Essais sur le génie de Pindare/04

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CHAPITRE IV.


Du lyrisme grec avant Pindare. — Des hymnes d’Homère. — De la poésie lyrique dans l’Iliade. — Archiloque ; quelques débris de son génie.


En Grèce, comme ailleurs, la conjecture la plus naturelle fait remonter la poésie lyrique à l’origine même de l’art. On l’a vu pour l’Orient : la poésie lyrique se confond avec la prière, et l’une et l’autre semblent le premier élan spirituel de l’âme. Mais l’antiquité de ce mode d’expression n’en suppose pas dès le commencement la variété savante et l’habile artifice.

Avant que la poésie lyrique s’alliât dans les fêtes à toutes les puissances de l’harmonie, elle employait surtout la forme simple du vers héroïque. Ces chanteurs introduits dans l’action de l’Odyssée, ce chantre aveugle qui se fait entendre à la table hospitalière du roi Alcinoüs, leurs hymnes aux dieux, ne s’éloignent en rien, pour l’expression et le rhythme, de tout le reste du récit.

Enfin lorsque, dans l’Iliade, au dernier combat d’Hector le poëte fait succéder, comme pour l’apothéose d’une telle victoire, l’acclamation soudaine des vainqueurs : « Nous avons remporté une grande gloire, nous avons tué le vaillant Hector ; » rien n’est changé dans la forme des vers ; et le majestueux hexamètre se plie et se replie à ces violentes saillies de la joie guerrière.

Ne soyez donc pas étonné que, dans les hymnes placés sous le nom d’Homère et, ce semble, d’une langue contemporaine ou rapprochée de celle de ses deux grands poëmes, le mètre appliqué au mouvement lyrique demeure uniforme et simple : c’est la simplicité même du culte se communiquant à l’art.

J’en croirai d’autant plus l’Hymne à Apollon fort authentique, sinon quant à l’auteur, au moins quant à l’ancienneté. Je vois Thucydide[1], le grave historien, qui cherche dans les poëmes homériques la preuve d’un événement ou d’un usage antique, réputer cet hymne l’œuvre d’Homère, et, il faut ajouter, la seule œuvre où il se soit désigné lui-même. En effet, rappelant les hymnes des jeunes filles de Délos, servantes d’Apollon, le poëte s’écrie : « Latone, Apollon et Diane, salut à vous ! Mais, vous aussi, souvenez-vous de moi à jamais. Toutes les fois qu’un des habitants de la terre, qu’un voyageur malheureux vous demandera dès l’abord : Ô jeunes filles, quel homme, pour vous le plus cher parmi les poëtes et le plus agréable par ses chants, habite ici ? répondez-lui toutes, en notre nom : C’est un homme aveugle ; il a pour patrie l’île montagneuse de Chio ; tous ses chants seront les premiers dans l’avenir ; et nous porterons sa gloire sur la terre, partout où nous rencontrerons des villes habitées. »

Ce langage, consacré dans des vers antérieurs à Thucydide, était-il, non le signalement du poëte, donné par lui-même, mais une fiction sur l’origine des chants populaires déjà répandus dans la Grèce ? Il n’importe ; on voit ici, dans l’unité de ton des hymnes religieux et des récits épiques, l’antiquité même de cette poésie lyrique.

Tout semble l’attester d’ailleurs, le naturel et l’abondance des images, la simplicité des symboles. Soit que cette poésie des hymnes homériques célèbre les grands spectacles de la nature, soit qu’elle rappelle les traditions du culte mythologique, jamais rien de subtil, comme dans les hymnes savants de Proclus, ou dans les réminiscences tardives placées sous le nom d’Orphée. On pourrait plutôt reconnaître dans le langage de ces chants une sorte de piété panthéiste analogue à celle qui, dans des temps plus reculés, et chez des ancêtres oubliés de la race grecque, avait inspiré quelques accents des Védas. Tel est le caractère de l’hymne homérique à la Terre, à cette déité matérielle que, sous le beau ciel de l’Inde, célébraient les poëtes, et qu’ils montrent dans leurs vers féconde et inépuisable, ruisselante de fleuves et parée de montagnes.

