Études d’économie rurale - La Ferme de Masny

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Études d’économie rurale - La Ferme de Masny
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 74 (p. 499-510).


ÉTUDES
D’ÉCONOMIE RURALE



LA FERME DE MASNY.


Le département du Nord est le premier pays de culture de France, et l’un des premiers du monde ; la terre y produit trois fois plus que la moyenne du territoire, la population y est trois fois plus condensée. En 1863, un concours a été ouvert entre les exploitations les mieux dirigées de cette région prospère. La ferme de Masny, près de Douai, a obtenu le prix. Cette ferme doit donc présenter un des plus beaux exemples de richesse agricole. Ainsi a pensé M. Barral, directeur du Journal de l’Agriculture, qui vient de consacrer un volume entier à l’examen de Masny ; ainsi penseront certainement avec lui tous ceux qui liront cette intéressante description.

La ferme de Masny appartient à trois frères, MM. Fiévet, dont l’un est colonel d’artillerie, le second conseiller à la cour de Douai, et le troisième cultivateur. Ce dernier exploite depuis trente-cinq ans les terrés de la famille. La ferme se compose aujourd’hui de 232 hectares, dimension remarquable pour le département du Nord, qui est en général un pays de petite culture. 50 hectares appartiennent en propre à M. Constant Fiévet, directeur de l’exploitation ; 107 sont la propriété de ses deux frères, 75 lui sont loués par des propriétaires différens. Des plans et dessins annexés au travail de M. Barral font connaître les bâtimens d’habitation et d’exploitation ; évalués 130,000 francs. ces bâtimens sont la propriété personnelle de M. Constant Fiévet.

Un simple coup d’œil sur la distribution des cultures montre tout d’abord le caractère exceptionnel de la ferme de Masny :

Betteraves 78 hectares.
Blé 75
Lin 23
Avoine 15
Prairies artificielles 12
Hivernages 14
Prairies naturelles 3
Seigle 6
Jardins, bâtimens, chemins 6

Total 232 hectares.

Ce qui frappe ici, c’est l’absence à peu près complète de prairies naturelles, l’étendue relativement restreinte des prairies artificielles et des hivernages (mélanges de seigle et de vesces qu’on coupe en vert pour le bétail), et l’extension donnée à la culture de la betterave. Une fabrique de sucre est annexée à la ferme, ou, pour mieux dire, la ferme est annexée à une fabrique de sucre ; La betterave produit à Masny 50,000 kilos à l’hectare, ce qui, à 20 francs les 100 kilos, donne un produit brut de 1,000 francs. Malgré ce beau rendement, les racines récoltées dans la ferme ne forment que le quart environ de l’approvisionnement de la sucrerie ; on y traite annuellement de 10 à 20 millions de kilos de betteraves, et on y fabrique jusqu’à 10,000 sacs de sucre. Toutes les pulpes, résidus de cette fabrication, sont revendues à la ferme à raison de 12 francs 50 centimes les 100 kilos, et servent à la nourriture du bétail. Les eaux de l’usine sont employées en irrigations, ce qui fournit une abondante source d’engrais.

Le blé couvre à peu près la même étendue que la betterave ou le tiers environ du sol de la ferme, et donne en moyenne 32 hectolitres à l’hectare ; dans les bonnes années, le rendement s’est élevé à 38 hectolitres, et sur quelques points jusqu’à 59 ; en y comprenant la paille, le produit brut du blé atteint presque celui de la betterave, ou 1,000 francs par hectare. Le lin s’élève encore plus haut ; il donne un produit moyen de 1,200 à 1,500 fr. Les autres cultures disparaissent devant celles-là. L’avoine rapporte 60 hectolitres à l’hectare, et monte quelquefois jusqu’à 80 ; mais, le bas prix de ce grain fait que le bénéfice final est restreint. Le seigle ne sert qu’à fournir la paille pour les liens nécessaires à la moisson ; on ne fait pas de pommes de terre, quoique le département du Nord en produise beaucoup.

