçons à ce point de vue, aussitôt apparaît la vanité de toutes ces règles mesquines, de toutes ces étroites classifications, où la sèche subtilité des commentateurs s’était avisée d’emprisonner l’ample et souple génie de la Grèce. L’antiquité grecque a été la richesse, parce qu’elle a été la liberté même. Chez elle, aucune imitation de littératures antérieures ou de modèles réputés classiques ne gênait la marche de la pensée, et ne dépouillait les sentimens naturels au cœur de l’homme de cette première fleur de naïveté qu’il leur est devenu parmi nous si difficile de retrouver. En Grèce, par un rare bonheur, les poétiques n’ont pas précédé la poésie ; tous les genres y sont nés, sans réflexion ni théories, du mouvement spontané de l’imagination, sincèrement émue par le spectacle du monde et les accidens de la vie.

C’est grâce à cette fortune que les Grecs, dans toutes les voies qu’il leur a été donné d’ouvrir, ont laissé à l’entrée du chemin des chefs-d’œuvre qui n’ont pas été et qui ne seront jamais sans doute surpassés. Prenons par exemple le drame. On a eu, depuis le commencement de l’âge moderne, à Paris ou à Londres, autant de génie qu’à Athènes : Corneille et Racine, tout amour-propre national à part, sont de la famille des Eschyle, des Sophocle et des Euripide, et quant à Shakspeare, je ne crois pas vraiment que jamais homme au monde ait été doué d’aussi puissantes facultés ; on a pu dire, sans exagération, qu’après Dieu c’est Shakspeare qui a le plus créé. Pourtant, pas plus dans nos tragédies françaises, qui se croient fidèles à la tradition de l’antiquité, que dans ces tragédies anglaises dont la capricieuse liberté effrayait le goût timide de nos pères, on ne retrouve cette juste proportion, cette simplicité aisée et noble, cet heureux accord du réel et de l’idéal, cette perfection soutenue en un mot, dont les tragiques grecs, et entre eux tous Sophocle, nous offrent l’unique et inimitable modèle. Il y a souvent dans notre théâtre disparate entre les sentimens exprimés par les personnages et le nom qu’ils portent, l’époque où se passe l’action ; les habitudes courtisanesques du temps ont contribué à introduire sur la scène une étiquette compassée et à donner au langage tragique une noblesse un peu gourmée qui refroidissent l’intérêt en éloignant les acteurs de la vie commune et en les faisant mouvoir dans une sphère trop différente de la nôtre. Quant à Shakspeare, il n’est pas besoin de rappeler qu’il manque souvent de goût, qu’il pèche parfois par l’emphase et la recherche, plus souvent par la trivialité. Il n’est pas une de ses pièces, pas même celle de toutes qui est le plus près d’être parfaite, Macbeth, où quelques traits bizarres et quelques grossiers lazzis ne viennent par momens rompre le charme et donner au spectateur ému un petit frisson d’impatience et de colère.

M. Mesnard, dans l’intéressante introduction qu’il a mise en tête de son Orestie, signale avec raison les points de ressemblance qui permettent de rapprocher Eschyle de Shakspeare. Il y a en effet entre les deux poètes je ne sais quel air de parenté qui frappe tout d’abord. Chez l’un et chez l’autre, c’est un génie puissant et varié qui, pour rendre les idées dont il est possédé et pour ébranler plus profondément l’âme du spectateur, frappe à toutes les portes de l’imagination ; il prend successivement toutes les formes, il emploie toutes les ressources des rhythmes les plus divers, il passe de la conversation la plus familière aux accens les plus pathétiques et au style le plus hardiment figuré, il se répand en un large flot d’images qui réfléchit tous les objets voisins, et qui se teint, comme une mer profonde, de toutes les changeantes couleurs du ciel et de la terre ; pour s’emparer plus sûrement de l’homme tout entier, il a recours à ces pompes du spectacle qu’a trop dédaignées, dans son spiritualisme excessif, notre théâtre du XVIIe siècle. Ni Shakspeare, ni Eschyle ne craignent de parler aux yeux ; tous les chemins sont bons qui mènent jusqu’à l’âme.