« Je chanterai la Terre, mère universelle, base inébranlable, qui nourrit toute chose ici-bas. Tout ce qui, en effet, marche sur le sol, ou traverse la mer, ou vole dans les airs, tire sa nourriture de toi et de ta richesse ! C’est par toi que la famille est prospère en beaux enfants et en belles moissons, ô déesse ! C’est de toi qu’il dépend de donner et de conserver la vie aux périssables humains. Fortuné celui que tu honoreras de ta faveur ! à lui tout vient en abondance. Pour ceux-là foisonnent les guérets chargés d’épis, les troupeaux croissent dans les champs et la maison se remplit de biens. Ils gouvernent par de sages lois leurs villes ornées de belles femmes. Le bonheur et la richesse les suivent en tout. Leurs fils s’enorgueillissent d’une gaieté fraîche et nouvelle ; et leurs jeunes filles, se jouant avec allégresse en chœurs couronnés de guirlandes, dansent parmi les fleurs de la prairie : les fils et les filles de ceux que tu veux honorer, sainte déesse, inépuisable génie ! Salut, mère des dieux, épouse du ciel étoilé ! en retour de mes chants, accorde-moi par ta faveur une vie fortunée. J’aurai souvenir de toi, et je m’occuperai d’un autre chant. »

La plupart de ces hymnes, bornés à quelques vers, ne semblent que des formules d’invocation, dont il serait difficile d’assigner la date. Mais l’hymne à Apollon, cité par Thucydide, et quelques autres à Mercure, à Vénus, à Cérès, mêlés de récits et de prières, marquent bien le rapport de la poésie narrative au chant lyrique. On sait que l’hymne à Cérès ne fut découvert qu’à la fin du siècle dernier, dans la poussière d’un couvent de Moscou. La critique verbale y reconnut la langue et la diction des autres hymnes réputés les plus anciens. Le goût sentit, dans la fiction et le récit, cet accent naïf qui ne trompe pas et qu’on ne peut guère simuler. Nulle part, la fable ingénieuse et symbolique de Cérès et de Proserpine n’a été contée avec autant de charme religieux et de pathétique. La douleur irritée de Cérès, la vengeance dont elle menace les humains en laissant la terre inculte, est vaincue par les prières de Rhéa, sa mère, et par la promesse qu’elle reverra sa fille et passera désormais avec elle dans l’Olympe les deux tiers de l’année.

« La déesse l’a dit[2] : Cérès à la belle couronne n’a plus de défiance. Soudain elle a laissé libres les fruits naissants des guérets fertiles : la vaste terre a regorgé de feuilles et de fleurs. Cérès, s’avançant, montre au roi, chef de la justice, à Triptolème, à Dioclès, qui maîtrise les coursiers, au puissant Eumolpe, à Celée, pasteur des peuples, les saints rites de ses autels : elle leur enseigne à tous les divins mystères, à Triptolème, à Polyxène, à Dioclès, ces mystères terribles qu’il n’est permis ni de pénétrer, ni de savoir, ni de redire ; car une grande crainte des dieux enchaîne ici la voix. Heureux celui des hommes qui les a vus ! Mais celui qui n’a ni le secret, ni le partage de ces choses sacrées, n’a pas semblable chance de bonheur, après le trépas et dans le ténébreux séjour. »

Ces majestueuses paroles, on le voit, respirent même piété, même confiance que le fragment de Pindare sur les mystères d’Éleusis. Un tel langage appartient à ces temps de la Grèce, où le courage et le génie du peuple étaient le plus liés aux croyances et aux fêtes du culte religieux. Dans la suite, les mystères d’Éleusis furent symboliquement expliqués par les sages ; et, plus tard encore, ils furent empruntés ou contrefaits par une sorte de Théurgie, dernier sacerdoce du paganisme. Mais alors cette croyance n’était plus qu’une imposture, où la poésie manquait comme l’enthousiasme.

