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Fénelon, ses écrits politiques, religieux et littéraires

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Fénelon, ses écrits politiques, religieux et littéraires
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 965-1006).

FENELON.




SES ECRITS POLITIQUES, RELIGIEUX ET LITTERAIRES.




On a vu dans la querelle du quiétisme[1] le trait principal de Fénelon. La même chose a été comme l’aiguillon de ses grandes qualités et la cause de ses erreurs, soit de doctrine, soit de conduite : c’est cette confiance au sens propre qu’il semble représenter dans le XVIIe siècle, comme Bossuet représente le sens commun, la tradition. C’est encore, pour traduire cette idée dans le langage de notre temps, l’esprit de liberté opposé à l’esprit de discipline, lequel est plus cher aux hommes, dont il flatte les passions et caresse l’orgueil, et plus aimable, parce qu’il parle plus à l’imagination.

Est-ce donc à dire que Fénelon soit le premier ou le seul écrivain du XVIIe siècle où l’esprit de liberté se soit fait sentir ? Bien loin de là. Cet esprit souffle dans tous les ouvrages sortis de mains de génie, et ce serait un sujet intéressant d’en faire l’histoire spéciale au milieu des grandeurs du siècle de Louis XIV ; mais il y est contenu, réglé, et comme contrebalancé par l’esprit de discipline. L’opposition est toujours mêlée de déférence et de respect. Il se passe au sein de la société, comme dans l’esprit de chaque homme en particulier, à cette époque à la fois si philosophique et si chrétienne, une lutte régulière entre l’imagination, qui grossit le mal et qui provoque la résistance, et la raison, qui reconnaît le bien et fait trouver dans l’obéissance de la douceur et de la gloire. L’esprit de liberté remplit les écrits de Pascal, de La Bruyère, où il paraît sous les traits du doute et de l’examen, de Bossuet, qui se couvre de Dieu pour dire à la face des grands et des puissans du monde des vérités qui quelque jour les renverseront. Cependant l’esprit de discipline a le dessus, la raison domine en toutes choses l’imagination, et c’est cet admirable arrangement qui fait la beauté des écrits et la grandeur personnelle des écrivains au XVIIe siècle. L’art, sous toutes les formes, en est comme l’image sensible : la hardiesse ne s’y montre jamais que dans la sagesse, et l’invention n’est que le bonheur de retrouver le bien de tous.

Le trait distinctif de Fénelon n’est donc point d’avoir été inspiré le premier par l’esprit de liberté, mais d’avoir le premier rompu l’équilibre entre cet esprit et l’esprit de discipline ; et, s’il est vrai que ce caractère lui a donné dans notre nation une gloire en quelque sorte plus aimable que celle de ses contemporains, à cause de toutes ses complaisances pour notre sens propre, on ne peut nier qu’il n’ait jeté ce grand homme dans des fautes qui n’étaient guère moins inouies alors que ses nouveautés. Chez lui, l’opposition est pleine de vues ; la déférence n’est le plus souvent que de civilité, et pour servir de couverture à l’opposition. L’invention est quelquefois hardie, ingénieuse ; mais il n’invente que pour les délicatesses d’un petit troupeau. L’imagination, pour tout dire, domine la raison. Fénelon est le premier que je lise avec inquiétude ; c’est encore un maître pourtant, mais avec lequel je fais des réserves, et qui, pour m’avoir trop flatté dans mon instinct d’opposition et d’indépendance, n’obtient plus de moi cet abandon, cette petitesse du disciple fidèle, que je sens à toutes les pages de Bossuet.

L’invention, dans Fénelon, n’est pas de celle qui demande une grande force de génie, et qui crée ces systèmes, monumens de l’audace et de l’impuissance de l’homme. Il n’a attaché son nom à aucune de ces erreurs éclatantes, où la recherche des vérités inaccessibles et la poursuite acharnée de Dieu et de l’ame ont fait tomber quelques esprits sublimes. Ces erreurs-là font une partie de la gloire de l’esprit humain, et provoquent incessamment la curiosité, ainsi que la recherche qui les engendre. Les imaginations de Fénelon n’ont pas l’attrait de celles de Descartes, de Leibnitz, de Malebranche même, qu’il a combattu dans un ouvrage subtil et oublié ; ce sont trop souvent des bizarreries qui font regretter la dextérité qu’il y déploie. Il a manqué, dans l’invention, de cette force de génie qui fait vivre les systèmes, et son bon sens, admirable en mille endroits, faillit où ne se tromperait pas un esprit ordinaire. Enfin, jusqu’à Fénelon les imperfections des grands écrivains semblent n’être que les imperfections même de la nature humaine : ce sont, dans ses écrits, des défauts particuliers à un écrivain, et dont il est seul responsable.

Cette doctrine des parfaits, cet impossible amour de Dieu, cette piété distinguée, toutes ces rêveries du sens propre, ce rare, ce grand fin en religion, selon l’expression du temps, telle est, pour la plus grande part, l’invention dans Fénelon. Mais à quoi bon raffiner ? ’ Souvenons-nous des paroles de Louis XIV, si exactes, si modérées. « M. l’archevêque de Cambrai est le plus chimérique des beaux esprits de mon royaume. » Bel esprit, voilà la part de l’estime : on le disait alors des plus beaux génies ; chimérique, voilà la cause de tous les défauts de Fénelon. Un jugement de cet auteur ne peut être que le commentaire intelligent des paroles de Louis XIV. Il faut en chercher l’application à toutes les matières sur lesquelles il a laissé quelque écrit considérable.


I - FENELON CHIMERIQUE DANS LA RELIGION

On n’a pas oublié les étranges nouveautés du quiétisme, et comment Leibnitz, parlant des écrits de Fénelon sur ce sujet, n’y trouvait à louer que son innocence. Les erreurs de ce prélat n’y sont pas seulement de pure théologie ; s’il en était ainsi, il ne faudrait pas s’en occuper. Ce sont à la fois des erreurs contre la philosophie chrétienne, contre ce qu’on a appelé le gallicanisme, qui n’est que le christianisme approprié à l’esprit français, contre la nature elle-même que Fénelon trompait par le leurre d’une perfection impossible. Quelques remarques sur ces erreurs ne sont pas hors de mon sujet. La philosophie chrétienne, le christianisme français, la mesure de perfection possible à l’homme, tout cela peut intéresser ceux même que ne touche point le dogme. J’y vois, pour mon compte, ou les titres du monde moderne, ou les privilèges particuliers de l’esprit français, ou les droits même de la raison.

La tendance générale des écrits théologiques de Fénelon est, si l’on s’en souvient, de substituer le particulier à l’universel, le sens propre à la tradition. Il est vrai que, ne pouvant pas s’en cacher les conséquences, il avait pris soin d’en déterminer et d’en borner l’usage dans la pratique. C’était, disait-il, une curiosité de quelques esprits délicats qu’il fallait satisfaire en l’éclairant ; c’était, selon ses amis, de la piété distinguée. Quoi ! un esprit si pénétrant ne pas sentir qu’en religion, ainsi qu’en toutes choses, ce qui en est comme la partie défendue est ce qu’on en aime le plus, et qu’à la longue, où il y aura une religion pour les délicats, il y aura autant de religions que de degrés dans cette délicatesse ! Abandonner la religion à la liberté du sens propre, c’est semer les sectes à l’infini, témoin les pays de protestantisme où le droit d’examen n’est pas réglé par une église établie, témoin ces innombrables églises dans l’église américaine. Dans une société polie, qui donc ne voudra pas appartenir à la religion de curiosité ? Qui ne préférera une piété distinguée à la piété de tous ? Qui ne trouvera le compte de son amour-propre à sortir de la foule des simples et des ignorans pour se ranger parmi les délicats et les raffinés ?

Nous le voyons pour les opinions profanes : adhérer à la doctrine commune, quand on n’y est pas invité par un intérêt, n’est pas le premier mouvement. Différer au contraire et se départir flatte l’indépendance, et cet indomptable sens propre qu’il est si dangereux, et tout au moins si superflu d’encourager. Établissez en principe, écrivez dans vos livres que l’adhésion est un effet grossier de l’esprit d’imitation, et que différer est la marque d’un esprit indépendant et rare : vous autorisez, vous constituez en quelque sorte la dissolution et la dispersion. Les hommes de génie, qui sont les sages de ce monde, devraient-ils l’être moins que les sociétés elles-mêmes, lesquelles, par un admirable instinct, se défendent sans cesse contre le sens propre, et, pour un article de leurs lois qui le reconnaît ou le tolère, en font mille qui le suspectent, le contrarient ou l’oppriment ?

Combien ce principe n’est-il pas plus vrai encore de la religion que de la société ? Qui fait la force des religions, si ce n’est la tradition et’ l’unité ? Qui fait leur caractère divin, si ce n’est qu’elles ne sont pas débattues comme les opinions humaines, et à la merci des commodités de chacun ? Qui est plus propre à faire naître la foi ou à l’entretenir que l’unité et la tradition ? Les grands hommes du protestantisme l’eurent bientôt compris, car, dans le temps même qu’ils se séparaient de l’unité catholique, ils essayaient d’en former une à leur façon, et, tout en rejetant la tradition de l’église établie, ils allaient chercher dans les ténèbres des origines la tradition plus lointaine encore d’une église primitive.

Méconnaître des vérités si simples étonnerait d’un spéculatif étudiant les religions dans leur rapport avec la nature humaine ; combien n’est-ce pas plus étonnant d’un prêtre catholique, d’un chrétien, d’un archevêque ! comme s’écriait Bossuet en présence de ce scandale. Fénelon ne réparait rien en suivant dans la pratique la religion de tout le monde, et en se montrant catholique sincère dans l’exercice de son ministère et dans les exemples de sa vie. Par son attachement opiniâtre au seul point contesté, s’il n’autorisait pas la défiance sur tout son fonds de religion, il affaiblissait inévitablement celui de ses disciples. Il n’est pas dans la nature humaine d’aimer sans partialité, et, si dans un ensemble de doctrines il en est une, douteuse ou combattue, à laquelle elle s’est attachée, prenez garde qu’elle ne se refroidisse tout au moins pour le reste.

Regardez dans le fond d’un janséniste, vous y verrez que la doctrine de saint Augustin sur la grace est à elle seule plus considérable que tout le christianisme. Le jésuite croira plus au pape qu’à l’église ; le quiétiste pensera que l’amour de Dieu rend le christianisme inutile. En religion, il n’y a pas de doctrine particulière qui ne devienne un schisme, pas de dissidens qui ne dégénèrent en sectaires. L’homme supérieur qui s’est fait des disciples par quelque opinion de son sens propre n’a plus la force de les retenir dans la tradition. Fénelon n’obtint pas de son petit troupeau l’impartialité entre la doctrine du pur amour et la religion de tout le monde ; et lui-même, quoiqu’il voulût rester catholique, n’était-il pas invinciblement quiétiste ?

Dans tous ses écrits théologiques, la préférence pour la religion du pur amour est manifeste. Entre les deux traditions catholiques, dont l’une, favorable au sens propre, était de tolérance, et dont l’autre, celle que défend Bossuet, était d’obligation universelle, c’est de la première qu’il s’inspire le plus souvent. Pour l’autre, s’il l’invoque, c’est avec une foi d’habitude, et par le devoir de sa profession plutôt que par goût. Parmi les saints, il ne pratique guère que les mystiques, et ne s’autorise, dans leurs livres, que des doctrines que leur sainteté même ou l’obscurité de la matière a protégées contre les suspicions de l’église établie. On ne sent pas, dans la plupart de ses sermons, l’autorité, et pour ainsi dire la moelle des pères de la grande tradition, et déjà une certaine morale psychologique et des procédés d’éloquence remplacent ce commentaire passionné des saintes lettres, cet enthousiasme de la tradition qui, dans les sermons de Bossuet, égale presque les pensées du prêtre à celles que les livres saints prêtent à Dieu.

Que dire de cette chimère de cinq sortes d’amour, dont les quatre premières sont mêlées, dans des proportions décroissantes, d’intérêt personnel, et dont la dernière seulement est pure de tout motif humain ? Quelle conscience eût résisté à cette analyse de l’intérieur, à cette contention impossible pour s’épurer successivement de ces quatre sortes d’intérêt personnel, et se volatiliser pour ainsi dire jusqu’à cet amour qu’on ne peut plus distinguer du sujet qui aime ? Mais je veux voir ce miracle de désintéressement, cet être complètement détaché que la présence de Dieu occupe et remplit sans cesse, et chez qui toute pensée n’est plus qu’un effet immédiat de cette présence : que devient l’activité humaine ? Quel sera le rôle de cet être dans le monde ? quelle fonction, quel office remplira-t-il ? Je n’imagine qu’un lieu où il fût à sa place, absorbé sans distraction par la présence divine : c’est cette colonne au haut de laquelle certains fanatiques de l’Orient consument leur inutile vie dans la contemplation et l’extase. Image grossière, mais forte, de l’impuissance de l’homme qui veut s’isoler de la terre ! N’y pouvant parvenir, même avec les ailes de sa pensée, il entasse des marches de pierre entre le sol et lui.


II - FENELON CHIMERIQUE DANS LA POLITIQUE

C’est peut-être un premier reproche à faire à Fénelon, qu’il ait donné lieu à des jugemens sur ses opinions politiques ; car, si quelque chimère lui a été plus chère que celle des cinq amours, c’est sans doute la chimère de gouverner. Bossuet s’était occupé, lui aussi, des matières politiques, mais on sait avec quelle admirable mesure ! D’une part, il s’en était tenu aux généralités, aux rapports du prince au sujet, laissant les affaires à ceux qui en avaient le maniement, et n’en disputant pas quand il n’avait pas qualité pour en décider. D’autre part, il n’avait pris la politique que sur le point où elle touche à la religion, et, s’il combattait la souveraineté du peuple et le droit d’insurrection, c’est parce que Jurieu prétendait en reconnaître le principe dans la tradition chrétienne. Fénelon va bien au-delà des devoirs de l’évêque et des droits du spéculatif ; il fait des plans de gouvernement, et il donne des avis sur la conduite ; il décide à la fois dans la théorie et dans les affaires.

