Progrès de la domination française au Sénégal

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Progrès de la domination française au Sénégal
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 252-256).

ESSAIS ET NOTICES


PROGRES DE LA DOMINATION FRANCAISE AU SENEGAL.[1]

Depuis quelques années, la France élargit d’une manière considérable le cercle de son influence et de sa domination sur le Sénégal et dans les contrées voisines de ce beau fleuve. Il n’y a pas encore dix ans, notre colonie était resserrée à l’embouchure du fleuve entre les populations dites maures (Arabes et Berbers), habitantes de la rive droite, et les royaumes peuls et noirs, qui s’étendent le long de la rive gauche ; elle achetait de ces voisins farouches le droit de faire un peu de commerce, en leur payant une sorte d’impôt déguisé sous le nom de coutume, et il n’y avait guère de sécurité pour les caravanes qui, de Saint-Louis, s’aventuraient dans les directions du nord et du sud et même sur la longue ligne du fleuve. Cet ancien état de choses est aujourd’hui bien changé : les coutumes ont été partout abolies ; le cours entier du fleuve et de son affluent la Falémé est dominé par une série d’établissemens militaires ; un chef peul, conquérant d’une partie des états de la rive gauche, qui remuait, au nom de l’islamisme, des populations nouvellement converties, et qui les excitait contre nous, Al-Hadji-Oumar, a vu son influence et sa puissance presque entièrement détruites[2] ; la région s’est ouverte dans un vaste rayon aux excursions scientifiques de nos officiers, en même temps qu’à notre politique et à notre commerce. Enfin le gouverneur, M. Faidherbe, à la forte administration duquel la colonie est surtout redevable de ces améliorations, nous présente aujourd’hui, assisté d’un de ses officiers, la topographie exacte et complète de ce pays dompté, et nous permet de mesurer sur une carte à grande échelle les avantages prochains que son heureuse configuration et ses richesses naturelles promettent à la France.

La position des sources du Sénégal vient d’être déterminée d’une façon tout à fait précise par un officier de l’Infanterie de marine, M. Lambert. Le fleuve sort de la région appelée Fouta-Dialon, par le 10e degré 50 minutes de latitude nord et le 13e degré 50 minutes de longitude ouest du méridien de Paris, il est formé à sa naissance par deux bras qui s’appellent, celui de droite Bakhoy, celui de gauche Bafing, ce qui paraît signifier rivière blanche et rivière noire. Les deux bras, par leur réunion, qui a lieu en un point appelé Bafoulabé, un peu au-dessous du 14e degré de latitude nord, forment le Sénégal. À un degré plus haut, le fleuve reçoit sur sa gauche le puissant affluent la Falémé, puis, décrivant un vaste arc de cercle, il va se jeter, après un cours de plus de quatre cents lieues, dans l’Atlantique, par une seule embouchure qu’obstrue une barre variable et toujours périlleuse.

C’est entre Bafoulabé et le confluent du Sénégal avec la Falémé que se trouve notre établissement le plus reculé. Il s’appelle Médine et s’élève près de l’endroit où le cours du fleuve est interrompu par les chutes de Félou. Sur la Falémé et près de cette rivière, les postes de Sénoudebou et de Keniéba nous ouvrent l’accès des régions aurifères de cette partie de l’Afrique ; puis s’échelonnent, de Médine à Saint-Louis, situé à l’extrême embouchure du fleuve, les stations de Bakel, Matam, Podor, Dagana et Richard-Toll. Enfin Lampsar et Merinaghen ont été récemment instituées dans le Oualo, pour contenir et protéger ce pays, qui vient d’être réuni à la France.

Des races très variées peuplent ce coin de l’Afrique. Le Sénégal forme la délimitation qui sépare le désert de la partie arrosée et fertile que l’on appelle le Soudan. De chaque côté de cette ligne de démarcation, la physionomie et les productions du sol ne sont plus les mêmes, et les peuples diffèrent également. Au nord, des représentons de la race blanche : Arabes et Berbers, confondus sous le nom commun de Maures ; leurs tribus nomades sillonnent le désert, qu’elles infestent de leurs brigandages. Au sud, cette population à peau rouge, aux traits réguliers, aux cheveux bouclés, mais non laineux, que l’on appelle Poul, Peul, Poula, Foulah, Foulan, Fellah, Fellani, Fellatah, Fellatin, et diverses populations noires parmi lesquelles les plus importantes sont les Ouolofs, sur les bords du fleuve inférieur, et les Malinkés, désignés à tort en Europe sous le nom de Mandingues, qui disputent aux envahissemens des Peuls les régions situées entre le Sénégal, la Falémé et la Gambie.