Quoi qu’il en fût des formes simples de l’hymne primitif, le rhythme dut varier bientôt et se prêter à tous les mouvements que l’élan de l’imagination, l’émotion du chant, le concert des voix, le tressaillement de la foule qui leur répond, pouvaient imprimer au poëte. L’hymne sacré, d’abord inculte comme la forêt dont il avait frappé les voûtes sauvages, puis longtemps rude et simple comme les pierres massives des premiers temples, s’embellit avec eux et déploya toutes les variétés, tous les calculs de l’harmonie. Le mètre poétique s’assouplit à ces changements. L’élégie, la plainte funèbre, eut alternativement un vers brisé, comme pour exprimer par le son l’effort et la tristesse. La colère s’arma de l’ïambe aux syllabes aiguës et rapides. La poésie morale, ce correctif de toutes les autres, qui d’abord semblait réduite au mètre élégiaque de Théognis, se joua dans des rhythmes divers et parcourut toutes les cordes de la lyre.

Parmi ceux qui étendirent ainsi la poésie grecque, après Homère et avant les tragiques, il n’est pas de nom plus célèbre qu’Archiloque. Nuls chants n’étaient plus familiers dans les places publiques et sous les portiques de l’ancienne Athènes ; nul buste, dans les Musées des Lagides, n’était plus rapproché de celui d’Homère.

Mais, de nos jours, comment, avec quelques rares débris, quelques épaves fortuites échappées aux naufrages du temps, refaire ou deviner cette poésie ? Comment retrouver les feux et les reflets du diamant réduit en poussière ?

À part l’admiration dont Archiloque frappa les Grecs, nous savons qu’il fut un des modèles d’Horace, et que l’art si studieux et si vif du lyrique romain était tout parsemé de réminiscences d’Archiloque, d’Alcée, de Stésichore, de Sapho. Mais cela même laissait apparaître bien des différences entre l’impétueux génie, la licence effrénée d’Archiloque, et la grâce à la fois épicurienne et savante d’Horace.

Né dans l’île de Paros, vers la dix-septième olympiade, six siècles avant notre ère, Archiloque courut toutes les aventures de la vie civilisée d’alors, tout ensemble poëte et guerrier, diffamé dans ses mœurs, redouté pour ses vers, implacable ennemi domestique, faible défenseur de ses concitoyens, et couvrant de son impudence encore plus que de son génie sa désertion dans le combat, et la perte de ce bouclier avec lequel ou sur lequel un Spartiate devait revenir du champ de bataille.

Il s’était nommé dans ses vers le serviteur de Mars, roi de la guerre, et le disciple instruit au don gracieux des Muses[3]. Ailleurs, se faisant aussi guerrier que le Cretois Hybrias dans une vieille chanson, il disait[4] : « Avec la lance, je trouve le pain pétri pour moi ; avec la lance, je recueille la vendange d’Ismare ; avec la lance, j’ai de quoi boire à mon aise couché. » Mais cette prouesse ne se soutint pas ; et, par une justice du sort, l’aveu de sa faiblesse a survécu dans le petit nombre de vers qui nous sont restés de lui. « Archiloque le poëte, raconte Plutarque[5], se trouvant à Sparte, les Lacédémoniens le chassèrent à l’heure même, pour avoir dit dans ses vers qu’il valait mieux jeter bas ses armes que mourir. »

Puis, l’historien ajoutait cette fâcheuse citation du poëte : « Un Thrace s’enorgueillit maintenant du bouclier que moi j’ai laissé bien intact, au coin d’un buisson, contre mon gré sans doute ; mais par là j’évitais la mort. Bonsoir à ce bouclier. Un autre j’aurai, qui ne sera pas plus mauvais. »

Maintenant, le poëte qui se moquait ainsi de lui-même trouvait ailleurs des accents pleins d’élévation et de force, pour encourager la constance et la lutte contre l’infortune. C’est lui qui dit dans de beaux vers ïambiques[6] :

« Il n’est dans les choses humaines rien d’inespérable, rien qu’on doive nier, rien qui puisse surprendre : car Jupiter, le maître des dieux, fait du plein midi sortir la nuit, quand il a voilé la lumière du soleil resplendissant ; et une froide terreur est descendue sur les hommes. Après cela, tout est à croire et à espérer pour les mortels ; et personne de vous ne doit s’étonner, s’il voit les animaux féroces échanger avec les dauphins leurs forêts contre les profondes vallées de la mer, et les uns préférer les flots retentissants à la terre, tandis que les autres se plairaient désormais sur la montagne. »