C’est par la bouche de Mentor que Fénelon a exposé ses maximes de gouvernement. Beaucoup sont excellentes, surtout en ce qui regarde les flatteurs, quoique trop détaillées et trop évidemment à l’adresse de Louis XIV ; mais ces maximes sont aussi anciennes que la royauté, et personne n’en a eu l’invention. Il ne faut noter que ce qui est propre à Fénelon.

Une royauté absolue, des sujets partagés en classes que distingue un habit différent, et la vertu pour toute constitution, voilà l’idéal de Fénelon. Cet idéal ne fut-il rêvé que pour Salente ? Non. Cette chimère des classes, si contraire à l’esprit d’égalité du christianisme, n’est pas un détail d’imagination dans une sorte de république idéale ; c’est une institution que Fénelon rêvait pour Salente et qu’il eût imposée à Paris.

A Salente, Mentor conseille à Idoménée de régler les conditions par la naissance, et de les distinguer par l’habit. Les personnes du premier rang, après le roi, seront vêtues de blanc, avec une frange d’or au bas de leurs habits. Ils auront au doigt un anneau d’or avec le portrait du prince. Le bleu sera la couleur des seconds, avec une frange d’argent ; ils auront l’anneau, mais point de médaille. Les troisièmes seront habillés de vert, sans anneau et sans frange ; ils auront la médaille d’argent. Les vêtemens des quatrièmes seront jaune-aurore ; des cinquièmes, rouge pâle ou rose ; des sixièmes, gris de lin ; des septièmes, qui seront les derniers du peuple, jaune mêlé de blanc[2].

A Paris, si Fénelon est moins occupé des costumes, il ne l’est pas moins des privilèges de naissance et des différences qui doivent marquer les conditions. Dans un plan de gouvernement tracé pour le duc de Bourgogne, je vois que la maison du roi doit être composée des seuls nobles choisis. Les pages du roi doivent être des enfans de haute noblesse. Pour les places militaires, les nobles seront préférés, et, pour la magistrature, ils passeront avant les roturiers à mérite égal, et avec le droit de garder l’épée. Les maîtres-d’hôtel du roi, les gentilshommes ordinaires, seront tous nobles vérifiés. Mésalliances interdites aux nobles des deux sexes ; défense aux acquéreurs des terres des noms nobles de prendre ces noms ; aucun ordre pour les militaires sans naissance proportionnée.

Pour le nombre et la distribution des classes, et le costume propre à chacune, si Fénelon n’a pas donné des prescriptions expresses, il y songeait. Ce devait être la matière de règlemens ultérieurs compris dans son plan sous ce titre : Lois somptuaires pour toutes les conditions ; car comment faire des lois somptuaires sans toucher aux habits, et comment les appliquer à toutes les conditions sans fixer le nombre de celles-ci ?

Cette théorie des lois somptuaires, qu’il faut, dit Fénelon dans ce même plan, imiter des Romains, comme si l’efficacité en était incontestable, et qu’une institution républicaine convînt à un état monarchique, Mentor en fait l’application la plus étendue au peuple de Salente. Là tout est réglé : nourriture, les viandes sont apprêtées sans ragoût, le roi ne boit que du vin du pays ; ameublement : point d’étoffes façonnées, étrangères, point de broderies, prohibition des parfums, des vases d’or et d’argent ; propriété : chaque famille, dans chaque classe, ne possédera de terre que ce qu’il en faudra pour la nourrir. Sur ce dernier point, Fénelon copie Mentor en interdisant, dans son plan de gouvernement pour la France, l’abus des grands parcs nouveaux et en les restreignant à un nombre déterminé d’arpens.

Si je note tous ces détails de règlement, renouvelés pour la plupart de certaines utopies dont nous parlent les histoires, essayés sans succès, sinon sans violences, c’est qu’il n’y a pas de marque plus certaine du chimérique que la manie de réglementer. La liberté humaine a toujours résisté à ces législateurs qui ont prétendu régler ainsi ses moindres mouvemens ; elle s’échappe de ces compartimens où l’on veut l’enfermer, et jusque dans les sociétés où les classes sont le plus séparées, ou bien elle rompt les barrières de force, et confond toutes les classes dans une égalité violente, ou bien elle y fait des brèches assez larges pour que ces classes puissent communiquer et se mêler incessamment. Elle hait ces prescriptions orgueilleuses qui vont à mesurer à chacun l’air, l’espace, la nourriture, à imposer une forme ou un tarif aux habits, à affubler l’homme de l’éternelle livrée d’une condition immuable. Elle veut le changement ; et, dût-elle toujours le prendre pour le progrès, de quel droit lui ôteriez-vous le seul aiguillon qui pousse les nations en avant et qui produit cette succession d’époques, de mœurs, de formes sociales, dont la variété fait la beauté même de la nature humaine ?

Vouloir, au lieu de lois générales qui se bornent à régler dans les sociétés ce qui s’y voit d’immuable, ou du moins n’y change que très lentement et très peu, des lois d’un détail infini attachées à tous les mouvemens de l’homme comme les fils à tous les membres de l’automate ; élever des murailles d’airain, non-seulement dans la société, entre les diverses classes, mais dans l’homme, entre ses diverses facultés ; vouloir la vie, et prescrire l’immobilité ; établir le commerce et prohiber le luxe ; allumer le flambeau des arts et des sciences et en empêcher le rayonnement avec la main ; permettre la gloire et châtier le triomphe, n’est pas d’un grand législateur, mais d’un rêveur ingénieux, et, selon le mot de Louis XIV, d’un bel esprit chimérique.

Serait-ce trop de sévérité envers Fénelon que d’ajouter que cette inquiétude de tous les mouvemens de la liberté humaine, et ces prodigieuses inventions de moyens préventifs, pourraient presque faire douter de sa charité comme chrétien, et de sa tolérance comme philosophe ? Saint-Simon, qui d’ailleurs n’a pas flatté le portrait de l’archevêque de Cambrai, en a porté ce jugement à la fois si vraisemblable et si vrai : « Sa persuasion, dit-il, gâtée par l’habitude, ne voulait point de résistance ; il voulait être cru du premier mot ; l’autorité qu’il usurpait était sans raisonnement de la part de ses auditeurs, et sa domination sans la plus légère contradiction. Être l’oracle lui était tourné en habitude dont sa condamnation et ses suites n’avaient pu lui faire rien rabattre ; il voulait gouverner en maître qui ne rend raison à personne, régner directement, de plain-pied[3]. » Je reconnais là, pour mon compte, le contradicteur de Bossuet dans l’affaire du quiétisme ; je le reconnais aux autres traits que note Saint-Simon, à cette modestie qui était ou une grace naturelle, ou une adresse, selon le besoin, à son impatience, à sa surprise quand on le suspecte, qu’on doute, ou qu’on lui résiste, à ce moi de l’homme habitué à persuader sans raisonnement et qui discutait moins pour convaincre les gens, ce qu’il croyait tout fait d’avance, que pour leur faire goûter, dans la beauté de ses discours, la douceur de leur déférence. Au reste, Saint-Simon n’en eût-il rien dit, je le concluerais de cette prétention à tout régler qui est la marque des esprits absolus et tyranniques. Fénelon lui-même l’a remarqué de Louis XIV, le roi le plus absolu et le plus occupé de règlemens. Qu’on ne s’y trompe pas, cet excès de sollicitude n’est que défiance de la liberté humaine, et prévention contre toute résistance. Ce n’est point par désintéressement qu’on se substitue à ceux qu’on prétend régler, qu’on les dépossède d’eux-mêmes, et qu’on se charge de toutes leurs fonctions physiques et morales. Voilà l’usurpation monstrueuse dont parle si admirablement Saint-Simon. Le souverain pense, agit, respire au lieu et place du sujet ; il le contient implicitement et l’absorbe. Ce besoin de régler, c’est le désir secret de se débarrasser de toute contradiction et de jouir tranquillement de l’empire.

L’esprit absolu de Fénelon se trahit dans la précision sèche et la dureté de tous ses règlemens. Il tranche par articles courts et laconiques, et sa froide intelligence se plaît à ce spectacle d’une société qui exécute tous les mouvemens avec la précision d’un mécanisme. Le peuple, pour Mentor, ce sont des nombres et non des ames dont la moindre est si grande, que nul moraliste ne la peut embrasser tout entière, et si libre, que, même après s’être donnée, elle se reprend et se reconquiert elle-même. Un esprit vraiment libéral est plus tendre pour la liberté humaine ; il touche avec plus de délicatesse à tout ce qui regarde l’ame, et s’il est chargé du gouvernement, au lieu de confisquer les volontés, il les invite et les incline à se borner elles-mêmes, et s’autorise contre leurs excès de la tendresse même qu’il a pour elles.

La suite fera voir d’une façon plus sensible combien Fénelon a mérité le reproche d’avoir trop aimé la domination ; toutefois telle a été la séduction de ses talens et de sa vertu jusque dans la postérité, qu’aujourd’hui encore c’est de Bossuet que l’on croit ce qui n’est vrai que de Fénelon. Bossuet est l’esprit absolu et dominateur. En religion, beaucoup lui donnent tort à cause du mérite que Fénelon sut tirer de sa défaite. En politique, il a le mauvais rôle, et le livre de la Politique selon l’Écriture sainte paraît le livre des tyrans, comme le Télémaque est celui des bons princes et des peuples libres. Et pourtant, lu sans prévention, Bossuet n’a fait qu’exprimer dans un langage admirable des principes sans lesquels ni les gouvernemens ne peuvent faire le bien du peuple, ni les peuples ne peuvent supporter les gouvernemens. Seulement Bossuet ne fait aucune flatterie aux peuples, et il ne se prononce pas sur le droit redoutable et mystérieux des révolutions, aimant mieux croire que les gouvernemens n’oublieront pas toute modération et toute raison jusqu’à rendre nécessaire l’exercice de ce droit. Il respecte la liberté humaine, il n’enchaîne pas les sociétés dans des plans de gouvernement imaginaires, et il aime le spectacle de leurs vicissitudes pendant le peu de temps que ce spectacle dure. Pourquoi donc l’esprit de liberté le tient-il pour suspect, et au contraire montre-t-il tant de faveur à Fénelon ? C’est que Fénelon a ruiné le principe même de la monarchie absolue par un idéal de perfection impossible, et qu’au lieu de n’abaisser que devant Dieu la royauté de Louis XIV, comme a fait Bossuet, il l’a abaissée et avilie devant les hommes. Le dirai-je ? c’est que les peuples ont plus de faible pour ceux qui les séduisent que pour leurs vrais amis, pour ceux qui les leurrent d’un bonheur imaginaire par la liberté que pour ceux qui leur proposent un bonheur possible par la discipline.


III - ERREURS DE FENELON SUR LA POLITIQUE DE CONDUITE

Telle a été la part du chimérique dans Fénelon en ce qui regarde les matières de gouvernement. Examinons ses jugemens sur la conduite des affaires de son temps et sur la politique de Louis XIV.

Il a fait un grand nombre de mémoires politiques : sur quelle partie des affaires, sur quel événement n’en a-t-il pas fait ? On sait que les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse ne décidaient rien sans ses conseils ; il en donnait sur le connu comme sur l’inconnu, sur les nouvelles certaines comme sur les bruits les plus hasardés ; il réglait à la fois le présent et le futur, le provisoire et le définitif. Outre les mémoires sur la guerre de la succession et cette lettre trop louée de nos jours, où Fénelon donne des conseils si durs à Louis XIV, il n’est pas de circonstance qui n’ait produit quelque écrit de direction pour ses deux amis, et il n’est pas un de ces écrits où le chimérique n’ait laissé sa marque[4].

Parmi tous ces mémoires, attachons-nous à ceux qui ont exercé sur les esprits la séduction propre à Fénelon, par exemple la lettre à Louis XIV[5] : quel en est le trait le plus saillant ? C’est un blâme violent de toutes les conquêtes de ce prince. « Le bien d’autrui, dit Fénelon, ne nous est jamais nécessaire. » Il nie qu’on ait le droit de retenir certaines places, sous prétexte qu’elles servent à la sûreté des frontières. Il critique l’acquisition de Strasbourg ; il eût fallu, selon lui, faire réparation à la Hollande pour la guerre de 1672, rendre Valenciennes, Cambrai, Strasbourg, quoique Louis XIV les eût moins conquises par ses armes que reçues de la force des choses. Mais, ces places rendues, de quelles frontières la France devra-t-elle s’entourer ? De la vertu, dit Fénelon, de la modération, de la bonne foi dans les traités. Qui le nie ? Seulement de bonnes places n’y gâtent rien, et c’est un secours indispensable contre les voisins qui pourraient avoir d’autres maximes.

Je remarque en passant la manière dont Fénelon, dans cette lettre, parle de son ami le duc de Beauvilliers, « dont la faiblesse, dit-il, et la timidité déshonorent le roi. » C’est ainsi qu’il se servait de ses amitiés pour sa puissance, et peut-être de ses vertus pour sa faveur ; et quand l’esprit de domination, qui lui fit désirer jusqu’au dernier jour d’entrer dans le conseil, commandait des duretés contre un ami, dût cet ami être le duc de Beauvilliers, l’ame de son ame, dit Saint-Simon, sa main n’hésitait pas à les écrire.

