Fondement de la métaphysique des moeurs (trad. Barni)

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FONDEMENTS


DE


LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS
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PRÉFACE


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La philosophie grecque se divisait en trois sciences la physique, l’éthique et la logique. Cette division est parfaitement conforme à la nature des choses ; il ne reste qu’à y ajouter le principe sur lequel elle se fonde, afin de s’assurer, d’une part, qu’elle est complète, et de pouvoir, de l’autre, déterminer exactement les subdivisions nécessaires.

Toute connaissance rationnelle est ou matérielle ou formelle. Dans le premier cas, elle considère quelque objet ; dans le second, elle ne s’occupe que de la forme de l’entendement et de la raison même, et des règles universelles de la pensée en général, abstraction faite des objets. La philosophie formelle s’appelle logique. La philosophie matérielle, qui s’occupe d’objets déterminés et des lois auxquelles ils sont soumis, est double ; car ces lois sont ou des lois de la nature ou des lois de la liberté. La science des lois de la nature s’appelle physique ; celle des lois de la liberté, éthique. On appelle encore la première philosophie naturelle, et la seconde philosophie morale *[1].

La logique ne peut avoir de partie empirique, c’est-à-dire de partie où les lois universelles et nécessaires de la pensée reposeraient sur des principes dérivés de l’expérience ; car autrement elle ne serait plus la logique, c’est-à-dire un canon pour l’entendement ou la raison, applicable à toute pensée et susceptible de démonstration. Au contraire la philosophie naturelle et la philosophie morale ont chacune leur partie empirique, puisque la première doit déterminer les lois de la nature, en tant qu’objet d’expérience, e’est-à-dire les lois de tout ce qui arrive, et la seconde les lois de la volonté de l’homme, en tant qu’elle est affectée par la nature, c’est-à-dire les lois de ce qui doit être fait, mais de ce qui souvent aussi ne l’est pas, à cause de certaines conditions dont il faut tenir compte.

On peut appeler empirique toute philosophie qui s’appuie sur des principes de l’expérience, et pure, celle qui tire ses doctrines de principe a priori. Lorsque cette dernière est simplement formelle, elle prend le nom de logique ; mais si elle est restreinte à des objets déterminés de l’entendement elle s’appelle métaphysique

Nous sommes ainsi conduits à l’idée d’une double métaphysique d’une métaphysique de la nature et d’une métaphysique des mœurs. La physique a en effet, outre sa partie empirique, sa partie rationnelle. De même de l’éthique. Mais on pourrait désigner particulièrement sous le nom d’anthropologie pratique la partie empirique de cette dernière science et réserver spécialement celui de morale pour la partie rationnelle.

Toutes les professions, tous les métiers et tous les arts ont gagné à la division du travail. En effet, dès que chacun, au lieu de tout faire, se borne à un certain genre particulier de travail, il peut le pousser au plus haut degré de perfection et le faire avec beaucoup plus de facilité. Là au contraire où les travaux ne sont pas distingués et divisés, où chacun fait tous les métiers, tous restent dans la plus grande barbarie. La philosophie pure n’exigerait-elle pas, pour chacune de ses parties, un homme spécial : et, si ceux qui ont coutume d’offrir au public, conformément à son goût, un mélange d’éléments empiriques et d’éléments rationnels, combinés d’après toutes sortes de rapports qu’eux-mêmes ne connaissent pas, si ces hommes, qui s’arrogent le titre de penseurs et traitent de subtils tous ceux qui s’occupent de la partie purement rationnelle de la science, comprenaient qu’il ne faut pas entreprendre à la fois deux choses qui ne s’obtiennent pas de la même manière, mais dont chacune demande peut-être un talent particulier, et qu’un même individu ne peut réunir sans se montrer en toutes deux un méchant ouvrier, n’en résulterait-il pas de grands avantages pour l’ensemble de la science ? C’est une question qui ne serait certainement pas indigne d’examen. Mais je me borne ici à demander si la nature de la science n’exige pas qu’on sépare toujours soigneusement la partie empirique de la partie rationnelle, et qu’on place avant la physique proprement dite la physique empirique ; une métaphysique de la nature, et avant l’anthropologie pratique une métaphysique des mœurs, de telle sorte qu’en écartant scrupuleusement tout élément empirique, on sache ce que peut la raison pure dans les deux cas, et à quelles sources elle puise elle-même ses données a priori, que cette dernière tâche soit d’ailleurs entreprise par tous les moralistes (dont le nom est Légion), ou par ceux-là seulement qui s’y sentent appelés.

N’ayant ici en vue que la philosophie morale, je restreins encore la question. et je demande s’il n’est pas de la plus haute nécessité d’entreprendre une philosophie morale pure, qui serait entièrement dégagée de tout élément empirique et appartenant à l’anthropologie ; car qu’il doive y avoir une telle philosophie, c’est ce qui résulte clairement de l’idée commune du devoir et de la loi morale. Tout le monde conviendra qu’une loi, pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation. doit être marquée d’un caractère de nécessité absolue ; que ce commandement : « Tu ne dois point mentir, » ne s’adresse pas seulement aux hommes, mais que les autres êtres raisonnables devraient aussi le respecter ; qu’il en est de même de toutes les autres lois morales particulières ; que, par conséquent, le principe de l’obligation ne doit pas être cherché dans la nature de l’homme ni dans les circonstances extérieures où il se trouve placé, mais seulement a priori dans des concepts de la raison pure, et que tout autre précepte, fondé sur des principes de l’expérience, fût-il universel en un sens, par cela qu’il s’appuye, si peu que ce soit, même par un seul mobile, sur des principes empiriques, peut bien être appelé règle pratique, mais jamais loi morale.

Ainsi les lois morales et leurs principes se distinguent essentiellement, dans l’ensemble de la connaissance pratique, de tout ce qui peut contenir quelque élément empirique, et même toute philosophie morale repose uniquement sur sa partie pure. Appliquée à l’homme, elle n’emprunte pas la moindre chose à la connaissance de l’homme même (à l’anthropologie), mais elle lui donne des lois a priori, comme à un être raisonnable. Seulement il faut un jugement exercé par l’expérience pour discerner, d’une part, dans quels cas ces lois doivent être appliquées, et pour leur procurer, de l’autre, un accès facile auprès de la volonté de l’homme, et une influence efficace sur sa conduite, car cette volonté est affectée par tant d’inclinations, que, si elle est capable de concevoir l’idée d’une raison pure pratique, il ne lui est pas si facile de la réaliser in concreto dans le cours de la vit.

Une métaphysique des mœurs est donc indispensablement nécessaire, non-seulement parce qu’elle répond à un besoin de la spéculation, en recherchant la source des principes pratiques, qui résident a priori dans notre raison. mais parce que la moralité même est exposée à toute sorte de corruption, si nous n’avons, pour la juger exactement, ce fil conducteur et cette règle suprême. En effet, pour qu’une action soit moralement bonne, il ne suffit pas qu’elle soit conforme à la loi morale, mais il faut qu’elle soit faite en vue de cette loi ; autrement il n’y aurait là qu’une conformité accidentelle et variable. car si un principe, qui n’est pas moral, produit parfois des actions légitimes, il en produira souvent aussi d’illégitimes. Or. s’il n’y a qu’une philosophie pure qui puisse nous montrer la loi morale dans toute sa pureté (ce qui est la chose essentielle dans la pratique), il faut donc commencer par là (par la métaphysique), et sans ce fondement il ne peut y avoir de philosophie morale. Celle même qui mêle les principes purs avec les principes empiriques ne mérite pas le nom de philosophie (car la philosophie ne se distingue justement de la connaissance rationnelle vulgaire, qu’en faisant une science a part de ce que celle-ci ne conçoit que d’une manière complexe), et bien moins encore celui de philosophie morale, puisque, pa ce mélange, elle altère la pureté de la moralité même et va contre son propre but.

Il ne faut pas croire d’ailleurs quoiqu’on demande ici se trouve déjà dans la propédeutique que le célèbre Wolf a placée en tête de sa philosophie morale, sous le titre de philosophie pratique générale, et qu’il n’y ait pas à ouvrir ici un champ tout à fait nouveau. Précisément parce qu’il s’agissait d’une philosophie pratique générale, il n’y examine aucune volonté d’une espèce particulière, par exemple une volonté capable d’être déterminée uniquement par des principes a priori et indépendamment de tout mobile empirique, mais il y traite de la volonté en général, ainsi que de toutes les actions et de toutes les conditions qui se rapportent à la volonté ainsi considérée. Par conséquent, cette propédeutique se distingue d’une métaphysique des mœurs, comme la logique générale, qui traite des opérations et des règles de la pensée en général, se distingue de la philosophie transcendentale, qui étudie les opérations particulières et les règles de la pensée pure, c’est-à-dire de la pensée par laquelle des objets sont connus tout a fuit a priori. La métaphysique des mœurs doit examiner l’idée et les principes d’une volonté pure possible, et non les actions et les conditions de la volonté humaine en général, lesquelles sont tirées en grande partie de la psychologie. Que dans la philosophie pratique générale, l’on parle aussi quoiqu’à tort) de lois morales et de devoir, cela ne prouve rien contre mon opinion. En effet, les auteurs de cette science se montrent en cela même fidèles à l’idée qu’ils s’en font. Ils ne distinguent pas les motifs qui nous doivent être présentés a priori |par la raison, et sont véritablement moraux, d’avec les motifs empiriques, que l’entendement érige en concepts généraux par la comparaison des expériences ; mais, sans songer à la différence des sources d’où dérivent ces motifs, ils n’en considèrent que la plus ou moins grande quantité puisque tous sont de la même espèce à leurs yeux), et ils forment ainsi leur concept d’obligation. Ce concept, assurément, n’est rien moins que moral, mais c’est le seul qu’on puisse obtenir dans une philosophie qui néglige l’origine de tous les concepts pratiques possibles et ne s’inquiète pas de savoir s’ils sont a priori ou seulement a posteriori.

Or, ayant dessein de donner plus tard une métaphysique des mœurs, je fais d’abord paraître ces fondements. A la vérité il n’y a d’autres fondements de la métaphysique des mœurs qu’une critique de la raison pure pratique, de même que la critique de la raison pure spéculative, que j’ai déjà publiée, sert de base à la métaphysique de la nature. Mais d’abord celle-là n’est pas aussi absolument nécessaire que celle-ci. parce que, dans les choses morales, la raison humaine, même la plus vulgaire, peut arriver aisément à un haut degré d’exactitude et de développement, tandis qu’au contraire, dans son usage théorique mais pur, elle est entièrement dialectique. Et puis, pour que la critique de la raison pure pratique soit complète, il faut qu’on puisse montrer l’union de la raison pratique avec la raison spéculative en un principe commun car en définitive il ne peut y avoir qu’une seule et même raison, dont les applications seules sont distinctes. Or je ne pourrais aller si loin sans entrer ici dans des considérations d’un tout autre ordre et sans embrouiller le lecteur. C’est pourquoi, au lieu du titre de critique de la raison pratique, je me suis servi de celui de fondements de la métaphysique des mœurs. Enfin, comme une métaphysique des mœurs, quelque effrayant que soit ce titre, peut recevoir aisément une forme populaire et appropriée au sens commun, il m’a paru bon d’en détacher ce travail préliminaire, où en sont posés les fondements, afin de préparer le lecteur aux choses subtiles et aux difficultés, inévitables en pareille matière.

Ces fondements ne sont autre chose que la recherche et l’établissement du principe suprême de la moralité, ce qui constitue un travail tout particulier et qui doit être séparé de toute autre étude morale. Il est vrai que mes assertions sur cette importante question, qui n’a pas été traitée jusqu’ici d’une manière satisfaisante, recevraient une vive lumière de l’application du principe à tout le système et seraient grandement confirmées par ce caractère de principe suffisant qu’il montre partout ; mais j’ai dû renoncer à cet avantage, qui au fond serait plutôt personnel que général, parce que la facile application d’un principe et le caractère de principe suffisant, qu’il peut avoir en apparence, ne nous donnent pas une preuve entièrement assurée de son exactitude, mais excitent au contraire en nous une certaine partialité, qui nous empêche de l’examiner sévèrement en lui-même et indépendamment des conséquences.

J’ai suivi dans cet écrit lu méthode que j’ai jugée la plus convenable, lorsqu’on veut s’élever analytiquement de la connaissance vulgaire à la détermination du principe suprême sur lequel elle se fonde, et ensuite redescendre synthétiquement de l’examen de ce principe et de ses sources à la connaissance vulgaire, où l’on en trouve l’application. Je le diviserai donc de la manière suivante ;

1. Première section : Passage de la connaissance morale de la raison commune à la connaissance philosophique.

2. Seconde section : Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs.

3. Troisième section : Dernier pas qui conduit de la métaphysique des mœurs a la critique de la raison pure pratique.




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PREMIÈRE SECTION


PASSAGE
DE LA CONNAISSANCE RATIONNELLE COMMUNE DE LA MORALITÉ À LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE


De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général en dehors du monde, il n’y a qu’une seule chose qu’on puisse tenir pour bonne sans restriction, c’est une bonne volonté. L’intelligence, la finesse, le jugement, et tous les talents de l’esprit, ou le courage, la résolution, la persévérance, comme qualités du tempérament, sont sans doute choses bonnes et désirables à beaucoup d’égards ; mais ces dons de la nature peuvent aussi être extrêmement mauvais et pernicieux, lorsque la volonté, qui en doit faire usage et qui constitue ainsi essentiellement ce qu’on appelle le caractère, n’est pas bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, l’honneur, la santé même, tout le bien-dire, et ce parfait contentement de son état qu’on appelle le bonheur, toutes ces choses nous donnent une confiance en nous, qui dégénère même souvent en présomption, lorsqu’il n’y a pas là une bonne volonté pour empêcher qu’elles n’exercent une fâcheuse influence sur l’esprit, et pour ramener toutes nos actions à un principe universellement légitime. Ajoutez d’ailleurs qu’un spectateur raisonnable et désintéressé ne peut voir avec satisfaction que tout réussisse a un être que ne décore aucun trait de bonne volonté, et qu’ainsi la bonne volonté semble être une condition indispensable pour mériter d’être heureux

Il y a même des qualités qui sont favorable à cette bonne volonté et peuvent rendre son action beaucoup plus facile, mais qui n’ont, malgré cela, aucune valeur intrinsèque absolue, car elles supposent toujours une bonne volonté qui restreint l’estime, que nous leur accordons justement d’ailleurs, et nee nous permet pas de les tenir pour absolument bonnes. La modération dans les affections et les passions, l’empire de soi et le sang-froid ne sont pas seulement des qualités bonnes à quelques égards, mais ces qualités semblent même constituer une partie de la valeur intrinsèque de la personne ; pourtant il s’en faut de beaucoup qu’on puisse les considérer comme bonnes sans restriction (quoique les anciens leur aient accordé une valeur absolue. En effet, sans les principes d’une bonne volonté, elles peuvent devenir très-mauvaises, et le sang-froid d’un scélérat ne le rend pas seulement beaucoup plus dangereux, mais il nous le fait aussi paraître immédiatement plus méprisable encore.

La bonne volonté ne tire pas sa bonté de ses effets ou de ses résultats. ni de son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, mais seulement du vouloir, c’est-à-dire d’elle-même, et, considérée en elle-même, elle doit être estimée incomparablement supérieure a tout ce qu’on peut exécuter par elle au profit de quelque penchant, ou même de tous les penchants réunis. Quand un sort contraire ou l’avarice d’une nature marâtre priveraient cette volonté de tous les moyens d’exécuter ses desseins quand ses plus grands efforts n’aboutiraient à rien, et quand il ne resterait que la bonne volonté toute seule (et je n’entends point par là un simple souhait, mais l’emploi de tous les moyens qui sont en notre pouvoir), elle brillerait encore de son propre éclat, comme une pierre précieuse, car elle tire d’elle-môme toute sa valeur. L’utilité ou l’inutilité ne peut rien ajouter ni rien ôter à cette valeur. L’utilité n’est guère que comme un encadrement qui peut bien servir à faciliter la vente d’un tableau, ou à attirer sur lui l’attention de ceux qui ne sont pas assez connaisseurs, mais non à le recommander aux vrais amateurs et à déterminer son prix.

Cependant il y a dans cette idée de la voleur absolue qu’on attribue à la simple volonté, sans tenir aucun compte de l’utilité, quelque chose de si étrange, que, encore qu’elle soit parfaitement conforme a la raison commune, on est naturellement conduit à se demander s’il n’y a pas ici quelque illusion de l’imagination produite par un faux enthousiasme, et si nous ne nous trompons pas en interprétant ainsi le but pour lequel la nature a soumis notre volonté au gouvernement de la raison. C’est pourquoi nous allons examiner cette idée, en nous plaçant à ce point de vue.

Quand nous considérons la constitution naturelle d’un être organisé, c’est-à-dire d’un être dont la constitution a la vie pour but, nous posons en principe que dans cet être il n’y a pas d’organe qui ne soit le plus propre à la fin pour laquelle il existe. Or, si, en donnant à un être la raison et la volonté, la nature n’avait eu pour but que la conservation, le bien-être, en un mot le bonheur de cet être, elle aurait bien mal pris ses mesures, en confiant à la raison de sa créature le soin de poursuivre ce but. En effet, toutes les actions que cette créature doit faire dans ce but, tout le système de conduite qu’elle doit suivre pour y arriver, l’instinct les lui révélerait avec bien plus d’exactitude, et le but de la nature serait bien plus sûrement atteint par ce moyen qu’il ne peut l’être par la raison. Ou si la créature la plus favorisée devait recevoir en outre le privilège de la raison, cette faculté n’aurait dû lui servir que pour contempler les heureuses dispositions de sa nature. les admirer, s’en réjouir et en rendre grâces à la cause bienfaisante qui les lui aurait données, et non pour soumettre sa faculté de désirer à ce guide faible et trompeur, et empiéter sur l’œuvre de la nature. En un mot, la nature aurait empêché que la raison ne servit à un usage pratique, et n’eut la présomption de découvrir, avec sa faible vue, tout le système du bonheur et des moyens d’y parvenir. Elle ne nous aurait pas seulement enlevé le choix des fins, mais aussi celui des moyens, et elle aurait sagement confié l’un et l’autre à l’instinct.

Et dans le fait nous voyons que plus une raison cultivée s’applique à la recherche des jouissances de la vie et du bonheur, moins l’homme est véritablement satisfait. De là, chez la plupart de ceux qui se montrent les plus raffinés en matière de jouissances, un certain dégoût de la raison *[2]. En effet, après avoir pesé tous les avantages qu’on peut retirer, je ne dis pas seulement de l’invention des arts de luxe, mais même des sciences (qui ne leur paraissent être en définitive qu’un luxe de l’entendement), ils trouvent en dernière analyse qu’ils se sont donné plus de peine qu’ils n’ont recueilli de bonheur, et ils finissent par sentir plus d’envie que de mépris pour le vulgaire, qui s’abandonne davantage à la direction de l’instinct naturel et n’accorde à la raison que peu d’influence sur sa conduite. Or, loin d’acruser de mécontentement ou d’ingratitude envers la bonté de la cause qui gouverne le monde ceux qui rabaissent si fort et regardent même comme rien les prétendus avantages que la raison peut nous procurer relativement au bonheur de la vie, il faut reconnaître que ce jugement a son principe caché dans cette idée que notre existence a une fin tout autrement noble, que la raison est spécialement destinée à l’accomplissement de cette fin, et non à la poursuite du bonheur, et que l’homme y doit subordonner en grande partir ses fins particulières, comme à une condition suprême.