M. Fiévet cultive avec des chevaux ; il a 37 chevaux de travail. La vacherie a peu d’importance, elle se compose de 7 vaches flamandes dont le lait sert uniquement à ta consommation de la ferme. Il n’y a pas de porcherie à proprement parler. La véritable spéculation consiste dans l’engraissement des bêtes à cornes et des moutons. M. Fiévet achète en bétail maigre et le revend engraissé. 500 têtes de gros bétail et 2,400 moutons passent ainsi tous les ans dans ses étables ; l’engraissement dure environ trois mois, ce qui suppose une moyenne de 125 bêtes à cornes et de 600 moutons à la fois. Le bénéfice obtenu par cette opération se compose principalement du fumier produit par les animaux.

Somme toute, le produit brut des cultures et du bétail, abstraction faite de la sucrerie, s’élève à 850 francs par hectare, ou 200,000 francs en tout ; il est vrai que dans ce total sont comprises les pailles et les semences. Le produit brut réalisable en argent paraît être de 170,000 francs, ou 740 francs par hectare. De si beaux résultats ne s’obtiennent pas sans un puissant capital d’exploitation. M. Barral le porte à 370,000 francs, et avec les bâtimens à 500,000 francs en tout. Ce gigantesque capital se partage inégalement entre les quatre destinations qu’il doit recevoir : 1o le cheptel vivant (chevaux et bétail), 2o le cheptel mort (instrumens aratoires), 3o les engrais et les récoltes en terre, 4o les récoltes en magasin et l’argent en caisse. La collection des machines est en particulier complète et magnifique.

Voilà certes un des plus beaux exemples de grande culture qu’on puisse voir, on doit remercier M. Barral de nous l’avoir fait connaître. Une comptabilité tenue avec soin lui a permis de pénétrer dans les moindres détails. Après avoir établi les résultats généraux, il les compare avec ceux que j’ai donnés pour la France et l’Angleterre prises dans leur en-. semble, et fait ressortir pour Masny une grande supériorité. J’ai seulement une petite rectification à faire qui réduit un peu la différence sans rien changer au fond des choses. Quand j’ai évalué à 100 francs par hectare le produit brut moyen de l’agriculture en France, j’ai compris dans le calcul la surface entière du territoire, sans en déduire les terres incultes et les bois. La terre cultivée rapporte 150 francs par hectare, ce produit s’élève à 200 dans la région du nord-ouest, et dépasse 300 dans le département du Nord. Même observation pour l’Angleterre, dont le produit brut doit être porté à 250 francs pour les terres cultivées, et s’élève quelquefois jusqu’à 500. C’est à ces chiffres qu’il faut comparer le rendement de Masny ; il est encore énorme.

Étant donnés 170,000 francs de produits réalisables, ils se distribuent approximativement ainsi :

Rente du sol 30,000 francs
Intérêt du capital d’exploitation 18,000
Loyer des bâtimens 6,000
Impôts. 4,000
Frais de culture et d’entretien 80,000
Bénéfice de l’exploitant 32,000

Total 170,000 francs

Ces chiffres ne sont pas exactement ceux que donne M. Barral, parce qu’il a cru devoir faire une moyenne de onze années ; mais cette moyenne ne suffit pas pour faire connaître le dernier état de Masny, puisque la culture y a été constamment progressive. J’ai cherché à dégager les derniers résultats. Il y a aussi entre nous une petite différence dans la manière de calculer le produit brut. M. Barral fait une distinction fort juste entre ce qu’il appelle le produit brut cultural et le produit brut social, le premier comprend les pailles et semences, qui ne sont pas comprises dans le second ; mais faut-il déduire aussi l’équivalent des alimens et des engrais importés ? Pour mon compte, j’ai toujours ajouté au passif des cultures les alimens et les engrais achetés, en les comprenant dans ce que j’appelle les frais accessoires, et j’ai dû par conséquent porter à l’actif tous les produits réalisables.

D’après ce qui précède, la rémunération de l’exploitant de Masny s’élèverait aujourd’hui à 56,000 francs par an : 18,000 francs pour l’intérêt du capital d’exploitation, 6,000 francs pour le loyer des bâtimens, et 32,000 francs pour le bénéfice proprement dit, soit 11 pour 100 environ de son capital, bâtimens compris, et 11 pour 100 de son capital d’exploitation proprement dit. J’ai ici une dernière observation à faire : M. Barral porte l’intérêt du capital d’exploitation dans les frais accessoires, tandis que je l’ai toujours confondu avec le bénéfice du fermier ; on peut le distinguer si l’on veut, mais alors il faut en faire un article à part.

