Eugénie (Choiseul-Meuse)/1/19

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Pigoreau (1p. 203-215).



CHAPITRE XIX.


Madame de Luzi qui, dans toutes ses volontés n’avait jamais rencontré la moindre opposition de son époux, avait eu raison de penser qu’il me recevrait à merveille dans sa jolie maison, boulevard du Temple à Paris.

M. de Luzi n’aimait pas la campagne, et restait en toute saison à la ville, ce qui faisait que je ne le connaissais pas, non plus que son fils Fabrice, jeune homme très-intéressant, âgé de dix-neuf ans, et timide comme une demoiselle, quoiqu’il fut pourtant officier de hussards.

Madame de Luzi assez impérieuse, peu communicative, n’était pas dans sa maison sur le pied de rendre aucun compte de ses actions ; elle m’établissait chez elle, dans son appartement même, allait se loger dans une autre pièce moins commode et moins agréable, cela était assez extraordinaire ; mais ce n’était pas son mari, qui s’accommodant ce tout, ni son fils, n’osant la blâmer, qui se fussent opposés à ses projets.

D’ailleurs il n’y avait rien de fâcheux ni d’effrayant à recevoir une jeune et jolie personne de dix-huit ans, qui pensait assez bien, sans doute, pour n’user qu’avec discrétion des étonnantes bontés qu’on avait pour elle.

Cet hiver n’eut rien de remarquable pour moi que mon rapprochement avec ma mère, qui demeurait dans la maison voisine de madame de Luzi ; je l’avais vue rarement pendant mon séjour chez madame de Ligni, avec laquelle, par parenthèse, j’avais une correspondance assez suivie et fort tendre. Ma mère se mit dans la tête, je ne sais pourquoi, d’exiger une preuve de soumission dont je n’ai jamais bien compris le motif ; tous les jours, à une heure fixe, je me rendais chez elle pour y recevoir une instruction religieuse, mais le genre en était si singulier ; elle amenait des conversations si étranges, que tout ce qui peut rendre mon récit vraisemblable, c’est que je n’aurais aujourd’hui ni intérêt, ni but en les imaginant.

Ma mère me faisait donc lire, sans nul à-propos, la controverse de Voltaire, je ne sais plus quelles lettres des jésuites, des missionnaires au Paraguai, et par dessus tout cela, les homélies de St.-Chrisostôme, prêchant probablement un auditoire affreusement corrompu, nommant sans scrupule des vices honteux, et dont le nom même m’était étranger ; ce qui nécessitait des questions et des réponses telles, que je n’eusse pas voulu pour tout au monde que ces entretiens, prétendus mystiques, fussent entendus ; je ne sais si ma mère soupçonnait ou non que j’eusse déjà connu l’amour, mais la rigueur avec laquelle elle en parlait ne portait absolument que sur la violence et les suites des affections morales : voilà, me disait-elle, ce que je trouve d’une absurdité choquante, la nature a créé les besoins et les désirs des sens, la religion en exige le sacrifice, mais la faiblesse humaine ne rend pas toujours cet effort possible ; nous péchons ! et le ciel reçoit notre repentir, voilà ce qu’il est aisé de concevoir.

Mais ces passions insensées qui nous attachent exclusivement à un seul homme, qui le rendent le seul arbitre de notre bonheur ou de notre infortune, qui rendent insensible à tout ce qui n’est pas lui, soumise à tout ce qui lui plaît, voilà le délire et l’ouvrage de l’imagination ; votre madame de Luzi se meut de ce genre de folie, qui me paraît la plus ennuyeuse de toutes, quoiqu’il soit à peu près convenu d’y trouver de l’héroïsme et de l’intérêt.

Une telle morale était sans danger pour une âme aussi sensible que la mienne, qui tenait à ses douleurs même, et qui n’eut pas voulu perdre la faculté d’aimer, à la condition de ne jamais souffrir.

Ma mère qui portait la même prudence dans toutes ses affections, était heureuse peut-être, mais son égoïsme glaçait tout autour d’elle.

Avant doser l’aimer on cherchait à découvrir si elle avait un cœur, et malheureusement on ne le trouvait jamais.

Aucun contraste ne pouvait être aussi frappant que la conversation et les sentimens de ma mère et ceux de mon intéressante amie : celle-ci ne vivait que de larmes, de bienfaisance, d’amitié et d’amour pour un être éloigné pour toujours, auquel elle ne pardonnait pas son ambition, et dont elle ne recevait des nouvelles que très-rarement. Ce qui l’avait séduite en moi, c’était la douleur ; et quoiqu’elle voulût bien par sa tendresse en adoucir l’amertume, elle pensait, elle voulait même que cette douleur fut éternelle et ne supposait pas qu’un cœur une fois déchiré par l’amour put jamais se rouvrir à la même séduction.

