Fondation d’un club positiviste
Pour la troisième fois, depuis quatre-vingt ans, la France vient de proclamer la République.
Ce ne sont pas les nobles sentiments qui ont manqué aux républicains de 1792 et de 1848 pour rendre leur œuvre durable ; c’est une doctrine puissante qui leur permet de donner à leurs aspirations généreuses, mais trop vagues, une précision systématique et une énergique cohésion.
Depuis le jour où, rompant avec son passé monarchique, la France a commencé la grande crise qui dure encore, elle n’a jamais pu réussir à creuser profond et à tracer droit dans la voie nouvelle où elle s’est engagée. Toutes ses forces s’épuisent en hésitations stériles ou en essais douloureux qui engloutissent le bonheur et la vie de générations entières, et ne laissent après eux que le découragement et le scepticisme.
Nous voulons épargner désormais à notre pays ces désastreuses oscillations sociales qui le font alternativement sortir de la rétrogradation pour entrer dans l’anarchie et échapper à l’anarchie pour retourner à la rétrogradation.
Le Positivisme n’est pas seulement une doctrine philosophique, c’est aussi un parti politique qui prétend concilier l’Ordre, base nécessaire de toute activité sociale, avec le Progrès, qui en est le but.
Convaincus que notre doctrine est la seule qui puisse satisfaire à cette double condition, nous fondons un club dans lequel toutes les questions politiques, sociales et religieuses, que la crise nouvelle va faire surgir, seront traitées et résolues d’après les principes de la politique positive due au génie d’Auguste Comte.
Le principe fondamental de cette politique, c’est que les phénomènes sociaux obéissent à des lois aussi immuables que les autres phénomènes naturels, et ne peuvent être modifiés arbitrairement ni par les rois ni par les peuples.
Aussi avons-nous vu la royauté héréditaire voulue par le dernier Bonaparte, et consolidée cette année même par plus de sept millions de suffrages, s’écrouler quelques semaines plus tard et faire place à la République, dont l’inévitable avénement avait été depuis longtemps prévu et annoncé par l’étude des lois sociologiques.
Dans cet immense et éternel changement des hommes et des choses qu’on appelle la marche de la civilisation, l’esprit humain est enfin parvenu à découvrir les relations constantes qui sont dans les événements et à formuler les lois qui expliquent le passé et éclairent l’avenir.
La politique devient donc une science dont la connaissance distinguera désormais les véritables hommes d’État des ambitieux vulgaires. Car ceux qui auront la prétention de marcher à notre tête seront tenus de prouver d’abord qu’ils savent le but et connaissent le chemin.
Tel est le point de vue élevé où nous nous placerons pour apprécier les hommes et les actes. Sans nous dissimuler que nos jugements et nos conseils seront empreints quelquefois des passions violentes du milieu où nous vivons, nous pourrons mieux que d’autres, grâce à notre doctrine, éclairer les gouvernants et les gouvernés, leur dire ce qu’ils ont à faire, et adoucir les conflits inévitables que les tendances rétrogrades d’une part, et la méfiance révolutionnaire de l’autre, ne manqueront pas de soulever. Il faut que les républicains, puisque le pouvoir leur appartient maintenant, prouvent qu’ils sont plus que tous les autre dignes et capables de gouverner. Le Positivisme seul peut les diriger et les soutenir.
Un Club ne pouvant avoir pour objet que l’application aux événements actuels de principes acceptés par tous les membres, et non l’élaboration abstraite de ces principes, quiconque aspirera au titre de membre titulaire devra satisfaire aux conditions suivantes :
1o Être émancipé de toute croyance théologique, et par conséquent ne croire ni à Dieu ni au roi ;
2o Être dégagé de toute illusion métaphysique, et par conséquent ne croire ni à l’Égalité, ni à la souveraineté du Peuple ;
3o Renoncer à tout procédé militaire pour faire prévaloir ses opinions, et par conséquent ne vouloir ni guerre offensive, ni coup d’État, ni émeute.
Telles sont les conditions négatives indispensables. Mais elles ne sauraient établir entre tous les membres du club une unité suffisante s’ils n’étaient aussi d’accord sur un certain nombre de principes positifs d’où se tireront, par déduction, les applications à la politique actuelle.
1o Les phénomènes sociaux et moraux sont, comme tous les autres, soumis à des lois naturelles de succession ou de similitude dont l’activité humaine ne peut modifier que l’intensité ou la vitesse, sans pouvoir jamais espérer d’en changer le cours.
2o Les sociétés humaines vont de l’état théologique et militaire à l’état scientifique et industriel, en passant par l’état métaphysique et défensif. (Loi des trois états.)
3o Le Progrès consiste à développer, perfectionner et consolider la famille, la propriété et le gouvernement, institutions qui constituent l’ordre fondamental ; et par conséquent le Progrès n’est que le développement de l’ordre.
1o La solution du problème social, étant plus morale que matérielle, exige l’entière séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel et leur indépendance réciproque. (Séparation de l’Église et de l’État.)
2o La richesse est sociale dans sa source et doit l’être dans sa destination, tout en conservant une appropriation personnelle, les éternels débats sur la propriété ne pouvant se résoudre que par la substitution de devoirs aux droits.
3o Le travail doit, comme la richesse, s’élever à la dignité civique et être considéré comme une fonction sociale, le salaire n’étant qu’une rétribution nécessaire à l’entretien du travailleur et de sa famille, sans jamais payer le service rendu.
La réorganisation des opinions et des mœurs, qui doit précéder celle des institutions, ne peut se faire qu’au nom de l’Humanité.
Sur les ruines de la Patrie conquise et démembrée, quand, le désespoir dans l’âme, chacun répète autour de nous : « La France est finie ! » nous venons en consolateurs, et le cœur plein d’une foi profonde, entonner pour notre pays non pas la prière des morts, mais l’hymne de la résurrection. Purifiée de bonapartisme, la France peut enfin reprendre son rang parmi les nations européennes. Au siècle lumineux de Voltaire et de Diderot, elle était la première et la plus aimée, et ce n’est que le jour où, éprise de militarisme, elle a voulu transformer sa domination morale en oppression matérielle, qu’elle leur est devenue justement odieuse. Mais la place qu’elle occupait alors est restée vacante, et elle peut la ressaisir. Tout en luttant sans trêve et sans défaillance contre les tristesses du temps présent et les brutales prétentions d’une nation arriérée, sachons élever nos esprits jusqu’à ces sommets pleins de clarté d’où le passé et l’avenir se découvrent, et rattacher nos destinées et celles de notre pays à la chaîne éternelle des destinées humaines. Alors le châtiment mérité qui nous frappe ne pourra plus nous abattre, et, si grands que deviennent nos malheurs, notre énergie planera toujours plus haut. Que la France relève la tête et reprenne conscience de son génie et de sa mission. La nation qui depuis Charlemagne a été de toutes les grandes choses faites en Europe, la nation qui fit et soutint les Encyclopédistes, pères de la Révolution ; la nation, qui, constamment féconde et active, a fait le Positivisme et a poursuivi, intrépide et résolue sous toutes les oppressions, son but, nettement formulé, de construire la doctrine régénératrice, cette nation n’est pas morte. Elle a encore devant elle des longs siècles de grandeur et de puissance, et son nom, inscrit au panthéon de l’histoire, restera toujours glorieux et respecté dans les plus lointains souvenirs de l’Humanité reconnaissante