En effet, si la raison ne suffit pas à diriger sûrement la volonté dans le choix de ses objets et dans la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle-même multiplie souvent), s’il faut reconnaître que ce but aurait été beaucoup plus sûrement atteint au moyen d’un instinct naturel, et si néanmoins la raison nous a été départie, comme une faculté pratique, c’est-a-dire comme une faculté qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut, puisqu’on voit partout ailleurs dans les dispositions du lu nature une parfaite appropriation des moyens aux fins, que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen pour quelque but étranger, mais en soi, ce qui exige nécessairement la raison. Cette bonne volonté peut sans doute n’être pas le seul bien, le bien tout entier, mais elle doit être regardée comme le bien suprême et la condition à laquelle doit être subordonné tout autre bien, tout désir même du bonheur. Il n’y a rien là qui ne s’accorde parfaitement avec la sagesse de la nature et, si l’on voit que la culture de la raison, exigée par le premier but, qui est inconditionnel, restreint de diverses manières, et peut même réduire à rien, du moins dans cette vie, la poursuite et la possession du second but qui est toujours conditionnel, le bonheur, il ne faut pas croire que la nature agisse en cela arbitrairement à son dessein car la raison, reconnaissant que sa suprême destination pratique est de fonder une bonne volonté, ne peut trouver que dans l’accomplissement de cette destination la satisfaction qui lui est propre, c’est-à-dire celle que procure, quand on l’atteint, le but qu’elle seule détermine, cette satisfaction fut-elle liée d’ailleurs à quelque point de l’inclination contrariée dans ses fins.

Il s’agit donc de développer le concept d’une volonté bonne en soi et indépendamment de tout but ultérieur, ce concept que nous avons toujours en vue dans l’estime que nous faisons de la valeur morale de nos actions, et qui est la condition à laquelle nous devons tout rapporter ; c’est-à-dire il s’agit de développer ce qui est déjà naturellement contenu dans toute saine intelligence, car ce concept a moins besoin d’être enseigné qu’expliqué. Pour cela, nous prendrons le concept du devoir, qui contient celui d’une bonne volonté. Il est vrai que le premier implique certaines restrictions et certains obstacles subjectifs ; mais ces restrictions et ces obstacles, loin d’étouffer le second et de le rendre méconnaissable, le font au contraire ressortir par le contraste et le rendent d’autant plus éclatant.

Je laisse ici de côté, toutes les actions qu’on juge d’abord contraires au devoir, quoiqu’elles puissent être utiles dans tel ou tel but ; car pour ces actions il ne peut être question de savoir si elles ont été faites par devoir, puisqu’elles ont au contraire pour caractère d’être opposées au devoir. Je laisse aussi de eôié les notions, qui sont réellement conformes au devoir, mais pour lesquelles les hommes n’ont aucune inclination directe, et qu’ils n’accomplissent que parce qu’ils y sont poussés par une autre inclination ; car il est facile en cette rencontre de distinguer si l’action conforme au devoir est faite par devoir ou par intérêt personnel. Cette distinction est beaucoup plus difficile, lorsque l’action est conforme au devoir et qu’en outre le sujet y a une inclination immédiate.

Par exemple, il est sans doute conforme au devoir qu’un marchand ne surfasse pas sa marchandise aux acheteurs inexpérimentés ; et, quand il fait un grand commerce, le marchand sage ne surfait jamais, mais il a un prix fixe pour tout le monde, en sorte qu’un enfant peut acheter chez lui tout aussi bien qu’un autre. On est donc loyalement servi, mais cela ne suffit pas pour croire que le marchand agit ainsi par devoir et d’après des principes de probité ; son intérêt l’exigeait car il ne peut être ici question d’inclination immédiate, et l’on ne peut supposer en lui une sorte d’amour pour tous ses chalands qui l’empêcherait de traiter l’un plus favorablement que l’autre. Voilà donc une action qui n’a été faite ni par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement par intérêt personnel.

Au contraire, si c’est un devoir de conserver sa vie, c’est aussi une chose à laquelle chacun est porté par une inclination immédiate. Or c’est précisément ce qui fait que ce soin, souvent si plein d’anxiété, que la plupart des hommes prennent de leur vie, n’a aucune valeur intrinsèque, et que leur maxime à ce sujet n’a aucun caractère moral. Ils conservent leur vie conformément au devoir sans doute, mais non pas par devoir. Mais que des malheurs et un chagrin sans espoir ôtent à un homme toute espace de goût pour la vie si ce malheureux, fort de caractère, plutôt irrité de son sort qu’abattu ou découragé, conserve la vie. sans l’aimer, et tout en souhaitant la mort, et ainsi ne la conserve ni par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime aura un caractère moral.

Être bienfaisant, lorsqu’on le peut, est un devoir, et, de plus, il y a certaines âmes si naturellement sympathiques, que, sans aucun motif de vanité ou d’intérêt, elles trouvent une satisfaction intérieure à répandre la joie autour d’elles, et jouissent du bonheur d’autrui, en tant qu’il est leur ouvrage. Mais je soutiens que dans ce cas l’action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pourtant aucune vraie valeur morale, et qu’elle va de pair avec les autres inclinations, par exemple avec l’ambition qui, lorsque, par bonheur, elle a pour objet une chose d’intérêt public, conforme au devoir, et, par conséquent, honorable, mérite des éloges et des encouragements, mais non pas notre respect car la maxime manque alors du caractère moral, qui veut qu’on agisse par devoir et non par inclination. Supposez maintenant qu’un de ces hommes bienfaisants soit accablé par un chagrin personnel, qui éteigne en son cœur toute compassion pour le malheur d’autrui, et qu’ayant toujours le pouvoir de soulager les malheureux, sans être touché par leur malheur, tout absorbé qu’il est par le sien, il s’arrache à cette morne insensibilité pour venir à leur secours, quoiqu’il n’y soit poussé par aucune inclination, mais parce que cela est un devoir, sa conduite alors a une véritable valeur morale. Je dis plus si le cœur d’un homme n’était naturellement doué que d’un faible degré de sympathie si cet homme (honnête d’ailleurs) était froid et indifférent aux souffrances d’autrui, par tempérament, et peut-être aussi parce que, sachant lui-même supporter ses propres maux avec courage et patience, il supposerait dans les autres ou exigerait d’eux la même force ; si enfin la nature n’avait pas précisément travaillé à faire de cet homme qui ne serait certainement pas son plus mauvais ouvrage, un philanthrope, ne trouverait-il pas en lui un moyen de se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que lui donnerait un tempérament compatissant ? Sans doute ! Et c’est ici précisément qu’éclate la valeur morale du caractère, la plus haute de toutes sans comparaison, celle qui vient de ce qu’on fait le" bien, non par inclination, mais par devoir.

Assurer son propre bonheur est un devoir du moins indirect, car celui qui est mécontent de son état peut aisément se laisser aller au milieu des soucis et des besoins qui le tourmentent, à la tentation de transgresser ses devoirs. Mais aussi, indépendamment de la considération du devoir, tous les hommes trouvent en eux-mêmes la plus puissante et la plus profonde inclination pour le bonheur, car cette idée du bonheur contient et résume en somme toutes leurs inclinations. Seulement les préceptes qui ont pour but le bonheur ont, la plupart du temps, pour caractère de porter préjudice et quelques inclinations, et d’ailleurs l’homme ne peut se faire un concept déterminé et certain de cette somme de satisfaction de tous ses penchants qu’il désigne sous le nom de bonheur. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’une seule inclination, qui promet quelque chose de déterminé, et peut être satisfaite à un moment précis, puisse l’emporter sur une idée incertaine ; qu’un goutteux, par exemple, puisse se dérider à jouir de tout ce qui lui plait, quoiqu’il doive souffrir, et que, d’après sa manière d’évaluer les choses, au moins dans cette circonstance, il ne croie pas devoir sacrifier la jouissance du moment présent à l’espoir, peut-être vain, du bonheur que donne la santé. Mais, quand même ce penchant, qui porte tous les hommes à chercher leur bonheur, ne déterminerait pas su volonté, quand même la santé ne serait pas, pour lui du moins, une chose dont il fut si nécessaire de tenir compte dans ses calculs, il resterait encore, dans ce cas, comme dans tous les autres, une loi, celle qui commande de travailler à son bonheur, non par inclination, mais par devoir, et c’est par là seulement que sa conduite peut avoir une vraie valeur murale.

C’est ainsi sans doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture, où il est ordonné d’aimer son prochain et même son ennemi. En effet, l’amour, comme inclination, ne se commande pas, mais faire le bien par devoir, alors même qu’aucune inclination ne nous y pousse, ou qu’une répugnance naturelle et insurmontable nous en éloigne, c’est là un amour pratique et non un amour pathologique, un amour qui réside dans la volonté et non dans un penchant de la sensibilité, dans les principes qui doivent diriger la conduite et non dans celui d’une tendre sympathie, et cet amour est le seul qui puisse être ordonné.

Ma seconde proposition *[3] est qu’une action faite par devoir ne tire pas sa valeur morale du but qu’elle doit atteindre, mais de la maxime qui la détermine, et que, par conséquent, cette valeur ne dépend pas de la réalité de l’objet de l’action, mais du principe d’après lequel la volonté se résout à cette action, abstraction faite de tous les objets de la faculté de désirer. Il résulte clairement de ce qui précède que les buts, que nous pouvons nous proposer dans nos actions, et que les effets de ces actions, considérés comme buts et comme mobiles de la volonté, ne peuvent leur donner une valeur absolue et morale. Où donc réside cette valeur, si elle n’est point dans le rapport de la volonté à l’effet attendu ? Elle ne peut être que dans le principe de la volonté, considéré indépendamment des résultats qui peuvent être obtenus par l’action ; en effet, la volonté est placée entre son principe a priori, qui est formel, et son mobile a posteriori, qui est matériel, comme entre deux routes, et, puisqu’elle doit être déterminée par l’un ou l’autre de ces principes, elle le sera nécessairement par le principe formel du vouloir en général, lorsque l’action sera faite par devoir : car, dans ce cas, tout principe matériel lui est enlevé.

Des deux propositions précédentes je déduis cette troisième comme conséquence : le devoir est la nécessité de faire une action par respect pour la loi. Je puis bien avoir de l’inclination, mais jamais du respect pour l’objet qui doit être l’effet de mon action, précisément parce que cet objet n’est qu’un effet et non l’activité d’une volonté. De même je ne puis avoir du respect pour une inclination, qu’elle soit la mienne ou celle d’un autre ; je ne puis que l’agréer dans le premier cas et quelquefois l’aimer dans le second, c’est-à-dire la regarder comme favorable à mon propre intérêt. Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté comme principe, et non comme effet, ce qui ne sert pas mon inclination mais en triomphe, ou du moins l’exclut entièrement de la délibération, et, par conséquent, la loi, considérée en elle-même, qui puisse être un objet de respect et en même temps un ordre. Or, si une action faite par devoir exclut nécessairement toute influence des penchants, et par là tout objet de la volonté, il ne reste plus rien pour déterminer la volonté, sinon, objectivement, la loi, et subjectivement le pur respect pour cette loi pratique, par conséquent cette maxime 1[4] qu’il faut obéir a cette loi, même au préjudice de tous les penchants.

Ainsi la valeur monde de l’action ne réside pas dans l’effet qu’on en attend, ni dans quelque principe d’action qui tirerait son motif de cet effet ; car tous ces effets (le contentement de son état, et même le bonheur d’autrui) pouvaient aussi être produits par d’autres causes, et il n’y avait pas besoin pour cela de la volonté d’un être raisonnable. C’est dans cette volonté seule qu’il faut chercher le bien suprême et absolu. Par conséquent, se représenter la loi en elle-même, ce que seul assurément peut faire un être raisonnable. et placer dans cette représentation, et non plus dans l’effet attendu, le principe déterminant de la volonté, voilà ce qui seul peut constituer ce bien si éinent, que nous appelons le bien moral, ce bien qui réside déjà dans la personne même, agissant d’après cette représentation, et qu’il ne faut pas attendre de l’effet produit par son action 1[5].

Mais quelle peut être enfin cette loi dont la représentation doit déterminer la volonté par elle seule et indépendamment de la considération de l’effet attendu, pour que la volonté puisas être appelée bonne absolument et sans restriction ? Puisque j’ai écarté de la volonté toutes les impulsions qu’elle pourrait trouver dans l’espérance de ce que permettrait l’exécution d’une loi, il ne reste plus que la légitimité universelle des actions en général qui puisse lui servir de principe, c’est-à-dire que je dois toujours agir de telle sorte nue je puisse vouloir que maxime devienne une loi universelle. Le seul principe qui dirige ici et doive diriger la volonté, si le devoir n’est pas un concept chimérique et un mot vide de sens, c’est donc cette simple conformité de l’action à une loi universelle et non à une loi particulière applicable à certaines actions. Le sens commun se montre parfaitement d’accord avec nous sur ce point dans ses jugements pratiques, et il a toujours ce principe devant les yeux.

Soit par exemple la question de savoir si je puis, pour me tirer d’embarras, faire une promesse que je n’ai pas l’intention de tenir. Je distingue ici aisément les deux sens que peut avoir la question : Est-il prudent, ou est-il légitime de faire une fausse promesse ? Cela peut, sans doute être prudent quelquefois. A lu vérité je vois bien que ce n’est pas assez de me tirer, au moyen de ce subterfuge, d’un embarras actuel, mais que je dois examiner si je ne me prépare point, par ce mensonge, des embarras beaucoup plus grands que ceux auxquels j’échappe pour le moment ; et comme, malgré toute la pénétration que je m’attribue les conséquences ne sont pas si faciles à prévoir qu’une confiance mal placée ne puisse nie devenir beaucoup plus funeste que tout le mal que je veux éviter maintenant, il faudrait examiner s’il n’est pas plus prudent de s’imposer ici une maxime générale, et de se faire une habitude de ne rien promettre qu’avec l’intention de tenir promesse. Mais je m’aperçois bientôt qu’une pareille maxime est fondée uniquement sur la crainte des conséquences. Or autre chose est d’être de bonne foi par devoir, autre chose de l’être par crainte des conséquences fâcheuses. Dans le premier cas, le concept de l’action renferme déjà pour moi celui d’une loi ; dans le second, il faut que je cherche dans les suites de l’action quelles conséquences en pourront résulter pour moi. Si je m’écarte du principe du devoir, je ferai très-certainement une mauvaise action ; si j’abandonne ma maxime de prudence, il se peut que cela me soit avantageux, quoiqu’il soit plus sûr de la suivre. Maintenant, pour arriver le plus vite et le plus sûrement possible à la solution de la question de savoir s’il est légitime de faire une promesse trompeuse, je me demande si je verrais avec satisfaction ma maxime de me tirer d’embarras par une fausse promesse, érigée en une loi universelle pour moi comme pour les autres et si je pourrais admettre ce principe chacun peut faire une fausse promesse, quand il se trouve dans un embarras dont il ne peut se tirer autrement ? Je reconnais aussitôt que je puis bien vouloir le mensonge, mais que je ne puis vouloir en faire une loi universelle. En effet, avec une telle loi, il n’y aurait plus proprement de promesse ; car à quoi me servirait-il d’annoncer mes intentions pour l’avenir à des hommes qui ne croiraient plus à ma parole, ou qui, s’ils y ajoutaient foi légèrement, pourraient bien, revenus de leur erreur, me payer de la même monnaie. Ainsi ma maxime ne peut devenir une loi générale sans se détruire elle-même.

Je n’ai donc pas besoin d’une bien grande pénétration pour savoir ce que j’ai à faire, pour que ma volonté soit moralement bonne. Ignorant le cours des choses, incapable de prévoir tous les cas qui peuvent se présenter, il me suffit de m’adresser cette question : peux-tu vouloir que ta maxime soit une loi universelle ? Si je ne le puis, la maxime n’est donc pas admissible, et cela, non parce qu’il en résulterait un dommage pour moi ou même pour d’autres, mais parce qu’elle ne peut entrer comme principe dans un système de législation universelle. La raison arrache immédiatement mon respect pour une telle législation ; et, si je n’aperçois pas encore maintenant sur quoi elle se fonde (ce que peut rechercher le philosophe), du moins puis-je comprendre qu’il y a là pour nos actions la source d’une valeur bien supérieure à celle que peut leur donner l’inclination, et que la nécessité d’agir uniquement par respect pour la loi pratique est ce qui constitue la devoir, auquel tout autre motif doit céder, parce qu’il est la condition d’une volonté bonne en soi, dont la valeur est au-dessus de tout.

Ainsi donc, en considérant l&a connaissance morale dans la raison commune, nous nous sommes élevés jusqu’au principe de cette connaissance. Sans doute le sens commun ne conçoit pas ce principe sous une forme générale et abstraite, mais il l’a toujours réellement devant les yeux, et s’en sort comme d’une règle dans ses jugements. On montrerait aisément comment, ce compas à la main, il sait parfaitement distinguer, dans tous les cas, ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est conforme et ce qui est contraire au devoir, pourvu que, suivant la méthode de Socrate, sans rien lui apprendre de nouveau, on appelle son attention sur le principe qu’il porte en lui-même : et l’on prouverait ainsi qu’il n’y a pas besoin de science et de philosophie pour savoir comment on peut devenir honnête et bon, et même sage et vertueux. On ne peut pas supposer que la connaissance de ce que chacun est obligé de faire, et, par conséquent, de savoir, ne soit pas à la portée de tout homme, même du plus vulgaire. Mais on ne remarquera pourtant pas ici sans étonnement combien le Jugement pratique du vulgaire l’emporte sur son Jugement théorique. Dans l’ordre théorique, quand la raison du vulgaire ose s’écarter des lois de l’expérience et des perceptions sensibles, elle tombe dans l’inintelligible et le contradictoire, ou tout au moins dans un chaos d’idées incertaines, obscures et sans consistance. Dans l’ordre pratique, au contraire, le vulgaire ne commence à montrer son Jugement avec avantage que quand il dégage les luis morales de tous mobiles sensibles. Il y montre même de la subtilité, soit qu’il veuille composer avec sa conscience ou chicaner sur quelque opinion émise en matière de juste ou d’injuste, soit qu’il veuille déterminer sincèrement, pour sa propre instruction, la valeur des actions ; et, ce qui est le principal, il peut dans ce dernier cas espérer de réussir tout aussi bien que le philosophe. Je dirais presque qu’il marche d’un pas plus sûr que ce dernier, car celui-ci n’a pas un principe de plus que celui-là, et, en outre, une foule de considérations étrangères peuvent aisément égarer son jugement et l’écarter de la bonne direction. Cela étant, ne serait-il pas plus sage de s’en tenir dans les choses morales au sens commun, ou de ne recourir tout au plus à la philosophie que pour mettre la dernière main au système de la moralité, le rendre plus facile à saisir et en présenter les règles d’une manière plus commode pour l’usage et surtout pour la discussion et non pour dépouiller le sens commun, en matière pratique, de son heureuse simplicité, et l’introduire par la philosophie dans une nouvelle carrière de recherches et d’instruction ?