Aucune notion satisfaisante n’a pu encore être obtenue touchant l’origine de ces Peuls, dont la physionomie est si distincte de celle des noirs africains. Ils habitent l’Afrique depuis un temps considérable, sans que l’on sache quand et par quels chemins ils y sont venus. Longtemps paisibles pasteurs, ils se sont convertis, au commencement de ce siècle, à l’islamisme, et ils ont été pris alors de la passion des conquêtes et de la propagande religieuse. Ils se sont répandus le long du Sénégal et du Haut-Niger, jusque dans l’intérieur du Soudan, et toute la partie de l’Afrique qui s’étend entre nos possessions de Saint-Louis et le lac Tchad est le théâtre de leurs luttes, souvent heureuses, contre les nombreux états nègres répartis dans cet intervalle.

Les nègres de cette partie de l’Afrique, Ouolofs et Malinkés, diffèrent du type grossier des habitans du Congo et des régions plus centrales du continent africain. Ce sont des noirs de haute taille, vigoureux, aux cheveux crépus, dont les traits n’ont pas une épaisseur exagérée. Ils sont braves, volontiers guerriers, et quelques-unes de leurs tribus ont des aptitudes particulières pour le commerce. Les Ouolofs, nos voisins sur la rive gauche du Sénégal, sont les nègres les plus beaux et les plus grands de l’Afrique ; ils ont les cheveux crépus et les traits souvent agréables. Ils sont doux et braves, mais peu actifs et imprévoyans. La sobriété a été une de leurs vertus, tant qu’ils n’ont pas été en contact avec les Européens ; aujourd’hui ils s’abrutissent dans l’ivresse. Plusieurs des états qu’ils ont formés ont été ravagés et presque dépeuplés par leurs voisins. Maures et Peuls se jetaient sur leurs territoires pour ramasser des esclaves ou enlever les troupeaux ; la France a interdit aux premiers de franchir la barrière du Sénégal, et elle a arrêté les autres dans leurs déprédations et leurs conquêtes. Le contact de ces noirs sympathiques aux Français avec nos établissemens a donné naissance à une race métisse intelligente et plus active, qui accepte volontiers nos habitudes, et qui pourra tenir une place importante, comme lien, entre les Européens et les indigènes. De même le mélange des Peuls avec les noirs a produit une race intermédiaire appelée Toucouleurs (two colours), répandue avec les Peuls et les noirs dans la plupart des états riverains du Sénégal.

La France entretient des relations plus ou moins directes avec ces états répartis de l’embouchure du fleuve au Niger supérieur. Sur la rive droite, dans un territoire qui appartenait aux Ouolofs, se sont établies quelques familles arabes auxquelles on a donné le nom des Trarzas, celle qui était la plus puissante. Son cheik, Mohammed-el-Habib, règne de la façon la plus absolue ; il a été presque constamment en guerre avec la France : de là sont résultés les plus grands désastres pour son pays. Lui-même a été obligé de fuir, et la plupart de ses tribus ont dû chercher un refuge dans les états du voisinage. À l’est des Trarzas, du même côté du fleuve, s’étendent les Braknas, qui présentent un mélange semblable de sang berbère, arabe et noir, et qui ont aussi un chef absolu pris par élection dans la plus ancienne et la plus puissante famille. Les tribus zénégas, d’origine arabe et berbère, desquelles le fleuve tient, comme on le voit, son nom, sont leurs tributaires. Ils ont été en hostilité avec la France, et c’est pour les contenir en même temps que pour dominer un point important du fleuve que le gouvernement colonial a occupé Podor, qui est un des centres principaux du commerce considérable de gommes qui se fait dans toute cette région. Les Douaïcs, plus avant encore dans l’est, présentent les mêmes mélanges de races que les deux précédens états. Ils sont divisés en deux factions, qui se font constamment la guerre. Cependant ils ont quelque goût pour le commerce et apportent à notre comptoir de Bakel des gommes, des bestiaux, des moutons, des chevaux, du beurre. Leurs relations commerciales s’étendent à travers le Sahara, jusqu’au Maroc.