Par une curieuse coïncidence, il y a dans le théâtre de Shakspeare une pièce qui par son sujet même, par la donnée sur laquelle repose le drame, rappelle la trilogie qu’Eschyle a consacrée aux malheurs et aux crimes de la famille des Atrides ; or il suffit de relire Hamlet après l’Orestie pour sentir que le poète grec et le poète anglais, tout en ayant vécu à tant de siècles de distance, sous des soleils et dans des milieux si différens, sont au fond de même sang et de même race, des génies frères. Sans doute le drame moderne est bien moins simple ; un bien plus grand nombre de personnages y prennent part à l’action ; bien plus d’incidens, trop peut-être, en compliquent la marche et y jettent des péripéties variées qui semblent par momens la détourner de son terme fatal. Enfin le poète chrétien peint certaines nuances de sentiment, certaines délicatesses de conscience dont l’idée ne pouvait venir à un ancien. Je suis bien moins frappé pourtant de ces différences, toutes sensibles qu’elles soient, que des ressemblances ; il faut songer que Shakspeare n’a jamais rien connu d’Eschyle et du théâtre antique, et que tout ce qu’il y a de rapports entre les deux chefs-d’œuvre n’a pu naître que de la similitude originelle des deux génies. La couleur générale du style, tout au moins dans la partie (l’Hamlet qui est écrite en vers, me paraît présenter une grande analogie avec la forme d’Eschyle. N’est-il pas tel couplet de la pièce anglaise où il suffirait de changer quelques mots qui trahissent leur époque pour que l’on s’imagine lire une traduction ou une fidèle imitation d’Eschyle ? Écoutez par exemple la prière d’Hamlet à son père : « Anges et puissances miséricordieuses, défendez-nous ! — Que tu sois un esprit bienfaisant ou un démon de l’enfer, — que tu apportes avec toi les brises du ciel ou le souffle desséchant de l’enfer, — que tes intentions soient sinistres ou charitables, — tu viens sous une forme qui provoque si fort les questions, — que je te parlerai. Je t’appellerai Hamlet. — Roi, père, souverain du Danemark, oh ! réponds-moi ! — Ne laisse point mon âme se briser dans l’ignorance ; mais dis, — pourquoi tes ossemens bénis, enclos dans le cercueil, — ont-ils rompu leurs liens ? Pourquoi le sépulcre — où nous t’avions vu enseveli en paix — a-t-il ouvert ses lourdes mâchoires de marbre — pour te rejeter sur la terre ? Qu’est-ce que cela peut signifier — que toi, cadavre inanimé, revêtant de nouveau l’acier de ton armure, — tu reviennes errer à la douteuse clarté de la lune, — imprimant à la nuit un cachet d’épouvante, et nous jetant, pauvres esprits faibles dont se joue la nature, — dans des angoisses de terreur qui ébranlent tout notre être, — dans des pensées qui dépassent de bien loin la portée de nos âmes ? » N’y a-t-il pas dans ces expressions une étrangeté et une grandeur qui pourraient paraître un peu outrées, reproche que l’on a souvent aussi adressé à Eschyle, si l’épouvante qui s’est emparée de l’esprit d’Hamlet, et qui a dû passer dans l’âme du spectateur, ne justifiait ce qu’il y a là d’apparente exagération ?

On trouverait même, si on y regardait de plus près, entre la forme d’Eschyle et celle de Shakspeare, des analogies de détail encore plus surprenantes. Il y a dans Shakspeare plus d’un passage qui ferait crier à la réminiscence et à l’imitation, si l’on ne savait que le poète anglais ignorait peut-être du poète grec jusqu’au nom, et en tout cas n’a jamais lu une ligne de ses œuvres. Tantôt c’est une simple figure que l’auteur moderne semble avoir empruntée à son devancier et qu’il transporte exactement dans sa langue ; tantôt c’est quelque trait frappant, quelque noble et rare image, qu’il développe comme lui et dans un sentiment pareil. Nous ne donnerons ici qu’un exemple de ces singulières correspondances ; on verra ainsi tout ce que pourrait contenir de rapprochemens imprévus et piquans une étude comparée du style de Shakspeare et de celui d’Eschyle.