Même accrue de l’intérêt du capital d’exploitation, la part de l’exploitant n’excède pas en moyenne en France le dixième du produit brut et en Angleterre le cinquième. À Masny, elle atteint le tiers. En revanche, la rente du sol, qui prend ordinairement le tiers, n’y atteint pas tout à fait le sixième, et la part des salaires et autres frais, qui dépasse en général la moitié, reste un peu au-dessous. Les 80,000 francs de frais de culture et d’entretien se divisent ainsi :

Engrais importés 20,000 francs.
Nourriture 20,000
Salaires divers 40,000

En divisant le tout par hectare de superficie, on trouve à peu près le résultat suivant :

Rente du sol 131 francs.
Intérêt du capital 78
Loyer des bâtimens 26
Impôts 18
Frais accessoires 174
Salaires 174
Bénéfice 139

Total 740 francs.

Ces chiffres dénotent une culture portée au maximum, ce qui n’empêche pas M. Fiévet de faire quelquefois des pertes. L’année 1861, par exemple, s’est soldée par un déficit de 34,000 francs ; en revanche, l’année 1857 avait donné un bénéfice presque double de la moyenne.

Après avoir rendu hommage à l’importance et à l’originalité du travail de M. Barral, je dois dire un mot des doctrines qu’il y rattache. Je ne suis pas toujours d’accord avec lui soit pour la définition des termes, soit pour les conclusions à tirer des faits, et je crois ne pouvoir mieux lui montrer mon estime qu’en discutant franchement ses propositions. En constatant le bénéfice extraordinaire de l’exploitant de Masny, M. Barral ajoute : « Ce bénéfice est porté généralement au-dessous de la rente dans les statistiques agricoles ; à Masny au contraire, il est supérieur, et nous croyons que ce résultat se reproduit dans toutes les fermes prospères. » Si M. Barral s’était borné à dire que plus l’agriculture se perfectionne, plus le bénéfice de l’exploitant grandit, il serait resté dans le vrai ; mais il a trop généralisé ce qui n’est encore qu’une exception. Il y a jusqu’à présent peu de fermes, même en Angleterre, où le profit de l’exploitant dépasse ou égale la rente du sol, et cependant on ne peut nier que beaucoup ne soient prospères. Tout dépend du capital d’exploitation comparé au capital foncier. À mesure que le capital d’exploitation s’élève, le profit monte, et c’est justice. De même la rente du sol ne se règle pas arbitrairement. Le capital appartenant au propriétaire est, dans le plus grand nombre des cas, fort supérieur au capital d’exploitation ; l’un ne rapporte que 2 1/2 ou 3, tandis que l’autre doit rapporter 10 pour 100, et cependant la différence de capital est si grande que la somme des revenus du premier dépasse de beaucoup le revenu du second.

Suivant M. Barral, il n’y a d’autre produit net que le bénéfice de l’exploitant. Ce n’est pas ainsi que les économistes français du XVIIIe siècle ont défini ce mot, dont ils ont fait un grand usage ; d’après eux, le produit net comprend, avec le bénéfice de l’exploitant, la rente et l’impôt. Ce produit se partage en trois, parce que le propriétaire, l’exploitant et l’état ont concouru à le former. M. Barral place la rente et l’impôt dans ce qu’il appelle les charges de l’agriculture. Ce terme peut être usité dans le langage courant, mais il n’exprime pas une idée juste. La rente et l’impôt ne sont des charges qu’autant que le taux en est excessif : dans une juste proportion, ils ne constituent pas plus des charges que le bénéfice de l’exploitant. Supprimez la rente et l’impôt, le propriétaire ne supportera plus aucun de ces frais qu’on appelle des avances foncières, l’état ne fera plus de travaux publics et ne garantira plus justice et sécurité ; tout s’arrêtera. Dans quelle proportion le propriétaire, l’exploitant et l’état ont-ils contribué au produit ? Voilà toute la question ; elle se représente pour les salaires.