Je n’aime pas mieux la politique de ses mémoires sur la guerre de la succession. Quel remède propose-t-il pour guérir tous les maux causés par cette guerre ? Qui le croirait ? L’abdication de Philippe V et une défaite sans ressources de la France. L’abdication de Philippe V, il veut qu’on l’exige ; la défaite sans ressources, il la désire. A la vérité, il en a quelque scrupule. « Ne croyez pas, écrit-il au duc de Chevreuse, que ce soit l’effet de l’indisposition du cœur d’un homme disgracié[6]. » Aussi insiste-t-il : « J’ai le cœur déchiré par nos malheurs, dit-il plus loin, mais mon fonds ne peut consentir à aucun succès. Je crois voir qu’un succès gâterait tout sans ressource. » Pourquoi ? C’est que le même succès qui relèverait la France relèverait aussi Louis XIV, et « qu’il n’y a que l’humilité et l’abus de la prospérité qui puissent apaiser Dieu. » Et il conseille le sacrifice de la Franche-Comté, des trois évêchés, de plus encore, s’il le faut, pour avoir la paix. « Nulle paix, dit-il, ne peut être que bonne à acheter très chèrement. » Et pourtant, dans la même lettre, il fait ce beau portrait de la France « Vous êtes comme le lion terrassé, mais la gueule ouverte, expirant et prêt à déchirer tout. » Oui, c’est le lion de la bataille de Denain, c’est le vieux roi Louis XIV déclarant qu’il aimerait mieux s’ensevelir avec sa noblesse sous les ruines de son royaume que de consentir à cette paix très chèrement achetée dont veut Fénelon.

Le prélat tient fort à ce mot : une paix heureuse, une paix supportable, comme celle d’Utrecht, laisserait à Louis XIV quelque gloire ; il la faut très chèrement achetée, c’est-à-dire par des cessions de territoire, et par le sacrifice sanglant de quelques membres de la France. Il y revient dans le Mémoire sur la manière de se conduire avec le roi, écrit à l’époque où de la royale famille dépeuplée par la mort il ne restait plus qu’un vieillard septuagénaire et un enfant. « Il faut, dit-il, rendre le roi très facile à acheter très chèrement la paix. » Il est une guerre pourtant, la seule que Fénelon permette et conseille même à Louis XIV : c’est la guerre aux ennemis personnels de l’archevêque de Cambrai, aux jansénistes, dont il demande la destruction, seul moyen, avec une prompte paix, « de mettre le roi en repos pour long-temps. »

Je sais bien que ces énormités sont cachées sous les attrayantes nouveautés d’une défense de la France par un appel aux masses, d’une convocation régulière des états-généraux, d’élections libres et périodiques, enfin d’une intervention légale du pays dans les affaires du pays. Je sais pareillement que le gouvernement de Louis XIV était perdu d’abus, et que bon nombre des critiques de Fénelon sont méritées. Les erreurs de l’illustre prélat n’ôtent rien à la gloire de ces vues justes et hardies, encore que l’inquiétude et une sorte d’impatience de l’avenir y aient plus de part que la hardiesse calme et impartiale d’un esprit prévoyant ; on y sent encore le chimérique dans le manque d’à-propos. Sans doute, Louis XIV était cause d’une partie des maux qui accablaient la France ; mais lui seul avait le secret de les guérir, et ce secret, c’était la victoire. Je reconnais dans les plans de gouvernement de Fénelon, à l’époque des désastres de Malplaquet et de Gertruydenberg, la tradition du chimérique des idéologues de 1814. Ceux-là aussi ne proposaient-ils pas à Napoléon des plans de constitution pour repousser l’Europe qui préparait Waterloo ?


IV – ERREURS DE DIRECTION. – DIRECTION D'UN ROI

On sait quel a été, au XVIIe siècle, l’empire de ce qu’on y appelait la direction, c’est-à-dire des conseils du directeur spirituel. Fénelon fut l’un des directeurs les plus goûtés de son temps. Ses écrits de spiritualité ont été le pain de beaucoup d’ames parmi les personnages les plus choisis et les plus qualifiés de son temps. Dans ce petit gouvernement qui lui fut déféré sur tant de consciences, et qu’il exerça en maître si absolu, le chimérique domine encore. Vous le retrouvez dans ce désir d’une perfection impossible, et dans cette prodigieuse multiplicité de prescriptions qui n’enfantent que les vains efforts et les scrupules.

Le plus bel écrit de direction qui soit sorti de sa plume est l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté. C’est la royauté au tribunal du directeur spirituel, c’est Fénelon confessant le duc de Bourgogne devenu roi. Cet examen embrasse tous les actes quelconques et toutes les pensées possibles d’un roi. La paix, la guerre, les traités, l’administration, le pouvoir des ministres, le commerce, les bâtimens : c’est trop peu ; les transactions du roi avec ses sujets, les acquisitions payées en rentes, les galériens, la paie des troupes, les enrôlemens, lesquels doivent se faire par un choix, dans chaque village, de tous les jeunes hommes libres dont l’absence ne nuirait en rien au labourage ni au commerce ; que sais-je ? mille autres points y sont touchés, où l’archevêque décide moins en confesseur parlant tout bas au tribunal de la pénitence qu’en premier ministre opinant à la table du conseil.

La politique de Télémaque et des Mémoires reparaît dans l’Examen. Dans Télémaque, Mentor veut qu’Idoménée se contente, pour toute distinction de costume, d’un habit de laine très fine, teinte en pourpre, avec une légère broderie d’or. Dans l’Examen, la broderie est de trop. « Si vous en avez, dit-il, les valets de chambre en porteront. » Et, s’étendant sur cet article de luxe, il se plaint comme d’un prodige qu’il y ait à Paris plus de carrosses à six chevaux qu’il n’y avait de mules cent ans en-deçà, et qu’au lieu d’une seule chambre avec plusieurs lits, comme au temps de saint Louis, on ne puisse plus se passer d’appartemens vastes et d’enfilades. Sur ce point, l’Examen exagère la simplicité recommandée dans le Télémaque ; car, si Mentor ne veut à Salente que de petites maisons sans ornemens, encore souffre-t-il qu’il y ait dans ces maisons « de petites chambres pour toutes les personnes libres. »

Voici d’autres nouveautés de l’Examen. « Si le roi, dit Fénelon, a des prétentions personnelles sur quelque succession dans les états voisins, il doit faire la guerre sur son épargne, et tout au plus avec les secours donnés par les peuples par pure affection. » Et il rappelle l’exemple de Charles VIII allant recueillir à ses frais la succession du duc d’Anjou. Étrange politique, étrange usage de l’histoire ! Comme si la véritable nouveauté n’eût pas été alors de décider que les princes ne peuvent pas avoir de guerres personnelles, et qu’il ne saurait y avoir d’héritages au dehors où la nation ne soit cohéritière avec le prince !

Parmi les moyens de gouvernement, Fénelon interdit l’espionnage ; à la bonne heure, je reconnais là le chrétien, l’évêque, qui ne veut pas qu’on se serve du vice, même pour les besoins de l’état. « Qu’on chasse donc et que l’on confonde, s’écrie-t-il, les rapporteurs de profession, ces pestes de cour ! » Mais il est tels secrets qu’il importe de savoir. Comment les pénétrer ? La même imagination qui rêvait tout à l’heure une armée formée de tous les jeunes gens qui sont inutiles à l’agriculture et au commerce invente une sorte d’espionnage licite, fait à contre-cœur et par pur dévouement « par d’honnêtes gens, dit-il, que le prince obligerait malgré eux à veiller, à observer, à savoir ce qui se passe, à l’en avertir secrètement. »

Ces chimères, d’ailleurs fort innocentes, sont la marque, et je dirais presque le châtiment de la contradiction où tomba cet homme illustre en voulant renouveler dans sa personne la fortune de Richelieu et de Mazarin. C’est par l’impossibilité de concilier la sévérité chrétienne avec la facilité de la politique, qu’il arrive à imaginer une civilisation sans luxe, et l’espionnage fait par d’honnêtes gens qui en ont l’horreur. Il fallait bien que, la part faite à la politique par l’homme qui prétendait entrer au conseil, l’archevêque et le chrétien fissent toutes réserves au nom de la morale chrétienne. De là des contradictions dont Fénelon ne peut se tirer que par des rêveries. Quoique doué d’un grand sens, comme tous les hommes supérieurs, il en manqua pour se conduire sur ce point, et il s’agita toute sa vie entre l’ambition de gouverner l’état, sans désespérer un seul jour, dit Saint Simon, et les empêchemens de sa robe et de sa vertu. En cela, comme en tout le reste, Bossuet lui est bien supérieur, car il se servit d’abord de son admirable bon sens pour se connaître et se mettre à sa place, et, quand il eut à toucher aux matières politiques, il sut s’y arrêter au point où le prêtre eût tranché du ministre.

Bossuet a un autre avantage en tout ce qui regarde cette matière si délicate de la direction. C’est qu’il se borne à des prescriptions générales et sommaires, à ce qu’un esprit d’une capacité ordinaire peut oublier ou ne pas voir. Au lieu de susciter cette foule de menus scrupules et de petites perplexités où la conscience s’embarrasse, et qui empêchent l’activité, il se contente d’avertir la conscience par des traits frappans, et de la mettre en exercice pour ainsi dire, lui laissant trouver, par une induction facile et involontaire, toutes les prescriptions de détail qui dépendent de la prescription générale. Par la méthode contraire, Fénelon s’abîme et s’éblouit dans l’infinité des détails, et, si sa direction doit avoir quelque effet, c’est d’exciter stérilement notre curiosité sur nous-mêmes. Pendant qu’il nous insinue dans tous ces replis et qu’il nous mène à la poursuite de tant de nuances fugitives, l’heure d’agir est passée.

Bossuet ne fait pas un examen en quelque sorte calomnieux des consciences royales ; il ne s’enfonce pas comme à plaisir dans ce mauvais fonds de corruption qui nous rend toutes nos pensées suspectes, et nous fait craindre toutes nos actions. Soit prudence, soit que, l’essentiel étant réglé, il ne lui paraisse ni d’une bonne morale, ni dans l’esprit de la charité chrétienne de forcer les suppositions, il demeure en-deçà d’une corruption extraordinaire ; bien différent de Fénelon, qui ne craint pas de souiller sa chaste imagination de tout un détail de prévarications et d’arrière-pensées dont la supposition serait une injure même pour un roi malhonnête homme.

Par exemple, examinant le prince sur les raisons qu’il aurait eues d’éloigner de sa personne les sujets forts et distingués, Fénelon lui demande s’il n’a pas craint « qu’ils ne contredissent ses passions injustes, ses mauvais goûts, ses motifs bas et indécens. » A quel tribunal de la pénitence un roi se vit-il poursuivi de suppositions si violentes ? Rien n’est respecté par cette subtilité préventive, et Fénelon s’en méfie d’autant moins, qu’il n’avait pas à craindre qu’on vît dans ces suppositions des aveux involontaires de son propre fonds. Qui n’aimera mieux Bossuet, retenu dans la liberté du confesseur par un respect mêlé de confiance pour la personne du pénitent, n’attaquant les vices des princes que sur l’autorité de la morale universelle, ou avec les paroles même des livres saints dont la hardiesse couvre la sienne et la rend respectueuse et décente, et sachant interroger les consciences royales sans les fatiguer de sa pénétration implacable, sans les embarrasser par sa subtilité, sans les attrister et les décourager par sa défiance ?

Peut-être paraîtra-t-il sévère de rechercher dans la conduite du duc de Bourgogne l’influence de ce tour d’esprit de Fénelon, et d’examiner s’il ne serait pas juste de rendre le précepteur responsable de certains travers de l’élève, comme il est juste de lui faire honneur des victoires que ce jeune prince remporta sur son naturel. La recherche est délicate, mais mon sujet l’exige, et la vérité m’y force.

Quels étaient les défauts que la voix publique reprochait au duc de Bourgogne ? On le disait « trop particulier, trop renfermé, dévot jusqu’à la sévérité la plus scrupuleuse dans les minuties, irrésolu, ne sachant pas prendre une certaine autorité modérée, mais décisive ; raisonnant trop et faisant trop peu, bornant ses occupations les plus solides à des spéculations vagues et à des résolutions stériles, livré à des amusemens puérils qui apetissent l’esprit, affaiblissent le cœur et avilissent l’homme. » Qui donc parlait ainsi du jeune prince ? Fénelon lui-même[7]. Et c’est au duc de Bourgogne qu’il tenait ce langage. A la vérité, il ne parle pas de son chef : ce sont des bruits qu’il a recueillis et qu’il rapporte ; mais il est trop évident qu’il y croit.

Comparez ce portrait du duc de Bourgogne avec celui qu’en a tracé un homme qui l’aimait pour les mêmes motifs que Fénelon, par l’attrait de ses grandes qualités et par le même fonds de prévention contre Louis XIV. « Il était, dit Saint-Simon, dévot, timide, mesuré à l’excès, renfermé, raisonnant, pesant et comparant toutes choses, quelquefois incertain, ordinairement distrait et porté aux minuties. Sa vie se passait pour la plus grande partie dans le cabinet, à des occupations scientifiques, à des rêveries et à la poursuite de chimères. On parlait de mouches étouffées dans l’huile, de crapauds crevés avec de la poudre, de bagatelles, de mécaniques, occupations dont il sortait par des gaietés déplacées ou des exercices physiques de peu de dignité[8]. » Saint-Simon lui reproche le trop continuel amusement de cire fondue, ce qui s’entend des longues lettres qu’il écrivait dans le temps qu’il eût fallu agir.

