Festons et astragales/Marée montante

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Festons et astragalesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 85-88).

Marée montante


 

À P. M.


Dans ma chambre, au bord de la plage,
Frère, je rêvais l’autre nuit,
Et la lune, sur mon visage,
Doux fantôme, glissait sans bruit ;



La blanche lueur qui pénètre
Tremblait aux rideaux suspendus ;
Une voix chante à ma fenêtre,
Une voix aux sons inconnus.

Jusqu’à moi, dans l’ombre, elle arrive
Frémissante et pure à la fois,
Comme la vague sur la rive,
Comme la brise dans les bois :

« Éveille-toi ! fils de la terre,
« Je suis la nymphe aux verts réseaux,
« J’habite l’antre solitaire
« Où bruissent les grandes eaux.

« J’attache ma tunique bleue
« Avec des perles de corail ;
« Deux poissons à la large queue
« Font voler ma conque d’émail.

« Pour orner ma gorge d’ivoire
« Et mes longs cheveux ruisselants,
« J’ai des couronnes d’algue noire
« Et des colliers de galets blancs.

« Ma trompe est pleine de murmures
« Qui du ciel charment les palais,
« Et je prends, quand les nuits sont pures,
« Les étoiles dans mes filets.


« Éveille-toi ! je suis la reine,
« La reine aux immenses éclats !
« Je marche hère et souveraine,
« Portant le monde dans mes bras.

« Les destins ont mis mon empire
« Partout où sonne l’Océan ;
« L’azur des flots est mon sourire,
« Et ma colère est l’ouragan.

« Loin des climats où sont les hommes,
« Pour le nautonnier libre et fort,
« J’ai des villes et des royaumes
« Dont on voit luire les toits d’or.

« Je garde mes îles fécondes
« À qui franchit les vastes flots ;
« Car j’aime à bercer, sur mes ondes,
« Le navire et les matelots.

« Et ceux qu’entraînent les naufrages,
« Je les emporte dans mes bras,
« Jusqu’au pays des coquillages
« Que le monde ne connaît pas.

« On les a crus morts, dans leurs villes ;
« Ils ont des palais de cristal.
« Ensemble, sous les flots tranquilles,
« Ils causent du pays natal.


« Ils sont rois des vallons humides,
« Aux lieux profonds et reculés
« Où viennent les phoques timides
« Bondir dans les varechs salés.

« Au bruit lointain des vents sonores,
« De belles vierges aux yeux verts,
« Sous des grottes de madrépores,
« Les attirent par leurs concerts.

« Ils ont des champs et des collines
« Que tapisse le fucus frais,
« Et vont cueillant mes perles fines
« Aux branches rouges des forêts… »

Et la voix, plus faible résonne,
Mêlée au murmure des vents.
De ma fenêtre qui frissonne
J’écartai les rideaux mouvants.

La nuit, sur la plaine ondoyante,
Comme un riche dôme, éclatait,
Tandis qu’écumeuse et bruyante,
Sur la grève la mer montait.

Et c’est le chant qu’en leur jeune âge
Ont entendu les matelots,
Quand ils jouaient sur le rivage,
Ou qu’ils dormaient au bruit des flots.