On comprend la prédilection de M. Barral pour le chef d’exploitation ; mais l’ouvrier qui laboure, qui sème et qui moissonne peut aussi se considérer comme le seul agent de l’agriculture. Aurait-il raison ? Pour labourer, il a besoin d’une charrue attelée ; pour semer, il a besoin de semence et d’engrais ; pour moissonner, transporter et battre les récoltes, il a besoin d’instrumens et de chariots ; pour semer et récolter à propos, pour varier convenablement ses cultures, pour introduire de nouveaux perfectionnemens dans ses procédés, il a besoin d’une pensée qui lé dirige ; enfin, pour toucher ses salaires, il a besoin de vendre ses produits. C’est le chef d’exploitation qui pourvoit à tout, et qui par conséquent contribue au résultat pour une grande part, quoiqu’il ne laboure pas de ses propres mains.

De même, pour que le chef d’exploitation puisse exercer son industrie, il faut qu’il trouve des bâtimens tout préparés, des terres ouvertes et amendées de longue main, des irrigations, des desséchemens, des prairies, un cours de culture tout établi ; c’est le propriétaire qui les lui fournit. S’il avait affaire à la terre nue, il produirait dix fois moins. On peut citer des cas où la rente s’accroît d’un élément dont on a fait beaucoup de bruit, la fertilité naturelle du sol ; mais ces cas sont rares et passagers. Analysez la valeur vénale des terres dans les pays les plus fertiles, vous trouverez que la valeur du sol nu n’y entre pour rien ou presque rien ; ce sont les capitaux enfouis qui font tout. Dans tous les cas, cette valeur originaire, en supposant qu’elle existe, n’a profité qu’au premier occupant ; les détenteurs actuels l’ont acquise au même titre que les autres capitaux. « La rente monte toujours, » dit avec regret M. Barral ; mais n’est-il pas d’usage que le capital placé en terre ne rapporte que la moitié environ de l’intérêt des capitaux mobiliers, et n’est-il pas légitime que la seconde moitié se capitalise ? Le propriétaire renonce à une partie de son revenu pour augmenter son capital, la terre fait fonction de caisse d’épargne.

Dans un état arriéré d’agriculture, rentes, profits et salaires descendent ensemble ; quand l’agriculture s’améliore, tout monte à la fois. Je reconnais sans difficulté que l’élément le plus précieux, c’est le bénéfice de l’exploitant, parce qu’il constate l’application d’un plus grand capital et d’une plus grande habileté à la culture. Si cette part est faible en France, ce n’est point parce que la rente est trop forte, c’est parce que le capital et l’habileté manquent trop souvent ; si elle s’élève en Angleterre, c’est que l’un et l’autre font moins défaut. L’exploitant de Masny a un bénéfice exceptionnel parce qu’il a un capital exceptionnel et une habileté supérieure. La rente du sol devrait d’ailleurs y être accrue, pour rentrer dans les conditions ordinaires, du loyer des bâtimens, qui appartiennent en général au propriétaire, et il se peut que par dès considérations de famille la rente n’y soit pas portée tout à fait au même point qu’ailleurs.

Le capital d’exploitation est énorme, 1,600 francs par hectare. L’exploitant de Masny aurait-il pu gagner autant en dépensant moins ? Question délicate que je ne me charge pas de résoudre. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’avec la moitié ou même le quart de ce capital beaucoup de fermiers font encore de bonnes affaires. J’ai évalué la moyenne du capital d’exploitation à 100 francs par hectare en France et à 100 francs en Angleterre ; mais ces chiffres embrassent toujours la surface totale du territoire, et en les réduisant aux terres cultivées on trouve 150 francs pour la France et 500 francs pour l’Angleterre. Nous serions déjà fort heureux que la moyenne du capital français fût doublée. Même à Masny, le capital d’exploitation n’a pas commencé par être ce qu’il est aujourd’hui ; il s’élevait à peine à la moitié il y a dix ans, et en remontant plus haut encore il ne dépassait pas le quart ; la ferme de Masny était pourtant dès lors connue et estimée, on peut s’en assurer par le rapport des inspecteurs de l’agriculture sur le département du Nord en 1843.