C’est une belle chose sans doute que l’innocence, mais il est fâcheux qu’elle ne sache pas bien se défendre et se laisse facilement séduire. C’est pourquoi la sagesse – qui d’ailleurs consiste beaucoup plus à faire ou à ne pas faire qu’à savoir – a besoin aussi de la science, non pour apprendre d’elle quelque chose, mais pour donner à ses préceptes plus d’ autorité et de consistance. L’homme seul en lui-même dans ses besoins et ses penchants, dont il désigne la complète satisfaction sous le nom de bonheur, un puissant contre-poids à tous lis commandements du devoir, que sa raison lui présente comme quelque chose de si respectable. La raison cependant ordonne sans transiger avec les inclinations ; elle, repousse impitoyablement et avec mépris toutes leurs prétentions si tumultueuses, et en apparence si bien fondées qu’aucun ordre ne peut étouffer. Or de là résulte une dialectique naturelle, c'est-à-dire un penchant à sophistiquée contre les lois sévères du devoir, à mettre en doute leur valeur, ou au moins leur pureté et leur sévérité, et à les accommoder autant que possible à nos désirs et à nos inclinations, c'est-à-dire à les corrompre dans leur source et à leur enlever toute leur dignité, c que pourtant la raison pratique de tous les hommes finira toujours par condamner.

Si donc la raison commune est poussée à s'élever au dessus de sa sphère, ce n’est point par un besoin de la spéculation car elle ne sent pas ce besoin tant qu’elle se contente de rester la saine et droite raison, mais par des motifs pratiques. En effet, elle ne met le pied dans le champ de la philosophie pratique, que pour y puiser des explications et des éclaircissements sur la source et la vraie détermination de son principe, en opposition aux maximes qui se fondent sur les besoins et les inclinations, afin de pouvoir se tirer d'embarras en présence de prétentions opposées, et de ne pas courir le risque de perdre dans les équivoques, où elle tombe aisément, tous les vrais principes de la morale. C’est ainsi que, dans l’ordre pratique, la raison commune, dès qu’elle est cultivée, se forme insensiblement une dialectique, qui la force à chercher du secours dans la philosophie, comme cela lui arrive dans son application théorique, et, dans ce nouveau cas comme dans l’autre. elle ne trouvera de repos que dans une critique complète de notre raison.




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DEUXIÈME SECTION.


PASSAGE


Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs


Si jusqu’ici nous avons tiré notre concept du devoir du commun usage de notre raison pratique, il n’en faut pas du tout conclure que nous l’avons traité comme un concept empirique. L’expérience est bien loin de suffire ici : demandez-lui des instructions sur la conduite des hommes, vous aurez à vous plaindre souvent, et, ce semble, légitimement, de ne pouvoir citer un seul exemple certain de l’intention d’agir par devoir car, encore que beaucoup d’actions soient conformes à ce que le devoir ordonne, il reste toujours douteux si elles ont été véritablement faites par devoir et ont ainsi une valeur morale. C’est pourquoi il y a eu dans tous les temps des philosophes, qui ont absolument nié la réalité de cette intention, dans les actions humaines, et tout rapporté à un amour-propre plus ou moins raffiné, sans pourtant révoquer en doute la vérité du concept de la moralité. Ils déploraient profondément nu contraire la fragilité et la corruption de la nature humaine, assez noble pour placer dans une si haute idée la règle de sa conduite, mais aussi trop faible pour la suivre, et regrettaient amèrement qu’elle ne se servit de la raison, dont la destination est de lui donner des lois, qu’au profit de ses penchants, soit pour obtenir ainsi la satisfaction de quelqu’un d’eux en particulier, soit, tout au plus, pour les concilier tous entre eux le mieux possible.

Dans le fait il est absolument impossible de prouver par l’expérience, avec une entière certitude, l’existence d’un seul cas ou la maxime d’une action, d’ailleurs conforme au devoir, a reposé uniquement sur des principes moraux et sur la considération du devoir. A la vérité il arrive quelquefois que, malgré le plus scrupuleux examen de nous-mêmes, nous ne découvrons pas quel autre motif que le principe moral du devoir aurait pu être assez puissant pour nous porter à telle ou telle bonne action et à un si grand sacrifice mais nous ne pouvons en conclure avec certitude qu’en réalité quelque secret mouvement de l’amour de soi n’a pas été, sous la fausse apparence de cette idée, la véritable cause déterminante de notre volonté. Nous aimons à nous flatter en attribuant à nos motifs une noblesse qu’ils n’ont pas, et, d’un autre côté, il est impossible, même a l’examen le plus sévère, de pénétrer parfaitement les mobiles secrets de nos actions. Or, quand il s’agit de valeur morale, il n’est pas question des actions, qu’on voit, mais des principes intérieurs de ces actions, qu’on ne voit pas.

C’est pourquoi on ne peut rendre un plus grand service à ceux qui tiennent toute moralité pour une chimère de l’imagination humaine, exaltée par l’amour-propre, que de leur accorder que les concepts du devoir doivent être uniquemen dérivés de l’expérience (comme d’ailleurs tous les autres concepts qu’on trouve fort commode de rapporter à la même origine) ; c’est leur préparer un triomphe certain. Je veux bien admettre, pour l’honneur de l’humanité, que la plupart de nos actions sont conformes au devoir ; mais si l’on examine de plus près le poids et la valeur, on voit partout paraître loe cher moi, et l’on trouve que c’est toujours lui que nous avons en vue dans nos actions, et non l’ordre sévère du devoir, lequel exige souvent une entière abnégation du moi-même. Un observateur du sang-froid, qui ne prend pas le désir, même le plus vif, de faire le bien pour le bien lui-même, peut, sans être un ennemi de la vertu, douter en certains moments (surtout si l’expérience et l’observation ont, pendant de longues années, exercé et fortifié son jugement) qu’il existe réellement dans le monde quelque véritable vertu. Et, puisqu’il en est ainsi, il n’y a qu’une chose qui puisse sauver nos idées du devoir d’une ruine complète, et maintenir dans l’âme le respect que nous devons à cette loi, c’est d’être clairement convaincu, que, quand il n’y aurait jamais eu d’action dérivée de cette source pure, il ne s’agit pas de ce qui a ou n’a pas lieu, mais de ce qui doit avoir lieu, ou de ce que la raison ordonne par elle-même et indépendamment de toutes les circonstances ; qu’ainsi la raison prescrit inflexiblement *[6] des actions dont le monde n’a peut-être jusqu’ici fourni aucun exemple, et dont la possibilité *[7] même peut être douteuse pour celui qui rapporte tout à l’expérience, et que, par exemple, quand même il n’y aurait pas encore eu jusqu’ici d’ami sincère, la sincérité dans l’amitié n’en serait pas moins obligatoire pour tous les hommes, puisque ce devoir, comme devoir en général, réside, antérieurement à toute expérience, dans l’idée d’une raison qui détermine la volonté par des principes a priori.

Si l’on ajoute qu’à moins de soutenir que le concept de la moralité est absolument faux et sans objet, il faut admettre que la loi morale ne doit pas seulement valoir pour des hommes, mais pour tous les êtres raisonnables en général, et qu’elle ne dépend pas de conditions contingentes et ne souffre pas d’exceptions, mais qu’elle est absolument nécessaire, il est clair qu’aucune expérience ne peut nous conduire à ingérer même la possibilité de cette loi apodictique. En effet de quel droit honorer d’un respect sans bornes, comme un précepte qui s’applique à tous les êtres raisonnables, ce qui n’a peut-être de valeur que dans les conditions contingentes de l’humanité ? Et comment pourrions-nous considérer les lois de notre volonté comme étant celles de la volonté de tout être raisonnable en général et ne les considérer même comme n’étant des lois pour nous qu’à ce titre, si elles étaient purement empiriques, et si elles n’avaient pas une origine tout a priori dans la raison pure pratique ? Aussi n’y aurait-il rien de plus de plus funeste à la moralité que de vouloir la tirer d’exemples. En effet quelque exemple qu’on m’en propose, il faut d’abord que je le juge d’après les principes de la moralité, pour savoir s’il est digne de servir de modèle, et, par conséquent, il ne peut me fournir lui-même le concept de la moralité. Le Juste même de l’Évangile ne peut être reconnu pour tel qu’à la condition d’avoir été comparé à notre idéal de perfection morale ; aussi dit-il de lui-même : « Pourquoi m’appelez-vous bon (moi que vous voyez) ? Nul n’est bon (le type du bien) que Dieu seul (que vous ne voyez pas) *[8] » Mais d’où avons-nous tirée l’idée de Dieu conçu comme souverain bien ? Uniquement de l’idée que la raison nous trace a priori de la perfection morale et lie inséparablement au concept d’une volonté libre. L’imitation est exclue de la morale, et les exemples ne peuvent servir qu’a encourager, en montrant que ce que la loi ordonne est praticable, et en rendant visible **[9] ce que la règle pratique exprime d’une manière générale, mais ils ne peuvent remplacer leur véritable original, qui réside dans la raison, et servir eux-mêmes de règles de conduite.

Si donc il n’y a pas de véritable principe suprême de la moralité qui ne soit indépendant de toute expérience, et qui ne repose uniquement sur la raison pure, je crois qu’il n’est pas nécessaire de demander s’il est bon, lorsqu’on veut donner à-propos la connaissance morale un caractère philosophique et la distinguer de la connaissance vulgaire, d’exposer ces concepts en général (in abstracto), tels qu’ils existent a priori, ainsi que les principes qui s’y rattachent. Mais, de nos jours, cette question pourrait bien être nécessaire. En effet qu’on recueille les suffrages, pour savoir laquelle doit être préférée, de la connaissance rationnelle pure, dégagée de tout élément empirique, c’est-à-dire de la métaphysique des mœurs, ou de la philosophie pratique populaire, et l’on verra bientôt de quel côté penche la balance.

Il est sans doute louable de descendre jusqu’aux concepts populaires, lorsqu’on s’est d’abord élevé jusqu’aux principes de la raison pure, et qu’on les a mis en pleine lumière. C’est ainsi qu’après avoir fondé d’abord la doctrine des mœurs sur la métaphysique, et l’avoir par là solidement établie, on pourrait tenter de la rendre accessible, en lui donnant un caractère populaire. Mais il est tout à fait absurde de rechercher ce caractère dans les premiers essais, qui doivent servir à fixer exactement les principes. En procédant ainsi, on ne peut pas même prétendre au mérite extrêmement rare d’une véritable popularité philosophique, car il n’y a aucun mérite à se faire comprendre du vulgaire, quand on renonce à toute solidité et à toute profondeur ; et, en outre, on n’aboutit qu’à un misérable mélange d’observations entassées sans discernement et de principes à moitié raisonnables en apparence, dont les têtes légères peuvent bien se repaître, parce qu’elles y trouvent un aliment pour leur bavardage quotidien mais où les clairvoyants ne trouvent que confusion, et dont ils détournent les yeux avec dégoût, sans pouvoir toutefois y porter remède. Et cependant les philosophes, qui découvrent la fausseté de toutes ces apparences, trouvent peu d’accueil, quand ils demandent à être dispensé, pour quelque temps, de cette prétendue popularité, afin d’acquérir le droit de redevenir populaires, lorsqu’ils auront une fois bien déterminé les principes.

Parcourez les traités de morale composés dans ce goût favori ; vous y trouverez tantôt la destination particulière de la nature humaine (dans laquelle se trouve comprise l’idée d’une nature raisonnable en général), tantôt la perfection, tantôt le bonheur, ici le sentiment moral, là la crainte de Dieu, quelque chose de ceci, mais quelque chose aussi de cela, le tout confondu en un merveilleux mélange, sans qu’on s’avise jamais du se demander si les principes de la moralité doivent être cherchés dans la connaissance de la nature humaine qui ne s’acquiert que par l’expérience), et, puisqu’il n’en est pas ainsi, puisque ces principes sont tout à fait a priori, purs de tout élément empirique, et doivent être cherchés uniquement dans les concepts purs de la raison, et nulle part ailleurs, en quoi que ce soit, sans qu’on songe à faire de cette étude une philosophie pratique pure, ou une métaphysique 1[10] des mœurs (s’il est encore permis de se servir d’un mot si décrié), à la traiter ainsi séparément, et à lui donner toute la perfection dont elle est capable par elle-même, en engageant le public, qui demande quelque chose de populaire, à prendre patience jusqu’à l’achèvement de cette entreprise.

Une telle métaphysique des mœurs, parfaitement isolée, n’empruntant rien ni à l’anthropologie, ni à la théologie, ni à la physique, ni à l’hyperphysique, encore moins à des qualités occultes (qu’on pourrait appeler hypophysique, n’est pas seulement le fondement indispensable de toute véritable connaissance théorique des devoirs, mais elle est aussi un desideratum de la plus haute importance pour la pratique même de ces devoirs. En effet la considération du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et dégagée de tout élément étranger, c’est-à-dire de tout attrait sensible, a sur le cœur humain, par la seule vertu de la raison (laquelle reconnaît tout d’abord qu’elle peut être pratique par elle-même), une influence bien supérieure à celle de tous les autres mobiles 1[11], qu’on peut trouver dans le champ de l’expérience, car la conscience de la dignité de la raison nous donne du mépris pour tous ces mobiles et prépare ainsi peu à peu sa domination. Au lieu de cela, supposez une morale mixte, composée à la fois de mobiles sensibles et de concepts rationnels, l’esprit flottera entre des motifs, qui, ne pouvant être ramenés à aucun principe, le conduiront peut-être au bien par hasard, mais plus souvent le conduiront au mal.

Il résulte clairement de ce qui précède que tous les concepts moraux sont tout à fait a priori et ont leur source et leur siège dans la raison, dans la raison la plus vulgaire, aussi bien que dans la raison la plus exercée par la spéculation ; que ces concepts ne peuvent être abstraits d’aucune connaissance empirique et, par conséquent contingente ; que c’est précisément cette pureté d’origine qui fait leur dignité, et leur permet de nous servir de principes pratiques suprêmes ; qu’on ne peut rien y ajouter d’empirique, sans diminuer d’autant leur véritable influence et la valeur absolue des actions ; qu’il n’est pas seulement de la plus grande nécessité sous le rapport théorique, ou pour la pure spéculation, mais aussi de la plus haute importance sous le rapport pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure, de les présenter purs et sans mélange, et même de déterminer toute la sphère de cette connaissance pratique rationnelle ou pure, c’est-à-dire toute la puissance de la raison pure pratique ; que, si la philosophie spéculative permet et trouve même quelquefois nécessaire de faire dépendre ses principes de la nature particulière de l’homme, les lois morales devant s’appliquer à tout être raisonnable en général, doivent être tirés du concept général d’un être raisonnable, et que, par conséquent, la morale, qui, dans son application à des hommes, a besoin de l’anthropologie, doit être traitée d’abord tout à fait indépendamment de celle-ci, comme une philosophie ̃pure, c’est-à-dire comme une métaphysique (ce qui peut se faire aisément dans cette espace de connaissance tout abstraite) ; qu’enfin quiconque ne sera pas en possession d’une telle science, non-seulement essaiera vainement d’établir une théorie spéculative, exacte et complète, de la morale du devoir, mais sera même incapable, en ce qui concerne la pratique » ordinaire et particulièrement l’enseignement moral, de fonder les mœurs sur leurs véritables principes, de produire ainsi des dispositions morales vraiment pures, et de préparer les cœurs à l’accomplissement du plus grand bien possible dans le monde.

Pour nous élever dans ce travail par une gradation naturelle, non plus seulement du jugement moral vulgaire (qui est ici fort digne d’estime au jugement philosophique comme nous l’avons déjà fait, mais d’une philosophé populaire, qui ne va que jusqu’où elle peut se traîner à l’aide des exemples, à la métaphysique (qui ne se laisse arrêter par rien d’empirique, et qui, devant mesurer toute l’étendue du domaine de cette espèce de connaissance rationnelle, s’élève jusqu’aux idées, où les exemples mêmes nous abandonnent), nous suivrons et nous décrirons clairement la puissance pratique de la raison, depuis ses règles universelles de détermination, jusqu’au point où nous en verrons jaillir le concept du devoir.

Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Mais il n’y a que les êtres raisonnables qui aient la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après des principes, ou qui aient une volonté. Puisque la raison est indispensable pour dériver les actions des lois, la volonté n’est autre chose que la raison pratique. Si, dans un être, la raison détermine inévitablement la volonté, les actions de cet être, qui sont objectivement nécessaires, le sont aussi subjectivement, c’est-à-dire que sa volonté est la faculté de ne choisir que ce que la raison, dégagée de toute influence étrangère regarde comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme bon. Mais, si la raison ne détermine pas seule la volonté, si celle-ci est soumise en outre à des conditions subjectives (à certains mobiles), qui ne s’accordent pas toujours avec les principes objectifs ; en un mot, si (comme il arrive chez l’homme) la volonté n’est pas en soi entièrement conforme à la raison, alors les actions, reconnues objectivement nécessaires, sont subjectivement contingentes, et pour une telle volonté, une détermination conforme à des lois objectives suppose une contrainte 1[12] ; c’est-à-dire que le rapport des lois objectives à une volonté, qui n’est pas absolument bonne, est représenté comme une détermination de la volonté d’un être raisonnable qui obéit à des principes de la raison, mais qui n’y est point par sa nature nécessairement fidèle.

Un principe objectif qu’on se représente comme contraignant la volonté 2[13]s’appelle un ordre 3[14] (de la raison), et la formule de l’ordre, un impératif.

Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir 4[15] et désignent ainsi le rapport d’une loi objective de la raison à une volonté, qui, à cause de sa nature subjective, n’est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu’il faudrait faire ou éviter telle ou telle chose, mais ils le disent à une volonté, qui n’agit pas toujours par ce motif qu’elle se représente son action comme bonne à faire. Cela est pratiquement bon 5[16], qui détermine la volonté au moyen des représentations de la raison, c’est-à-dire par des principes objectifs, ayant une valeur égale pour tout être raisonnable, et non par des principes subjectifs. Ce bien pratique est fort distinct de l’agréable, c’est-à-dire de ce qui n’a pas d’influence sur la volonté comme un principe de la raison, applicable à tous, mais seulement un moyen de la sensation, ou par des causes purement subjectives, qui n’ont de valeur que pour la sensibilité de tel ou tel individu 1[17].

Une volonté parfaitement bonne serait donc soumise aussi bien qu’une autre à des lois objectives (aux lois du bien), mais on ne pourrait se la représenter comme contrainte par ces lois à faire le bien, puisque, en vertu de sa nature subjective, elle se conforme d’elle-même au bien, dont la représentation seule peut la déterminer. Ainsi, pour la volonté divine et en général pour une volonté sainte, il n’y a point d’impératifs : le devoir est un mot qui ne convient plus ici puisque le vouloir est déjà par lui-même nécessairement conforme à la loi. Les impératifs ne sont donc que de formules qui expriment le rapport de lois objectives du vouloir en général à l’imperfection subjective de la volonté de tel ou tel être raisonnable, par exemple de la volonté humaine.