Les aveux du duc de Bourgogne lui-même complètent ce portrait. « Il confesse son indécision ; il avoue qu’il se laisse aller à un serrement de cœur et aux noirceurs causées par les contradictions et les peines de l’incertitude ; que quelques fois, paresse ou négligence, d’autres, mauvaise honte ou respect humain, ou timidité, l’empêchent de prendre des partis et de trancher net dans des choses importantes[9]. » Ailleurs, il représente ainsi son intérieur : « Je ne vois en moi que haut et bas, chutes et rechutes, relâchemens, omissions et paresses dans mes devoirs les plus essentiels, immortifications, délicatesse, orgueil, hauteur, mépris du genre humain, attachement aux créatures, à la terre, à la vie, sans avoir cet amour du Créateur au-dessus de tout, ni du prochain comme de moi-même. » Il s’avoue renfermé, donnant trop de temps à la prière, écrivant beaucoup.

Ces défauts nous coûtèrent peut-être la perte de Lille. On imputa du moins la plus grande partie des malheurs de la campagne de 1710 au duc de Bourgogne, lequel reconnut lui-même, avec une magnanimité qui promettait pour l’avenir d’éclatantes réparations, que, dans deux occasions capitales, il avait reçu du roi la puissance décisive, et qu’il n’en avait pas usé. « Sous l’influence de cette dévotion sombre, timide, scrupuleuse, disproportionnée à sa place, » que lui reproche Fénelon, on le voit demander à son ancien précepteur, dans le fort de la guerre, s’il croyait qu’il fût absolument mal de loger dans une abbaye de filles. Pendant que Lille était aux abois, il perdait plusieurs heures à assister à une procession générale pour le succès de nos armes. Quand on vint lui annoncer que la ville était prise, on le trouva jouant au volant, et sachant déjà la chose. La partie n’en fut pas interrompue.

On reconnaît dans les plus saillans de ces défauts l’effet de l’éducation qu’avait reçue le duc de Bourgogne. Cette piété sombre et minutieuse, ce trop de temps donné à la prière, ces scrupules, cette curiosité et ce mécontentement de soi, cet excès de raisonnement et cette peur d’agir, ces rêveries et cette poursuite de chimères, voilà tout le chimérique de la perfection impossible imaginée par son précepteur. Quant à ces excès de table et ces exercices physiques sans mesure, après la tristesse des retours sur soi-même et l’abus de la solitude, quoi de plus semblable à cet état glissant du quiétisme, où, au sortir des extases de l’amour pur, le corps s’abandonne à tous ses appétits ? N’est-ce pas l’effet de cette piété inaccessible qui ne souffre pas d’état intermédiaire entre l’extase et l’empire des sens ?

Fénelon ne s’étonnait pas qu’on l’accusât des défauts de son élève. « On dit, lui écrit-il, que vous vous ressentez de l’éducation qu’on vous a donnée[10]. » Mais, dans le même temps, ses lettres l’y enfonçaient plus avant, principalement sur l’article de la piété. « Allez à l’armée, lui écrit-il, non comme un grand prince, mais comme un petit berger avec cinq pierres contre le géant Goliath ; agissez continuellement dans la dépendance continuelle de l’esprit de grace ; soyez fidèle à lire et à prier dans les temps de réserve, et à marcher pendant la journée en présence de Dieu. » Après la prise de Lille, il le loue d’avoir dit, en parlant de son revers, ces aimables paroles : Hi in curribus, et hi in equis, etc., etc. Ailleurs, il l’engage à s’accoutumer à rentrer souvent au dedans de lui-même « pour y renouveler la possession que Dieu doit avoir de son cœur. » Six ans auparavant, voici ce qu’il lui écrivait : « Au nom de Dieu, que l’oraison nourrisse votre cœur, comme les repas nourrissent votre corps. Que l’oraison de certains temps réglés soit une source de présence de Dieu dans la journée, et que la présence de Dieu, devenant fréquente dans la journée, soit un renouvellement d’oraison. Cette vue courte et amoureuse de Dieu ranime tout l’homme, et calme ses passions. » Le prince qui recevait ces étranges conseils avait alors vingt ans, et devait être l’héritier de Louis XIV !

Il faut serrer les choses de plus près ; il faut placer chaque trait de caractère en regard de chaque particularité de l’éducation. On ne peut être trop exact dans ses preuves quand on blâme un Fénelon.

Dans la religion, par quelle pratique le royal élève répond-il à la doctrine du pur amour enseignée par le précepteur ? Par cette dévotion sombre et solitaire qui ne peut rien de plus pour rendre Dieu présent que l’isolement absolu, et ce que Saint-Simon appelle le particulier sans bornes. Fénelon ménage-t-il du moins la conscience du jeune prince sur les querelles théologiques du temps ? Point. Il lui a inculqué sa haine pour les jansénistes. « J’espère, lui écrit le duc de Bourgogne, par la grace de Dieu, non pas telle que les jansénistes l’entendent, mais telle que la connaît l’église catholique, que je ne tomberai jamais dans les piéges qu’ils voudront me dresser. » Est-ce donc ainsi que le sage Mentor a oublié le conseil, qu’il donnait au roi Idoménée, de ne se point mêler des affaires de religion, et d’en laisser le débat aux prêtres des dieux[11] ? Il fait plus ; il force Télémaque à lire ses écrits théologiques. Le duc de Bourgogne lit le mandement de Fénelon contre un M. Hubert, janséniste déguisé, qui substituait à la doctrine de la prédestination pure celle de l’impuissance morale, et imaginait le système des deux délectations. Aussi la leçon porte ses fruits. Le duc de Bourgogne était devenu théologien, témoin le mémoire qu’il avait écrit sur ces matières et que fit publier Louis XIV après sa mort, pour démentir le bruit répandu par les jansénistes que le dauphin était bien intentionné pour eux.

En politique, quelle est la théorie du gouvernement la plus chère à Fénelon ? La domination de la noblesse. Or, de quoi Saint-Simon loue-t-il le plus le duc de Bourgogne ? De ce que le prince est d’accord avec lui sur la part qu’il faut faire aux ducs. S’agit-il de juger la conduite de Louis XIV, on a vu quels durs avis Fénelon donne à Louis XIV, l’étrange conseil de restituer, comme illégitimes, les conquêtes du roi, et, pour unique remède à tous les maux de la guerre, la défaite. Or, que disait-on du duc de Bourgogne ? Qu’il avait tenu à Versailles ce propos : « Ce que la France souffre vient de Dieu, qui veut nous faire expier nos fautes passées ; » qu’il ne ménageait pas le roi, et affectait une dévotion qui tournait à critiquer son grand-père[12]. C’est Fénelon lui-même qui s’en plaint. « On dit même, lui écrivait-il deux ans auparavant, pendant la campagne de Flandre, on dit que vos maximes scrupuleuses vont jusqu’à ralentir votre zèle pour la conservation des conquêtes du roi ;… et l’on ne manque pas d’attribuer ce scrupule aux instructions que je vous ai données. » L’opinion publique lui en renvoyait le reproche ; était-elle si injuste ? Sans doute, les instructions n’étaient pas directes ; mais Fénelon pouvait-il se flatter de tenir si secrets les écrits où il qualifiait d’iniques toutes les conquêtes du roi, que le duc de Bourgogne n’en connût rien ? Avait-il du moins si bien caché ce fonds où il désirait pour la France une défaite sans ressource, que son élève n’en eût rien vu ? A défaut d’allusions personnelles à Louis XIV, et d’attaques directes, dont Fénelon était incapable, les seules maximes générales du Télémaque, et tant de traits qui atteignaient Louis XIV à travers Idoménée, n’auraient-ils pas suffi pour donner au jeune prince ces scrupules sur la gloire de son aïeul, et cette prévention contre ses conquêtes dont s’alarmait Fénelon ?

Ce n’est pas forcer la vérité que d’imputer à l’esprit qui dressait, dans l’Examen, un acte d’accusation si minutieux contre les consciences royales, les scrupules et les noirceurs de l’incertitude dont s’accuse le duc de Bourgogne. « Sa vigilance sur lui-même, dit Saint-Simon, le renfermait dans son cabinet, comme un asile impénétrable aux occasions. » Fénelon lui avait inspiré une terreur si outrée des flatteurs, que, pour échapper à leurs piéges, il ne trouvait d’autre moyen que de vivre seul. « La crainte d’être cause pour autrui d’un oubli de la charité, ajoute Saint-Simon, et de provoquer à la médisance, l’empêchait d’interroger personne sur les autres, et de tourner à la connaissance des hommes cette lampe dont il se servait si soigneusement pour éclairer tous les replis de son cœur et de sa conscience. Avec cette austérité, il avait conservé de son éducation une précision et un littéral qui se répandaient sur tout, et qui gênaient lui et tout le monde avec lui, parmi lequel il était toujours comme un homme en peine et pressé de le quitter. Il ressemblait fort à ces jeunes séminaristes qui se dédommagent de l’enchaînement de leurs exercices par tout le bruit et toutes les puérilités qu’ils peuvent. » Saint-Simon se scandalise à ce sujet de la conduite des dames de son particulier, lesquelles, dit-il, « abusaient avec indécence de sa bonté, de ses distractions, de sa dévotion, et de ses gaietés peu décentes qui sentaient si fort le séminaire. »

Fénelon savait toutes ces circonstances ; la plupart même ne nous sont connues que par les plaintes qu’il en fait, soit au prince, soit à ses amis. Il jugeait mieux qu’aucun autre de ce qui manquait au duc de Bourgogne, et il est remarquable qu’il ne le gourmande que des défauts qui lui venaient de son éducation. Oserai-je dire toute ma pensée ? Fénelon, qui, toute sa vie, désira d’entrer dans le gouvernement, avait-il, à l’insu de sa vertu, formé son élève pour ses secrètes espérances ? Se flattant, non tout haut, ni avec l’indiscrétion d’une ambition grossière, mais secrètement, et peut-être en s’en faisant le reproche, qu’il régnerait quelque jour avec son élève devenu roi, ne lui donna-t-il pas ou ne lui voulut-il pas voir toutes les dispositions qui pouvaient le servir dans ses desseins ?

Tant qu’il fut à la cour, dans tout l’éclat de la faveur et des prédictions qu’on faisait autour de lui de sa naissance, de ses séductions et de ses grands talens, il combattit, dans le naturel de son élève, ce qui était capable de lui résister ; ce qui cédait, il l’inclina vers ses espérances et ses plans de domination. Il lui inspira une piété qui ne pouvait ni s’affranchir ni manquer un moment du secours d’un directeur ; il lui donna des scrupules que seul il pouvait lever. Il le rendit trop curieux de son intérieur, pour n’y pas désirer incessamment la lumière d’autrui, et paresseux à l’action pour qu’il fût plus souple au conseil.

Après sa disgrace, il eut besoin, dans son élève, de dispositions toutes contraires. Celles qui convenaient aux espérances ne convenaient plus aux revers. Fénelon entreprit alors de défaire son propre ouvrage. Il conseilla une piété moins disproportionnée à l’état du prince ; il critiqua les habitudes d’isolement ; il exhorta au commerce des hommes, à l’activité. En gardant les défauts de son éducation, le duc de Bourgogne eût enfoncé son ancien précepteur plus avant dans sa disgrace ; par les qualités, trop long-temps effarouchées, que Fénelon voulait rappeler, le duc de Bourgogne, plus heureux à l’armée, plus puissant à la cour, entourait de quelque gloire l’exil de Cambrai, et la faveur du futur corrigeait la disgrace du présent. « Au nom de Dieu, écrit-il au duc de Chevreuse après la mort du grand dauphin, que le dauphin ne se laisse gouverner ni par vous, ni par moi, ni par aucune personne du monde[13] ! » Quel vif aveu du secret désir de gouverner dans ces mots : ni par moi !

A quelle influence le duc de Bourgogne dut-il de prendre enfin possession de son véritable naturel, et à qui faut-il faire honneur des regrets que coûta sa perte ? A Louis XIV. C’est cet aïeul que Fénelon lui avait appris à moins respecter, qui releva la réputation de son petit-fils ; il le fit participer aux affaires, et il l’arracha aux préjugés de son éducation, « pour lui faire voir les hommes, dit Saint-Simon, les lui faire étudier, entretenir, sans se livrer à eux, lui apprendre à parler avec force, et acquérir une autorité douce. » Il l’émancipa peu à peu de ces vaines délicatesses et de cette servitude du doute sur l’intérieur où l’avait élevé Fénelon, et il l’eût rendu digne de réparer les malheurs de sa vieillesse et les fautes de sa trop longue vie.


V – DIRECTION DES PARTICULIERS, LETTRES SPIRITUELLES

La même chimère de perfection, par un détail infini de prescriptions minutieuses, et par l’impossible pratique du pur amour, caractérise les autres écrits de direction de Fénelon. Parmi beaucoup d’onction, de douceur, d’intelligence des choses de la vie, de conseils délicats et sensés pour en accommoder les nécessités avec une piété facile, dominent le raffinement, la subtilité sans bornes, l’excitation à une vaine curiosité sur soi. Le duc de Chevreuse en fut presque victime. Ce personnage paraît avoir été un esprit très timoré, comme le duc de Bourgogne, écrasé de petits soins, et embarrassé de mille scrupules. Était-ce son naturel, ou le devait-il à l’état de dépendance filiale dans lequel il vivait à l’égard de Fénelon ? Quoi qu’il en soit, il demandait des remèdes à celui d’où lui venait le mal, mal aimé, entretenu, selon le langage du temps. Fénelon, avec une sagacité à faire peur, pénètre dans les secrets motifs de ces scrupules, fouille les replis, visite les arrière-coins, si j’ose parler ainsi, de cette nature si compliquée, et il exagère cette stérile sollicitude, afin de l’en guérir. Ainsi, le moyen de se délivrer de petites choses, c’est d’être présent à de plus petites encore ; c’est de s’écouter d’un peu plus près, de s’enfoncer de la défiance dans le soupçon ; c’est d’aller au-devant de soi, de se creuser, de se poursuivre, dût la raison s’éblouir dans ces vains efforts pour s’atteindre. Fénelon cherche à tirer son malheureux ami du réseau de scrupules où il se débat et où il devait trouver une mort prématurée, mais c’est pour le recevoir tout tremblant et tout agité dans un autre réseau encore plus serré de précautions infinies contre lui-même.