Tout le monde connaît le célèbre passage de Macbeth, quand la reine, dans son sommeil que troublent les remords, se figure sentir sur ses mains la trace indélébile du sang qu’elle a versé. « Quoi ! toujours cette tache ? — Ne pourrai-je donc nettoyer ces mains ? Toujours l’odeur du sang ! Toute petite qu’est cette main, tous les parfums de l’Arabie ne pourront la désinfecter ! » Est-il rien qui soit plus voisin de ceci, comme pensée et comme expression, que cette belle strophe des Choéphores, ainsi traduite par M. Mesnard :

        Le sang qui veut être vengé,
    Le sang qu’a bu la terre nourricière
    Ne s’écoulera pas, à tout jamais figé.
    Ceux dont la main fut meurtrière
    Du malheur qu’ils ont mérité
Ne verront pas finir l’implacable supplice.
Si tu brises la fleur de la virginité,
        N’attends plus qu’elle refleurisse :
Ainsi de l’homicide ; il ne peut s’effacer.
        En vain, à torrens versant l’onde,
    Sur sa tache on ferait passer
    Le cours de tous les flots du monde.

Il n’est pas jusqu’à la mise en scène qui ne présente chez les deux poètes de singuliers rapports ; tous deux d’ailleurs nous mettent sous les yeux des spectacles qui auraient alarmé la timidité et blessé la délicatesse de nos critiques et de nos poètes du XVIIe siècle. Eschyle, après nous avoir fait entendre un personnage, le veilleur de nuit, dont la condition est aussi humble que celle des fossoyeurs d’Hamlet, étale à nos yeux les pompes qui célèbrent la victoire de la Grèce et le retour d’Agamemnon, comme Shakspeare nous fait assister aux fêtes royales où l’usurpateur se pare en public de la couronne qu’il a volée et cherche à étouffer dans la joie bruyante des tumultueux banquets de ces hommes du Nord, toujours prompts à l’ivresse, le remords qui commence à s’éveiller dans son âme. L’ombre irritée de Clytemnestre vient, dans les Euménides, réveiller les Furies qui ont laissé échapper leur proie ; elle apparaît dans le temple de Delphes, comme sur l’esplanade du château d’Elseneur, dans la nuit sombre et au-dessus de la mer orageuse, le noble et triste fantôme dont le poignant récit et les ordres sévères vont ébranler la raison et ensanglanter la main d’Hamlet. Oreste et Hamlet, poursuivis par les démons des enfers et les spectres échappés à la tombe, sentent l’un et l’autre leurs forces les trahir et leur tête se troubler. Enfin les sorcières qui apparaissent à Macbeth sur la lande déserte ne sont-elles pas aussi parentes des noires Euménides, et dans le langage qu’elles tiennent à Macbeth, dans leurs incantations autour de la magique chaudière, n’y a-t-il pas comme un écho du chant de colère et de malédiction que les Euménides entonnent dans le temple de Pallas ? Il y a vraiment une affinité native entre ces deux puissans inventeurs, toujours portés l’un et l’autre à beaucoup oser, à frapper de grands coups sur l’imagination du spectateur, et à pousser jusqu’à ses dernières limites la terreur tragique.