Or tous les impératifs ordonnent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d’une action possible comme moyen pour quelque autre chose, qu’on désiro (ou du moins qu’il est possible qu’on désire} obtenir. L’impératif catégorique sérait celui qui représenterait une action comme étant par elle-même, et indépendamment de tout autre but, objectivement nécessaire.

Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par là comme nécessaire pour un sujet capable d’être pratiquement déterminé par la raison, tous les impératifs sont des formules qui déterminent l’action qui est nécessaire suivant le principe d’une volonté bonne à quelqu’égard. Or, si l’action n’est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l’impératif est hypothétique si elle est représentée comme bonne en soi, et. par conséquent, comme devant être nécessairement le principe d’une volonté conforme à la raison, alors l’impératif est catégorique.

L’impératif exprime donc l’action qu’il est possible et bon de faire, et il représente la règle pratique en rapport avec une volonté qui ne fait pas immédiatement une chose, parce qu’elle est bonne, soit que le sujet de celle volonté ne sache pas toujours qu’elle est bonne, soit que, le sachant, ses maximes puissent être opposées aux principes objectifs de la raison pratique. L’impératif hypothétique exprime seulement que telle action est bonne pour quelque but possible ou réel. Dans le premier cas, le principe est problématiquement pratique ; dans le second, assertoriquement. L’impératif catégorique, qui présente l’action comme objectivement nécessaire par elle-même et indépendamment de tout autre but, est un principe (pratique) apodictique.

On conçoit que tout ce que les forces d’un être raisonnable sont capables de produire puisse devenir une fin pour quelque volonté, et, par conséquent, les principes qui présentent une action comme nécessaire pour arriver à une certaine fin, qu’il est possible d’atteindre par ce moyen, sont dans le fait infiniment nombreux. Toutes les sciences ont une partie pratique qui se compose de propositions où l’on établit qu’une certaine fin est possible pour nous, et d’impératifs qui indiquent comment on y peut arriver. Ceux-ci peuvent donc être appelés en général des impératifs de l’habileté *[18]. La question ici n’est pas de savoir si le but qu’on se propose est raisonnable et bon, il ne s’agit que de ce qu’il faut faire pour l’atteindre. Les préceptes que suit le médecin, qui veut guérir radicalement son malade, et ceux que suit l’empoisonneur, qui veut tuer son homme à coup sur, ont pour tous deux une égale valeur, en ce sens qu’ils leur servent également à atteindre parfaitement leur but. Comme on ne sait pas dans la jeunesse quels buts l’on pourra avoir à poursuivre dans lu cours de la vie, les parents cherchent à faire apprendre beaucoup de choses à leurs enfants ; ils veulent leur donner de l’habileté pour toutes sortes de fins, que ceux-ci n’auront peu-être jamais besoin de se proposer, mais qu’il est possible aussi qu’ils aient à poursuivre : et ce soin est si grand chez eux qu’ils négligent ordinairement de former et de rectifier le jugement de leurs enfants sur la valeur même des choses, qu’ils pourront avoir à se proposer pour fins.

Il y a pourtant une fin qu’on peut admettre comme réelle dans tous les êtres raisonnables (en tant qu’êtres dépendants, et soumis, nomme tels, à des impératifs ̃ ; c’est-à-dire une fin dont la poursuite n’est plus une simple possibilité, mais dont on peut affirmer avec certitude que tous les hommes la poursuivent en vertu d’une nécessité de leur nature ; et cette fin. c’est le bonheur. L’impératif hypothétique, qui exprime la nécessité pratique de l’action comme moyen pour arriver au bonheur, est assertorique. On ne peut le présenter comme nécessaire pour un but incertain et purement possible, mais pour un but qu’on peut supposer avec certitude et a priori dans tous les hommes, parce qu’il est dans leur nature. Or on peut donner le nom de prudence[19] en prenant ce mot dans son sens le plus étroit, à l’habileté dans le choix des moyens qui peuvent nous conduire au plus grand bien-être possible. Ainsi l’impératif, qui se rapporte au choix des moyens propres à nous procurer le bonheur, c’est-à-dire le précepte de la prudence, n’est toujours qu’un impératif hypothétique : il n’ordonne pas l’action d’une manière absolue mais seulement comme un moyen pour un autre but.

Enfin il n un impératif qui nous ordonne immédiatement une certaine conduite, sans avoir lui-même pour condition une autre fin relativement à laquelle cette conduite ne serait qu’ua moyen. Cet impératif est catégorique. Il ne concerne pas la matière de l’action et ce qui en doit résulter, mais la forme et le principe d’où elle résulte elle-même, et ce qu’elle contient d’essentiellement bon réside dans l’intention, quel que soit d’ailleurs le résultat. Cet impératif peut être nommé impératif de la moralité.

Il est clair que ces trois espèces de principes contraignent différemment notre volonté, et par là différencient le vouloir. Pour rendre sensible cette différence, on ne pourrait, je crois, les désigner plus exactement qu’en appelant les premiers règles de l’habileté ; les seconds, conseils de la prudence ; les troisièmes, ordres (lois) de la moralité. En effet le mot loi renferme l’aidée d’une nécessité inconditionnelle, qui est en même temps objective, et dont, par conséquent, la valeur est universelle, et les ordres sont des lois auxquelles on doit l’obéissance, c’est-à-dire qu’il faut suivre, même contre son inclination, le mot conseil emporte aussi l’idée de nécessité, mais d’une nécessité subordonnée à une condition subjective et contingente, c’est-à-dire, à cette condition que tel ou tel homme place son bonheur en telle ou telle chose. L’impératif catégorique, au contraire, n’étant subordonné à aucune condition, étant absolument quoique pratiquement nécessaire, peut être justement appelé un ordre. On pourrait encore appeler les impératifs de la première espèce, techniques se rapportant à l’art ; ceux de la seconde, pragmatique 1[20] (se rapportant à la prospérité) ; ceux de fa troisième enfin, moraux (se rapportant à la liberté de la conduite en général, c’est-à-dire aux mœurs).

Maintenant la question est de savoir comment sont possibles tous ces impératifs. On ne demande point par la comment on peut concevoir l’accomplissement de l’action qu’ordonne l’impératif, mais seulement la contrainte de la volonté qu’il exprime. Il n’est besoin d’aucune explication particulière pour montrer comment est possible un impératif de l’habileté. Qui veut la fin, veut (si la raison exerce une influence décisive sur sa conduite) les moyens indispensablement nécessaires, qui sont en son pouvoir. Cette proposition est, en ce qui concerne le vouloir, analytique ; car dans l’acte par lequel je veux un objet, comme mon effet, est déjà impliquée ma causalité, comme causalité d’une cause agissante, c’est-à-dire l’emploi des moyens, et l’impératif déduit le concept d’actions nécessaires pour cette fin du concept même de l’acte qui consiste à vouloir cette fin. Il est vrai que, pour déterminer les moyens qui peuvent conduire au but qu’on se propose, il faut avoir recours à des propositions entièrement synthétiques ; mais ces propositions ne concernent pas le principe, l’acte de la volonté, mais l’objet à réaliser. Ainsi, par exemple, que, pour diviser, d’après un principe certain, une ligne droite en deux parties égales, il faille, des deux extrémités de cette ligne, décrire deux arcs de cercle, c’est là sans doute ce que les mathématiques nous enseignent par des propositions synthétiques, mais que, sachant qu’il n’y a pas d’autre moyen pour produire l’effet qu’on se propose, on veuille ce moyen, si on veut véritablement cet effet, c’est là une proposition analytique ; car me représenter une chose comme un effet que je puis produire d’une certaine manière, et me représenter moi-même, relativement cette chose, comme agissant de cette manière, c’est tout un.

S’il était aussi facile de donner un concept déterminé du bonheur, les impératifs de la prudence ne différeraient pas de ceux de l’habileté et seraient également analytiques. En effet on dirait ici comme là que, qui veut la fin, veut aussi (nécessairement, s’il est raisonnable,) les seuls moyens qui soient en son pouvoir pour y arriver. Mais, hélas ! le concept du bonheur est si indéterminé, que, quoique chacun désire être heureux, personne ne peut dire au juste et de manière conséquente ce qu’il souhaite et veut véritablement. La raison en est que, d’un côté, les éléments qui appartiennent au concept du bonheur sont tous empiriques, c’est-à-dire doivent être dérivés de l’expérience, et que, de l’autre, l’idée du bonheur exprime un tout absolu, un maximum de bien-être pour le présent et pour l’avenir. Or il est impossible qu’un être fini, quelque pénétration et quelque puissance qu’on lui suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse, que de soucis, d’envie et d’embûches ne pourra-t-il pas attirer sur lui ! Veut-il des connaissances et des lumières, peut-être n’acquierera-t-il plus de pénétration que pour trembler à la vue de maux auxquels il n’aurait pas songe sans cela et qu’il ne peut éviter, ou pour accroître le nombre déjà trop grand de ses désirs, en se créant de nouveaux besoins. Veut-il une longue vie, qui lui assure que ce ne sera pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé, combien de fois la faiblesse du corps n’a-t-elle pas préservé l’homme d’égarements où l’aurait fait tomber une santé parfaite ? Et ainsi de suite. En un mot, l’homme est incapable de déterminer, d’après quelque principe, avec une entière certitude, ce qui le rendrait véritablement heureux, parce qu’il lui faudrait pour cela l’omniscience. Il est donc impossible d’agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés ; on ne peut que suivre des conseils empiriques, par exemple, ceux de s’astreindre à un certain régime, ou de foire des économies, ou de se montrer poli, réservé, etc., toutes choses que l’expérience nous montre comme étant en définitive les meilleurs moyens d’assurer notre bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, n’ordonnent pas, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent présenter les actions objectivement comme pratiquement nécessaires ; qu’il faut les regarder plutôt comme des conseils (consilia) que comme des ordres (præcepta) de la raison ; que chercher à déterminer d’une manière certaine et générale quelle conduite peut assurer le bonheur d’un être raisonnable est un problème entièrement insoluble, et que, par conséquent, il n’y a pas d’impératif qui puisse ordonner, dans le sens étroit du mot, de faire ce qui rend heureux, puisque le bonheur n’est pas un idéal de la raison, mais un idéal de l’imagination, fondé sur des éléments empiriques, d’où l’on espérerait en vain tirer la détermination d’une conduite propre à assurer la totalité d’une série infinie d’effets. Mais, si l’on suppose que les moyens de parvenir au bonheur peuvent être exactement déterminés, l’impératif de la prudence sera une proposition pratique analytique : il n’y aura plus dès lors entre l’impératif de l’habileté et celui de la prudence d’autre différence, sinon que dans celui-ci le but est purement possible, tandis que dans celui-là il est donné. Quoi qu’il en soit, comme ces deux impératifs ne font qu’ordonner les moyens d’arriver à ce qu’on est supposé vouloir comme fin, ils sont tous deux analytiques, en ce sens qu’ils ordonnent à celui qui veut la fin de vouloir les moyens. La possibilité de cette sorte d’impératifs ne présente donc aucune difficulté.

Reste la question de savoir comment l’impératif de la moralité est possible. C’est assurément la seule qui ait besoin de quelque explication, car cet impératif n’est nullement hypothétique, et la nécessité objective qu’il exprime ne s’appuie sur aucune supposition comme dans les impératifs hypothétiques. Or il ne faut pas oublier ici qu’on ne peut prouver par aucun exemple, par conséquent d’une manière empirique, l’existence d’un impératif de ce genre, et que tous les exemples qui semblent catégoriques, peuvent bien au fond être hypothétiques. Soit par exemple ce précepte : Tu ne dois pas faire de promesse trompeuse ; je suppose que la nécessité de ce précepte ne soit pas un simple conseil à suivre pour éviter quelque autre mal, comme si l’on disait : Tu ne dois point faire de promesse trompeuse, de peur de perdre ton crédit, si cela devenait public ; mais qu’une action de cette espèce doive être tenue pour mauvaise en soi, et qu’ainsi l’impératif qui l’ordonne soit catégorique ; je ne puis pourtant prouver avec certitude par aucun exemple que la volonté est ici uniquement déterminée par la loi, sans qu’aucun autre mobile agisse sur elle, quoique que la chose paraisse être ainsi. En effet il est toujours possible que la crainte du déshonneur, peut-être aussi une vague appréhension d’autres dangers exerce une influence secrète sur la volonté. Comment prouver par l’expérience l’absence d’une certaine cause, puisque l’expérience ne nous apprend rien de plus, sinon que nous ne le percevons pas ? Mais, dans ce cas, le prétendu impératif moral, qui, comme tel, semble catégorique et absolu, ne serait dans le fait qu’un précepte pragmatique, qui nous enseignerait uniquement à prendre notre intérêt en considération.

Il faut donc rechercher a priori la possibilité d’un impératif catégorique, puisque nous n’avons pas ici l’avantage de pouvoir en trouver la réalité dans l’expérience, et de n’avoir qu’à expliquer cette possibilité sans avoir besoin de l’établir. En attendant, on peut remarquer que seul l’impératif catégorique se présente comme une loi pratique, tandis que tous les autres ensemble ne peuvent être appelés des lois. mais seulement des principes de la volonté. C’est qu’en effet ce qu’il est nécessaire de faire uniquement pour atteindre un but arbitraire peut être considéré en soi comme contingent, et que nous pouvons toujours nous affranchir du précepte en renonçant au but, tandis que l’impératif inconditionnel ne laisse pas à la volonté le choix arbitraire de ! a détermination contraire, et, par conséquent, renferme seul cette nécessité que nous voulons trouver dans une loi.

En second lieu la difficulté que présente cet impératif catégorique ou la loi de la moralité (la difficulté d’en apercevoir la possibilité), est très-grande. Cet impératif est une proposition pratique synthétique a priori 1[21], et si l’on songe combien il est difficile, dans la connaissance théorique, de découvrir la possibilité des propositions de cette espèce, un présumera aisément que, dans la connaissance pratique, la difficulté ne doit pas être moins grande.

Cherchons d’abord si le simple concept d’un impératif catégorique n’en donne pas aussi une formule contenant la proposition qui seule peut être un impératif catégorique. Quant à la question du savoir ̃comment un impératif absolu est possible, elle exige encore, alors même que l’on connait le sens de cet impératif, une étude particulière et difficile, que nous réserverons pour la dernière section.

Quand je conçois en général un impératif hypothétique, je ne puis prévoir ce qu’il contiendra, avant de connaître sa condition. Mais quand je conçois un impératif catégorique, je sais aussitôt ce qu’il contient. En effet, comme l’impératif ne contient, outre la loi, que la nécessité de cette maxime 2[22], de se conformer à cette loi, et que cette loi ne renferme aucune condition à laquelle elle soit subordonnée, il ne reste donc autre chose que l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est proprement cette conformité seule qui nous présente l’impératif comme nécessaire.

Il n’y a donc qu’un impératif catégorique. et c’est celui-ci : agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir qu’elle soit une loi universelle.

Si de ce seul impératif nous pouvons dériver tous les impératifs du devoir comme de leur principe, alors, sans décider si ce qu’on nomme devoir n’est pas en général un concept vide, nous montrerons du moins ce que nous entendons par là et ce que signifie ce concept.

Comme l’universalité de la loi, d’après laquelle des effets sont produits, constitue ce qu’on nomme nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c’est-à-dire l’existence des choses, en tant qu’elle est déterminée suivant des lois universelles, l’impératif universel du devoir pourrait encore être formulée de cette manière : agis comme si la maxime de ton action devait être érigêe par la volonté en une loi universelle de la nature.

Citons maintenant quelques devoirs, en suivant la division ordinaire des devoirs en devoirs envers soi même ut devoirs envers autrui, et, des uns et des autres, en devoirs parfaits et devoirs imparfaite 1[23].

Un homme, réduit au désespoir pur une suite de malheurs, a pris la vie en dégoût ; mais il est encore assez maître de sa raison pour pouvoir se demander s’il n’est pas contraire au devoir envers soi-même d’attenter à sa vie. Or il cherche si la maxime de son action peut être une loi universelle de la nature. Voici sa maxime : j’admets en principe, pour l’amour de moi-même, que je puis abréger ma vie, dès qu’en la prolongeant j’ai plus de maux à craindre que de plaisirs à espérer. Qu’on se demande si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi universelle de la nature. On verra bientôt qu'une nature qui aurait pour loi de détruire la vie, par ce même penchant dont le but est de la conserver, serait en contradiction avec l’harmonie, ni ainsi ne subsisterait pas comme nature ; d’où il suit que cette maxime ne peut être considérée comme une lui universelle de la nature, et, par conséquent, est tout à fait contraire au principe suprême de tout devoir.

2. Un autre est poussé par le besoin à emprunter de l’argent. Il sait bien qu’il ne pourra pus le rendre, mais il sait aussi qu’il ne trouvera pas de prêteur, s’il ne s’engage formellement à payer dans un temps dé terminé. Il a envie de faire cette promesse ; mais il a encore assez de conscience pour se demander s’il n’est pas défendu et contraire au devoir de se tirer d’embarras par un tel moyen. Je suppose qu’il se décide néanmoins à prendre ce parti, la maxime de son action se traduirait ainsi : quand je crois avoir besoin d’argent, j’en emprunte en promettant de le rembourser, quoique je sache que je ne le rembourserai jamais. Or ce principe de l’amour de soi ou de l’utilité personnelle est peut-être conforme à l’intérêt ; mais la question ici est de savoir s’il est juste. Je convertis donc cette exigence de l’amour de soi en une loi universelle, et je me demande ce qui arriverait si ma maxime était une loi universelle. Je vois aussitôt qu’elle ne peut revêtir le caractère de loi universelle de la nature sans se contredire et se détruire elle-même. En effet admettre comme une loi universelle que chacun peut, quand il croit être dans le besoin, promettre ce qui lui plaît, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait rendre impossible toute promesse et le but qu’on peut se proposer par là, puisque personne n’ajouterait plus foi aux promesses, et qu’on en rirait comme de vaines protestations.

3. Un troisième se sent un talent qui, cultivé, pourrait faire de lui un homme utile à divers égards. Mais il se voit dans l’aisance, et il aime mieux s’abandonner aux plaisirs que travailler à développer les heureuses dispositions de sa nature. Cependant il se demande si sa maxime, de négliger les dispositions qu’il a reçus de la nature, s’accorde aussi bien avec ce qu’on nomme le devoir qu’avec son penchant pour les plaisirs. Or il voit qu’à la vérité une nature, dont cette maxime serait une loi universelle, pourrait encore subsister, bien que les hommes (comme les insulaires de la mer du Sud) laissassent perdre leurs talents, et ne songeassent qu’à passer leur vie dans l’oisiveté, les plaisirs, la propagation de l’espèce, en un mot la jouissance ; mais il lui est impossible de vouloir que ce soit là une loi universelle de la nature, ou qu’une telle loi ait été mise en nous par la nature comme un instinct. En effet, en sa qualité d’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés soient développées, puisqu’elles lui servent et lui ont été données pour toutes sortes de fins possibles.