Au reste, nul homme n’était moins propre à diriger et à soutenir les esprits dans une voie simple que celui qui s’est peint ainsi : « Je ne puis m’expliquer mon fonds. Il m’échappe, il me parait changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après[14]. » A qui fait-il cet aveu, si glorieux pour sa vertu, mais qui devait ruiner toute sa direction ? A l’une des personnes qu’il dirigeait. Bossuet se défie moins de son fonds, et croit plus à son autorité. Aux religieuses qui le consultent, il dit, dans ce style impérieux du prêtre qui, avant de régler les autres, s’est d’abord réglé lui-même : « Tenez-vous invariablement à mes règles. »

Il est vrai que Bossuet n’écrit le plus souvent qu’à des religieuses, et ne s’occupe que de l’activité bornée de la vie du couvent. Les lettres de Fénelon sont, pour la plupart, adressées à des personnes du monde. Où l’un n’avait qu’à commander, en sa double qualité de directeur des consciences et de supérieur ecclésiastique, l’autre ne pouvait que conseiller ; mais, chose étrange, ou plutôt très explicable quand on y réfléchit, celui qui commande est plus doux que celui qui conseille. C’est un des effets de cette séduction attachée au nom de Fénelon, qu’on l’ait cru plus indulgent, plus véritablement inspiré de la charité chrétienne que Bossuet. Fénelon lui-même n’en eût pas accepté l’éloge. Il se trouve quelquefois si dur, qu’il s’en fait le reproche et en demande pardon. « Pardon, monseigneur, écrit-il au duc de Bourgogne qu’il vient de fort maltraiter, j’écris en fou. » Non, mais en homme habitué à l’empire, et qui, soit prudence mondaine, soit vertu, déguisait sous ces aimables reproches à lui-même l’ardeur avec laquelle il voulait être écouté et obéi.

Pour Bossuet, la louange d’avoir été doux n’est que vraie et méritée. Son indulgence et sa charité se montrent jusque dans ses commandemens si exprès à ses religieuses. Ce qu’il veut, c’est une certaine modération dans leur sévérité pour elles-mêmes et dans leurs inquiétudes sur leur intérieur. Il est indulgent, parce que, n’ayant pas fait la règle, et n’étant point intéressé par amour-propre à la faire exécuter, il comprend mieux les faiblesses et les impuissances, et, par condescendance, va jusqu’à exiger des personnes qu’elles ne se rendent pas trop misérables. Il est, si je puis emprunter une comparaison à nos institutions judiciaires, à la fois juge et juré : comme juge, il a le dépôt de la loi et le devoir de l’appliquer ; mais, comme juré, il tient compte des circonstances atténuantes.

Fénelon est dur, il l’avoue, et comment ne le serait-il pas ? Il a fait lui-même la règle qu’il applique, et la stricte exécution de cette règle est sa gloire personnelle. Plus il a de vertu et plus il est dur, car ce qui est possible à sa vertu, comment souffrirait-il qu’il fût impossible à autrui ? Cette dureté est l’inévitable conséquence de toute doctrine née du sens propre, et plus on a de vertu, plus on s’y doit opiniâtrer. Toutefois Fénelon sent qu’il doit paraître dur ; mais c’est encore un autre effet du sens propre, qu’on s’y attache davantage dans le moment même qu’on en voit l’excès. Il se mêle d’ailleurs aux aveux de Fénelon sur sa dureté cette constante préoccupation de plaire dont parle Saint-Simon. Dans cette peinture de lui-même, dont on a vu plus haut quelques traits : « Je me sens, dit-il, un attachement foncier à moi-même. » Voilà la confession naïve du sens propre. Les excuses au duc de Bourgogne et à la duchesse de Chevreuse : « J’écris en fou, pardon de ce que j’ai écrit de trop dur, » c’est le même aveu, avec ce mélange du désir de plaire.


VI – DU CHIMERIQUE DANS LES DOCTRINES LITTERAIRES DE FENELON

La chimère d’une perfection impossible est la seule cause des erreurs littéraires de Fénelon, et, en particulier, de ses étranges théories sur la langue et la poésie françaises.

Notre langue ne lui parait pas assez riche. C’est trop peu de regretter la désuétude de quelques mots expressifs des siècles précédens ; il demande l’introduction de mots nouveaux. Il vante à cet égard la liberté dont jouissent les Anglais, chez lesquels chacun est maître souverain de la langue de tous. Il est vrai que ces mots nouveaux ne doivent avoir pour objet que de rendre notre langue plus claire, plus précise, plus courte, plus harmonieuse, qu’il faudra faire choix d’un son doux et éloigné de tout équivoque ; mais qui sera chargé de faire ce choix ? Qui Fénelon accrédite-t-il pour fabriquer des mots de ce titre ? L’Académie française. Ses membres hasarderont ces mots dans la conversation ; on les essaiera, sauf à les laisser, s’ils déplaisent. C’est ce puéril travail de découvertes sans audace et de créations à froid que Fénelon propose à l’Académie ! Richelieu l’entendait bien mieux, à mon avis, lui qui fondait ce grand corps pour discipliner la langue et la fixer ! Et Bossuet, lui qui voulait que l’Académie française défendît cette langue contre la mobilité des caprices populaires ! Ces deux grands esprits avaient senti qu’en matière de langage la liberté se fait elle-même sa part, et plutôt trop grande que trop petite ; que tout favorise le changement et l’innovation, notre mobilité, nos modes, la faiblesse humaine qui ne sait pas se fixer, même à ce qu’elle préfère, la vanité qui engendre tant d’inventeurs, l’ignorance qui pense créer ce qui a été fait. Fénelon ne trouve pas ces tendances assez fortes. Il se met du côté de la liberté, comme si elle avait besoin d’aide, contre la discipline, qui ne parvient pas à se maintenir, même avec l’appui de la puissance publique. J’aimerais autant un moraliste qui se rangerait du côté de la complaisance mondaine contre le devoir.

Que dire de cette chimère de mots nouveaux introduits par l’Académie française et essayés d’abord dans les conversations ? Comment Fénelon, qui écrit de génie, a-t-il parlé d’abandonner, même à un corps si considérable, ce qui est le plus beau privilège du génie, la vraie liberté en fait de langage ? car n’est-ce pas au génie seulement qu’il appartient, non de créer par voie d’essai et de tâtonnement, mais de tirer du sein même de la langue un mot, un tour, qui exprimeront une idée immédiatement vraie pour tous les esprits cultivés ? Si les académies pouvaient avoir un emploi quelconque en cette matière, ne serait-ce pas plutôt celui de vérifier si l’écrivain aurait frappé juste, si l’idée serait dans l’esprit humain et le mot dans le génie de la langue, et d’en consigner les raisons dans leurs vocabulaires ?

Fénelon n’estimait pas que ce fût assez d’introduire des mots nouveaux, il en voulait de composés, comme dans la langue grecque, où du moins une admirable syntaxe règle toutes ces combinaisons, et comme dans la langue allemande, qui les permet au premier venu et qui souffre tout de tout le monde. Enfin, pour qu’il n’y eût pas une seule des causes de la ruine des langues qui ne pût s’autoriser de ce grand nom, il recommandait, à titre de nouveauté gracieuse, de joindre les termes qu’on n’a pas coutume de mettre ensemble. Or, par quoi périssent les langues, sinon par l’abus des mots nouveaux et les rapprochemens, parmi les mots en usage, de ceux qui n’ont pas coutume d’aller ensemble ? C’est à cette double marque que l’on reconnaît les écrivains des époques de décadence. Heureusement les écrits de Fénelon donnent un démenti à sa doctrine, car, en même temps qu’il s’interdit tout ce qu’il conseille, aucun écrivain n’a mieux prouvé que, pour l’abondance des mots et la liberté du tour, nous n’avons rien à envier à personne.

Voici d’autres énormités. Il se plaint de notre versification[15], qui perd plus, dit-il, qu’elle ne gagne par les rimes. Il en donne pour raison les sacrifices de pensée qu’on fait à la richesse de la rime, quoique le contraire éclate à toutes les pages de tous les grands poètes contemporains. Dans une lettre à Lamothe-Houdard, qu’il met fort à l’aise par ces nouveautés, il fait un procès à la rime. « Elle gêne plus qu’elle n’orne le vers ; elle le charge d’épithètes ; elle rend souvent la diction forcée et pleine de vaine parure. En allongeant les discours, elle les affaiblit ; souvent on a recours à un vers inutile pour en amener un bon… Nos grands vers sont presque toujours languissans ou raboteux. » Et Lamothe, enchanté, répond à Fénelon : « Je défère absolument à tout ce que vous alléguez contre la versification française. » Je le crois bien. Quel poète médiocre ne s’empresserait d’en croire celui qui lui ouvre une facilité ou lui prête une excuse ? Et pourtant, disons-le à l’honneur de Lamothe, le peu qui est allégué, dans cette correspondance, à la décharge de notre versification et en faveur de la rime, c’est Lamothe qui le dit. Il remarque avec raison que « de la difficulté vaincue naît un plaisir très sensible pour le lecteur. » C’est beaucoup pour Lamothe, mais c’est trop peu pour nous. Non, le plaisir divin qu’on goûte à lire de beaux vers ne vient pas de la difficulté vaincue, mais de la plénitude de sens qui résulte de la propriété des termes jointe à l’exactitude de la rime. Fénelon aurait-il donc été moins sensible à ce plaisir que Lamothe-Houdard ? Il est vrai que le langage d’Auguste dans Cinna lui paraît emphatique, et qu’il met la prose de Molière, quoiqu’il ne la trouvât pas assez naturelle, au-dessus de ses vers, « où il a été gêné, disait-il, par la versification française. »

Mais la rime n’est pas la seule gêne pour notre poésie ; il en est une autre plus incommode peut-être : ce sont nos habitudes de langage direct, c’est la rigueur de notre syntaxe, c’est cette place fatale que chaque mot occupe dans la phrase, « ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attention, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence. » Pour y remédier, Fénelon propose l’inversion. Il en fait valoir fort ingénieusement les avantages. C’est comme si quelque contemporain de Cicéron ou de Virgile eût blâmé, dans la langue latine, l’usage des inversions et l’incommodité du sens suspendu, et eût demandé le langage direct. Une singulière inquiétude d’esprit empêchait Fénelon de reconnaître que le génie des langues tient à des circonstances, fatales en effet, mais que par cela même il faut accepter, cette fatalité n’en étant que le caractère immuable, et la marque même de la personnalité d’un peuple. Ces exemples d’inversions gracieuses tirées de Virgile ne prouvent rien ; car que voulait Virgile, par ses inversions si habilement ménagées, sinon ce que voulaient, en menant leurs lecteurs droit au sens par l’ordre naturel et logique des mots, Corneille, Racine et Molière ? La même chose : rendre leurs peintures sensibles, frappantes, et parler au génie de leur pays par le génie même de sa langue.

A la vérité, Fénelon ne demande pas qu’on substitue complètement l’inversion à l’ordre direct ; il veut seulement un mélange insensible des deux procédés. On commencera par des inversions douces et à peine sensibles, et, si l’usage s’en établit, on les hasardera en plus grand nombre. Langue vraiment chimérique, que celle qui réunirait ainsi les caractères les plus indigènes, en quelque sorte, des autres langues, les inversions du latin, les composés du grec, et notre langage direct ! On ne relèverait pas cette chimère, si elle était sans danger ; mais l’histoire des langues ne prouve que trop combien leur nuisent ces théories imaginées pour les enrichir. Tandis qu’elles cherchent des qualités d’emprunt, elles perdent leurs qualités naturelles, et l’on sait combien cette corruption est rapide, les esprits ne pouvant s’attacher à la chimère du mieux sans que le bien leur devienne haïssable et rebutant comme le mal. Notre siècle a vu se renouveler les théories de Fénelon, et nous savons, pour en avoir été témoins, avec quelle ardeur une langue se précipite dans cette imitation des autres langues, ou plutôt dans cette abdication d’elle-même. Trouver, dans l’étude même du génie d’une langue, le secret de ses beautés et les raisons de s’y plaire paraît plus propre à l’enrichir que d’envier aux autres langues leurs avantages ; à quoi servent en effet ces regrets de certaines qualités qui nous manquent, sinon à nous empêcher de voir les singuliers privilèges que nous avons ?

Je ne souffre pas beaucoup de voir cette vaine ambition dans un écrivain médiocre, car se plaindre qu’on n’a pas assez de sa langue pour exprimer ses idées est la marque qu’on croit avoir assez d’idées pour remplir plusieurs langues ; c’est de la vanité qui sied bien où est la médiocrité. Dans un homme supérieur, c’est je ne sais quelle inquiétude d’esprit déplorable et une sorte d’impiété du génie. A la vérité, avec un degré de plus de génie, on se préserve de ces illusions. Voit-on Molière se plaindre de notre poésie et la trouver trop étroite pour son abondance incomparable ? Bossuet accuse-t-il de timidité notre langage direct, et ne s’est-il pas fait dans notre syntaxe une syntaxe particulière pour toutes ces hardiesses sublimes, pour cette impétuosité de naturel, pour ce langage à la fois si étonnant et si attendu ? Dans le peu qu’il a écrit sur notre langue, il l’estime si excellente, qu’au lieu d’engager l’Académie, comme fait Fénelon, à y introduire des mots nouveaux et composés, et à y faire arriver tout doucement les inversions, il la convie à se constituer gardienne de ce dépôt, et à la défendre contre les changemens. Si, au contraire, dans le temps de Molière et de Bossuet, quelqu’un n’est pas tout-à-fait content de notre langue ou s’avise de regretter ce qui lui manque, c’est quelque écrivain éminent, non toutefois jusqu’à ce degré suprême, c’est La Bruyère[16], c’est Fénelon, que je consens à placer bien haut, pourvu que ce soit au-dessous de Molière et de Bossuet.