Ailleurs le poëte proteste, avec non moins de force, contre les mécomptes de la vie, et ne conseille pas, comme fait parfois Horace, « d’y opposer l’insouciance et le plaisir, » mais la fermeté d’âme. Il adresse ce langage à un Périclès antérieur de plus de deux siècles à celui de l’histoire[7] :

« Nul de nos citoyens, ô Périclès, ne voudra distraire par des fêtes nos gémissants regrets : la ville ne le voudra pas. De même qu’il est des hommes submergés par le flot bruyant de la mer, ainsi nous sentons notre cœur noyé sous le chagrin. Mais à des maux extrêmes, ô ami, les dieux ont donné pour remède la ferme hardiesse de l’âme. Tantôt l’un, tantôt l’autre éprouve ces maux. Aujourd’hui ils sont tombés sur nous, et nous voilà tout haletants de notre plaie sanglante ; ensuite ils passeront à d’autres. Rendez-vous fort au plus vite, en chassant loin de vous la plainte efféminée. »

On le voit, avec la mobilité du génie grec, cet Archiloque, banni de Sparte pour avoir plaisanté du courage, savait l’inspirer par ses vers et s’en armait contre le mépris excité par ses fautes[8] : « Ô mon âme, dit-il, battue de maux intolérables, souffre avec fermeté ; et, la poitrine jetée au-devant des ennemis, repousse-les, en restant inflexible sous leurs coups : victorieuse, ne t’enorgueillis pas ; et vaincue, ne demeure pas dans l’ombre à pleurer ; mais, dans le bonheur et dans les revers, triomphe ou afflige-toi modérément ; puis reconnais quel courant fatal entraîne les hommes. »

Le poëte capable de ces mâles et sévères accents pouvait redire les hauts faits. Aussi fut-il couronné à Olympie pour un hymne à Hercule, dont le chant demeura célèbre, bien qu’une corde accidentellement rompue à la lyre eût altéré l’harmonie du début[9] : « Ô victorieux, salut, roi Hercule, et toi, Iolas, vaillant guerrier ! »

Par là sans doute, et par cette complaisance du peuple artiste de la Grèce pour le génie qui le charmait, Archiloque, malgré la licence de sa vie et de ses vers, eut un nom honoré des hommes et des dieux, selon le langage païen.

Ce nom continua de vivre dans la mémoire poétique de la Grèce, souvent blâmé par les philosophes, mais cité, chanté dans toutes les fêtes : et, lorsque la Grèce libre et parlant à la tribune et sur le théâtre eut cessé, lorsque sa langue et son génie ne furent plus qu’un luxe de cour et une étude de cabinet dans Alexandrie et les villes grecques d’Asie, nul monument de l’art antique ne fut plus imité, plus commenté que le hardi génie d’Archiloque.

Sa licence s’oublia, devant son art profond de langage ; on le médita comme Pindare et comme Homère lui-même ; et, dans cette riche série de modèles que le génie grec, à ses âges divers, offrit au goût laborieux des Romains, il fut l’objet de l’émulation des plus habiles. Horace se pénétra de cette poésie hasardeuse et correcte, ardente et philosophique, dont il avait peut-être entendu les refrains, aux jours de sa studieuse jeunesse dans Athènes, et qu’il retrouvait partout célébrée, d’Aristote aux critiques d’Alexandrie. Nul doute qu’il ne lui ait emprunté souvent de ces inventions de langage, de ces grâces originales qui sont le charme d’une poésie savante et pourtant naturelle.

Avec la différence des temps, la modération de désir recommandée par le fougueux satirique de Paros sert d’exemple à celle d’Horace[10] : « Je ne me soucie nullement, avait dit Archiloque, des trésors de l’opulent Gygès ; jamais je ne fus pris du sentiment de l’envie ; je n’ambitionne pas les grandeurs des Dieux, ni je n’aspire aux pompes de la tyrannie ; je la laisse bien loin en arrière de mes regards. »

À cette modération se joint l’abandon au destin, ou à la Providence. On sait comment Horace se console ou se moque, dans sa philosophie, des caprices du sort. Il avait lu dans Archiloque[11] : « Confiez tout aux Dieux. Souvent, du milieu des maux, ils relèvent les hommes abattus sur le sol noir de la terre ; souvent ils renversent et courbent, la tête en bas, ceux qui prospéraient ; puis arrivent de nouvelles misères ; et l’homme vague au hasard entre la vie qui lui manque et la raison d’où il s’écarte. »