4. Enfin un quatrième qui est heureux, mais qui voit des hommes (qu’il pourrait soulager) aux prises avec l’adversité, se dit à lui-même : Que m’importe ? que chacun soit aussi heureux qu’il plaît au ciel ou qu’il peut l’être par lui-même, je ne l’empêcherai en rien ; je ne lui porterai pas même envie ; seulement je ne suis pas disposé à contribuer à son bien-être et à lui prêter secours dans le besoin ! Sans doute cette manière de voir pourrait être une loi universelle de la nature sans que l’existence du genre humain fût compromise, et cet ordre de choses vaudrait encore mieux que celui où chacun a sans cesse à la bouche les mots de compassion et de sympathie, et trouve même du plaisir à pratiquer ces vertus à l’occasion, mais, en revanche, trompe quand il le peut, et vend les droits des hommes ou du moins y porte atteinte. Mais, quoi qu’il ne soit pas impossible de concevoir que cette maxime puisse être une loi universelle de la nature, il est impossible de vouloir qu’un tel principe soit partout admis comme une loi de la nature. Une volonté qui le voudrait se contredirait elle-même, car il peut se rencontrer bien des cas où l’on ait besoin de la sympathie et de l’assistance des autres, et où l’on se serait privé soi-même de tout espoir d’obtenir les secours qu’on désirerait, en érigeant volontairement cette maxime en une loi de la nature.

Voilà quelques-uns des nombreux devoirs réels, ou du moins tenus pour tels, dont la division ressort clairement du principe unique que nous avons indiqué. Il faut qu’on puisse vouloir que la maxime de notre action soit une loi universelle ; c’est là le canon de l’appréciation morale des actions en général. Il y a des actions dont le caractère est tel qu’on n’en peut concevoir la maxime sans contradiction comme une loi universelle de la nature, tant s’en faut qu’on puisse vouloir qu’une telle loi existe nécessairement. Il y en a d’autres où l’on ne trouve pas à la vérité cette impossibilité intérieure, mais qui pourtant sont telles qu’il est impossible de vouloir donner à leur maxime l’universalité d’une loi de la nature, parce qu’une telle volonté serait en contradiction avec elle-même. On voit aisément que les premières sont contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux) 1[24], les secondes au devoir large (méritoire) 2[25], et les exemples que nous avons donnés montrent parfaitement comment tous les devoirs, considérés dans l’espèce d’obligation qu’ils imposent (et non dans l’objet de l’action), dépendent d’un principe unique.

Faisons attention à ce qui se passe en nous chaque fois que nous transgressons un devoir. En réalité nous ne voulons pas faire de notre maxime une loi universelle, car cela nous est impossible ; nous voulons bien plutôt que le contraire de cette maxime reste une loi universelle ; seulement nous prenons la liberté d’y faire une exception en notre faveur ou en faveur de nos penchante (et pour cette fois seulement). Par conséquent, si nous examinions les choses d’un seul et même point de vue, c’est-à-dire du point de vue de la raison, nous trouverions une contradiction dans notre propre volonté, puisque tout en voulant qu’un certain principe soit objectivement nécessaire comme loi universelle, nous voulons que subjectivement ce principe cesse d’être universel, et qu’il souffre des exceptions en notre faveur. Mais, comme nous envisageons notre action du point de vue d’une volonté entièrement conforme à la raison, et, en même temps, de celui d’une volonté affectée par l’inclination, il n’y a point ici de contradiction réelle, mais seulement une résistance de l’inclination au commandement de la raison, résistance [antagonismus] qui convertit l’universalité du principe [universalitas] en une simple généralité [generalitas), et qui fait que le principe pratique rationnel et la maxime se rencontrent à moitié chemin. Or, quoi que notre propre jugement, quand il est impartial, ne puisse justifier cette espèce de compromis, on y voit néanmoins la preuve que nous reconnaissons réellement la validité de l’impératif catégorique, et que (sans cesser de le respecter) nous nous permettons à regret quelques exceptions, qui nous semblent de peu d’importance..

Nous avons donc au moins réussi à prouver que, si le concept du devoir n’est pas vide de sens, s’il renferme réellement une législation pour nos actions, cette législation ne peut être exprimée que par des impératifs catégoriques et nullement par des impératifs hypothétiques ; en même temps nous avons (ce qui est déjà beaucoup) montré clairement et déterminé dans toutes ses applications le contenu de l’impératif catégorique, qui doit renfermer le principe de tous les devoirs (s’il y a réellement des devoirs). Mais il nous reste toujours à prouver a priori que cet impératif existe réellement, qu’il y a une loi pratique qui commande par elle-même absolument et sans le secours d’aucun mobile, et que l’observation de cette loi est un devoir.

Il est de la plus haute importance de ne pas oublier qu’il serait absurde de vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution particulière de la nature humaine. En effet le devoir doit être une nécessité d’agir pratiquement absolue ; il doit donc avoir la même valeur pour tous les êtres raisonnables (auxquels peut s’appliquer en général un impératif), et c’est à ce titre seul qu’il est aussi une loi pour toute volonté humaine. Au contraire tout ce qui dérive des dispositions particulières de la nature humaine, de certains sentiments et de certains penchants, et même, s’il est possible, d’une direction particulière qui serait propre à la raison humaine et n’aurait pas nécessairement la même valeur pour la volonté de tout être raisonnable, tout cela peut bien nous fournir une maxime, mais non pas une loi, un principe subjectif d’après lequel nous aurions du penchant et de l’inclination à agir d’une certaine manière, mais non pas un principe objectif d’après lequel nous serions tenus *[26] de faire une certaine action, alors même que nos penchants, nos inclinations et toutes les dispositions de notre nature s’y opposeraient. Telle est même la sublimité, la dignité du commandement contenu dans le devoir qu’elle paraît d’autant plus qu’il trouve moins d’auxiliaires dans les mobiles subjectifs ou qu’il y rencontre plus d’obstacles, car ces obstacles n’affaiblissent en rien la nécessité imposée par la loi et n’ôtent rien à sa valeur.

La philosophie se trouve ici dans cette position difficile, que, cherchant un point d’appui solide, elle ne peut le prendre ni dans le ciel ni sur la terre. Il faut qu’elle montre toute sa pureté en portant elle-même ses lois **[27], et non en se faisant le héraut de celles que suggère un sens naturel ou je ne sais quelle nature tutélaire. Celles-ci valent mieux que rien sans doute, mais elles ne sauraient remplacer ces principes que dicte la raison, et qui doivent avoir une origine tout à fait a priori, car c’est de là seulement qu’ils peuvent tenir ce caractère imposant qu’ils font paraître, en ne de mandant rien à l’inclination de l’homme, mais en attendant tout de la suprématie de la loi et du respect qui lui est dû, ou en condamnant l’homme, qui s’en écarte, au mépris et à l’horreur de lui-même.

Ainsi tout élément empirique ajouté au principe de la moralité, loin de le fortifier, trouble entièrement la pureté des mœurs ; car ce qui fait la vraie et inappréciable valeur d’une volonté absolument bonne, c’est précisément que son principe d’action est indépendant de toutes les influences des principes contingents que peut fournir l’expérience. On ne saurait trop et trop souvent prémunir l’homme contre cette faiblesse ou cette basse façon de penser qui lui fait chercher le principe de la moralité parmi des mobiles et des lois empiriques, car la raison humaine se repose volontiers de ses fatigues sur cet oreiller, et, se berçant de douces illusions (où, au lieu de Junon, elle n’embrasse qu’un nuage), elle substitue à la moralité un bâtard assemblage de membres d’origines diverses, qui ressemble à tout ce qu’on y veut voir, excepté à la vertu, pour celui qui l’a une fois envisagée dans sa véritable forme *[28].

La question est donc celle-ci : est-ce une loi nécessaire pour tous les êtres raisonnables de juger toujours leurs actions d’après des maximes dont ils puissent vouloir qu’elles servent de lois universelles ? S’il y a une telle loi, elle doit être déjà liée (tout à fait a priori) au concept de la volonté d’un être raisonnable en général. Pour découvrir ce lien, il faut, bon gré mal gré, faire un pas dans la métaphysique, mais dans une partie de la métaphysique différente de la philosophie spéculative, c’est-à-dire dans la métaphysique des mœurs. Comme, dans cette philosophie pratique, il ne s’agit pas de poser les principes de ce qui est, mais les lois de ce qui doit être, quand même cela ne serait jamais, c’est-à-dire des lois objectivement pratiques, nous n’avons pas besoin de rechercher pourquoi ceci ou cela plaît ou déplaît, comment le plaisir que cause la pure sensation est distinct du goût, et si celui-ci est autre chose qu’une satisfaction universelle de la raison ; sur quoi repose le sentiment du plaisir et de la peine ; comment de ce sentiment naissent les désirs et les inclinations, et comment ces désirs et ces inclinations donnent lieu, avec le concours de la raison, à des maximes ; car tout cela rentre dans la psychologie empirique, dont on pourrait former la seconde partie de la physique *[29], en considérant celle-ci comme une philosophie de la nature, fondée sur des lois empiriques. Mais il s’agit ici d’une loi objectivement pratique, par conséquent du rapport de la volonté avec elle-même, en tant qu’elle se laisse déterminer uniquement par la raison ; tout ce qui se rapporte à quelque chose d’empirique doit donc être écarté, puisque, si la raison détermine la conduite par elle seule (et c’est précisément ce dont nous avons maintenant à rechercher la possibilité), elle doit nécessairement le faire a priori.

On conçoit la volonté comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois. Une telle faculté ne peut se rencontrer que dans des êtres raisonnables. Or ce qui sert de principe objectif à la volonté, qui se détermine elle-même, est le but 1[30], et, quand ce but est donné par la raison seule, il doit avoir la même valeur pour tous les êtres raisonnables. Au contraire ce qui ne contient que le principe de la possibilité de l’action, dont l’effet est le but même qu’on se propose, s’appelle le moyen. Le principe subjectif du désir est le mobile 2[31] ; le principe objectif du vouloir le motif 3[32] ; de là la distinction des fins subjectives, qui reposent sur des mobiles, et des fins objectives, qui se rapportent à des motifs, ayant la même valeur pour tous les êtres raisonnables. Les principes pratiques sont formels 4[33], quand ils font abstraction de toute fin subjective ; matériels 5[34], quand ils reposent sur des fins subjectives, par conséquent sur certains mobiles. Les fins qu’un être raisonnable se propose à son gré comme effets de son action (les fins matérielles) ne sont jamais que relatives ; car elles ne tirent leur valeur que de leur rapport à la nature particulière de la faculté de désirer du sujet, et, par conséquent, elles ne peuvent fournir des principes universels et nécessaires pour tout être raisonnable et pour tout vouloir, c’est-à-dire des lois pratiques. Aussi toutes ces fins relatives ne donnent-elles jamais lieu qu’à des impératifs hypothétiques.

Mais, s’il y a quelque chose dont l'existence ait en soi une valeur absolue, et qui, comme fin en soi, puisse être le fondement de lois déterminées, c’est là et là seulement qu’il faut chercher le fondement d’une impératif catégorique possible, c’est-à-dire d’une loi pratique.

Or je dis que l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen pour l’usage arbitraire de telle ou telle volonté, et que dans toutes ses actions, soit qu’elles ne regardent que lui-même, soit qu’elles regardent aussi d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré comme fin. Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, ces objets seraient sans valeur. Mais les inclinations mêmes, ou les sources de nos besoins, ont si peu une valeur absolue et méritent si peu d’être désirées pour elles-mêmes, que tous les êtres raisonnables doivent souhaiter d’en être entièrement délivrés. Ainsi la va leur de tous les objets, que nous pouvons nous procurer *[35] par nos actions, est toujours conditionnelle. Les êtres dont l'existence ne dépend pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont aussi, si ce sont des êtres privés de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et c’est pourquoi on les appelle des choses, tandis qu’au contraire on donne le nom de personnes aux êtres raisonnables, parce que leur nature même en fait des fins en soi, c’est-à-dire quelque chose qui ne doit pas être employé comme moyen, et qui, par conséquent, restreint d’autant la liberté de chacun *[36] (et lui est un objet de respect). Les êtres raisonnables ne sont pas en effet simplement des fins subjectives, dont l’existence a une valeur pour nous, comme effet de notre action, mais ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est par elle-même une fin, et une fin qu’on ne peut subordonner à aucune autre, par rapport à laquelle elle ne serait qu’un moyen. Autrement rien n’aurait une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et, par conséquent, contingente, il n’y aurait plus pour la raison de principe pratique suprême.

Si donc il y a un principe pratique suprême, ou si, pour considérer ce principe dans son application à la volonté humaine, il y a un impératif catégorique, il doit être fondé sur la représentation de ce qui, étant une fin en soi, l’est aussi nécessairement pour chacun, car c’est là ce qui en peut faire un principe objectif de la volonté, et, par conséquent, une loi pratique universelle. La nature raisonnable existe comme fin en soi, voilà le fondement de ce principe. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence, et, en ce sens, ce principe est pour lui un principe subjectif d’action. Mais tout autre être raisonnable se représente aussi son existence de la même manière que moi *[37], et, par conséquent, ce principe est en même temps un principe objectif, d’où l’on doit pouvoir déduire, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique se traduira donc ainsi : agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d’autrui, comme une fin, et que tu ne t’en serves jamais comme d’un moyen.

Appliquons cette nouvelle formule aux exemples déjà employés :

1. Quant au devoir nécessaire envers soi-même, que celui qui médite le suicide se demande si son action peut s’accorder avec l’idée de l’humanité, conçue comme fin en soi. En se détruisant lui-même, pour échapper à un état pénible, il use de sa personne comme d’un moyen destiné à entretenir en lui un état supportable jusqu’à la fin de la vie. Mais l’homme n’est pas une chose, c’est-à-dire un objet dont on puisse user simplement comme d’un moyen ; il faut toujours le considérer dans toutes ses actions comme une fin en soi. Je ne puis donc disposer en rien de l’homme en ma personne, le mutiler, le dégrader ou le tuer. (Pour éviter ici toute difficulté, je m’abstiendrai de poursuivre ce principe plus loin, par exemple dans le cas où, pour me sauver, je consens à me laisser amputer un membre, et dans tous les cas où, pour conserver ma vie, j’expose ma vie à un danger ; cela rentre dans la morale proprement dite.)

2. Quant au devoir nécessaire ou strict envers autrui, celui qui est tenté de faire une promesse trompeuse reconnaîtra aussitôt qu’il veut se servir d’un autre homme comme d’un pur moyen, ou comme si cet homme ne contenait pas lui-même une fin. Car celui que je veux, par cette promesse, faire servir à mes desseins ne peut approuver ma manière d’agir envers lui, ni, par conséquent, contenir lui-même la fin de cette action. Cette violation du principe de l’humanité dans les autres hommes est encore plus manifeste, quand on tire ses exemples d’atteintes à la liberté ou à la propriété d’autrui. Là en effet on voit clairement que celui qui viole les droits des hommes est résolu à ne se servir de leur personne que comme d’un moyen », sans prendre garde que, en leur qualité d’êtres raisonnables, il faut toujours les considérer aussi comme des fins, c’est-à-dire comme des êtres qui doivent pouvoir contenir eux-mêmes la fin pour laquelle on agit 1[38].

3. Quant au devoir contingent (méritoire) envers soi-même, il ne suffit pas que noire action ne soit pas en contradiction avec l’humanité dans notre personne, conçue comme fin en soi, il faut encore qu’elle s’accorde avec elle. Or il y a dans l’humanité des dispositions à une perfection plus grande, qui se rattachent au but de la nature à l’égard de l’humanité qui est en nous ; négliger ces dispositions n’est pas contraire sans doute à la conservation de l’humanité comme fin en soi, mais à l’accomplissement de cette fin.

4. Quant au devoir méritoire envers autrui, le même principe s’y applique également. Le but de la nature chez tous les hommes est leur bonheur personnel. Or l’humanité pourrait, il est vrai, subsister, alors même que personne ne contribuerait en rien au bonheur d’autrui, pourvu qu’on en s’abstint aussi d’y porter atteinte ; mais, si chacun ne contribuait, autant qu’il est en lui, à l’accomplissement des fins d’autrui, cette conduite ne pourrait s’accorder que négativement, et non positivement, avec l’idée de l’humanité comme fin en soi. Car si le sujet est fin en soi, il faut, pour que cette idée ait en moi tout son effet, que les fins de ce sujet soient aussi les miennes, autant que possible.

Ce principe qui nous fait concevoir l’humanité et en général toute nature raisonnable comme fin en soi (et qui limite à cette condition suprême la liberté d’ action de tous les hommes) n’est pas dérivé de l'expérience ; car premièrement, il est universel, puisqu’il s’étend à tous les êtres raisonnables en général, ce qu’aucune expérience ne peut faire ; secondement, il ne nous fait pas concevoir l’humanité comme une fin humaine (subjective), c’est-à-dire comme un objet dont on se fait réellement à soi-même un but, mais comme une fin objective, à laquelle doivent être subordonnées toutes les fins subjectives, quelles qu’elles puissent être, comme à leur loi ou à leur suprême condition, et qui, par conséquent, doit dériver de la raison pure. Le principe de toute législation pratique réside objectivement dans la règle ou dans la forme universelle qui (d’après le premier principe) lui donne le caractère de loi (de loi de la nature), et subjectivement, dans la fin. Or le sujet de toutes les fins, c’est (d’après le second principe) l’être raisonnable, comme fin en soi. De là le troisième principe pratique de la volonté, comme condition suprême de sa conformité avec la raison pratique universelle ; à savoir l’idée de la volonté de tout être raisonnable comme législatrice universelle *[39].

D’après ce principe il faut rejeter toutes les maximes qui ne peuvent s’accorder avec la législation universelle propre à la volonté. La volonté ne doit donc pas être considérée simplement comme soumise à une loi, mais comme se donnant à elle-même la loi, à la quelle elle est soumise, et comme n’y étant soumise qu’à ce titre même (à ce titre qu’elle peut s’en regarder elle même comme l'auteur).

Les impératifs que nous avions précédemment exposés, à savoir, celui qui exige de toutes nos actions une conformité à des lois qu’on puisse considérer comme constituant un ordre naturel *[40], ou celui qui veut que l’être raisonnable ait universellement par lui même le rang de fin **[41], ces impératifs, étant conçus comme catégoriques, excluaient par là même du principe de leur autorité tout mobile tiré d’un intérêt quelconque, mais nous ne les avions admis comme des impératifs catégoriques, que parce qu’il fallait admettre des impératifs de cette espèce pour pouvoir expliquer le concept du devoir. Quant à démontrer l’existence de principes pratiques qui commandent catégoriquement, c’est ce que nous ne pouvions faire directement, et nous ne pouvons même l’entreprendre en général dans cette section ; mais il y avait pourtant encore une chose possible, c’était de faire que l’exclusion de tout intérêt dans une volonté agissant par devoir, ou le caractère, qui distingue spécifiquement l’impératif catégorique de l’impératif hypothétique, fut indiqué dans l’impératif même, par quelque détermination de cet impératif ; or c’est ce que nous faisons dans cette troisième formule du principe, qui présente la volonté de tout être raisonnable comme une législatrice universelle.