L’un de ces deux génies a-t-il été encore plus richement doué que l’autre par la nature ? Pour que l’on pût répondre à cette question, il faudrait que Shakspeare et Eschyle eussent vécu dans le même temps et que leur génie se fût développé dans des conditions à peu près identiques. Il convient donc de renoncer ici à assigner des rangs, à donner des places ; mais chacun, suivant la nature de son esprit et l’éducation qu’il aura reçue, se sentira attiré de préférence vers l’un ou l’autre de ces princes de l’art. Nourri du plus pur miel des lettres classiques, sachant du grec autant qu’homme de France, et connaissant au contraire Shakspeare, si je ne me trompe, surtout par les traductions, M. Mesnard est naturellement enclin à préférer Eschyle, tout en rendant hommage à la puissance créatrice du poète anglais. « Le génie de Shakspeare, dit-il, à ne regarder que les dons naturels, est à la hauteur de celui d’Eschyle ; mais quelle différence de culture et de goût ! » Quant à moi, je l’avouerai, Shakspeare a toujours été de tous les poètes anciens et modernes celui qui m’a le plus profondément touché et qui s’est le plus victorieusement emparé de mon imagination. C’est d’abord que le monde immense et varié où nous fait vivre Shakspeare, malgré tout ce qu’il y a déjà de différence entre les hommes du XVIe et ceux du XIXe siècle, est encore bien plus voisin de nous à tous égards que celui où nous transporte Eschyle. Anglais et Français de ce temps-ci, nous ressemblons plus aux contemporains de Shakspeare qu’à ceux d’Eschyle ; nous avons avec ceux-là bien plus de points communs : leur Dieu est encore notre Dieu, et notre imagination n’a pas encore oublié les fantômes qui hantaient la leur. Notre ordre social, en dépit de tant de révolutions et de tous les progrès accomplis, tient par de trop profondes racines au moyen âge et à la renaissance pour que nous ne retrouvions pas souvent auprès de nous les situations où Shakspeare a placé ses personnages et l’accent même des passions dont il a su les animer.

Il est surtout un côté par lequel Shakspeare nous touche de plus près qu’Eschyle et nous va plus directement au cœur : je veux parler de la place qu’il accorde aux femmes dans son théâtre. Nul n’a jamais su mieux que Shakspeare peindre ces âmes ardentes, où le sentiment domine en maître, qui ne restent jamais dans le médiocre, mais que, suivant les circonstances, un impétueux et irrésistible élan portera aux crimes les plus horribles ou aux plus merveilleux dévouemens. Eschyle se vante, d’après Aristophane, de n’avoir jamais montré aux Athéniens de Phèdre incestueuse ou de Sthénobée adultère, et la situation des femmes dans la société athénienne du Ve siècle avant notre ère était en effet tellement inférieure et subordonnée qu’elles ne pouvaient guère se faire connaître que par leurs vices. Tout entiers à l’orgueil de leur vertu civique et de leur libre et virile activité, ni le poète, ni ceux dont il recherchait les suffrages, ne songeaient à regarder dans le cœur de la femme, et à voir tout ce qu’il y tient de vives affections promptes à se tourner en haine, de passion délicate, intense et variée, de puissance pour le bien ou pour le mal. Sur la scène athénienne, c’étaient des hommes qui jouaient des rôles de femme, et cette substitution se comprend, car, à vrai dire, ni chez Clytemnestre, ni chez Cassandre ou Electre, il n’y a rien qui appartienne en propre à la femme : tous ces personnages du théâtre d’Eschyle n’ont pas de sexe. Ce n’est pas là un reproche que j’adresse au père de la tragédie, il ne pouvait point ne pas être de son pays et de son siècle ; mais on me permettra de dire qu’il y a dans des rôles comme ceux de Portia, de Juliette, de Desdémone, de Cordélie, d’Ophélie, tout un ordre de beautés, toute une source d’émotions et de larmes qui fait défaut à Eschyle. À côté de ces douces et attendrissantes figures qui aiment jusque dans la mort même ceux pour qui et par qui elles souffrent, c’est une Gertrude égarée par un amour coupable et déchirée par le remords, c’est une Gonerille, une lady Macbeth, jetées par l’ambition hors des voies que la nature a tracées à leur sexe, et plus âpres alors, plus impitoyablement cruelles que les époux dont elles poussent la fortune. Il y a là une profondeur d’observation, une richesse de contrastes, une connaissance du cœur de la femme, dont rien dans la tragédie antique, si ce n’est quelques scènes d’Euripide, ne peut donner l’idée. Pour l’homme moderne, qui doit à la femme ses plus chères joies et ses plus mortelles douleurs, un théâtre d’où les femmes sont absentes ne sera jamais qu’un théâtre incomplet.