Avec beaucoup d’esprit, madame de Luzi ne connaissait du cœur humain que ce qu’elle en avait éprouvé elle-même ; elle n’avait aimé qu’une fois et ne voulait pas qu’on aimât deux ; son intolérance à cet égard était extrême, et quoique je fusse ennemie de toute affectation, je n’osais lui laisser connaître que le tems affaiblissait de jour en jour le souvenir du comte de Ligni.

Il était parti réellement pour son régiment, et je ne le revis que de longues années après.

Mon amie ne voulait pas voir mon extrême jeunesse, l’ardeur de mon imagination, de mon cœur, de mes sens, de tout mon être enfin, auquel la plus vive amitié ne pouvait suffire ; elle m’accordait une confiance entière, ne pouvait se passer de me voir, ne souffrait pas qu’on s’occupât d’aucuns de mes besoins, tout ce qu’elle avait était à moi ; sa générosité, son dévouement étaient sans bornes, et je la payais de mon côté par l’affection la plus vive. Toutes deux victimes de l’amour, nous devions le pleurer ensemble et toute la vie. Tel était le plan de madame de Luzi…, dont ma destinée ou mon penchant m’éloigna beaucoup.

Le jeune Fabrice obligé de rejoindre son régiment, n’avait passé que deux mois chez sa mère ; et ce qui avait paru aussi bizarre que frappant pendant son séjour avec nous, c’était le peu d’intelligence qui régnait entre nous.

Les spectacles, les livres, tous les petits événemens de la société et de la vie trouvaient toujours entre nous une opposition positive ; l’habitude de vivre si intimement ensemble ne produisait que la liberté de nous contrarier et de part et d’autre, c’était avec un tel enfantillage, que nous nous affligions jusqu’aux larmes ; nous racontions nos querelles à M. de Luzi, qui enviait de tout son cœur et ne comprenait guère comment une demoiselle de dix huit ans et un jeune officier de dix-neuf, ne pouvaient vivre sous le même toit sans une aigreur qui ressemblait à la haine ; j’ignore parfaitement d’où naissait cette disposition, qui dans Fabrice, à la vérité, s’étendait sur toutes les femmes.

Madame de Luzi la remarquait avec un extrême chagrin, persuadée qu’un jeune homme ne se formait jamais mieux que dans le commerce des femmes ; elle désirait qu’il fît un choix honnête et ne savait quelle présomption tirer de cet éloignement invincible pour un sexe auprès duquel il eut déjà pu obtenir beaucoup de succès.

Un physique agréable et formé, beaucoup d’esprit naturel, de la passion pour l’étude et pour les arts ne permettaient pas de supposer que ce fut défaut d’intelligence et de chaleur ; à la vérité, Fabrice était singulièrement timide, ne parlait presque point dans le monde, ne pouvait souffrir qu’on s’occupât de lui, et nous prouvait pourtant dans de certains momens de confiance avec sa mère, qu’il observait tout avec autant de sagacité que de rigueur.

L’hiver que Fabrice avait passé à son régiment était écoulé, il avait un congé, et nous l’attendions de jour en jour.

Mon amie n’avait pas même la pensée de retourner à sa jolie maison de Montmorency ; elle ne doutait pas que ce ne fut toujours un séjour affreux pour moi, par les souvenirs que je devais y retrouver ; d’ailleurs, il s’y était passé dans l’espace de quelques mois des événemens bien malheureux et dont j’étais justement affectée.

Le comte Maxime de Ligni, qui habitait alors Versailles, y avait fait une dépense et des dettes énormes ; la bonté de sa souveraine, qui les avait déjà payées deux fois, s’était lassée à la vue de ses nouveaux désordres ; des plaintes graves s’étaient élevées contre lui, un ordre des maréchaux de France allait être lancé…

Maxime fut averti, et madame de Ligni proportionnant l’étendue de ses bienfaits à l’importance du danger, n’hésita point d’emprunter une somme assez considérable pour appaiser les plaintes, et pour réaliser une cinquantaine de mille francs, avec lesquels elle le fit sauver en Angleterre.

Ce sacrifice, qui avait été précédé de beaucoup d’autres, avait ruiné ma malheureuse grand’mère, elle venait de vendre sa maison et se retirait à Port-Royal avec ma sœur Valérie, qui, très-mécontente de tout cela, pouvait soupirer le reste de sa vie, sans qu’on eut le droit de dire qu’elle se plaignait sans sujet.

Mon amie assez riche pour satisfaire ses fantaisies, avait eu celle de louer une fort jolie habitation à Montmorency ; mais il ne s’agissait que de la rendre au propriétaire, et madame de Luzi avait aux environs de Meaux une terre charmante, infiniment plus considérable, et dont le parc dessiné par Lenôtre, était un des plus beaux et des premiers qu’il y eut alors en France.



Fin du tome premier.