Malgré sa définition exclusive du produit net, M. Barral attache encore plus d’importance au produit brut. « Le produit brut, dit-il, importe beaucoup plus à un pays que le produit net ; le produit net intéresse particulièrement l’exploitant du sol, le produit brut est la grande affaire du pays. » Ici encore, je ne puis être de son avis. Le produit net, même entendu dans un sens plus large et comprenant la rente et l’impôt, n’intéresse pas moins le pays tout entier que le produit brut. Sans l’espoir d’augmenter le produit net, il y aurait beaucoup moins de produit brut, ce qui suffirait déjà pour montrer le lien étroit qui les unit ; mais il y a un autre point de vue qui révèle dans le produit net le principal agent de la civilisation et de la richesse. Cet excédant sur les frais de production sert à nourrir la partie de la population qui ne s’adonne pas à l’agriculture. Si le produit net n’existait pas, tout le monde devrait travailler la terre ; il ne resterait personne pour les travaux de l’industrie, du commerce et des professions libérales.

En traitant de la statique chimique, M. Barral soulève un autre ordre de questions qui a aussi son importance. Il n’a pas de peine à montrer qu’avec de pareils produits l’exportation des principes élémentaires doit être énorme à Masny : de si grandes quantités de blé, de viande, de sucre, de lin, ne sortent pas tous les ans de 230 hectares sans laisser un grand vide ; M. Barral évalue la perte annuelle à 93 kilos d’azote, 26 d’acide phosphorique et 42 de potasse par hectare. J’accepte ces chiffres sur parole, ils ne sont pas de ma compétence. M. Barral calcule ensuite la restitution qui s’opère par les engrais, et il trouve qu’en pulpes de sucrerie, tourteaux de lin et de colza, écumes de défécation, engrais commerciaux, etc., M. Fiévet importe tous les ans une quantité plus qu’équivalente d’azote, cinq fois plus d’acide phosphorique, et un peu moins de potasse, d’où il suit que la richesse du sol va en s’accroissant, excepté en potasse. Pour réparer l’épuisement de ce dernier élément, M. Barral conseille à M. Fiévet d’annexer à sa sucrerie une distillerie de mélasse, ou d’avoir recours à une importation de nitrate de potasse qu’il répandrait sur ses fumiers.

Jusque-là tout est pour le mieux, mais M. Barral ajoute en forme de conclusion : « La statique chimique ne s’obtient sur un domaine en progrès qu’à la condition d’un apport du dehors supérieur aux exportations des denrées agricoles. Dès qu’un domaine exporte, il faut qu’il importe, soit directement par les soins du cultivateur, soit indirectement par des conditions naturelles particulières. Ceux qui ont cherché l’équilibre ou le progrès dans la simple rotation des cultures, dans une certaine relation des cultures fourragères non irriguées et des terres à grains, n’ont fait que remuer et amonceler des erreurs. » Cette théorie absolue me paraît en contradiction avec les faits. Il en résulterait que tout domaine qui exporterait des denrées, dans quelque mesure que ce soit, sans importer des engrais, irait en s’appauvrissant. Or toutes les terres exportent plus ou moins du blé, de la viande, de la laine, et très peu de cultivateurs achètent des engrais. Bien des parties de notre sol sont cultivées depuis des siècles avec une exportation constante de produits sans aucune importation d’engrais, et, loin de donner des signes d’épuisement, elles montrent une fertilité croissante ; elles devraient être stérilisées depuis longtemps, si la thèse de M. Barral était vraie.

Ceci ne veut pas dire qu’il ne soit pas bon d’acheter des engrais, un surcroît de fertilité ne fait jamais de mal, et il y a un certain degré de production qui rend cette importation nécessaire ; mais il faut reconnaître qu’il existe d’autres moyens de réparer dans une certaine mesure les pertes causées par la consommation. Ces moyens sont au nombre de deux, l’un primitif, l’autre perfectionné : la jachère et l’assolement alterne. Pendant longtemps, la jachère a suffi ; tant que la population n’a pas été nombreuse, il a suffi de laisser reposer le sol une année sur deux ou sur trois pour assurer la perpétuité des récoltes. Même aujourd’hui la jachère joue encore un rôle important ; la France n’a pas.moins de 5 millions d’hectares en jachère, et cette proportion suffit pour réparer les pertes de la moitié de notre territoire. L’assolement alterne permet à l’autre moitié, dont la culture est plus intensive, non-seulement de soutenir, mais d’accroître sa fertilité. Nier la théorie de l’assolement alterne, c’est rayer d’un trait de plume les démonstrations de l’expérience. L’importation des engrais donne un élément de plus, puissant et rapide ; mais, à part quelques exceptions brillantes, comme Masny, la rotation des cultures reste la règle : c’est à elle que nous avons dû, que nous devons et que nous devrons la plupart de nos progrès ; elle suffit, appliquée avec ensemble, pour doubler nos produits actuels.