En effet, si une volonté que nous concevons comme soumise à des lois peut être attachée à ces lois par quelque intérêt, une volonté qui se donne à elle-même sa suprême législation ne peut en cela dépendre d’aucun intérêt, puisqu’alors elle aurait elle-même besoin d’une autre loi qui subordonnât l’intérêt de l’amour de soi à cette condition qu’il pût servir de loi universelle.

Ainsi ce principe qui présente toute volonté humaine comme constituant par toutes ses maximes une législation universelle 1[42], si l’exactitude en était d’ailleurs bien établie, s’appliquerait parfaitement à l’impératif catégorique, en ce sens que, renfermant l’idée d’une législation universelle, il ne peut se fonder sur aucun intérêt y et qu’ainsi, parmi tous les impératifs possibles, il peut seul être inconditionnel. Ou mieux encore, en retournant la proposition, on peut dire : s’il y a un impératif catégorique (c’est-à-dire une loi qui s’impose à la volonté de tout être raisonnable), il ne peut que commander d’agir toujours suivant la maxime d’une volonté qui n’aurait d’autre objet qu’elle-même, en tant qu’elle se considérerait comme législatrice universelle ; car c’est à cette seule condition que le principe pratique et l’impératif, auquel il obéit, sont inconditionnels, puisqu’alors ils ne peuvent se fonder sur aucun intérêt.

Il n’est plus étonnant que toutes les tentatives, faites jusqu’ici pour découvrir le principe de la moralité, aient échoué. On voyait l’homme lié par son devoir à des lois ; mais on ne voyait pas qu’il n’est soumis qu’à une législation qui lui est propre, mais qui est en même temps universelle, et qu’il n’est obligé d’obéir qu’à sa propre volonté, mais à sa volonté constituant une législation universelle, conformément à sa destination naturelle. En effet, si l’on se bornait à concevoir l’homme soumis à une loi (quelle qu’elle fut), il faudrait admettre en même temps un attrait ou une contrainte extérieure, en un mot un intérêt qui l’attachât à l’exécution de cette loi, puisque, ne dérivant pas comme loi de sa volonté, elle aurait besoin de quelque autre chose pour le forcer à agir d’une certaine manièro. C’est cette conséquence nécessaire qui rendait absolument vaine toute recherche d’un principe suprême du devoir. Car on ne trouvait jamais le devoir, mais seulement la nécessité d’agir dans un certain intérêt. Que cet intérêt fut personnel ou étranger, l’impératif était toujours conditionnel et ne pouvait avoir la valeur d’un principe moral. J’appellerai donc ce dernier le principe de l’autonomie de la volonté, pour le distinguer de tous les autres, que je rapporte à l’hétéronomie.

la concept d’après lequel tout être raisonnable doit se considérer comme constituant, par toutes les maximes de sa volonté, une législation universelle, pour se juger lui-même et juger ses actions de ce point du vue, ce concept conduit a un autre qui s’y rattache et qui est tres-fécond, à savoir au concept d’un règne des fins *[43]. J’entends par règne *[44] la liaison systématique de divers êtres raisonnables réunis par des lois communes. Or, comme des lois donnent aux fins une valeur universelle, si l’on fait abstraction de la différence personnelle des êtres raisonnables et de tout ce que contiennent leurs fins particulières, on pourra concevoir un ensemble systématique de toutes les fins (des êtres raisonnables considérés comme fins en soi, comme aussi des fins particulières que chacun peut se propose à lui-même), c’est-à-dire un règne des fins. Cela est conforme aux principes établis précédemment.

En effet tous les êtres raisonnables sont soumis à cette loi, de ne jamais se traiter, eux-mêmes ou les uns les autres, comme de simples moyens, mais de se toujours respecter comme des fins en soi. De là résulte une liaison systématique d’êtres raisonnables réunis par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne (qui n’est à la vérité qu’un idéal), qu’on peut appeler un règne des fins, puisque ces lois ont précisément pour but d’établir entre ces êtres un rapport réciproque de fins et moyens.

Un être raisonnable appartient comme membre au règne des fins, lorsque, tout en y donnant des lois universelles il est lui-même soumis à ces lois. Il y appartient comme chef, lorsqu’il n’est soumis, comme législateur, à aucune volonté étrangère.

L’être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins rendu possible par la liberté de sa volonté, qu’il y soit membre ou chef. Mais les maximes de sa volonté ne suffisent pas pour lui donner le droit de revendiquer ce dernier rang ; il faut pour cela qu’il soit parfaitement indépendant, exempt de tout besoin, et que son pouvoir soit, sans aucune restriction, adéquat à sa volonté.

La moralité consiste donc dans le rapport de toute action à la législation qui seule peut rendre possible un règne dés fins. Cette législation doit se trouver en tout être raisonnable, et émaner de sa volonté, dont le principe est d’agir toujours d’après une maxime qu’on puisse regarder sans contradiction comme une loi universelle, c’est-à-dire de telle sorte que la volonté puisse se considérer elle-même comme dictant par ses maximes des lois universelles. Que si les maximes ne sont pas déjà, par leur nature même, nécessairement conformes à ce principe objectif des êtres raisonnables, considérés comme dictant des lois universelles, la nécessité d’agir conformément à ce principe prend alors le nom de contrainte pratique, c’est-à-dire de devoir. Le devoir ne s’adresse pas au chef dans le règne des fins, mais à chacun de ses membres, et à tous au même degré.

La nécessité pratique d’agir conformément à ce principe, c’est-à-dire le devoir, ne repose pas sur des sentiments, des penchants et des inclinations, mais seulement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, en tant que la volonté de chacun d’eux doit être considérée comme législatrice, ce qui seul permet de les considérer comme des fins en soi. La raison étend donc toutes les maximes de la volonté, considérée comme législatrice universelle, à toutes les autres volontés, ainsi qu’à toutes les actions envers soi-même, et elle ne se fonde pas pour cela sur quelque motif pratique étranger ou sur l’espoir de quelque avantage, mais seulement sur l’idée de la dignité d’un être raisonnable, qui n’obéit à d’autre loi qu’à celle qu’il se donne lui-même.

Dans le règne des fins tout a ou un prix[45], ou une dignité[46]. Ce qui n’a que du prix peut être remplacé par quelque équivalent ; mais ce qui est au-dessus de tout prix et ce qui, par conséquent, n’a pas d’équivalent, voilà ce qui a de la dignité.

Ce qui se rapporte aux penchants et aux besoins généraux de l’homme a un prix vénal[47] ; ce qui, même sans supposer un besoin, est conforme à un certain goût, c’est-à-dire à cette satisfaction qui s’attache au jeu tout à fait libre des facultés de notre esprit[48], a un prix d’affection ; mais ce qui constitue la condition même qui seule peut élever une chose au rang de fin en soi, n’a pas une simple valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’esl-à-dire une dignité.

Or la moralité est précisément cette condition qui seule peut faire d’un être raisonnable une fin en soi, car c’est par elle seule qu’il peut devenir membre législateur dans le règne des fins. La moralité, et l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, voilà donc ce qui seul à de la dignité. L’habileté et l’ardeur dans le travail ont un prix vénal ; l’esprit, la vivacité d’imagination et l’enjouement ont un prix d’affection ; au contraire la fidélité à ses promesses, la bienveillance fondée sur des principes (et non sur un instinct) ont une valeur intrinsèque. La nature et l’art ne contiennent rien qui puisse remplacer ces choses, car leur valeur ne consiste pas dans les effets qui en résultent, dans les avantages ou dans l’utilité qu’elles procurent, mais dans les intentions, c’est-à-dire dans les maximes de la volonté, toujours prêtes à se traduire en actions, alors même que l’issue ne leur serait pas favorable. Ces actions n’ont pas besoin d’être recommandées par quelque disposition subjective ou quelque goût, qui nous les ferait immédiatement accueillir avec faveur et satisfaction, par quelque penchant ou quelque sentiment immédiat pour elles, mais elles font de la volonté qui les accomplit un objet immédiatement digne de notre respect, et c’est la raison seule qui nous im pose ce respect, sans nous flatter pour l’obtenir, ce qui serait d’ailleurs en contradiction avec l’idée du devoir. Telle est donc l’estimation par laquelle nous reconnaissons dans notre façon de penser *[49] cette valeur que nous désignons sous le nom de dignité, et qui est tellement élevée au-dessus de toute autre, que toute comparaison serait une atteinte portée à sa sainteté.

Et qu’est-ce donc qui autorise une intention moralement bonne ou la vertu à élever de si hautes prétentions ? Ce n’est rien moins que le privilège qu’elle donne à l’être raisonnable de participer à la législation universelle, et de devenir par là membre d’un règne possible des fins, privilège auquel il était déjà destiné par sa propre nature, comme fin en soi, et, parlant, comme législateur dans le règne des fins, comme indépendant de toutes les lois de la nature et comme n’obéissant qu’à des lois qu’il se donne lui même, et d’après lesquelles ses maximes peuvent être élevées au rang d’une législation universelle (à laquelle il se soumet lui-même). En effet aucune chose n’a de valeur que celle que la loi lui assigne. Or la législation même qui détermine toute valeur doit avoir elle-même une dignité, c’est-à-dire une valeur inconditionnelle, incomparable, et le mot respect *[50] est le seul qui convienne pour exprimer le genre d’estime qu’un être raisonnable fait de cette valeur. L’autonomie est donc le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable.

Les trois manières, que nous avons indiquées, de représenter le principe de la moralité ne sont au fond qu’autant de formules de la même loi, et chacune d’elles contient les deux autres. Cependant il y a entre elles une différence qui est plutôt subjectivement qu’objectivement pratique, et qui consiste en ce qu’elles rapprochent toujours davantage une idée de la raison de l’intuition (suivant une certaine analogie), et par là du sentiment. Chaque maxime a :

1. Une forme, qui consiste dans l’universalité, et, sous ce rapport, on a la formule de l’impératif catégorique, qui veut que l’on choisisse ses maximes comme si elles devaient avoir la valeur de lois universelles de la nature.

2. Une matière, c’est-à-dire une fin, et de là la formule d’après laquelle l’être raisonnable étant, par sa nature même, une fin, par conséquent une fin en soi, doit être pour toute maxime la condition limitative de toutes les fins purement relatives et arbitraires.

3. Une détermination complète de toutes les maximes, exprimée par cette formule, savoir, que toutes les maximes qui dérivent de notre propre législation doivent s’accorder avec un règne possible des fins, comme avec un règne de la nature 1[51]. Nous suivons ici, en quelque sorte, les catégories 1° de l’unité de la forme de la volonté (de son universalité) ; 2° de la pluralité de la matière (des objets, c’est-à-dire des fins), et 3° de la totalité du système des fins. Lorsqu’il s’agit de juger moralement une action, la meilleure méthode à suivre est de prendre pour principe la formule universelle de l’impératif catégorique : agis d’après une maxime qui puisse s’ériger elle-même en loi universelle. Mais si l’on veut ouvrir à la loi morale un accès plus facile, il est fort utile de faire passer la même action par les trois concepts, afin de la rapprocher, autant que possible, de l’intuition.

Nous pouvons maintenant terminer par où nous avons commencé, c’est-à-dire par le concept d’une volonté absolument bonne. La volonté absolument bonne est celle qui ne peut devenir mauvaise, celle, par conséquent, dont la maxime peut être érigée en loi universelle, sans se contredire elle-même. Ce principe est donc aussi sa loi suprême : agis toujours d’après une maxime dont tu puisses vouloir qu’elle soit une loi universelle. C’est la seule condition qui permette à une volonté de n’être jamais en contradiction avec elle même, et un tel impératif est catégorique. Et, puisque ce caractère qu’a la volonté de pouvoir être considérée comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec cette liaison universelle de l’existence des choses qui se fonde sur des lois universelles, et qui a la forme *[52] d’une nature en général, l’impératif catégorique peut encore être exprimé de cette manière : agis d’après des maximes qui puissent se considérer elles-mêmes comme des lois universelles de la nature. Telle est donc la formule d’une volonté absolument bonne. La nature raisonnable se distingue de toutes les autres en ce qu’elle se pose un but à elle-même. Ce but serait la matière de toute bonne volonté. Mais, comme dans l’idée d’une volonté bonne absolument, sans condition restrictive (indépendamment de cette condition qu’elle atteigne telle ou telle fin), il faut faire abstraction de toute fin à réaliser *[53] (puisque autrement la volonté ne serait plus bonne que relativement), la fin ne doit plus être ici considérée comme une chose à réaliser ; mais il la faut concevoir comme une fin existant par elle-même **[54], et, par conséquent, d’une manière toute négative, c’est-à-dire comme une fin contre laquelle on ne doit jamais agir, et que par tant il ne faut jamais traiter comme un moyen, mais toujours respecter comme une fin. Or cette fin ne peut être autre chose que le sujet même de toutes les fins possibles, puisque celui-ci est en même temps le sujet d’une volonté absolument bonne possible, et qu’une volonté absolument bonne ne peut être subordonnée sans contradiction à aucun autre objet. Ce principe : agis à l’égard de tout être raisonnable (de toi-même et des autres), de telle sorte que ta maxime le respecte toujours comme une fin en soi, est donc au fond identique avec celui-ci : agis d’après une maxime qui puisse être considérée comme une loi universelle pour tous les êtres raisonnables. En effet dire que, dans la poursuite de toute fin, je dois exclure de ma maxime l’emploi de tout moyen qui l'empêcherait de pouvoir être considérée comme une loi universelle pour tout sujet, c’est dire que le sujet des fins, c’est-à-dire l’être raisonnable lui-même, doit servir de principe à toutes les maximes de nos actions, non comme un moyen, mais comme une condition suprême à laquelle est soumis l’emploi de tous les moyens, c’est-à-dire comme une fin.

Il suit de là incontestablement que tout être raisonnable, en tant que fin en soi, doit pouvoir se considérer comme un législateur universel relativement à toutes les lois auxquelles il peut être soumis, puis que c’est précisément ce caractère, qu’ont ses maximes de pouvoir former une législation universelle, qui fait de lui une fin en soi, et que ce qui lui donne sa dignité (sa prérogative), ce qui l’élève au-dessus de tous les autres êtres de la nature, c’est qu’il doit envisager ses maximes d’un point de vue qui est le sien, mais qui est en même temps celui de tout autre être raisonnable, considéré comme législateur (et c’est pourquoi aussi on l’appelle une personne). Or c’est de cette manière qu’un monde d’êtres raisonnables (mundus intelligibilis) peut être considéré comme étant un règne des fins, et cela par la vertu de la législation propre à toutes les per sonnes qui en font partie comme membres. D’après cela tout être raisonnable doit toujours agir comme s’il était, par ses maximes, un membre législateur dans le règne universel des fins. Le principe formel de ces maximes est celui-ci : agis de telle sorte que ta maxime puisse servir en même temps de loi universelle (à tous les êtres raisonnables). Un règne des fins n’est possible que par analogie avec un règne de la nature, mais la possibilité de celui-là est toute entière fondée sur des maximes, c’est-à-dire sur des règles qu’on s’impose à soi-même, tandis que la possibilité de celui ci ne l’est que sur des lois qui soumettent les causes efficientes à l’empire d’une nécessité extérieure. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs de donner à l’ensemble de la nature, bien qu’on ne la considère que comme une machine, le nom de règne de la nature, à cause de son rapport avec les êtres raisonnables considérés comme fins. Ce règne des fins serait réalisé par les maximes, dont l’impératif catégorique trace la règle à tous les êtres raisonnables, si elles étaient universellement suivies. Mais, quoique l’être raisonnable ne puisse espérer que, quand il suivrait lui-même ponctuellement ces maximes, tous les autres les suivraient également, et que le règne de la nature et son ordonnance se mettraient en harmonie avec lui, comme avec un membre fidèle à sa destination *[55], pour réaliser ce règne des fins dont il est le principe **[56], c’est à-dire lui donneraient le bonheur qu’il attend, cette loi : agis d’après les maximes d’un membre qui établit des lois universelles pour un règne des fins purement possible, n’en subsiste pas moins dans toute sa force, car elle commande catégoriquement. Et c’est précisément en cela que consiste ce paradoxe, que la dignité de l’humanité, considérée comme nature raisonnable, indépendamment de tout but à atteindre ou de tout avantage à obtenir, et, par conséquent, le respect d’une pure idée devraient être la règle inflexible de la volonté, et que c’est justement cette indépendance des maximes par rapport à tous les mobiles de cette espèce qui fait la sublimité de l’humanité, et rend tout être raisonnable digne d’être considéré comme un membre législateur dans le règne des fins, puisqu’autrement on ne pourrait plus le regarder que comme un être soumis par ses besoins à la loi de la nature. Aussi, quand même nous supposerions réunis sous un maître suprême le règne de la nature et celui des fins, et, quand même ce dernier ne serait plus une pure idée, mais aurait une véritable réalité, il y aurait un mobile puissant ajouté à cette idée, mais sa valeur intérieure n’en serait nullement augmentée ; car il faudrait toujours se représenter ce législateur unique et infini comme ne pouvant juger la valeur des êtres raisonnables que d’après la conduite désintéressée prescrite par cette idée même. L’essence des choses n’est point modifiée par leurs rapports extérieurs, et ce qui, indépendamment de ces rapports, constitue seul la valeur absolue de l’homme, est aussi la seule chose d’après laquelle il doit être jugé par tout être, même par l’Être suprême. La moralité est donc le rapport des actions à l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire à la législation universelle que peuvent constituer ses maximes. L’action qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est permise ; celle qui ne le peut pas est défendue. La volonté, dont les maximes s’accordent nécessairement avec les lois de l’autonomie, est une volonté absolument bonne, une volonté sainte. La dépendance d’une volonté, qui n’est pas absolument bonne, par rapport au principe de l’autonomie (la contrainte morale) est l’obligation. L’obligation ne peut donc regarder un être saint. La nécessité objective d’une action obligatoire s’appelle devoir.

Il est maintenant aisé de s’expliquer, par le peu que nous venons de dire, comment le concept du devoir, tout en nous annonçant une sujétion à la loi, nous fait trouver en même temps une certaine sublimité, une certaine dignité dans la personne qui remplit tous ses devoirs. En effet ce n’est sans doute point en tant qu’elle est soumise à la loi morale qu’elle a de la sublimité, mais en tant qu’elle se donne cette loi à elle même, et qu’elle n’y est soumise qu’à ce titre. Nous avons montré aussi plus haut comment ce n’est ni la crainte ni l’inclination, mais le seul respect pour la loi qui peut donner une valeur morale aux actions. Notre propre volonté, conçue comme n’agissant qu’à la condition de pouvoir ériger ses maximes en lois universelles, cette volonté idéale, dont la possibilité vient de nous, est le véritable objet de notre respect, et la dignité de l’humanité consiste précisément dans cette propriété qu’elle a de dicter des lois universelles, mais à la condition de s’y soumettre elle-même.


L’autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité.


