Eugène Grangé (Lecomte)

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La Chanson du 1er janvier 1880no 35 (p. 3-15).


GALERIE DES CHANSONNIERS :
EUGÈNE GRANGÉ

Le théâtre et la chanson sont inséparables. Les bons vaudevillistes font les meilleurs chansonniers. On l’a vu par les biographies de Désaugiers et de Clairville ; nous en donnons aujourd’hui Grangé comme troisième exemple.

Pierre-Eugène Basté, dit Grangé, est né à Paris, rue Beautreillis, le 16 décembre 1813. Commencées à l’école mutuelle, ses études s’achevèrent au collège Charlemagne où, dit-on, la muse tragique le visita. Placé par ses parents dans une maison de banque, il en sortit bientôt pour embrasser la carrière littéraire.

À dix-sept ans il faisait jouer, sur les petits théâtres du boulevard du Temple, des vaudevilles signés seulement de son prénom d’Eugène. Il était l’auteur favori du public des Funambules et du spectacle de Mme Saqui. On l’appelait le Scribe du boulevard du Temple.

Ses vaudevilles lui rapportaient cinquante francs l’acte, une fois payés. Il y a loin de ce chiffre aux droits d’auteur que lui réservait l’avenir.

Si grande était la vogue de M. Eugène, que Mme Saqui voulut s’attacher exclusivement le jeune auteur à succès. Elle l’invita un jour à déjeuner, et, entre la poire et le fromage, lui proposa, s’il voulait ne travailler que pour son théâtre, une somme fixe de douze cents francs par an, à titre de prime, plus soixante francs par acte au lieu de cinquante. C’était le Pactole ! Eugène accepta, et, pendant un an ou deux, il devint l’auteur unique du théâtre Saqui.

L’ambition lui vint. En 1833, il donnait, aux Folies-Dramatiques, une pièce en trois actes, Le Gamin, en collaboration avec Martin-Lubize. Puis, en 1836, il aborda les grands théâtres en présentant aux Variétés le Tour de faction, qui obtint un grand succès. Il était lancé et ne s’arrêta plus. Il aborda tous les genres : comédie, vaudeville, drame, féerie, revue de fin d’année, et réussit dans chacun d’eux. Le nombre de ses pièces ne s’élève pas aujourd’hui à moins de trois cent cinquante, ce qui représente une somme de travail vraiment prodigieuse. Pour ne rappeler que quelques-uns des plus grands succès de Grangé, nous citerons : Les Bohémiens de Paris, les Paysans et la Voleuse d’enfants, à l’Ambigu-Comique ; Fualdès et les Crochets du père Martin, à la Gaîté ; les Sept Merveilles du monde, à la Porte Saint-Martin ; Un mari qui se dérange, les Trois bougeoirs, au Gymnase ; la Goton de Béranger, le Théâtre des Zouaves, Furnished apartment, l’Ut dièze, les Domestiques, aux Variétés ; la Mariée du mardi-gras, Mimi-Bamboche, les Diables roses, le Supplice d’un homme, la Beauté du diable, la Consigne est de ronfler, au Palais-Royal ; enfin, aux Nouveautés, Coco, qui compte deux cents représentations.

Le vaste bagage dramatique d’Eugène Grangé fournirait aisément le sujet d’une intéressante étude, mais c’est surtout de Grangé chansonnier que nous devons parler ici.

La direction nouvelle du Palais-Royal, qui venait d’obtenir son premier succès d’argent avec le Punch Grassot, de Grangé, Delacour et Lambert-Thiboust, fonda chez Brébant un dîner mensuel appelé le Dîner des Gnouf-Gnouf. On y chantait naturellement au dessert. Un soir que Grangé venait de faire entendre une chanson, Clairville, qu’on avait invité, lui dit :

– Comment ne fais-tu pas partie du Caveau ?

– Le Caveau ! riposta Grangé surpris, est-ce qu’il existe encore ?

– Mais certainement. Ses banquets ont lieu le premier vendredi de chaque mois, chez Douix, au Palais-Royal. Si tu veux, je t’y présenterai.

– Volontiers.

Le mois suivant (mai 1865) Grangé, sous le patronage de son ami et collaborateur Clairville, assistait au dîner du Caveau, où il faisait entendre une chanson de circonstance, la Clé du Caveau, dont nous détachons ce couplet :

Clé du Caveau, joyeux rosaire,
Livre charmant, livre complet !
Du luth gaulois, c’est le glossaire
Et les archives du couplet.
Jours de gaîté, jours de souffrance
Y dévident leur écheveau…
On refait l’histoire de France
Rien qu’avec la Clé du Caveau.