La thèse chimique de M. Barral est incontestable en elle-même, il faut rendre au sol ce que les récoltes lui enlèvent, et au-delà. Reste à savoir comment. La nature y a pourvu jusqu’à un certain point, puisque la jachère suffit pour rétablir l’équilibre dans un état limité de production. La chimie nous apprendra un jour, elle commence à nous apprendre comment se reforment dans le sol, par la seule influence du repos et des agens atmosphériques, l’azote, le phosphate, la potasse, le carbone, tous les principes élémentaires ; elle ne nous donnerait pas l’explication du fait, que le fait n’en serait pas moins certain. De même l’expérience prouve qu’à côté des récoltes qui épuisent, il y a celles qui fertilisent ; si la chimie ne nous rend pas un compte complet de ce phénomène, c’est qu’elle ne sait pas tout. Consultez le premier cultivateur venu, et il vous répondra qu’en n’affectant aux céréales qu’une moitié, un tiers ou un quart du domaine, suivant les circonstances, en consacrant le reste aux prairies et aux racines, en faisant consommer par le bétail toutes les récoltes vertes, et en restituant au sol les pailles et autres résidus, on répare largement ses pertes. Le fumier de ferme est l’agent principal de cette restitution, mais il n’est pas le seul : l’air, l’eau, la lumière, la chaleur, tout y contribue, et la nature a doué certaines plantes de la faculté de reprendre par leur végétation ce que d’autres dépensent. Une des plus grandes preuves de cette propriété se trouve dans ce qu’on appelle les engrais verts, c’est-à-dire l’enfouissement des récoltes vertes comme le sarrasin, le colza, la spergule, le lupin. L’expérience prouve qu’on féconde par là les sols les plus pauvres ; les engrais verts transforment en ce moment les sables de la Prusse.

La nécessité des importations d’engrais s’explique à Masny par l’énormité des produits. M. Fiévet, il ne faut pas l’oublier, a presque renoncé aux prairies naturelles ou artificielles, et il exporte une partie de ses racines ; ces moyens de fertilisation lui manquant, il a d’autant plus besoin de secours étrangers. Dans ce même département du Nord, où l’agriculture industrielle jouit d’une si grande faveur, on trouve encore plus d’une exploitation qui s’alimente par elle-même et qui cependant ne dégénère pas ; ce département possède 90,000 hectares de prairies naturelles, 50,000 hectares de prairies artificielles, ce qui prouve qu’on n’y renonce pas aux moyens ordinaires de faire de l’engrais. Avant 1789, la betterave à sucre était inconnue, et la Flandre était déjà le premier pays de culture de France. Certes je ne veux dire aucun mal de la betterave à sucre. Personne n’admire plus que moi cette magnifique culture, mais un doute s’élève sur son avenir par l’insuffisance de ses débouchés. La consommation du sucre et de l’alcool ne peut pas s’étendre autant que celle de la viande et du pain, et ces deux produits de la betterave rencontrent des concurrences redoutables dans le sucre des colonies et l’alcool de vin. La grande masse des agriculteurs français doit chercher ailleurs ses profits et ses engrais.