Sur la rive gauche du fleuve se succède une série d’états ouolofs, peuls et malinkés, formant les étapes que devra nécessairement franchir le voyageur qui accomplira la traversée du Sénégal en Algérie, ou réciproquement, par Tombouctou. Ce sont le Oualo, aujourd’hui réuni aux possessions françaises et qui avait été longtemps déchiré par les guerres ouvertes et les intrigues des Trarzas. Le chef du pays portait le titre de brak ; il était élu par les sibs et les baors, chefs des hommes libres appelés diambours. Le choix était limité à trois familles et présentait un caractère d’hérédité bizarre : on procédait de l’oncle au neveu par les femmes, c’est-à-dire qu’à la mort d’un chef l’élection se faisait parmi les fils de ses sœurs. Cette loi a été violée à une époque assez récente par l’élection successive de deux reines, Guimbotte et Ndété-Jallah. Guimbotte épousa un des ennemis les plus obstinés de la colonie française, le roi des Trarzas, Mohammed-el-Habib, et transporta ainsi le Oualo sous son influence. De là une série de guerres qui ont commencé en 1820 et se sont terminées en 1857 par la réunion du Oualo à nos possessions. C’est un territoire de quatre cents lieues carrées, peuplé de 16,000 habitans. On a vu que des postes y ont été installés. Il a de plus été partagé en quatre cercles, commandés par quatre chefs indigènes placés sous la direction d’un officier français résidant à Richard-Toll.

Au sud du Oualo s’étend le Cayor, le plus puissant des états ouolofs ; il va de nos possessions de Saint-Louis à celles de Gorée, sous le Cap-Vert. Il a un chef absolu, appelé damel, entièrement despotique et idolâtre, d’où résultent une inimitié et des luttes permanentes entre lui et une partie des tribus sujettes qui se sont converties à l’islamisme. Ce damel est entouré d’esclaves, appelés tiédos, dont il a fait ses compagnons de débauche ; ils se sont emparés de son esprit au détriment des hommes libres, et le pays est livré en proie à leurs brigandages. Le Cayor est peu favorable à la France, mais il ne tardera probablement pas à subir son influence et peut-être sa domination. Plus au sud se trouve le Baol, souvent en guerre avec lui. À l’est, le Djolof, entièrement déchu de l’importance qu’il eut jadis, ravagé par les Peuls, par les Maures, et presque désert, ne demande qu’à se placer sous la protection de la France.

Au nord-est de ces états noirs, dans un espace de cent cinquante lieues sur la rive gauche du Sénégal, et dans l’île à Morfil, qui est formée par une large ouverture de deux bras du fleuve, s’étend le puissant état peul du Fouta-Sénégalais, celui qui de tout temps, et aujourd’hui même encore, s’est montré notre plus persévérant ennemi. Il comprenait deux grandes provinces, le Dimar et le Toro, qui se détachent de lui en ce moment pour se placer, l’une sous l’autorité des Trarzas, l’autre sous l’influence de la France. C’est un état turbulent et fanatique depuis qu’il s’est converti à l’islamisme, il y a environ cent cinquante ans, sous le marabout Abd-oul-Kader. Celui-ci, dans le cours d’un long règne, a étendu sa domination sur la plupart des états voisins. Récemment, un de ses successeurs, Al-Hadji-Oumar, eût repris ce rôle de conquérant, s’il n’eût trouvé devant lui la France.

Plus loin, sur le fleuve, s’étend le Gadianga, habité par des Soninkés ou Sarakollés, race parente des Malinkés, et auquel a été enlevé le riche village de Bakel, qui est devenu l’un de nos comptoirs. Le Bondou, état peul et musulman, est situé dans l’angle formé par les rives gauches de la Falémé et du Sénégal. Le Khasso, avec un mélange d’habitans peuls et malinkés, vient ensuite, presque au confluent du Bafing et du Bakhoy. C’est dans ce pays que s’élève notre fort de Médine, qui, en 1857, a soutenu vaillamment, trois mois durant, l’assaut d’une armée peule d’Al-Hadji ; ce chef y a perdu plus de mille de ses guerriers. Le Kaarta, habité par les Bamanas, que nous appelons Bambaras, et qui paraissent se rattacher aux Malinkés, sur la rive droite du Sénégal, a été très riche et très puissant ; mais en 1855, à la suite de querelles intestines, il a été conquis par Al-Hadji. Enfin, dans l’angle formé par la rive droite de la Falémé et le Sénégal, se trouvent la région aurifère du Bambouk, où nous occupons Keniéba, et l’état de Ségou, qui nous mènent par le Djoliba ou Haut-Niger sur le chemin de Tombouctou. De ce côté, sur un affluent du Djoliba, est situé le Bouré, la région la plus riche en or de toute cette partie de l’Afrique.