Aux applaudissements de l’assemblée, Louis Protat qui présidait se leva aussitôt et offrit au visiteur de devenir membre titulaire du Caveau.

– Avec grand plaisir, répondit Grangé.

Depuis ce jour, il est un des membres les plus assidus de l’Académie chantante. Il y a dit trois cents chansons environ, qui sont insérées dans les volumes du Caveau. Oui, trois cents chansons !… sans compter les toasts en vers qu’il a prononcés comme président, et qui sont aujourd’hui au nombre de soixante-douze. Voilà, certes, de la fécondité, mais la facilité de Grangé est extrême.

– Ces toasts, ces chansons, lui disait-on un jour, doivent vous prendre beaucoup de temps et vous occasionner un grand travail ?

– Je suis très-paresseux, répondit-il, et si cela me causait la moindre fatigue, soyez certain que je m’en abstiendrais.

De fait, sa production au théâtre n’en a pas été ralentie un instant. Il est peu de mois où son nom ne figure sur une affiche parisienne.

Le talent chansonnier de Grangé est indiscutable. Il a l’observation, la verve, le trait. Il possède surtout une grande dextérité pour la rime. S’inspirant tantôt d’un proverbe, tantôt d’un fait, souvent d’un mot, il esquisse en un tour de main cinq ou six petits tableaux de genre résumant les bons et les mauvais côtés de l’existence. Nous signalons la chanson qui suit cette notice à l’attention des gourmets littéraires. On trouve rarement autant d’esprit, de gaîté, d’exactitude, unis à d’aussi brillantes qualités de style. Tout y est le fond et la forme.

La chanson est surtout de l’opposition,
Fronder, fronder sans cesse est sa vocation.

Ainsi dit Grangé dans un de ses toasts présidentiels. Partant de cette donnée vraie, il s’est escrimé de la plume contre bien des abus et des ridicules. Il n’a pas fui le terrain politique, si favorable à la satire. Peut-être en quelques circonstances, dans ses Versaillaises par exemple, a-t-il frappé fort plutôt que juste ; ne lui en tenons pas rigueur. Après avoir avec raison chansonné les petits travers des républicains, Eugène Grangé viendra à notre grande et sage République comme y sont venus tant de bons et brillants esprits.

Ne traduisent-ils pas déjà les aspirations modernes, ces vers de son Diogène :

Je suis né pauvre, et je mourrai
Pauvre, en ma peau de prolétaire,
Ayant, pour couche un coin de terre
Où, libre et de tous ignoré,
Je dors sous le ciel azuré.
Dans les palais, sombres bastilles,
N’entre jamais l’astre vermeil
Qui vient égayer mon réveil ;
Ses rayons dorent mes guenilles :
Rois, ôtez-vous de mon soleil !

Et le poète n’a-t-il pas fait un pas décisif vers la lumière en composant ce couplet impitoyable :

Sur ses sujets, la royauté
Prélève une liste civile,
Leur donne peu de liberté
Et beaucoup de sergents de ville ;
Au peuple elle impose la loi,
La noblesse en est affranchie…
J’aime l’équité, c’est pourquoi
Je n’aime pas la monarchie !

Malgré son abord réservé, Grangé a l’humeur bienveillante… Il est généralement aimé de ses camarades du Caveau, qu’il aime également. Pourtant il a la répartie vive et parfois même assez caustique. Exemple :

Un jour qu’un de ses collaborateurs lui apporte un vaudeville qu’il venait d’écrire d’après un scénario élaboré en commun. Lecture faite :

— Revois ça, arrange, complète la chose, lui dit son collaborateur.

Grangé le reconduit jusqu’à la porte de son cabinet. Là, le visiteur croit devoir dire :

— Surtout, en revoyant notre pièce, n’ôte pas les mots drôles.

— Au contraire, répond Grangé, j’en mettrai !

Renouvelant son bureau pour 1880, le Caveau vient, pour la septième fois de conférer à Eugène Grangé l’honneur de la présidence. Toasts et couplets vont donc jaillir encore de sa veine inépuisable. Nous les pressentons dignes de leurs aînés et capables de rendre plus fière encore la vieille Académie des chansons.

L.-Henry LECOMTE.