Malgré la netteté de sa déclaration finale, M. Barral fait plusieurs concessions de détail. La première porte sur le carbone, qui s’exporte à Masny comme les autres élémens, et qui n’est pas renouvelé par des importations spéciales. « Dans le cas, dit-il, d’une culture telle que celle de Masny, qui repose essentiellement sur la production de la betterave à sucre, il y a une grande quantité de carbone exportée ; mais une preuve indirecte de l’excédant de réimportation se trouve dans l’accroissement des rendemens du domaine. Il faut considérer que les eaux souterraines et de surface apportent beaucoup d’acide carbonique en dissolution ; une partie des récoltes du domaine est à racines pivotantes, qui puisent dans le sous-sol et ramènent à la surface une nourriture qui enrichit la couche atteinte par les instrumens de labour ; les eaux pluviales, lavant l’atmosphère d’une localité où se trouvent tant de cheminées qui vomissent d’énormes quantités d’acide carbonique, sont plus riches que partout ailleurs en un gaz, source du carbone des plantes. C’est ainsi que l’humus des terres de Masny n’a pas diminué. » Ce qui se passe pour le carbone ne peut-il point se passer pour les autres élémens, quoiqu’on n’ait pas encore pu en saisir toutes les transformations ?

M. Barral fait une distinction entre les prairies irriguées et celles qui ne le sont pas ; il paraît admettre que l’irrigation apporte des sources d’engrais qui manquent aux autres prairies. Les eaux d’irrigation doivent en effet se charger, en traversant la terre, de principes fertilisans ; mais rien ne prouve que les prairies non irriguées n’aient pas aussi des moyens de décomposer à leur profit l’eau, l’air et le sol. Quand on compare les pays où abondent les prairies naturelles irriguées et ceux qui n’ont pour ainsi dire que des prairies artificielles, on trouve les seconds plus généralement riches que les premiers. Les départemens de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de l’Oise, de la Somme, ont peu de prairies naturelles, et n’ont presque pas de prairies irriguées ; ils figurent cependant parmi les plus riches. Au contraire, les départemens qui possèdent le plus de prairies irriguées, la Creuse, la Haute-Vienne, les pays de montagnes en général, comptent parmi les moins productifs. Cette différence tient sans doute à des causes multiples, mais elle prouve dans tous les cas que les prairies irriguées n’ont pas sur les prairies artificielles la supériorité qu’on leur attribue.

Les auteurs qui soutiennent la même thèse que M. Barral invoquent à l’appui de leur opinion des exemples historiques. « Voyez, nous disent-ils, , les pays anciennement habités par les hommes, ils sont épuisés. Voyez en particulier la Sicile ; cette île a consommé les phosphates de son sol en vendant du blé aux Romains, et elle ne peut plus rien produire. » Cette observation serait vraie, qu’elle ne prouverait rien contre l’assolement alterne, à peu près inconnu des anciens ; mais il y a plus, les faits ne disent pas ce qu’on leur fait dire. Ce n’est pas la culture qui a stérilisé l’Asie-Mineure par exemple, les révolutions et les guerres ont détruit les cultivateurs, l’inculture a suivi la dépopulation. La fertilité revient partout où revient le travail. La Sicile, entre autres, ne présente pas les signes d’épuisement qu’on lui prête ; elle est proportionnellement aussi peuplée que la France, et elle produit assez de blés pour alimenter une exportation considérable ; elle en porte certainement plus aujourd’hui que jadis, car ce mot pompeux de grenier des Romains s’appliquait à la seule ville de Rome, qui ne tirait pas seulement ses approvisionnemens de la Sicile, mais qui mettait aussi à contribution l’Italie et l’Afrique.

Il suffit de songer aux faibles moyens de navigation connus des anciens pour réduire à leur juste valeur ces importations de grains qui troublaient le sommeil d’Auguste ; l’Angleterre achète aujourd’hui au monde entier dix fois plus de blé que n’en achetait autrefois la ville de Rome, et on ne voit pas que les pays producteurs s’épuisent à lui en fournir, quand ils sont bien cultivés. Partout où l’assolement alterne n’est pas usité, l’épuisement arrive ; mais l’assolement alterne apporte la fécondité. Il ne faut pas confondre les effets de la mauvaise culture avec ceux de la bonne. Le déboisement par exemple est une puissante cause de stérilité ; est-ce là de la culture ? Non, c’est de la dévastation. Une certaine proportion de bois est nécessaire, surtout dans les pays méridionaux. C’est une forme de l’assolement. Faut-il s’en prendre à la culture, si l’Algérie et la Castille ont perdu cet élément d’équilibre ?