Par toutes ces théories, auxquelles se mêlent d’ailleurs tant de vérités de détail, ou fortes, ou délicates, qui les atténuent souvent ou les contredisent ; par cette ardeur de toucher à toutes choses, par tant de mobilité et d’inquiétude, par ce mélange de l’esprit de domination et de l’esprit de liberté, Fénelon appartient au XVIIIe siècle. Un prêtre, un archevêque, est le véritable précurseur de la philosophie. Pourquoi le XVIIIe siècle l’a-t-il si fort vanté ? Parce qu’il s’y est reconnu.

Sa doctrine de l’amour pur et désintéressé, qui se conforme par déférence au culte extérieur, mais qui peut s’en passer, où mène-t-elle, sinon au déisme du XVIIIe siècle ?

Qu’est-ce que le Télémaque, sinon le premier roman philosophique de notre langue ?

Qui sortira de ces critiques si vives, et, eu égard au temps, si indiscrètes du gouvernement de Louis XIV, sinon ce formidable esprit d’analyse qui va discuter, et qui aura la gloire de dissoudre la société monarchique et catholique du XVIIIe siècle ?

Où nous conduisent les théories sur l’insuffisance de notre langue, sinon au relâchement de cette langue, et les critiques contre la tyrannie de la rime, sinon à la ruine de l’art d’écrire en vers ?

Ce moi qui remplit tous les écrits de Fénelon, le moi de Montaigne, humilié par Pascal, presque anéanti par le jansénisme, qui l’avait effacé de tous les écrits, mais qui reparaît dans Fénelon si pétulant, si inquiet, si téméraire, malgré tant de graces, qu’est-ce autre chose que le moi des écrivains du XVIIIe siècle ?

Qu’est-ce que le sens propre, l’expérience personnelle, dont Fénelon est l’organe, sinon l’esprit même de l’ère de la philosophie ?

Voici le premier auteur du XVIIe siècle que je lis avec inquiétude et défiance. La vérité même y a je ne sais quoi de personnel à l’écrivain qui lui donne le même air qu’à l’erreur. Elle est séduisante comme une nouveauté qui n’engage personne, plutôt qu’imposante comme une loi qui oblige la nature humaine. Elle plaît, mais elle n’inspire pas l’obéissance. C’est du bonheur, c’est le fruit d’une veine heureuse, et voilà pourquoi l’auteur l’impose aux autres comme une vue propre, plutôt qu’il ne leur en fait le partage comme le bien de tous. Ce que Fénelon confesse de la contradiction de son fonds, « qui lui fait trouver faux, dit-il, un moment après, ce qu’il vient de dire, » je l’éprouve même de ce qu’il exprime de plus vrai ; j’ai peur, un moment après, qu’il ne me paraisse faux. Il y a de l’humeur et de la fortune jusque dans ses vues les plus justes, et il semble que la vérité, pour cet esprit supérieur, soit moins cet idéal dont la recherche anime et console la vie qu’un moyen de faire triompher la personne.

Quant aux erreurs, en si grand nombre, où il est tombé, le caractère en est le même que celui des vérités ; elles y paraissent moins de l’humanité que d’un homme. Fénelon se trompe, non par l’imperfection humaine, mais par l’effet de l’emportement de la passion. Où Bossuet cesse de voir la vérité, on sent que c’est notre nature qui fléchit comme sous une recherche au-dessus de ses forces. Fénelon n’est jamais plus triomphant qu’en pleine erreur. Cela est tout simple. Par la même instabilité d’esprit qui lui faisait trouver faux ce qu’il avait dit, il devait trouver invinciblement vrai ce qu’il disait de faux, au moment où il le disait. Je me trouble, je me sens confondu dans ce mélange d’erreurs et de vérités venues d’un fonds où l’on n’en fait pas toujours la différence, et ce manque d’autorité, même aux endroits où le ton de l’autorité domine, me laisse ma triste liberté que j’avais si doucement abandonnée à Bossuet.

Ne sont-ce pas là des traits de ressemblance frappans entre Fénelon et les écrivains du XVIIIe siècle ?

Mais, si ce grand esprit est tombé dans toutes les erreurs attachées au sens propre, il a toute la gloire d’invention et de nouveautés solides que le sens propre pouvait donner de son temps. Dans tous les ordres d’idées où l’on a vu la part du chimérique, il y a la part des réalités, des vérités pratiques et bienfaisantes. L’esprit de discipline avait tout dit dans Bossuet ; il fallait que l’esprit de liberté parlât à son tour, et c’est par la plume de Fénelon qu’il a revendiqué ses droits, non moins légitimes que ceux de l’esprit de discipline. La plus solide de toutes les nouveautés de ce grand homme est d’avoir indiqué au XVIIIe siècle sa véritable tâche : l’application au bien-être de la nation de toutes ces vérités dont le choix et l’expression durable sont la gloire du XVIIe. Jusqu’à Fénelon, le christianisme n’avait mis de prix à la vie des hommes qu’au regard de la religion, et à cause du sacrifice inappréciable dont leur régénération a été achetée. Fénelon fut le premier qui y mit du prix dans l’ordre de la société, et au point de vue des biens et des maux de la vie présente. A la charité chrétienne, il ajouta l’amour de l’humanité, cette passion sublime qui devait échauffer tous les écrits du XVIIIe siècle. Télémaque est comme une première déclaration des droits des peuples, et le grand caractère de ce livre, c’est que les doctrines en sont formées d’un doux mélange de la charité chrétienne et de la philosophie.

J’admire beaucoup moins certaines nouveautés de détail, ces projets d’assemblées libres et se réunissant régulièrement, et tous ces pressentimens du gouvernement représentatif dont on a beaucoup trop loué Fénelon. L’invention ne lui en était pas propre, car l’Angleterre lui en fournissait des exemples ; et elle pouvait bien être un manque de convenance à cause de son caractère, et d’à-propos à cause de son temps. Dans ces théories, le nouveau, tel que Fénelon l’imagine, est si incompatible avec ce qu’il veut conserver du passé, que ce n’est qu’une difficulté de plus ajoutée à toutes celles qu’il veut résoudre, outre qu’à y regarder d’un peu près, si les abus de la monarchie absolue y sont fort justement attaqués, c’est plutôt au profit de la noblesse que du peuple. Que le désir de trouver pour notre société nouvelle des origines merveilleuses, jusqu’au sein de la cour de Louis XIV, ne nous trompe donc pas sur les vues politiques de Fénelon ; tout cela est du domaine du chimérique, et la gloire des inventions durables en ce genre doit être laissée tout entière aux héroïques novateurs de 1789.


VII – PAR QUELLES QUALITÉS FÉNELON APPARTIENT AU XVIIe siècle.

En écrivant ce qu’on vient de lire, je n’ai pas été sans scrupule sur la sévérité de quelques-unes de mes remarques, ni sans inquiétude sur leur justice. Non que j’aie douté de ma sincérité : l’écrivain qui n’effacerait pas à l’instant tout ce qu’il ne pourrait pas donner pour vrai selon sa nature et ses lumières ne serait pas digne de ce nom ; mais peut-être, pour échapper aux séductions dangereuses, ai-je fermé les yeux à certaines graces solides. Aussi n’est-ce pas sans une sorte de soulagement que j’entre dans l’examen ou plutôt dans l’admiration des vrais titres de Fénelon, de ce qui a fait de l’archevêque de Cambrai l’un des plus grands écrivains du XVIIe siècle.

Il a toutes les qualités des plus illustres : le goût du vrai, qui perce jusque dans ses erreurs, lesquelles n’en sont le plus souvent que l’excès ; — l’amour de la règle, qu’il porte jusque dans les insurrections du sens propre, car il n’est pas un écrivain de son temps qui parle plus souvent de la règle, et qui en répète en plus d’endroits le mot ; — l’accord du caractère et des écrits, par où les plus grands esprits de ce siècle en sont aussi les plus honnêtes gens ; — l’éducation par les deux antiquités chrétienne et païenne : par la première, pour la science de l’homme ; par la seconde, pour la méthode ; — enfin toutes les qualités de langage qui font durer les livres français : la clarté, la précision, la propriété, avec un tour vif et facile qui paraît comme la physionomie de ce grand homme dans sa ressemblance avec ses contemporains.

Il est d’autres nuances de cette physionomie. C’est d’abord un naturel qui diffère du naturel commun à tous les écrivains du XVIIe siècle par la facilité qui le rend plus aimable. Dans cet homme à qui Bossuet trouve de l’esprit à faire peur, vous n’en surprendriez jamais l’affectation : c’est ce feu qui, au dire de Saint-Simon, sortait de ses yeux comme un torrent. Il y a dans Fénelon je ne sais quelle plénitude qui fait qu’il ne cherche jamais ce qu’il va dire, et que toutes ses pensées sur chaque objet sont toujours prêtes. Les paroles lui coulent des lèvres sans interruption et sans efforts. Toutes n’ont pas le même poids, mais toutes sont naturelles, et les plus profondes ne paraissent pas avoir été tirées de plus loin ni s’être présentées plus laborieusement que les plus ordinaires. En lisant Fénelon, on est poursuivi des images de ces hommes divins qu’il admirait tant dans les livres d’Homère, lesquels répandaient les paroles ailées et tenaient les peuples suspendus à leur bouche d’or.

Un autre trait propre à Fénelon, c’est la vivacité et la variété de son goût pour les choses de l’esprit, et la liberté pleine de candeur avec laquelle il en porte des jugemens. Aucun moderne n’a mieux senti les graces du paganisme que cet archevêque chrétien. Le génie de Molière n’a pas pu désarmer Bossuet jugeant le comédien avec la sévérité des canons. Fénelon, sans songer à la profession de Molière, loue l’Amphitryon et admire l’Avare. Plus libre que Pascal, qui parle trop dédaigneusement des poètes, quoiqu’il connût les anciens et qu’il écrivît après le Cid, Fénelon est plein de leurs vers : il pense avec eux tout haut, comme Montaigne, et cite Horace d’abondance, comme Bossuet les pères de l’église. Le Télémaque est inoui, si l’on regarde la robe de Fénelon, la tyrannie de l’étiquette au temps de Louis XIV, et même certaines convenances plus respectables. Bossuet en est scandalisé. « La cabale admire cet ouvrage, écrit-il à son neveu ; le reste du monde le trouve peu sérieux et peu digne d’un prêtre[17]. » Oui, si ce prêtre eût failli dans la foi ou dans la conduite ; mais un tel livre rehaussait la vertu du chrétien resté pur dans ce penchant presque païen pour le paganisme, et ce qui n’eût été qu’une inconvenance dans un caractère et avec des talens médiocres était une supériorité d’esprit dans un prêtre vertueux et dans un homme de génie.

C’est peut-être par cette liberté ingénue que les écrits de Fénelon sont à part dans cette famille de chefs-d’œuvre. Je ne parle que de ses écrits de choix. Le Traité de l’éducation des filles, par exemple, n’est pas un livre timide où l’on sente la retenue ecclésiastique ni le scrupule d’un auteur n’ayant pas toujours pensé chastement sur ce sujet, et qui craindrait de laisser échapper des vérités indiscrètes. Tout ce qui s’y rapporte au caractère des femmes y est dit librement et peint au vif. Le jeune prêtre qui écrivait ce traité pour les filles de Mme de Beauvilliers a pénétré au fond de ces natures délicates avec un regard qui n’est ni curieux et indiscret comme celui d’un homme du monde, ni honteux et détourné comme celui d’un novice qui aurait peur de mettre son imagination sur de telles matières. Écrit pour une mère de famille, il n’y manque rien de ce qu’une mère de famille éclairée et forte doit savoir sur un si cher sujet[18]. En revanche, il ne s’y trouve rien pour qui ne chercherait pas dans la connaissance des femmes un moyen de les rendre plus solides et plus heureuses. Et pourtant, admirable fruit de la science reçue dans un cœur pur ! la femme est tout entière dans ces charmantes analyses de la nature de la jeune fille ; mais on l’y voit du même œil et dans le même esprit que Fénelon lui-même. Ses peintures instruisent et purifient tout ensemble. Comme le sublime auteur de la Vénus de Milo, il sait nous faire voir la beauté nue innocemment.

La liberté qui anime les belles pages du Traité de l’existence de Dieu est d’une autre sorte. Quoique l’esprit chrétien y domine, et que ce soit le prêtre de la religion révélée qui démontre le premier dogme de la religion naturelle, on y sent le disciple de Descartes cherchant Dieu par-delà la foi, et pensant à ceux qui n’en peuvent recevoir la connaissance que par la raison. Il ne craint pas d’emprunter des preuves aux païens. Tantôt il raisonne de cette vérité sublime avec la subtilité de Socrate et de Platon, tantôt il la rend familière et accessible à tous par l’aimable et facile rhétorique de Cicéron. Ce qui se voit du chrétien dans ce traité, c’est un désir plus vif et plus tendre de persuader ceux qui le liront, et un choix de preuves qui s’adressent au cœur. Fénelon a voulu intéresser toutes les facultés de l’homme à une connaissance si capitale.

