Fables de La Fontaine (éd. 1874)/Le Renard Anglais

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XXIII

LE RENARD ANGLAIS

á madame harvey[1]

Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens ;
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d’âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d’être amie.
Malgré Jupiter même et les temps orageux,
Tout cela méritait un éloge pompeux :
Il en eût été moins selon votre génie ;
La pompe vous déplaît, l’éloge vous ennuie.
J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie :

Vous l’aimez. Les Anglais pensent profondément ;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament ;
Creusant dans les sujets, et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour :
Vos gens, à pénétrer, l’emportent sur les autres ;
Même les chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n’ont les nôtres.
Vos renards sont plus fins ; je m’en vais le prouver
Par un d’eux, qui, pour se sauver,
Mit en usage un stratagème
Non encor pratiqué, des mieux imaginés.

Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces chiens au bon nez,
Passa près d’un patibulaire[2].
Là, des animaux ravissants,
Blaireaux, renards, hiboux, race encline à mal faire,
Pour l’exemple pendus, instruisaient, les passants.
Leur confrère, aux abois, entre ces morts s’arrange.
Je crois voir Annibal, qui, pressé des Romains,
Met leur chef en défaut, on leur donne le change,
Et sait, en vieux renard, s’échapper de leurs mains.
Les clefs de meute[3], parvenues
À l’endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris : leur maître les rompit,
Rien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant :
Mes chiens n’appellent point au delà des colonnes[4]

Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle ! Il y vint, à son dam.
Voilà maint basset clabaudant ;
Voilà notre renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyait qu’il en irait de même
Que le jour qu’il tendit de semblables panneaux ;
Mais le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux[5] :
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème !
Le chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’aurait pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d’esprit : est-il quelqu’un qui nie
Que tout Anglais n’en ait bonne provision ?
Mais le peu d’amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.

Je reviens à vous, non pour dire
D’autres traits sur votre sujet ;
Tout long éloge est un projet
Peu favorable pour ma lyre :
Peu de nos chants, peu de nos vers,
Par un encens flatteur amusent l’univers,
El se font écouter des nations étranges.
Votre prince vous dit un jour
Qu’il aimait mieux un trait d’amour
Que quatre pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma muse.
C’est peu de chose ; elle est confuse
De ces ouvrages imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
À celle qui remplit vos climats d’habitants

Tirés de l’île de Cythère ?
Vous voyez par là que j’entends
Mazarin, des Amours déesse tutélaire.

  1. Élisabeth Montaigu, veuve du chevalier Harvey.
  2. Gibet.
  3. Chiens bien dressés qui dirigent les autres.
  4. Des fourches patibulaires.
  5. Il y mourut.