L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi (indépendamment de la nature des objets du vouloir). Le principe de l’autonopmie est donc d’opter toujours du telle sorte que la volonté puisse considérer les maximes, qui déterminent son choix, comme des lois universelles. Que cette règle pratique soit un impératif, c’est-à-dire que la volonté de tout être raisonnable y soit liée comme à une condition nécessaire, c’est ce qu’on ne peut prouver par une simple analyse des concepts que renferme la volonté, car c’est là une proposition synthétique, qui commande apodictiquement, doit pouvoir être établie tout à fait a priori ; mais ce n’est pas l’affaire de cette section. La seule chose qu’on puisse établir par une simple analyse des concepts de la moralité, c’est que le principe de l’autonomie est l’unique principe de la morale. En effet on trouve par là que ce principe doit être un impératif catégorique, et que celui-ci ne commande ni plus ni moins que cette autonomie même.


L’hétéronomie de la volonté comme source de tous les faux principes de la morale.


Lorsque la volonté cherche la loi qui doit la déterminer ailleurs que dans l’aptitude de ses maximes à former une législation qui lui soit propre, et qui en même temps soit universelle, lorsque, par conséquent, sortant d’elle-même, elle cherche cette loi dans la nature de quelqu’un de ses objets, il y a toujours hétéronomie. Ce n’est pas alors la volonté qui se donne à elle-même sa loi, mais c’est l’objet qui la lui donne par son rapport avec elle. Que ce rapport soit fondé sur i’inclination ou sur des représentations de la raison, il ne peut jamais donner lieu qu’à des impératifs hypothétiques : je dois faire quelque chose, parce que je veux quelque autre chose. Au contraire l’impératif moral, par conséquent catégorique, veut qu’où dise : je dois agir ainsi, alors même que je ne voudrais pas autre chose. Par exemple, suivant le premier impératif, on dira : je ne dois pas mentir, si je veux conserver ma réputation et suivant le second je ne dois pas mentir, quand même lu mensonge ne me ferait pas le plus léger tort. Ce dernier doit donc faire abstraction de tout objet, en ce sens que l’objet ne doit avoir aucune influence sur la volonté, afin que la raison pratique (la volonté) ne se borne pas à administrer un intérêt étranger, mais qu’elle montre par elle-même l’autorité d’une législation suprême. Ainsi, par exemple je dois chercher à assurer le bonheur d’autrui non pas comme si j’y prenais quelque intérêt, (soit en vertu de quelque inclination immédiate, soit, indirectement en vertu de quelque satisfaction déterminée en moi par la raison ; mais uniquement parce qu’une maxime qui excluerait cette conduite ne pourrait être considérée par la même volonté comme une loi universelle.

DIVISION


De tous les principes de moralité qu’on peut admettre en partant du concept
fondamental de l’hétéronomie


Ici, comme partout ailleurs, dans son emploi pur, la raison humaine, tant que la critique lui a manqué, a tenté toutes les fausses routes possibles, avant d’avoir le bonheur de trouver la seule vraie.

Tous les principes, qu’on peut admettre de ce point de vue, sont ou empiriques ou rationnels. Les premiers, dérivant du principe du bonheur, se fondent sur le sentiment physique ou sur le sentiment moral ; les seconds, dérivant du principe de la perfection, se fondent, ou bien sur le concept rationnel de la perfection, considérée comme effet possible, ou bien sur celui d’une perfection existant par elle-même (de la volonté de Dieu), considérée comme cause déterminante de notre volonté.

Des principes empiriques ne peuvent jamais fonder des lois morales. Car l’universalité avec laquelle ces lois s’imposent nécessairement à tous les êtres raisonnables sans distinction, et la nécessité pratique inconditionnelle, qui leur est par là même attribuée, disparaissent, dès qu’on en cherche le principe dans la constitution particulière de la nature humaine ou dans les circonstances accidentelles où elle est placée. Mais le principe du bonheur personnel est le plus mauvais. Outre qu’il est faux et que l’expérience contredit celle supposition, que le bonheur se règle toujours sur la bonne conduite ; outre qu’il ne contribue en rien à fonder la moralité, puisque tout autre chose est de rendre un homme heureux, ou de le rendre bon, de le rendre prudent et attentif à ses intérêts, ou de le rendre vertueux, ce principe soumet la moralité à des mobiles qui la dégradent et lui enlèvent toute sublimité, car il range dans la même classe les mobiles qui nous portent à la vertu et ceux qui nous portent au vice, et, nous apprenant seulement à mieux calculer, il efface toute différence spécifique entre ces deux sortes de mobiles. Quant au sentiment moral 1[57], (quelque faiblesse d’esprit que montrent en l’invoquant ceux qui, faute d’être capables de penser, croient pouvoir appeler le sentiment à leur aide, même lorsqu’il s’agit de lois universelles, et, quoique des sentiments, qui diffèrent infiniment les uns des autres par le degré de leur nature, ne puissent guère donner une mesure égale du bien et du mal, et que celui qui juge par son sentiment n’ait pas le droit d’imposer ses jugements aux autres), ce prétendu sens spécial se rapproche du moins davantage de la moralité et de la dignité qui lui est pro pre, en faisant à la vertu l’honneur de lui attribuer immédiatement la satisfaction et le respect que nous ressentons pour elle, et en ne lui disant pas en face, pour ainsi parler, que ce n’est pas sa beauté, mais notre avantage, qui nous attache à elle. Parmi les principes rationnels de la moralité, le concept ontologique de la perfection (si vide, si indéterminé, et partant si inutile qu’il soit, lorsqu’il s’agit de découvrir, dans le champ immense de la réalité possible, la plus grande somme de réalité convenable pour nous, et quoique, lorsqu’il s’agit de distinguer la réalité dont il est ici question de toute autre, il soit condamné à tourner dans un cercle, et ne puisse éviter de supposer tacitement la moralité, qu’il s’agit d’expliquer), ce concept, malgré ses défauts, est encore préférable au concept théologique, qui fait dériver la moralité d’une volonté divine absolument parfaite. Car nous n’avons pas l’intuition *[58] de cette perfection, et nous sommes réduits à la dériver de nos concepts, dont le principal est celui de la moralité ; ou, si nous ne voulons pas procéder ainsi (pour ne pas faire, comme il arriverait en effet, un cercle grossier dans notre explication), le seul concept de la volonté divine que nous pourrons donner pour fondement au système des mœurs sera celui d’une volonté possédée de l’amour de la gloire et de la domination, puissante et vindicative, partant redoutable, et rien ne serait plus contraire à la moralité.

Si maintenant il me fallait opter entre le concept du sens moral et celui de la perfection en général (lesquels, au moins, ne portent pas atteinte à la moralité, quoiqu’ils ne soient pas propres à lui servir de fondement), je donnerais la préférence au dernier, parce qu’il ne laisse pas à la sensibilité le soin de décider la question, mais que, la portant au tribunal de la raison pure, s’il ne décide rien ici et laisse l’idée (d’une volonté bonne en soi) indéterminée, il la conserve du moins intacte, jusqu’à ce qu’on la détermine avec plus de précision.

Du reste je crois pouvoir me dispenser d’une réfutation étendue de toutes les doctrines fondées sur ces concepts. Cette réfutation est si facile, et ceux-là même, qui sont forcés par état de se déclarer pour l’une de ces théories (car les auditeurs ne souffrent pas volontiers la suspension du jugement), s’en font sans doute une si juste idée, que ce serait peine perdue d’y insister. Mais ce qui nous intéresse ici davantage, c’est de savoir que tous ces principes ne donnent à la moralité d’autre fondement que l’hétéronomie de la volonté, et que c’est précisément pour cela qu’ils manquent leur but.

Toutes les fois que la volonté a besoin d’un objet qui lui prescrive la règle qui la détermine, cette règle n’est autre chose que l’hétéronomie ; l’impératif est alors conditionnel, à savoir : si ou parce que je veux cet objet, je dois agir de telle ou telle manière ; et, par conséquent, il ne peut jamais prescrire un ordre moral, c’est-à-dire catégorique. Or que l’objet détermine la volonté au moyen de l’inclination, comme dans le principe du bonheur personnel, ou au moyen de la raison appliquée en général à des objets possibles de notre vouloir, comme dans le principe de la perfection, dans l’un et l’autre cas, la volonté ne se détermine pas immédiatement elle-même par la représentation de l’action, mais elle est simplement déterminée par l’influence que l’effet supposé de l’action a sur elle. Quand je dis : je dois faire telle chose, parce que je veux telle autre chose, il faut encore admettre en moi une autre loi d’après laquelle je veux nécessairement cette autre chose, et cette loi à son tour a besoin d’un impératif auquel soit soumise cette maxime. En effet, comme l’influence, que la représentation d’un objet de notre activité peut exercer sur la volonté, dépend de la nature même du sujet, soit de la sensibilité (de l’inclination et du goût), soit de l’entendement et de la raison, qui, en vertu des dispositions particulières de leur nature, s’occupent d’un objet avec satisfaction, c’est proprement ici la nature qui donne la loi, et, puisque cette loi, comme loi de la nature, ne peut être connue et démontrée que par l’expérience, elle est contingente en soi, et par là impropre à constituer une règle pratique apodictique, telle que doit être la règle des mœurs. Elle n’est jamais autre chose qu’une hétéronomie de la volonté, c’est-à-dire que la volonté ne se la donne pas à elle-même, mais qu’elle la reçoit d’une impulsion étrangère, à laquelle la soumet la nature particulière du sujet.

La volonté absolument bonne, celle dont le principe doit être un impératif catégorique, sera donc in déterminée à l’égard de tous les objets, et ne contiendra que la forme du couloir en général, et c’est ici que parait l’autonomie, c’est-à-dire que l’aptitude de la maxime de toute bonne volonté à s’ériger elle-même en loi universelle est l’unique loi que s’impose à elle-même la volonté de tout être raisonnable, sans avoir besoin pour cela d’un mobile ou d’un intérêt quelconque.

Comment une proposition pratique de ce genre, c’est-à-dire une proposition synthétique a priori, est elle possible, et pourquoi est-elle nécessaire ; c’est une question dont la solution n’est pas du ressort de la métaphysique des mœurs. Aussi n’avons-nous pas affirmé ici la vérité de cette proposition, et nous sommes nous bien gardés de prétendre que nous en avions une preuve entre les mains. Nous nous sommes bornés à montrer, par l’analyse du concept universellement reçu de la moralité, qu’une autonomie de la volonté était inévitablement liée à ce concept, ou plutôt qu’elle en était le fondement. Par conséquent, celui qui tient la moralité pour quelque chose de réel, et ne la regarde pas comme une idée chimérique et sans vérité, doit aussi admettre le principe que nous lui assignons. Cette section est donc, comme la première, purement analytique. Quant à la question de savoir si la moralité est autre chose qu’une chimère, ce qu’il faut admettre dès le moment que l’impératif catégorique, et avec lui l’autonomie de la volonté, est vrai, et qu’il est absolument nécessaire comme principe a priori, elle suppose un usage synthétique possible de la raison pure pratique, que nous ne pouvons tenter ici sans préparer une cri tique de cette faculté, dont nous tracerons dans la dernière section les traits qui suffisent à notre but.


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TROISIÈME SECTION


PASSAGE


De la métaphysique des mœurs à la critique de la raison pure pratique


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Le concept de la liberté est la clef qui donne l’explication de l’autonomie de la volonté.


La volonté est ta causalité des êtres vivants, en tant qu’ils sont raisonnables, et la liberté serait la propriété qu’aurait cette causalité d’agir indépendamment de toute cause déterminante étrangère ; de même que la nécessité physique *[59] est la propriété qu’a la causalité de tous les êtres privés de raison d’être déterminée à l’action par l’influence de causes étrangères.

Cette définition de la liberté est négative, et par conséquent, elle ne nous en fait pas saisir l’essence, mais elle conduit aussi à un concept positif, et partant plus riche et plus fécond. Comme le concept d’une causalité implique celui de lois, d’après lesquelles quelque chose que nous nommons effet doit être produit par quelque chose que nous nommons cause, la liberté ne doit pas être exempte de toute loi, quoique ses lois ne soient pas celles de la nature ; au contraire elle doit être une causalité agissant d’après des lois immuables, mais d’une espèce particulière ; autrement une volonté libre serait une absurdité. La nécessité physique était une hétéronomie des causes efficientes ; car tout effet n’était possible que d’après cette loi, que quelque autre chose déterminât la cause efficiente à la causalité ; que peut donc être la liberté de la volonté, sinon une autonomie, c’est-à-dire une propriété qu’a la volonté d’être à elle-même une loi ? Mais cette proposition : la volonté est à elle-même sa propre loi dans toutes les actions, ne désigne autre chose que ce principe : n’agis jamais d’après d’autres maximes que d’après celles qui peuvent être érigées en lois universelles. Or c’est précisément la formule de l’impératif catégorique et le principe de la moralité. Donc une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose.

Si donc on suppose la liberté de la volonté, il suffit d’en analyser le concept pour en dériver la moralité avec son principe. Cependant ce principe est toujours une proposition synthétique, qu’on peut exprimer ainsi : une volonté absolument bonne est celle dont la maxime peut toujours s’ériger, sans se détruire, en loi universelle ; car je ne puis trouver par l’analyse du concept d’une volonté absolument bonne la qualité que j’attribue ici à sa maxime. Des propositions synthétiques, comme celle-ci, ne sont possibles qu’à la condition que deux connaissances soient liées entre elles par leur union avec une troisième où elles se rencontrent toutes les deux. Or le concept positif de la liberté fournit ce troisième terme, qui ne peut être ici, comme pour les causes physiques, la nature du monde sensible (dans le concept de laquelle se rencontrent le concept d’une chose considérée comme cause et celui d’une autre chose liée à la première comme effet). Mais quel est ce troisième terme auquel nous renvoie la liberté, et dont nous avons une idée a priori, nous ne pouvons le montrer encore, ni faire comprendre comment le concept de la liberté se déduit de la raison pure pratique, et en même temps aussi comment est possible un impératif catégorique : nous avons encore besoin pour cela de quelque préparation.


La liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tout être raisonnable.


Il ne suffit pas d’attribuer la liberté à notre volonté, par quelque raison que ce soit, si nous n’avons pas une raison suffisante de l’attribuer aussi à tous les êtres raisonnables. En effet, comme la moralité n’est une loi pour nous qu’autant que nous sommes des êtres raisonnables, elle doit aussi avoir la même valeur pour tous les êtres raisonnables ; et, comme elle doit être uniquement dérivée de la propriété de la liberté, il faut prouver aussi que la liberté est la propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables. Il ne suffirait pas de la déduire de quelques expériences, qu’on prétendrait avoir faites sur la nature humaine (ce qui d’ailleurs est absolument impossible, car la liberté ne peut être établie qu’a priori), mais il faut prouver qu’elle appartient en général à l’activité des êtres doués de raison et de volonté. Or je dis que tout être qui ne peut agir autrement que sous la condition de l’idée de la liberté est par là même, au point de vue pratique, réellement libre ; c’est-à-dire que toutes les lois, qui sont inséparablement liées à la liberté, ont pour cet être la même valeur, que si sa volonté avait été reconnue libre en elle même et au point de vue de la philosophie théorique *[60]. Et je soutiens en même temps que nous devons nécessairement admettre que tout être raisonnable, qui a une volonté, a l’idée de la liberté, et qu’il n’agit que sous cette idée. En effet nous concevons dans un être raisonnable une raison qui est pratique, c’est-à-dire qui est douée de causalité à l’égard de ses objets. Or il est impossible de concevoir une raison qui, ayant conscience d’être elle-même la cause de ses jugements, recevrait une direction du dehors, car alors le sujet n’attribuerait plus à sa raison, mais à un mobile, la détermination de ses jugements. Il faut donc qu’elle se considère comme étant elle-même, indépendamment de toute influence étrangère, l’auteur de ses principes ; et, par conséquent, comme raison pratique ou comme volonté d’un être raisonnable, elle doit se considérer elle-même comme libre, c’est-à-dire que la volonté d’un être raisonnable ne peut être une volonté propre que sous la condition de l’idée de la liberté, et que, par conséquent, la liberté doit être attribuée, au point de vue pratique, à tous les êtres raisonnables.


De l'intérêt qui s'attache ses idées de la moralité.


Nous avons ramené en dernière analyse le concept déterminé de la moralité à l’idée de la liberté. Mais nous n’avons pu démontrer cette liberté, comme quel que chose de réel, même en nous et dans la nature humaine ; nous avons vu seulement que nous devons la supposer, dès que nous voulons concevoir un être raisonnable et ayant conscience de sa causalité dans ses actions, c’est-à-dire doué de volonté ; et c’est ainsi que nous sommes conduits à attribuer à tout être doué de raison et de volonté cette propriété de ne se déterminer à agir qu’en se supposant libre.

De la supposition de ces idées dérive la conscience d’une loi, qui nous commande d’agir de telle sorte que les principes subjectifs de nos actions, ou nos maximes, puissent être érigés en principes objectifs, c’est-à-dire universels, et former ainsi une législation qui nous soit propre, et qui en même temps soit universelle. Mais pourquoi donc dois-je me soumettre à ce principe, en ma qualité d’être raisonnable en général, ou pourquoi tous les êtres doués de raison y sont-ils soumis ? J’accorde qu’aucun intérêt ne m’y pousse y car alors ce ne serait plus un impératif catégorique ; mais il faut bien pourtant que j’y prenne un intérêt, et que je sache comment cela arrive. En effet le devoir, exprimé par cet impératif, est proprement le vouloir de tout être raisonnable, dont la raison pratique ne rencontrerait point d’obstacle ; mais, quand il s’agit d’êtres affectés aussi, comme nous, par des mobiles d’une autre espèce, c’est-à-dire par la sensibilité, et ne faisant pas toujours ce que ferait la raison, si elle était seule, la nécessité de l’action devient un devoir, et la nécessité subjective est distincte de la nécessité objective.

Il semble donc que nous ne fassions proprement que supposer la loi morale, c’est-à-dire le principe de l’autonomie de la volonté, en supposant l’idée de la liberté, et que nous ne puissions démontrer en elle-même la réalité et la nécessité objective de cette loi ou de ce principe. Il est vrai que nous aurions toujours gagné quelque chose de considérable, en déterminant du moins avec plus de précision, qu’on ne l’avait fait jusque-là, le véritable principe de la moralité, mais quant à sa valeur, quant à la nécessité pratique de nous y soumettre, nous ne serions pas plus avancés de ce côté. Car nous ne saurions faire une réponse satisfaisante à celui qui nous demanderait pourquoi donc l’universalité d’une maxime érigée en loi doit être la condition restrictive de nos actions, sur quoi nous fondons la valeur que nous attribuons à cette manière d’agir, cette valeur si grande, qu’il ne peut y avoir d’intérêt plus élevé, et comment c’est par là seulement que l’homme croit sentir sa valeur personnelle, au prix de laquelle il compte pour rien celle d’un état agréable ou pénible.

Nous trouvons bien, à la vérité, que nous pouvons attacher un certain intérêt à une qualité personnelle, où l’intérêt de notre état n’entre pour rien, mais qui nous donnerait des titres au bonheur, si la raison était chargée de le dispenser ; c’est-à-dire que cette seule qualité d’être digne du bonheur peut nous intéresser par elle-même, indépendamment de l’espoir de participer à ce bonheur. Mais ce jugement n’est en réalité que l’effet de l’importance même que nous attribuons déjà aux lois morales (en nous détachant par l’idée de la liberté de tout intérêt empirique), et nous ne pouvons voir encore par là pourquoi nous devons nous dégager de tout intérêt de ce genre, c’est-à-dire nous supposer libres dans nos actions, et en même temps nous regarder comme soumis à certaines lois, pour trouver dans notre personne une valeur propre à compenser la perte de tout ce qui peut donner du prix à notre état, comment cela est possible, et, par conséquent, d’où vient que la loi morale oblige.