On peut faire, sur ces deux traités, une remarque qui s’applique à presque tous les ouvrages de Fénelon : c’est que le commencement en vaut mieux que la fin. On en lit les premières pages avec délices ; on est tout d’abord au milieu du sujet. Ce qu’il a de vif, d’intéressant, d’essentiel, paraît dès le début. Ce sont ces pensées justes que Fénelon a toutes prêtes sur toutes choses. Peu à peu on sent de la fatigue, et il faut quelque effort pour aller jusqu’au bout. Le sujet ne se développe pas, et l’esprit de l’auteur s’épuise. Après avoir donné toutes les bonnes raisons, il en vient aux raisons menues ou douteuses, ou aux subtilités du sujet. Tout ce qu’il en savait et tout ce qu’il en pouvait voir, il l’a su et il l’a vu en prenant la plume, et il y est entré avec une aisance et une grace charmantes. Vous diriez une conversation forte, solide, éblouissante, qui dégénérerait en un traité. Fénelon commence par où les autres finissent. C’est par cette raison, entre autres, qu’il est inférieur, dans les sermons, à Bossuet et à Bourdaloue, malgré des passages très brillans et d’heureux changemens au patron commun. Il ne sait pas composer, faire un plan, tracer un chemin, mener l’auditeur au but par des raisons qui se fortifient en s’enchaînant. S’il l’enlève dès les premières paroles, il ne le soutient pas. Notre esprit ne prétend point régler le pas des auteurs ; qu’on nous fasse courir dès le début, nous nous y prêtons sans peine, pourvu qu’une fois lancés on ne nous arrête point tout court, et que nous ne nous croyions pas arrivés quand nous ne sommes qu’à moitié chemin. Peu importe sur quel ton l’on commence, pourvu qu’on s’y soutienne, et, si vous me ravissez au-dessus de la terre, prenez garde de me laisser tomber.

Tout est charmant dans les Dialogues sur l’Éloquence et la lettre sur les occupations de l’Académie française. Les Dialogues sont une imitation du Gorgias de Platon, et Fénelon s’est heureusement inspiré de cette méthode de Socrate amenant peu à peu son interlocuteur, par la douce insinuation de la logique familière, à se dépouiller de ses préjugés et à se laisser surprendre en quelque sorte par la vérité. De la même façon que Socrate tire de Gorgias, par mille adresses de discours, l’aveu qu’il n’est qu’un sophiste, Fénelon fait revenir l’interlocuteur de son admiration pour la méchante éloquence ; mais cette imitation est si naturelle, et les raisons que donne Fénelon sont d’ailleurs si propres à l’objet qu’il traite et au génie de notre pays, qu’on peut regarder ces Dialogues comme l’un des ouvrages de critique les plus originaux dans notre langue.

Ces Dialogues me font penser aux Dialogues des Morts du même auteur, lesquels furent composés pour le duc de Bourgogne sur le modèle de ceux de Lucien. La morale n’y dépasse point l’âge et l’intelligence d’un enfant, et l’histoire y est touchée plutôt que traitée. Ils plaisent cependant, même aux personnes mûres, par cette manière ingénieuse de mêler de sages préceptes à de curieux détails sur la vie des personnages historiques, sur leur temps, sur les mœurs de leur pays, et de faire converser et se quereller entre eux quelquefois les grands hommes sur les actions qui les ont rendus célèbres.

Je ne trouve, chez les anciens, que l’Epître aux Pisons qui soit comparable à la lettre de Fénelon sur les occupations de l’Académie. Les vers d’Horace, aux endroits familiers, ressemblent à la prose de Fénelon, comme celle-ci, dans tout le cours de la lettre, a le tour vif, concis, aimable, des vers d’Horace. La pensée générale en est excellente ; c’est partout le simple, le vrai, le naturel, que recommande Fénelon, et chacune de ses phrases en est comme un modèle. Les erreurs même de critique que j’ai dû y noter comme des effets du chimérique sont d’un homme qui se trompait quelquefois de route en visant à l’idéal. Les principes n’y sont qu’indiqués, mais d’une main si légère et si sûre, qu’ils flattent l’esprit en même temps qu’ils le règlent. L’ouvrage est plein de jugemens courts et complets sur les genres, et de portraits frappans des auteurs célèbres : ainsi les portraits de Cicéron et de Tacite, quoique esquissés d’une plume qui peignait à fresque et ne revenait point sur ce qu’elle avait écrit. Une mémoire heureuse, qui mêle à propos les citations décisives aux raisonnemens sur l’art, l’amour des anciens, qui n’empêche pas l’estime pour les modernes, cette même liberté ingénue dont j’ai parlé tout à l’heure, qui inspire à un prélat de judicieuses remarques sur la comédie, une littérature aussi variée que profonde, telles sont les séductions de ce charmant ouvrage, fruit de la vieillesse de Fénelon dans un siècle où la vieillesse n’était que l’âge mûr de la raison.

Cet idéal du vrai, du simple, du naturel, de l’aimable, qu’il a pris plaisir à y tracer, est l’image même de son génie. Sa critique littéraire va au même but que sa conduite : plaire aux lecteurs, dans les écrits, par la simplicité, l’amour du vrai, la candeur ; dans la conduite, par la vertu. Il veut que l’agréable attire à la règle, que l’instruction soit du plaisir, que l’estime vienne de l’attrait. Ce n’est pas dommage que de tels hommes nous donnent leur goût particulier pour la règle du beau. Bossuet, qui avait un autre idéal, donne une autre théorie. Où Fénelon recommande le simple, le naturel, l’aimable, Bossuet veut la grandeur des pensées et la majesté du style[19]. Si la première théorie sent le désir de plaire, et vient d’un homme qui avait tout conquis par l’influence sur les personnes et par la conversation, la seconde sied bien à un homme qui avait fait sa fortune par la chaire et en parlant au nom de quelque chose de plus grand que lui.

Le caractère de la critique dans ces opuscules de Fénelon, c’est que les écrits n’y sont jugés que dans leurs rapports avec les actions. Quant à cette sorte de scolastique littéraire, née de la mauvaise fertilité des derniers temps, qui distingue le fond de la forme, l’art de son objet, l’écrivain de l’homme, elle ne trouverait pas dans Fénelon autorité pour un seul de ces principes d’invention récente qui ont corrompu le goût de notre nation. L’écrivain n’est pour Fénelon que l’honnête homme qui excelle à bien dire, et ne s’adresse, dans le lecteur, qu’à l’honnête homme qui cherche le vrai pour s’y conformer. Il aime les lettres pour leur influence bienfaisante. Il est plein de vues sur les qualités et les effets des ouvrages de l’esprit, et de jugemens délicats et profonds sur tous ceux qui nous servent de modèles. Voici des traits qu’on ne trouve que dans Fénelon. Parlant de Démosthène, « il se sert de sa parole, dit-il, comme un homme modeste se sert de son habit pour se couvrir. » Image à la fois sévère et aimable qui devrait être toujours présente à ceux qui manient la parole ou la plume. Un écrit qui ne persuade pas quelque vérité ou ne redresse pas quelque erreur, une peinture qui ne fait pas aimer le beau ou haïr le laid, un ouvrage d’esprit où l’auteur ne communique pas avec le lecteur par la meilleure partie de lui-même, n’est qu’une production méprisable ou un vain jeu d’esprit.

Il est temps d’en venir au titre le plus populaire de Fénelon, au Télémaque. Cette théorie du simple, du naturel, de l’aimable, c’est là qu’il l’a réalisée. De tous les ouvrages écrits dans notre langue, celui-là est peut-être le plus aimable.

Il fut composé de 1693 à 1691, et il eut tout d’abord le malheur d’être trop admiré par les étrangers. Les rois qui faisaient la guerre à Louis XIV trouvèrent beau de l’insulter par l’affectation de leurs égards pour Fénelon, et de leur admiration pour le Télémaque. Il n’échappa d’ailleurs à personne que, soit calcul, soit plutôt un hasard auquel l’auteur ne songea pas à se dérober, le Télémaque fût en mille endroits une critique du caractère personnel de Louis XIV et des actes de son gouvernement. Fénelon eut à s’en défendre plus d’une fois. Écrivant le Télémaque dans le temps qu’il était le plus comblé par le roi, « il eût été, écrit-il à Michel Letellier, non-seulement l’homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé, d’y vouloir faire des portraits satiriques et insolens. — Il est vrai, ajoute-t-il, que j’ai mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour le gouvernement, et tous les défauts qu’on peut avoir dans la puissance souveraine ; mais je n’en ai marqué aucun avec une affectation qui tende à aucun portrait ni caractère. » Nul n’a le droit de ne pas croire Fénelon sur parole. Sa vertu n’est pas une moindre gloire pour notre nation que son esprit. Je ne remarquerai donc pas que la fameuse lettre à Louis XIV, écrite spontanément ou commandée, respire la prévention la plus amère et la plus violente, et que si Fénelon s’y est montré si dur pour Louis XIV, quoiqu’il n’eût rien perdu de sa faveur, il est douteux que, disgracié et relégué à Cambrai, il vît les fautes du vieux roi d’un œil moins prévenu. Là, comme dans sa querelle sur le quiétisme, sa bonne foi l’aveuglait. En enseignant le pur amour, il croyait rester orthodoxe ; de même, en composant une peinture des rois absolus de traits pris à Louis XIV, il croyait avoir gardé les égards et la reconnaissance. La suite de sa lettre à Letellier le fait voir : « Plus on lira cet ouvrage, dit-il, plus on verra que j’ai voulu dire tout, sans peindre personne de suite. » On n’en veut pas davantage. Si Louis XIV n’est pas peint de suite dans Télémaque, tout y est dit sur Louis XIV.

Que sont, en effet, ces exhortations de Mentor à Idoménée, pour qu’il fasse fleurir l’agriculture, qu’il mette la paix avant la guerre, qu’il procure avant tout à son peuple l’abondance des alimens ; qu’il se défende des détails ; qu’il ne se mêle point des différends entre les prêtres des dieux, et qu’il étouffe les disputes sur les choses sacrées dès leur naissance ; qu’il ne montre ni partialité ni prévention en ces matières : qu’est-ce que tout cela, sinon une critique des guerres de Louis XIV, de ses bâtimens, de sa passion pour les détails, de son intervention dans les disputes religieuses, de sa prévention dans celle du quiétisme ? A qui, sinon à Louis XIV dans la personne d’Idoménée, Mentor conseille-t-il de ne point marier contre leur gré des filles riches à des généraux ruinés à la guerre ?

Comme Idoménée est modelé sur Louis XIV, Télémaque est modelé sur le duc de Bourgogne. Ce Télémaque, pour lequel « il ne fallait jamais rien trouver d’impossible, et dont les moindres retardemens irritaient le naturel ardent, » c’est le duc de Bourgogne, « s’emportant, dit Saint-Simon, contre la pluie, quand elle s’opposait à ce qu’il voulait faire. » A la vérité, le moment de colère passé, la raison le saisissait et surnageait à tout ; il sentait ses fautes et il les avouait, « et quelquefois avec tant de dépit qu’il rappelait la fureur. » Ainsi fait Télémaque, lorsqu’au sortir de ses emportemens, « retiré dans sa tente, aux prises avec lui-même, on l’entend rugir comme un lion furieux. » Cet orgueil, cette hauteur inexprimable, que note Saint-Simon dans le duc de Bourgogne, c’est l’orgueil, c’est la hauteur où Pénélope a nourri Télémaque malgré Mentor. Il n’est pas jusqu’aux effets de ses bons soins sur le naturel du duc de Bourgogne, que Fénelon n’ait représentés dans les changemens de Télémaque sous l’habile main de Mentor. J’en vois une vive image dans la comparaison de Télémaque à un coursier fougueux qui ne connaît que la voix et la main d’un seul homme capable de le dompter, et que Mentor arrêtait d’un seul regard dans sa plus grande impétuosité. On disait les mêmes choses de l’influence extraordinaire de Fénelon sur son élève.

Enfin Mentor n’est en mille endroits que Fénelon lui-même. La politique qu’il enseigne à Salente rappelle la politique de la lettre à Louis XIV, et de ces trop fameux mémoires où le chimérique donne de si étranges conseils. La morale de Mentor est copiée des Directions pour la conscience d’un roi, et le trop grand nombre de prescriptions fatigue dans le roman comme dans l’ouvrage de direction. Télémaque en est accablé, et peut-être faut-il voir une image du découragement où tombait le duc de Bourgogne lui-même dans cette peinture du fils d’Ulysse disant naïvement à Mentor : « Si toutes ces choses sont vraies, l’état d’un roi est bien malheureux ; il est l’homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume ; c’est un esclave qui sacrifie son repos pour la liberté et la félicité publique. »

Ce mélange du roman et de l’allusion dans le Télémaque est l’une des causes du froid qu’on y sent, quoique le plan en soit heureux, le récit rapide, et que l’ouvrage soit écrit de verve. La vérité manque souvent à ces caractères formés de traits qui appartiennent à des civilisations si différentes. On s’habitue difficilement à ce petit roi grec, tantôt gourmandé et conseillé comme aurait pu l’être Louis XIV par un confesseur pénétré de ses devoirs, tantôt faisant des fautes que ne comportaient ni son temps ni son état, afin de donner matière à des critiques qui s’adressent à un autre temps et à un autre état. Mentor ne cache pas assez Fénelon. Nous sommes presque plus souvent à Versailles qu’à Salente, et tantôt il semble voir Télémaque recevant des conseils pour régner sur la France du XVIIIe siècle, tantôt le duc de Bourgogne instruit à gouverner quelque jour l’île d’Ithaque. Au moment même où l’imagination de l’auteur nous emporte dans le monde d’Homère, une allusion, un détail emprunté à un autre monde, un anachronisme de politique ou de morale, nous ramènent au temps de la guerre de la succession et du quiétisme.