Ailleurs, c’est seulement un éclat d’images qui rappelle la forte poésie d’Horace et ses allégories si courtes et si vives : « Regarde, avait dit Archiloque[12] : la mer profonde est soulevée dans ses flots. Sur le sommet des mâts un nuage s’est arrêté tout droit, signe de la tempête ; puis vient la terreur qui suit un danger subit. »

Quelquefois encore, ces restes brisés de la couronne du poëte grec ne sont que des traits rapides et simples, une parole délicate et passionnée, un coup de pinceau qui ne s’oublie pas[13] : « La jeune fille triomphait, tenant à la main une branche de myrte et une fleur de rosier ; et ses cheveux épars lui couvraient le visage et le col ; » ou bien encore, avec moins de simplicité, cette autre peinture qui rappelle celle de Sapho :

« Semblable passion d’amour, pénétrant au cœur, répandit un nuage épais sur les yeux et déroba l’âme attendrie. » Horace, dans sa vive étude des Grecs, avait sans doute gardé bien d’autres souvenirs d’Archiloque ; et quelques-unes de ses odes, son dithyrambe à Bacchus et d’autres, ne doivent être qu’une étude d’art et de goût substituée au tumulte des anciennes orgies, où le poëte de Paros se mêlait, en chantant : « Le cerveau foudroyé par le vin, je sais combien il est beau d’entonner le dithyrambe, mélodie du roi Bacchus. »

Archiloque, s’il faisait des hymnes, devait être, ce semble, le poëte lyrique des Furies et non des Dieux.

On vanta cependant, nous l’avons dit, son hymne à l’honneur d’Hercule. Il en avait fait la musique comme les paroles, et le chanta lui-même aux fêtes olympiques, où il obtint la palme vers la quinzième olympiade, près de deux siècles avant Pindare, au temps duquel ce poëme se redisait encore à l’ouverture des jeux.

Né sous une date certaine, attestée par les marbres officiels de Paros, sa patrie, Archiloque fut un témoin immortel de la corruption précoce, comme de l’éclat du génie grec. « La rage, dit Horace, l’arma de l’ïambe qu’il avait forgé. » Sa fureur de calomnie donnait la mort ; et la poésie ancienne est remplie d’allusions au suicide de Lycambe et de sa fille, qui avaient osé le refuser pour gendre et pour époux. Quoi qu’il en soit, de son vivant et après lui, sa renommée fut grande parmi les Grecs, sans être mêlée d’obscurités et de fables, comme celle des Thamyris, des Olèn, des Orphée, des Linus, de ces chantres des anciens mystères, à qui la crédulité des initiés devait prêter si volontiers le génie dont manquaient leurs vers.

D’Archiloque, au contraire, tout est historique et vrai, jusqu’à l’impudence de sa vie. Il donna par sa verve et par ses vices, par la pureté de son art et la licence de son génie le premier exemple de ce que serait un jour la comédie d’Aristophane, dans la démocratie d’Athènes.

Une seule tradition merveilleuse mêlée à son souvenir témoigne bien de l’idolâtrie des Grecs pour les dons de l’esprit, au préjudice de tout intérêt de justice ou même de vengeance. Cet homme haï de ses concitoyens, mais admiré, ayant péri dans un combat par la main de Callondas, surnommé le Corbeau, lorsque celui-ci voulut faire une offrande à Delphes, la Pythie le rejeta comme un sacrilége qui avait tué le serviteur des Muses et le sien. Le coupable, à force de prières et d’excuses, obtint cependant une seconde réponse de l’Oracle. Cette fois, il lui fut ordonné d’aller à un temple près du promontoire de Ténare, et là, d’apaiser par des expiations et des sacrifices l’âme du poëte.

