Eugénie (Choiseul-Meuse)/1/1

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Pigoreau (1p. 5-11).



CHAPITRE PREMIER.

Pourquoi j’écris.


Je ne vous conçois pas, disait un soir le vieux chevalier de Vernon, à madame de Lomédy. L’hiver commence à peine, et s’annonce avec la plus grande rigueur ; vous quittez Paris, lorsque tout le monde y revient, et par un brusque caprice, nous allons retourner à la campagne qui ne promet plus que des privations et des regrets. En vérité, marquise, il faut un attachement comme le mien, pour vous suivre dans cette terre, (charmante il est vrai) mais à cinquante lieues de Paris.

— Vous avez dit le mot, chevalier, c’est vraiment un caprice, et puisque j’en conviens, il n’a plus besoin d’être justifié ou défini.

— Mais celui-là intéresse et afflige vos amis ; puis-je souffrir qu’on vous donne un ridicule ? Si vous saviez ce que l’on dit dans le monde !

— Ah, vous me flattez, chevalier, j’ai 50 ans et le monde ne s’occupe plus de moi. C’est sans doute pour cela qu’il me fatigue, m’ennuie et ne mérite point le sacrifice d’une occupation qui m’intéresse et à laquelle je veux consacrer tous mes momens.

— M’aurait-on dit vrai ? Et voudriez-vous échanger les agrémens qui vous distinguent encore contre les tristes prétentions du bel esprit : vous deviendriez auteur ! On dit plus, marquise, on soutient que vous écrivez votre propre histoire !

— Pourquoi non, mon ami ! la mienne, la vôtre, celle de toutes mes connaissances lorsqu’elle sera capable d’amuser ou d’instruire.

Je conviens que cela formera un tissu de folies et d’inconséquences, mais c’est à cela même qu’on reconnaîtra la vérité ; au surplus, ce travail n’est qu’une réminiscence ; j’ai senti, j’ai vu, et j’écris ; ce n’est point peindre le cœur humain, c’est le calquer ; et si j’attachais la moindre importance à cet ouvrage, on aurait bien raison de me la disputer.

— Mais pensez-vous, marquise, au danger de compromettre ainsi tout ce que vous avez connu ? car enfin vous êtes d’un âge à faire supposer que les personnes auxquelles les événemens de votre vie sont liés, existent encore…

— J’y ai songé, et d’abord je ne les nommerai pas ; je changerai les noms, les dates, les époques ; et ceux qui seraient fâchés de se reconnaître seront intéressés à garder le secret.

— En vérité cette entreprise m’étonne !

— C’est que vous ne devinez pas en quoi elle me séduit ; n’avez-vous pas remarqué quelquefois qu’à mesure que les événemens qui nous ont le plus intéressés, s’éloignent, leurs souvenirs s’effacent ou s’altèrent ; les objets sont les mêmes, mais nos yeux sont changés ; attendrais-je pour peindre l’amour que la réflexion, les regrets et l’humeur de mes dernières années obscurcissent mes couleurs ? aurais-je tant d’ingratitude envers ce sentiment délicieux qui fit l’intérêt et le charme de ma vie ? non ! chevalier ; pendant que l’extrême sensibilité de mon ame, la vivacité de mon imagination, ne sont point encore éteintes, je veux me rendre fidèlement ce tableau de mon bonheur passé, c’est un présent que je fais à ma vieillesse : ne lui disputez pas son dernier plaisir.

— À la bonne heure, marquise, vous écrivez pour vous-même et vous ne comptez au moins sur aucuns lecteurs !

— J’en aurai mille, mon ami, les aveux d’une femme qui fut galante et non pas corrompue, qui vécut dans un cercle brillant où l’amour n’était point avili par les froids calculs de la cupidité, ces aveux, chevalier, méritent quelqu’indulgence ; les jeunes gens, sensibles, chercheront à y reconnaître un sexe dont ils adorent encore les charmes et les faiblesses, et ces femmes dont l’amour a fait la seule occupation, pour qui tout ouvrage moral est assommant, retrouveront-elles sans intérêt des tableaux qui leur rappèleront à elles-mêmes les beaux jours de leur jeunesse, car au fond n’est ce pas toujours la même chose ? Même séduction ! mêmes plaisirs ! Mêmes regrets !…

— Au moins, marquise, vous respecterez les mœurs ?

— Je les peindrai et ne les justifierai pas ; quant aux critiques, aux sophismes qui pourront s’introduire dans mon ouvrage, je laisserai aux gens sensés l’avantage de les combattre et aux esprits faibles le plaisir de s’en scandaliser ; du reste je respecterai la religion, à laquelle je crois, le gouvernement sous lequel je vis : et que j’écrive ou non, le monde restera comme il est : il conservera des passions, des goûts, des fantaisies auxquels mon livre n’ajoutera rien. Ah ! chevalier, vous vous endormez, je vois bien que j’ai parlé raison.