Sans doute avec le seul secours de l’assolement alterne la production n’est pas illimitée. Il vient un point où, l’exportation croissant toujours, la balance ne suffit plus ; mais ce point est encore très éloigné pour la plupart des terres en France et en Europe. Le terme serait encore plus rapproché, si la théorie des importations nécessaires était vraie à la lettre. On ne peut, dans ce système, enrichir les uns sans dépouiller les autres. On en voit un exemple à Masny. La nourriture importée se compose de la pulpe de betteraves achetées au dehors. Or comment font ceux qui vendent ces betteraves pour réparer leurs pertes ? Les engrais achetés se composent principalement de tourteaux ; comment font ceux qui les vendent pour échapper à l’épuisement ? Masny est donc un vampire qui se nourrit de la substance de ses voisins ; ceux-ci doivent à leur tour se nourrir de celle d’autrui, et ainsi de suite. L’assolement alterne est moins égoïste ; il ne demande qu’à lui-même ses moyens d’approvisionnement.

Il y a enfin un genre d’engrais qui ne constitue pas une importation proprement dite et qui vient puissamment au secours de l’assolement alterne. C’est l’engrais humain. En restituant à la terre les résidus de ceux qu’elle a nourris, on n’ajoute rien à sa substance, elle reprend ce qu’elle a donné. La Chine offre un grand exemple de l’énergie de cet engrais-, bien que les terres y nourrissent depuis des siècles des centaines de millions d’hommes, elles vont en s’enrichissant, et nous avons plus près de nous, en Flandre, d’autres preuves de cette action fertilisante. La chimie n’en rend pas moins tous les jours d’immenses services à l’agriculture. Elle nous suggère, quand le sol est arrivé à un haut degré de production, l’emploi d’engrais spéciaux, dont le véritable nom est celui d’engrais auxiliaires ou supplémentaires. Quand le terrain est naturellement infertile, elle nous apprend à connaître ce qui lui manque, et à lui donner, non ce qu’il a perdu, mais ce qu’il n’a jamais eu. La nature a refusé à beaucoup de terrains l’élément calcaire par exemple ; ce n’est pas leur rendre ce que leur a enlevé la culture que d’y apporter de la chaux ou de la marne, c’est faire le sol et non le réparer. L’unique tort de la chimie serait de nier ce qu’elle ne peut pas encore expliquer. La théorie chimique de l’épuisement absolu va beaucoup plus loin que la fameuse théorie de Malthus, car Malthus admet un accroissement progressif de l’agriculture et de la population, pourvu qu’il ne soit pas trop rapide, tandis que le système de l’épuisement chimique conduit à un arrêt immédiat et même à une décadence inévitable.

Admirons donc la ferme de Masny, mais sans en tirer de conséquences trop absolues. Pour la nature et la répartition des cultures, pour l’énormité du capital d’exploitation, pour la proportion du produit net, pour le mode de renouvellement des substances exportées, cette ferme a bien peu d’analogues. Recommandons l’élévation aussi grande que possible du capital d’exploitation et par suite du bénéfice qu’il procure, mais sans porter atteinte à la rente du sol. Conseillons l’emploi des engrais auxiliaires, sans les présenter comme les seuls moyens de salut. Constatons la richesse produite par la betterave à sucre, sans prétendre la généraliser. Il n’y a qu’un système qui puisse s’appliquer à tous les cas, à la petite culture comme à la grande, aux pays pauvres comme aux pays riches : c’est l’assolement alterne avec ou sans base de prairies naturelles, en y ajoutant l’engrais humain. Avant tout, le sol doit se réparer et s’enrichir par lui-même, les engrais auxiliaires ne viennent qu’après.

M. Barral ne se contente pas de cette étude approfondie sur la ferme de Masny, il se propose de passer en revue les principales exploitations du département du Nord. Nous ne pouvons que le féliciter de cette entreprise. L’agriculture n’est plus une routine aveugle, elle devient à la fois une science et une industrie. C’est rendre au pays le plus grand des services que d’appeler l’attention sur les meilleurs modèles. On vient de voir combien cet ordre d’intérêts justifie les méditations de la théorie et les efforts de la pratique. Tout le mécanisme social est engagé dans les questions d’économie rurale, et les sciences physiques y trouvent leurs principales applications.

L. de Lavergne.