L’antiquité ne nous dit rien de plus sur l’effet de cette pénitence. Mais tous les témoignages constatent la renommée croissante d’Archiloque, malgré les reproches attachés à sa mémoire. L’anniversaire de sa naissance resta longtemps célébré dans toute la Grèce, comme celui de la naissance d’Homère ; et la critique souvent réunit ces deux noms : c’est que le génie des écrivains, et non le genre des ouvrages, prévaut dans la postérité. Mais, en dépit de cette admiration, la licence de mœurs que les païens mêmes reprochaient au poëte de Paros, nuisit sans doute à la durée de ses vers. Nous voyons l’empereur Julien, dans sa défense et sa réforme du polythéisme, interdire la lecture d’Archiloque, dont il admire d’ailleurs la force d’âme à lutter, en se servant « de la poésie, dit-il, pour alléger, par l’opprobre jeté sur ses ennemis, les maux que lui faisait le sort. » L’esprit chrétien fut encore plus sévère au poëte impur et diffamateur. Et entre ces deux blâmes, les monuments de génie d’Archiloque, suspects et peu reproduits, se perdirent dans le passage de l’ancien monde à la renaissance.



  1. Thucyd., l. 3, c/ 104.
  2. Hom. hymn. in Cererem, v. 470.
  3. Ἀμφότερον, θεράπων μὲν Ἐνυαλίοιο ἄνακτος
    καὶ Μουσέων ἐρατὸν δῶρον ἐπιστάμενος.

    Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 467.
  4. Ibid.
  5. Plut. Mor. Instit. Lac. 34.
  6. Χρημάτων δ’ ἄελπτον οὐδέν ἐστιν, οὐδ’ ἀπώμοτον·
    οὐδὲ θαυμάσιον, ἐπειδὴ Ζεὺς πατὴρ Ὀλυμπίων
    ἐκ μεσημβρίης ἔθηκε νύκτ’, ἀποκρύψας φάος
    ἡλίου λάμποντος· ὑγρὸν δ’ ἦλθ’ ἐπ’ ἀνθρώπους δέος.
    Ἐκ δὲ τοῦ κἄπιστα πιστὰ κἀπίελπτα γίνεται
    ἀνδράσιν· μηδεὶς ἔθ’ ὑμῶν εἰσορῶν θαυμαζέτω,
    μηδ’ ἵν’ ἄν δελφῖσι θῆρες ἀνταμείψωνται νομὸν
    ἐνάλιον, καί σφιν θαλάσσης ἠχέεντα κύματα
    φίλτερ’ ἠπείρου γένηται, τοῖσι δ’ ἠδὺ ἦν ὄρος.

    Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 482.
  7. Κήδεα μὲν στονόεντα, Περίκλεες, οὔτε τις ἀστῶν
    μελπόμενος θαλίῃς τέρψεται οὐδέ πόλις·
    τοίους γάρ κατὰ κῦμα πολυφλοίσβοιο θαλάσσης
    ἒκλυσεν, οἰδαλέους δ’ ἴσχομεν ἀμφ’ ὀδύνῃ
    πνεύμονας· ἀλλά θεοί γάρ ἀνηκέστοισι κακοῖσιν,
    ὦ φίλ’, ἐπί κρατερήν τλημοσύνην ἒθεσαν
    φάρμακον· ἄλλοτε δ’ ἄλλος ἒχει τόδε· νῦν μέν ἐς ἡμέας
    ἐτράπεθ’, αἱματόεν δ’ ἕλκος ἀναστένομεν !
    ἐξαῦτις δ’ ἑτέρους ἐπαμείψεται· ἀλλά τάχιστα
    τλῆτε, γυναικεῖον πένθος ἀπωσάμενοι.

    Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 469.
  8. Θυμέ, θύμ’ ἀμηχάνοισι κήδεσιν κυκώμενε,
    ἀναδέκευ, μένων δ’ ἀλέξευ προσβαλὼν ἐναντίον
    στέρνον, ἐν δόκοισιν ἐχθρῶν πλησίον κατασταθείς
    ἀσφαλέως· καὶ μήτε νικῶν ἀμφάδην ἀγάλλεο,
    μηδὲ νικηθεὶς ἐν οἴκῳ καταπεσὼν ὀδύρεο.
    Ἀλλὰ χαρτοῖσίν τε χαῖρε καὶ κακοῖσιν ἀσχάλα
    μὴ λίην· γίνωσκε δ’ οἷος ῥυσμὸς ἀνθρώπους ἔχει.

    Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 479.
  9. Ibid., p. 489.
  10. Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 472.
  11. Ibid., p. 477.
  12. Ibid., p. 477.
  13. Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 473.