Une autre cause du froid de cet ouvrage, c’est que l’Olympe païen y est représenté par un chrétien et l’amour par un prêtre. Homère a peint ses dieux comme son temps les voyait. Leurs images remplissaient les terres et les mers. Sans cesse mêlés parmi les mortels, on les attendait comme des hôtes, et on croyait quelquefois saluer un dieu dans l’étranger qu’un visage noble, un air de majesté, distinguaient des autres hommes. Virgile, dit-on, ne croyait pas aux dieux qu’il a chantés : je le veux bien, quoiqu’il soit plus sage de laisser la chose en doute ; mais il vivait dans un temps où Auguste élevait des temples à Mars vengeur, à Apollon, à Jupiter tonnant ; où, pour lui complaire, de riches citoyens construisaient le temple d’Hercule, celui des Muses, celui de Saturne. Virgile voyait les statues des dieux dans ces temples ; il croyait aux dieux d’Homère ; n’a-t-il pas respiré l’ambroisie qui émanait de la chevelure de Vénus ? Homère et Virgile avaient trouvé les traits de leurs dieux, comme Raphaël l’ineffable beauté de ses vierges, au fond des esprits et des cœurs de leurs contemporains. Les dieux dont se sert Fénelon ne sont qu’une machine dans une fable. Son Jupiter est un souvenir de collége. En peignant Vénus après Virgile, il a craint sa propre imagination. Son Neptune et son Éole « aux sourcils épais et pendans, aux yeux pleins d’un feu sombre et austère, » ne sont que des figures rébarbatives. Les dieux de Fénelon ressemblent à ces vaines figures de la Vierge auxquelles s’essaient les peintres depuis que le protestantisme et la philosophie ont effacé de notre imagination cet idéal que Raphaël avait reçu de la foi du moyen-âge. Si nous ne sommes point touchés, comme Bossuet, du manque de convenance canonique du Télémaque, il n’est guère possible de n’y pas sentir une sorte de manque de convenance littéraire ; mais il faut l’entendre dans le sens le plus doux et le plus respectueux pour Fénelon.

La même remarque s’applique à la peinture de l’amour. Calypso sait moins aimer que Didon abandonnée, et le fils d’Ulysse est plus pâle encore que le fils d’Anchise. Cette fiction de l’enfant Amour que Calypso, pour se soulager de la flamme qui coulait dans son sein, donne à porter à sa suivante Eucharis, qu’est-ce autre chose qu’une manière de se dérober à des peintures interdites au caractère du prêtre ? Eucharis inspire à Calypso une jalousie qui fait songer à celle d’Hermione. Cette prose agréable et facile, qui se joue autour du cœur et qui n’y pénètre pas, nous fait adorer les vers de Virgile et de Racine, qui sont comme la langue naturelle de l’amour.

Voici une dernière cause du froid dans le Télémaque. Les païens y sont trop chrétiens. Je ne veux point parler de certains principes de morale qui, pour n’avoir été clairement enseignés que par le christianisme, pouvaient se trouver au fond de quelqu’une des grandes ames du monde païen, d’un Socrate par exemple ; il s’agit des principes que le christianisme seul a pu révéler à l’homme, parce qu’il a fait naître en lui la faculté qui les conçoit ; il s’agit de ces vérités qui seraient demeurées inconnues à dix générations de Socrates se succédant dans le monde païen. En mêlant ces vérités aux vues de la sagesse antique et en faisant parler Mentor comme l’Évangile, Fénelon a plus d’une fois discrédité la plus belle morale par l’incompétence, si je puis parler ainsi, du personnage qui l’enseigne.

Ces défauts du Télémaque ne sont d’ailleurs sensibles qu’aux personnes assez instruites pour discerner tous les genres de convenances dans les ouvrages de l’esprit. Elles seules peuvent s’offenser de voir les vives couleurs de l’antiquité païenne s’éteindre sous le pinceau languissant ou timide d’un prélat chrétien. Aussi, un certain âge passé, Télémaque est-il peu lu, quoiqu’il soit plein de beautés qui vont aux esprits mûrs. Pour l’estimer son prix, il serait besoin de se rappeler, en le lisant, quel but s’est proposé Fénelon et pour quel lecteur il a écrit.

Fénelon voulait faire voir au duc de Bourgogne, dans un cadre propre à intéresser son imagination, tout le détail des devoirs qui l’attendaient sur le trône, et le munir en quelque sorte de bonnes impressions et de précautions efficaces sur tous les points de la conduite d’un roi. Aucun sujet n’y convenait mieux que les aventures de Télémaque. Quoi de plus ingénieux que de donner pour modèle de conduite au petit-fils de Louis XIV le fils d’un des plus grands rois de la Grèce héroïque ? Quel dessein plus élevé, plus religieux, que de montrer dans l’élève de Mentor, quoique si bien doué par les dieux, fils d’une telle mère et d’un tel père, si accoutumé aux grands exemples, combien le secours des dieux lui est nécessaire pour ne point manquer à sa naissance ni à ses devoirs, et quel peu de mérite nous avons dans les actions qui nous honorent le plus aux yeux des hommes ? Par le choix du sujet, Fénelon mettait sans cesse son élève en présence de lui-même. Par la création du personnage de Mentor, il l’instruisait à rapporter tout l’honneur de ses belles actions à la protection divine, et, en lui inspirant le bien, il lui en ôtait l’orgueil. Par l’intérêt des détails, la grace des descriptions, la variété des aventures, il le ramenait à son insu, et comme par mille chemins agréables, au même but, à cet idéal sévère de la royauté juste, pacifique, bienfaisante, maîtresse de ses passions et dévouée au bien des peuples.

Dans le plan de Fénelon, cette invention de l’Olympe, que nous trouvons un peu froide, était heureuse et appropriée. Le jeune prince avait l’imagination accoutumée aux dieux d’Homère et de Virgile. Lui en donner des portraits vivans dans un récit tout plein d’ailleurs des usages, des mœurs, du beau ciel de la Grèce, c’était tout ensemble graver plus avant dans son esprit les beautés de ces grands poètes, et lui enseigner la vie par les images qui lui étaient le plus familières.

L’objet du roman y fait excuser pareillement le mélange des deux morales. L’âge du jeune prince et son peu de science lui dérobant cette sorte d’anachronisme, l’effet de la morale sur son cœur n’était point affaibli par des scrupules de savoir ou de goût. Ce n’était, après tout, que de la morale sublime mêlée à de l’excellente morale. Il y a même plus d’un endroit où ce mélange a produit les plus grandes beautés. Telle est la peinture du bonheur des justes dans les Champs-Élysées. Là, Fénelon n’a point suivi Homère et Virgile. Ceux-ci font consister ce bonheur dans la paisible continuation des soins qui occupaient les justes pendant leur vie. Les héros n’ont pas cessé d’aimer la guerre : les uns continuent de prendre soin de leurs armes et de mener paître leurs chevaux[20] ; les autres exercent leurs membres dans les jeux, ils luttent sur l’arène, ou bien ils dansent aux accens de la lyre d’Orphée. Ce bonheur, fort grossier, est plus dans l’esprit du paganisme que les douces joies de la contemplation que Fénelon prête aux ames heureuses dans des Champs-Élysées fort semblables au paradis chrétien ; mais telle est l’excellence de l’art dans cette fiction, que, loin d’y être choqué de voir des héros païens heureux à la manière de nos saints, on croit lire quelques pages sublimes de Platon rêvant pour l’ame de Socrate, délivrée des liens terrestres, quelque félicité proportionnée à son intelligence et digne de sa vertu.

Enfin on trouve encore à louer, par l’intention de l’auteur, sa retenue dans la peinture de l’amour, Si, d’ailleurs, les traits généraux en sont exacts, et si la vérité se fait sentir sous la chasteté des images, comment ne pas savoir gré à Fénelon de n’avoir pas chatouillé par de fortes peintures de cette passion un jeune cœur qu’il formait pour y résister ? Ne point toucher à l’amour dans un plan d’éducation eût été d’un précepteur éludant le plus délicat de ses devoirs ; le peindre trop au vif, c’était risquer de faire sortir le mal du remède même. L’esprit infini de Fénelon et ce tact admirable que donne la vertu lui suggérèrent une peinture modérée qui avertissait son élève sans le troubler, et qui le prévenait contre l’amour avant qu’il eût à s’en défendre. Ce mérite de discrétion est d’ailleurs commun à tout l’ouvrage. Tout ce qui est du monde s’y voit au naturel, et il ne s’y voit rien qui fasse baisser les yeux. Nos biens et nos maux, nos ambitions, nos poursuites, les difficultés de la vertu, les douceurs du plaisir si rapides et si tôt changées en amertumes, tout y est peint avec une liberté chaste qui donne la connaissance sans la faire payer de l’innocence. Tant de périls qui nous sont signalés par ce livre, tant d’embûches, tant d’issues si surprenantes des desseins les mieux calculés, tant d’attention à avoir sur soi-même pour se garder des autres et de soi, tout cela nous ferait haïr le monde, ou nous en donnerait trop de crainte, si en même temps, par la beauté du spectacle des choses humaines, par la douceur que Fénelon a su attacher à l’activité, au devoir, aux victoires remportées sur soi, au bien qu’on fait, à l’espérance, on ne se sentait porté d’une généreuse ardeur à affronter les combats qui nous y attendent. L’impression générale que doit recevoir de la lecture du Télémaque tout jeune homme intelligent est un mélange d’appréhension et de résolution qui le prépare efficacement pour les luttes de la vie.

Telles sont les beautés du Télémaque comme ouvrage d’éducation. S’il est vrai que le lecteur cultivé et mûr peut y être touché des parties défectueuses, combien plus souvent n’est-il pas charmé par tant de rapidité dans le récit, de vérité dans les caractères, de grace et de fraîcheur dans les descriptions, par la profondeur sans affectation, par cette facilité qui nous donne la sensation d’une source jaillissante et intarissable ! Il est tel livre où Fénelon n’est pas moins inventeur qu’Homère, et n’a pas moins de douceur et d’éclat que Virgile. Son Télémaque est brillant, fier, passionné, solide. S’il a plus de délicatesse d’esprit et de sentiment que les héros d’Homère, on ne lui en veut pas plus qu’à l’Iphigénie de racine d’être plus ingénieuse et plus tendre qu’on ne l’était au temps d’Agamemnon. Les deux grands épiques anciens n’ont pas de caractère plus intéressant que celui de Philoclès, sacrifié par Idoménée aux intrigues et aux calomnies de son favori Protésilas. Cet homme, tombé de la toute-puissance qu’il avait exercée avec modération, exilé dans un coin de l’île de Samos, où il vit du travail de ses mains ; puis, par un retour de fortune, ramené en triomphe à Salente, où il retrouve la faveur du prince et la puissance, et ne s’en sert pas contre ses ennemis ; enfin, se retirant dans une solitude, non pour s’y dérober à ses devoirs envers sa patrie, car Idoménée y vient chercher souvent ses conseils, mais pour échapper à l’injustice et à l’envie à force de médiocrité : c’est là une création que rendent vraisemblable certains exemples de la sagesse antique, et à laquelle l’esprit chrétien, habilement caché sous une mise en scène grecque, donne une grandeur inconnue des héros comme des sages du paganisme.

En parlant de la mise en scène du Télémaque, j’en ai indiqué l’attrait le plus, durable. La mythologie grecque est restée la religion de l’imagination chez les peuples modernes. Le génie grec est encore notre idéal dans les arts. Tout livre qui nous en donne des images sensibles trouve en nous une préparation et une conformité d’éducation première. Ni l’abus qu’on en a fait, ni tant d’imitations maladroites, n’ont pu nous en détacher. Une statue qui rappelle la beauté noble et naïve de la statuaire grecque donne à l’artiste qui la crée le premier rang dans les arts. Quelques pièces d’André Chénier qui sentent le miel de l’Hymette, et qui reflètent en quelques endroits le beau ciel sous lequel était née sa mère, ont rendu son nom immortel. C’est ce même ciel dont Fénelon a éclairé les scènes du Télémaque, c’est cette présence du génie grec à toutes les pages, ce sont toutes ces images agréables ou sérieuses par lesquelles l’antiquité nous a préparés à la connaissance de la vie, qui donnent un mérite d’éternelle nouveauté à ce livre charmant, espèce de vase antique où la main de Fénelon semble avoir composé un bouquet des plus belles fleurs de la Grèce.


NISARD.

  1. Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1845.
  2. Télémaque, livre X.
  3. Mémoires, livre XXII.
  4. Mémoire sur la question de savoir si l’on doit rechercher le duc d’Orléans pour la mort du duc de Bourgogne. — Mémoire sur l’éducation du jeune prince. — Mémoire sur le conseil de régence. — Mémoire sur la manière de se conduire avec le roi.
  5. Retrouvée, comme on sait, au commencement de ce siècle, par M. Renouard.
  6. Correspondance de Fénelon.
  7. Correspondance de Fénelon avec le duc de Bourgogne pendant et après la guerre malheureuse où nous fûmes battus en Flandre et où nous perdîmes Lille.
  8. Mémoires, chap. 265.
  9. Correspondance avec Fénelon.
  10. Lettre du 25 octobre 1708.
  11. Télémaque, livre XVII
  12. Lettre de Fénelon de M. de Chevreuse, 7 avril 1710,
  13. Lettre du 27 juillet 1711.
  14. Lettres spirituelles.
  15. Lettre sur les occupations de l’Académie française.
  16. La Bruyère se plaint de l’appauvrissement de la langue au chapitre des Ouvrages de l’Esprit.
  17. Lettre de Bossuet à son neveu.
  18. Fénelon avait pris ses observations au couvent des Nouvelles-Catholiques, dont il était directeur.
  19. Dans son discours de réception à l’Académie française, à l’endroit où il parle si magnifiquement de la langue française, on trouve jusqu’à trois fois en quelques lignes les mots majesté et majestueux.
  20. … Quae gratia currûm
    Armorumque fuit vivis, quae cura nitentes
    Pascere equos, eadem sequitur tellure repostos.

    (Virgile, AEn., VI.)