Fin de vie (notes et souvenirs)/Préface

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 5-10).

PRÉFACE




Les Notes et Souvenirs d’Eugène Noel, que nous présentons aux lecteurs, sont la dernière œuvre de notre ami, et lui-même écrivit le mot « Fin » en belles lettres droites et fermes, avec la pleine conscience d’achever sa vie en même temps que son livre. L’honneur d’ajouter à ces pages touchantes quelques paroles d’affection et de respect me semblait revenir naturellement à des visiteurs plus intimes du foyer qu’il a quitté ; mais puisque la femme et les enfants m’ont confié ce devoir, je ne puis m’y soustraire. D’ailleurs, je représente ici les amis qui se souviennent ; je ne suis qu’une voix parmi tant d’autres voix, qui toutes nous répètent combien notre cher « père Labêche » fut un homme excellent et un délicieux écrivain.

Eugène Noel ne ressemblait à personne. Né de la terre comme un faune ou comme un sylvain, il avait grandi et s’était développé comme un paysan philosophe, bien à part, avec son caractère bien à lui, ses idées propres, ses fantaisies personnelles, son mouvement spontané de passion et de joies. Il n’eut rien à perdre de son enfance toujours libre et heureuse ; il n’apprit point à feindre, à simuler, à se grimer comme la plupart des hommes ; il se laissa porter par la vie sans avoir à faire effort contre le courant. Du reste, la chance l’avait pleinement favorisé en le faisant vivre à la campagne, au milieu des fleurs et des bêtes : il eut le bonheur de contracter amitié avec les arbres et les humbles plantes, avec les pierres même. Pour lui, tout devint vivant : pas une goutte de rosée dont il ne fît une personne, pas un frisson dans l’herbe dans lequel il ne reconnût un de ses amis, mulot, lézard ou hanneton, pas un écho qu’il ne comprît, pas un souffle de l’air qui ne lui parût apporté spécialement par la bonne Nature.

Jeune homme, il fut aussi favorisé, même par un apparent guignon : envoyé à l’École de Droit, il n’y put achever ses études et dut continuer, loin de la routine et des routiniers, à s’instruire tout seul, à interroger ses émotions en toute sincérité, à chercher la voie originale de sa pensée. Sans doute il ne dédaigna point les professeurs, mais il sut les choisir parmi les grands et les garder toute sa vie à ses côtés : c’étaient les classiques, Eschyle et Sophocle, Lucrèce et Tacite, Montaigne et Rabelais, Molière et La Fontaine, Montesquieu, Rousseau, Voltaire et Diderot. Nul en France ne fut plus intime avec ces grands hommes ; nul ne sut mieux penser, vivre moralement, et même à l’occasion s’amuser et plaisanter avec eux, car il était leur camarade et leur ami. Et parmi les contemporains et compatriotes, il sut aussi choisir.

À Rouen, la vieille cité normande qu’il aima et qu’il chanta, ses compagnons constituaient certainement l’élite par l’intelligence ou le génie, par le savoir, l’esprit et la noblesse de l’âme. Avec eux il connut le bonheur et sut l’apprécier. Noël comprit si pleinement sa haute chance qu’il en resta toujours jeune ; à quatre-vingts ans, il n’était vieillard que par la blancheur de sa chevelure et par les rides de ses joues ; mais, dans le groupe d’amis, il était le plus gai, le plus dispos, l’homme de l’espérance ailée. Pour combien de prétendus jeunes, la fin de sa vie si aimable, si joyeuse et si entraînante, eût été un beau commencement !

Nourri de la moelle des lions, Noel pouvait tenir en mépris ce qui fait l’orgueil et la jactance de tant d’autres pauvres humains : il ne fut « ni député ni décoré ». Et combien de gens plus célèbres que lui ne sauraient en dire autant ! Il put se qualifier vaillamment d’ignare, parce qu’il planait au-dessus des ruses et des platitudes qui mènent au succès. Il osa rédiger les Mémoires d’un Imbécile, tout en se rendant au fond le bon témoignage que son imbécillité n’était pas éloignée de la haute sagesse, qu’elle était sœur de cette naïveté sans laquelle il n’y a ni progrès ni bonté dans le monde. Nommé bibliothécaire, il sut mépriser le fatras des bouquins, pour rester attaché aux quelques œuvres, si peu nombreuses, dans lesquelles est enfermé le trésor de la pensée humaine. Obligé par les nécessités de la vie à se faire journaliste, il devint l’honnête Jean Labêche, l’agriculteur naïf qui sait bien voir les méchancetés des hommes, mais qui revient toujours à la terre nourricière, bon comme elle, et, comme elle, se renouvelant sans cesse.

Ce qui fit la grande force de Noel après l’influence du sol créateur, ce fut l’amitié. On ne peut s’imaginer Noel travaillant seul ; on le voit toujours par la pensée causant avec ses amis, riant, plaisantant, chantant même, ou devisant des fleurs ou des étoiles, de l’art, des beaux vers, d’un avenir meilleur et de tout ce qui est grand et bon. Quand il ne pouvait s’entretenir avec eux, il leur écrivait, et quels chefs-d’œuvre sont ses lettres, étincelantes d’esprit, d’éloquence et de gaieté !

Admirables étaient les compagnons et correspondants qu’il avait su choisir ! L’impression si douce et si intime que l’on éprouvait en la société de Noel et des amis qui étaient devenus ses frères, provenait de ce qu’ils n’avaient rien perdu de leur nature primitive de terriens, fils du sol, et qu’en même temps ils avaient acquis toutes les finesses et le sens délicat que donnent l’étude, la hauteur des idées, la compréhension de l’art. Hommes complets, ils étaient paysans par l’émotion primitive et simple, par l’admiration naïve, par la familiarité avec le brin d’herbe et tout ce qui germe dans la terre, tout ce qui vit dans l’enclos, dans le pâturage et la forêt : mais ils étaient aussi d’admirables raffinés par l’acuité de leur connaissance en hommes et en œuvres humaines, par l’ampleur de leur savoir, par l’aisance de leur commerce avec tous les hommes.

Combiner la simplicité parfaite de la vie et la grandeur morale d’une conduite inaccessible à tout ce qui est vulgaire ou bas : voilà l’idéal que surent réaliser les amis incomparables dont l’un était Noel ! Les Notes que nous reproduisons ici éveilleront de très chers souvenirs chez ceux qui restent du groupe étroit : ils se rappelleront les longues causeries du soir parmi les fleurs, au bord du ruisseau qui murmure sous l’ombrage des hêtres.

Élisée RECLUS.