C’était pourtant, lui aussi, un génie humain et tendre, sous son apparente rudesse, que le grand Eschyle. Voyez par exemple la première scène du Prométhée. Avec quel art, en face de l’inflexible fermeté de Prométhée et de l’insolence brutale de la Puissance, il a placé Vulcain, qui trouve des plaintes et des larmes sincères pour celui que le force à faire souffrir l’irrésistible arrêt de Jupiter ! Comme ces paroles de pitié touchent et rassérènent notre âme, que pourraient déchirer trop cruellement les douleurs de Prométhée et froisser l’odieuse violence des ministres de Jupiter ! De même, dans un autre endroit de la pièce, après les gémissemens et les cris de colère que pousse le Titan, le cœur est comme rafraîchi par ce bruit d’ailes, par le vol de ces nymphes de la mer qui viennent se jouer autour du rocher et caresser de leurs douces voix le triste captif. Vient ensuite le vieil Océan, lui aussi, avec des paroles de consolation et de sympathie. Ces amitiés fidèles, ces dévouemens que rien ne décourage, jettent de l’attendrissement dans ce sombre drame dont la donnée est si cruelle. Prométhée sans doute éprouve de bien dures souffrances ; mais la dernière, la plus poignante de toutes, lui est épargnée : le chagrin de se voir abandonné et trahi par ceux à qui il a fait du bien et qu’il a aimés.

On le voit, pour les dons naturels, la richesse et la hauteur du génie, Eschyle ne reconnaît point de supérieur, et ne peut avoir que des égaux ; mais ce qui fait que de tous les rois de la scène c’est lui que nous avons le plus tardé à comprendre et à goûter, c’est qu’il est de tous le plus éloigné de nous, de notre état social, de nos habitudes d’esprit et de cœur. C’est pour cette raison que, malgré tous les progrès de la critique, il ne me paraît pas probable qu’Eschyle prenne sur l’imagination du public lettré le même empire que Shakspeare, et qu’il devienne jamais populaire. Pour arriver à ne point souffrir de le trouver si différent des modèles, soit classiques, soit romantiques, auxquels nous sommes accoutumés, pour le saisir tout entier dans le vif de son génie, pour en jouir sincèrement, toute phrase et toute affectation mise à part, il faudra toujours quelque érudition et un certain effort d’esprit. Comme d’ailleurs, parmi les gens mêmes qui passent pour instruits, il n’y en a qu’un très petit nombre qui soient en état de lire Eschyle dans le texte grec, c’est rendre service à sa gloire que de mettre, au moyen de fidèles traductions, le grand poète athénien à la portée du public français. M. Alexis Pierron, qui a tant fait pour répandre le goût et l’intelligence de la littérature grecque parmi les maîtres et les élèves de nos lycées, et pour faciliter l’accès de la poésie grecque aux amateurs qui ne sont pas des savans, a ouvert la voie ; il nous a donné, il y a déjà une douzaine d’années, une belle et vivante traduction en prose du théâtre complet d’Eschyle, et il a initié ainsi aux beautés du vieux maître bien des lecteurs qui ne connaissaient de lui que son nom et les titres de ses tragédies. Venant après M. Pierron, M. Mesnard, encouragé par le succès de son courageux devancier, ose encore plus : il a entrepris de traduire en vers l’Orestie, ce vaste et harmonieux ensemble où se déploie librement le grave et religieux génie d’Eschyle. Malgré toutes les difficultés que présentait cette tâche, il a réussi assez brillamment pour que tous les amis des lettres grecques attendent de lui qu’il poursuive l’œuvre commencée, et qu’il nous donne tout entier, un jour ou l’autre, le poète qu’il en tend si bien et qu’il aime si tendrement.


G. PERROT
Séparateur
V. de Mars.