Tels sont les développemens extérieurs que notre colonie du Sénégal a pris depuis ces dernières années. Elle fait peser sa domination ou son influence sur ces états de son voisinage, à leur profit aussi bien qu’au nôtre, car c’est elle seule qui peut établir la régularité, l’ordre et partout la prospérité et le bien-être au milieu des races diverses et turbulentes dont les intérêts, les passions et le fanatisme sont en lutte autour d’elle. Les produits qu’elle tire de ces contrées sont abondans et variés. Ils consistent en or, ivoire, cire, gommes, arachides, graines oléagineuses, mil, bestiaux, et aussi en coton et en indigo. Ces dernières cultures, auxquelles certaines parties du sol se trouvent être très favorables, sont pratiquées déjà dans le Gadianga et le Bondou, et constituent un des élémens de leur commerce. Le chiffre des importations et exportations pour le Sénégal monte à 10 ou 12 millions ; celui du commerce de Gorée ne s’élève guère à moins de 10 millions, et M. Faidherbe évalue à environ 30 millions la totalité du mouvement commercial français qui se fait à la côte occidentale d’Afrique. La population de la colonie, qui en 1854 ne s’élevait qu’à 17,466 habitans, était montée en janvier 1858 à 35,000. Les forces militaires dont elle dispose consistent en cinq compagnies de tirailleurs indigènes, une compagnie d’artillerie de marine, un détachement de sapeurs du génie, un escadron de spahis français et indigènes, en milices de Saint-Louis et des postes. Elles comprennent aussi douze bâtimens armés en guerre, dont six avisos à vapeur et trois canonnières à hélice, montés par ces équipages noirs appelés laptots, qui sont nombreux et aguerris.

Ces forces mettent aujourd’hui à profit la période de repos qui a succédé aux agitations belliqueuses des Trarzas et du Fouta-Sénégalais, pour explorer au loin le pays, en étudier les ressources, en reconnaître avec précision la configuration géographique, et nouer des relations commerciales dans le désert et le Soudan. Une série d’expéditions, que nous ne pouvons ici que mentionner, viennent ainsi d’être conduites dans toutes les directions par de hardis et intelligens officiers. En 1859, MM. Hazan et Lambert ont exploré le Djolof. Ce dernier est retourné en 1860 sur la Haute-Gambie et dans le Fouta-Dialon. M. Mage, enseigne de vaisseau, est parti de Bakel et remonté dans l’oasis du Tagant, qui est une des étapes menant au Maroc. Durant cette même année 1860, si fructueuse pour la géographie de ces régions, M. le lieutenant Pascal a complété dans le Bamboula les anciennes explorations du voyageur Raffenel, et le premier visité la cataracte de Gouïna. Enfin un autre lieutenant d’infanterie de marine, M. Vincent, a accompli par les pays des Triris et d’Adrar, du sud au nord, le long de la côte de l’Atlantique, la moitié du trajet qui sépare notre colonie du Maroc.

On voit, par ce rapide exposé des derniers faits qui se sont accomplis dans notre colonie du Sénégal, quelle grande extension la France prend dans cette région de l’Afrique. Qu’elle réoccupe au nord l’île d’Arguin, dont jadis elle avait pris possession, qu’elle étende au sud son influence sur le Cayor de façon à relier Saint-Louis à Gorée, qu’elle échelonne quelques postes encore au-delà de Médine, dans la direction du Niger, et nous serons maîtres à la fois, avec le Sénégal pour point de départ et pour centre, des chemins qui mènent au Maroc, aux régions aurifères du Soudan et à Tombouctou.


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.

  1. Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, par M. L. Faidherbe, colonel du génie. — Carte du Sénégal, de la Falémé et de la Gambie dressée, sous la direction de M. Faidherbe, par le baron Brossard de Corbigny, 1861.
  2. M. Jules Duval a raconté cette lutte dans ses remarquables études sur le Sénégal, Revue des Deux Mondes du 1er et du 15 octobre 1858.