Il y a ici, il faut l’avouer franchement, une espèce de cercle, d’où il semble qu’il soit impossible de sortir. Nous nous supposons libres dans l’ordre des causes efficientes, afin de pouvoir nous regarder comme soumis dans l’ordre des fins à des lois morales, et ensuite nous nous considérons comme soumis à ces lois, parce que nous nous sommes attribué la liberté de la volonté. La liberté et la soumission de la volonté à sa propre législation sont, il est vrai, toutes deux de l'autonomie, et, par conséquent, ce sont deux concepts identiques, mais c’est précisément pour cela qu’on ne peut se servir de l’un pour expliquer l’autre ou en rendre raison. Tout ce que l'on peut faire en pareil cas, c’est de ramener, au point de vue logique, sous un concept unique, les représentations, diverses en apparence, d’un seul et même principe (comme on réduit diverses fractions de même valeur à leur plus simple expression).

Mais il nous reste encore une ressource : c’est de chercher si, en nous considérant, à l’aide de l’idée de la liberté, comme des causes efficientes a priori, nous ne nous plaçons pas à un autre point de vue, qu’en nous représentant nos propres actions comme des effets que nous avons devant les yeux.

Il est une remarque qui n’exige pas une profonde réflexion, mais que le plus simple bon sens peut faire à sa manière, c’est-à-dire par cette sorte de jugement confus qu’il nomme sentiment : c’est que toutes les représentations que nous recevons passivement *[61] (comme celles des sens) ne nous font connaître les objets que comme ils nous affectent, ce qui ne nous apprend pas du tout ce qu’ils peuvent être en soi, et que, par conséquent, par cette espèce de représentations, quelque attention que leur donne et quelque clarté qu’y ajoute l’entendement, nous ne pouvons arriver qu’à la connaissance des phénomènes, et jamais à celle des choses en soi. Dès qu’on fait cette distinction (et il suffit pour cela de remarquer la différence des représentations qui nous viennent du dehors, et où nous sommes passifs, et de celles que nous produisons de nous-mêmes, et où nous montrons notre activité), il s’ensuit nécessairement qu’on doit admettre derrière les phénomènes quelque autre chose encore, qui n’est pas phénomène, c’est-à dire les choses en soi, quoiqu’il faille bien avouer que nous ne pouvons les connaître que par la manière dont elles nous affectent, et non pas comme elles sont. De là la distinction que nous faisons, un peu grossièrement il est vrai, entre un monde sensible *[62] et un monde intelligible **[63], le premier qui varie suivant la différence de la sensibilité dans les divers spectateurs, le second qui, servant de fondement au premier, reste toujours le même. Cette distinction s’applique à l’homme même. D’après la connaissance qu’il a de lui-même par le sentiment intérieur, il ne peut se flatter de se connaître tel qu’il est en soi. Car, comme il ne se produit pas lui-même et que le concept qu’il a de lui même n’est pas a priori, mais qu’il le reçoit de l’expérience, ou du sens intime, il est clair qu’il ne connait sa nature que comme phénomène, c’est-à-dire par la manière dont sa conscience est affectée. Mais en même temps, au-dessus de cette collection de purs phénomènes qu’il trouve en son propre sujet, il doit nécessairement admettre quelque autre chose qui leur sert de fondement, c’est-à-dire son moi, quelle que puisse être sa nature intime, et, par conséquent, il doit se considérer, quant à la simple perception des phénomènes et à la réceptivité des sensations, comme tenant au monde sensible, et, quant à ce qui peut être en lui pure activité (c’est-à-dire quant à ce qui arrive à la conscience immédiatement, et non par l’intermédiaire des sens), comme faisant partie du monde intelligible, dont il ne sait rien de plus.

Tout homme qui réfléchit arrivera à cette conclusion sur toutes les choses qui peuvent se présenter à lui ; et probablement on la retrouverait aussi dans le vulgaire, dont l’esprit est, comme on sait, fort disposé à supposer derrière les objets des sens quelque chose d’invisible, d’existant en soi *[64], mais qui gâte cette excellente disposition en donnant une forme sensible **[65] à cet invisible, c’est-à-dire en voulant en faire un objet d’intuition, et ainsi ne se trouve pas plus avancé.

Or l’homme trouve réellement en lui-même une faculté par laquelle il se distingue de toutes les autres choses, même de lui-même, en tant qu’être affecté par des objets, et cette faculté est la raison. Comme spontanéité pure, la raison est encore supérieure à l’entendement, car, quoique celui-ci soit aussi une spontanéité, et qu’il ne contienne pas seulement, comme le sens, des représentations, qui ne naissent qu’autant qu’on est affecté par des objets (et, par conséquent, qu’on est passif), il ne peut pourtant produire par son activité d’autres concepts que ceux qui servent à ramener les représentations sensibles à des règles, et à les unir par là en une même conscience, et, sans ces données de la sensibilité auxquelles il s’applique, il ne penserait absolument rien ; tandis que la raison révêle dans ce que j’appelle les idées une spontanéité si pure, que par elle l’homme s’élève bien au delà de ce que la sensibilité peut lui fournir, et que sa principale fonction consiste à distinguer le monde sensible et le monde intelligible, et par là à tracer à l’entendement lui-même ses limites.

C’est pourquoi un être raisonnable doit se considérer lui-même, en tant qu’intelligence (et non pas du côté de ses facultés inférieures), comme appartenant au monde intelligible, et non au monde sensible. Il a donc deux points de vue d’où il peut se considérer lui même et reconnaître les lois de l’exercice de ses facul tés, et, par conséquent, de tous ses actes ; d’un côté, en tant qu’il appartient au monde sensible, il se voit soumis aux lois de la nature (hétéronomie) ; de l’autre, en tant qu’il appartient au monde intelligible, il se voit soumis à des lois indépendantes de la nature, ou qui ne sont pas empiriques, mais fondées uniquement sur la raison.

Comme être raisonnable, et partant appartenant au monde intelligible, l’homme ne peut concevoir la causalité de sa propre volonté que sous la condition de l’idée de la liberté ; car l’indépendance des causes déterminantes du monde sensible (indépendance que doit toujours s’attribuer la raison) est la liberté. Or à l’idée de la liberté est inséparablement lié le concept de l’autonomie, et à celui-ci le principe universel de la moralité, lequel, dans l’idée *[66], sert de fondement à toutes les actions des êtres raisonnables, comme la loi de la nature à tous les phénomènes.

Ainsi se trouve dissipé le soupçon de cercle vicieux que nous avions élevé nous-mêmes sur notre manière de conclure de la liberté à l’autonomie, et de celle-ci à la loi morale. On pouvait croire en effet que nous n’avions pris pour fondement l’idée de la liberté qu’en vue de la loi morale, pour conclure ensuite celle-ci de celle là, et que, par conséquent, de cette loi même nous ne pouvions donner aucune raison, mais que nous l’avions mise en avant comme un principe que les âmes bien pensantes nous accorderaient aisément, quoique nous ne pussions l’établir sur aucune preuve. Mais nous voyons maintenant que, en nous concevant libres, nous nous transportons dans le monde intelligible, où nous reconnaissons l’autonomie de la volonté, avec sa conséquence, la moralité, mais que, en nous concevant soumis au devoir *[67], nous nous considérons comme appartenant au monde sensible et en même temps au monde intelligible.


Comment un impératif catégorique est-il possible ?


L’être raisonnable se place comme intelligence dans le monde intelligible, et ce n’est que comme cause efficiente, appartenant à ce monde, qu’il nomme sa causalité une volonté. D’un autre côté, il a conscience de faire aussi partie du monde sensible ; c’est dans ce monde qu’ont lieu ses actions, comme purs

phénomènes de cette causalité, mais leur possibilité ne peut être expliquée par cette causalité, que nous ne connais sons pas, et nous sommes forcés de les considérer, en tant qu’elles appartiennent au monde sensible, comme déterminées par d’autres phénomènes, c’est-à-dire par des désirs et des inclinations. Si donc j’étais simplement membre du monde intelligible, toutes mes actions seraient parfaitement conformes au principe de l’autonomie de la volonté pure ; et, si je n’appartenais qu’au monde sensible, elles seraient entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, et, par conséquent, à l’hétéronomie de la nature. (Dans le premier cas, elles reposeraient sur le principe suprême de la moralité ; dans le second, sur celui du bonheur.) Mais, comme le monde intelligible contient le fondement du monde sensible, et partant aussi de ses lois, qu’ainsi il fournit immédiatement à ma volonté (qui appartient au monde intelligible) sa législation, et que c’est de cette manière qu’on le doit concevoir comme tel, si, d’un autre côté, je dois me considérer comme un être appartenant au monde sensible, je n’en dois pas moins, comme intelligence, me reconnaître soumis à la loi du monde intelligible, c’est à-dire à la raison, qui renferme cette loi dans l’idée de la liberté, et, par conséquent, à l’autonomie de la volonté, et c’est pourquoi les lois du monde intelligible doivent être considérées par moi comme des impératifs, et les actions conformes à ce principe comme des devoirs.

Et c’est ainsi que les impératifs catégoriques sont possibles. L’idée de la liberté me fait membre d’un monde intelligible ; si je n’appartenais qu’à ce monde, toutes mes actions seraient toujours conformes à l’autonomie de la volonté ; mais, comme je me vois en même temps membre du monde sensible, je dis seulement qu’elles doivent être conformes à ce principe. Ce devoir *[68] catégorique suppose une proposition synthétique a priori, où à l’idée de ma volonté, affectée par des désirs sensibles, s’ajoute celle de cette même volonté, appartenant au monde intelligible, pure et pratique par elle-même, et contenant la condition suprême imposée à la première par la raison. A peu près comme aux intuitions du monde sensible s’ajoutent les concepts de l’entendement, qui ne signifient rien par eux-mêmes qu’une forme de lois **[69] en général, mais par là rendent possibles des propositions synthétiques a priori, sur lesquelles repose toute la connaissance de la nature.

L’usage pratique que le commun des hommes fait de la raison confirme l’exactitude de cette déduction. Il n’y a personne, pas même le scélérat le plus consommé, pour peu qu’il soit habitué à faire usage de sa raison, qui, lorsqu’on lui propose des exemples de loyauté dans les desseins, de persévérance dans la pratique des bonnes maximes, de sympathie et de bienveillance universelle (en y joignant même le spectacle des grands sacrifices que coûtent ces vertus), ne souhaite aussi par lui-même ces qualités. Ses inclinations et ses penchante l’empêchent de suivre ces exemples, mais il n’en souhaite pas moins d’être libre d’un joug qui lui pèse à lui-même. Il prouve donc par là qu’il se transporte en idée, par une volonté libre des attaches de la sensibilité, dans un ordre de choses bien différent de celui de ses désirs ou du champ de la sensibilité, car, en formant un tel souhait, il ne peut songer à la satisfaction de quelqu’un de ses désirs, ou de quelqu’une de ses inclinations réelles ou imaginaires (puisqu’il ôterait par là toute sa supériorité à l’idée qui lui arrache ce souhait), mais seulement à la valeur intérieure qu’il ajouterait à sa personne. Il croit être cette meilleure personne, lorsqu’il se place au point de vue d’un membre de ce monde intelligible, auquel il se voit involontairement soumis par l’idée de la liberté, c’est-à dire de l’indépendance de toutes les causes déterminantes du monde sensible, et dans lequel il a conscience d’une bonne volonté, qui, de son propre aveu, est, pour la mauvaise volonté qu’il manifeste, en tant que membre du monde sensible, une loi dont il reconnaît l’autorité, tout en la violant. Ainsi, comme membre d’un monde intelligible, il veut nécessairement ce qu’il doit moralement, et il ne distingue le devoir du vouloir, qu’autant qu’il se considère comme faisant partie du monde sensible.


Des dernières limites de toute philosophie pratique.


Tous les hommes s’attribuent une volonté libre. De là viennent tous ces jugements par lesquels nous déclarons que telles actions auraient dû être faites, quoi qu’elles ne l’aient pas été. Pourtant cette liberté n’est pas un concept d’expérience, et ne peut pas l’être, puisque ce concept persiste toujours, alors même que l’expérience nous montre le contraire de ce que nous nous représentons comme nécessaire sous la supposition de la liberté. D’un autre côté, il est également nécessaire que tout ce qui arrive soit invariablement déterminé d’après des lois de la nature, et cette nécessité physique n’est pas non plus un concept d’expérience, précisément à cause de son caractère de nécessité : elle suppose donc une connaissance a priori. Mais ce concept d’une nature est confirmé par l’expérience, et il est même indispensable de le supposer pour pouvoir rendre possible l’expérience, c’est-à-dire une connaissance des objets des sens qui forme un tout fondé sur des lois universelles. La liberté n’est donc qu’une idée de la raison, dont la réalité objective est douteuse en soi, tandis que la nature est un concept de l’entendement, qui prouve et doit nécessairement prouver sa réalité par des exemples empiriques.

Mais, quoiqu’il y ait là une source de dialectique pour la raison, puisque la liberté qu’elle attribue à la volonté semble en contradiction avec la nécessité physique, et, quoique placée entre ces deux chemins, la raison trouve, au point de vue spéculatif, celui de la nécessité physique mieux battu et plus praticable que celui de la liberté, pourtant, au point de vue pratique, le sentier de la liberté est le seul où il soit possible de faire usage de sa raison en matière d’actions à faire ou à éviter ; et c’est pourquoi il est aussi impossible à la philosophie la plus subtile qu’à la raison la plus vulgaire d’ébranler la liberté par des sophismes. Il faut donc bien supposer qu’il n’y a pas de contradiction réelle entre la liberté et la nécessité physique des mêmes actions humaines, car la raison ne peut pas plus renoncer au concept de la nature qu’à celui de la liberté.

Cependant, ne dût-on jamais comprendre comment la liberté est possible, il faut du moins dissiper d’une manière convaincante cette apparente contradiction. Car si l’idée de la liberté était contradictoire à elle même ou à celle de la nature, qui est également nécessaire, il faudrait la sacrifier entièrement à la nécessité physique.

Or il serait impossible d’échapper à cette contradiction, si le sujet, qui se croit libre, se concevait lui-même, lorsqu’il se proclame libre, dans le même sens ou sous le même rapport, que quand il se reconnaît, à l’égard de la même action, soumis à la loi de la nature. C’est donc un devoir rigoureux pour la philosophie spéculative de dissiper du moins l’illusion qui nous fait voir ici une contradiction, en montrant que, quand nous appelons l’homme libre, nous le concevons dans un autre sens et sous un autre rapport que quand nous le regardons comme soumis, en tant que membre de la nature, aux lois de cette nature même, et que non-seulement ces deux choses peuvent fort bien aller ensemble, mais qu’elles doivent même être conçues comme nécessairement unies dans le même sujet, puisqu’autrement on ne verrait pas pourquoi nous chargerions la raison d’une idée qui, sans être absolument inconciliable avec une autre idée suffisamment établie, nous jette pourtant en des difficultés qui embarrassent très fort la raison théorique. Mais ce devoir est seulement celui de la philosophie spéculative, qui doit ouvrir par là un libre chemin à la philosophie pratique. Il n’est donc pas indifférent pour le philosophe de lever ou de négliger cette apparente contradiction ; car, dans ce dernier cas, la théorie laisse ici un bonum vacans, dont le fataliste a le droit de s’emparer, et d’où il peut chasser toute morale, comme d’une propriété qu’elle possède sans titre.

Cependant on ne peut pas dire encore que nous soyons arrivés ici aux limites de la philosophie pratique. En effet celle-ci ne doit pas figurer dans ce débat ; elle demande seulement à la raison spéculative de mettre fin à ce différend, où elle se voit elle-même embarrassée par des questions théoriques, afin de n’avoir plus rien à redouter des attaques extérieures, qui pourraient lui disputer le terrain sur lequel elle veut s’établir.

Mais le droit que s’attribue légitimement tout homme, même le plus vulgaire, de prétendre à la liberté de la volonté, se fonde sur la conscience et sur la supposition non contestée de l’indépendance de la raison par rapport aux causes purement subjectives de détermination, qui ensemble constituent ce qui appartient à la pure sensation, ou ce qu’on désigne sous le nom général de sensibilité. L’homme, qui se considère ainsi comme une intelligence douée de volonté, et, par conséquent, de causalité, se place par là dans un tout autre ordre de choses, et se met en rapport avec des principes de détermination d’une tout autre espèce, que quand il se perçoit comme phénomène dans le monde sensible (ce qu’il est aussi en effet], et qu’il soumet sa causalité, quant à la détermination extérieure, aux lois de la nature. Or il remarque aussitôt que l’un et l’autre peuvent et doivent même aller ensemble. En effet, qu’une chose soit soumise à certaines lois, en tant que phénomène *[70] (en tant qu’appartenant au monde sensible), et qu’elle soit indépendante de ces mêmes lois, en tant que chose ou être en soi, il n’y a pas là la moindre contradiction ; et que l’homme doive se représenter et se concevoir de cette double manière, c’est ce qui se fonde, d’un côté, sur la conscience qu’il a de lui-même comme d’un objet affecté par des sens, et, de l’autre, sur la conscience qu’il a aussi de lui-même comme d’une intelligence, c’est-à-dire comme d’un être indépendant, dans l’emploi de sa raison, des impressions sensibles (et, par conséquent, appartenant au monde intelligible).

De là vient que l’homme s’attribue une volonté, qui ne souffre pas qu’on lui impute rien de ce qui vient des désirs ou des inclinations, et qui au contraire conçoit comme possibles, et même comme nécessaires, certaines actions, qui exigent le sacrifice de tous les désirs et de tous les attraits sensibles. La causalité de cette volonté réside en lui-même, considéré comme intelligence, et dans ces lois des effets et des actes qui ne sont autre chose que les principes d’un monde intelligible, dont il ne sait rien de plus sinon que la raison, la raison pure, la raison indépendante de la sensibilité, y donne la loi. C’est par là seulement qu’il est véritablement lui même (tandis qu’au contraire, comme homme, il n’est que le phénomène de lui-même *[71]). Ces lois s’imposent à lui immédiatement et catégoriquement, de telle sorte que tout ce à quoi le poussent les inclinations et les penchante (par conséquent toute la nature du monde sensible) ne peut porter atteinte aux lois de sa volonté, considérée comme intelligence. Bien plus, il n’assume même pas la responsabilité de ces inclinations et de ces penchante, et il ne les attribue pas à son véritable moi, c’est-à-dire à sa volonté ; il ne s’accuse que de la complaisance qu’il montre à leur endroit lorsqu’il leur laisse prendre de l’influence sur ses maximes, au préjudice des lois rationnelles de la volonté.

En se concevant ainsi dans un monde intelligible, la raison pratique ne sort pas de ses limites, comme si elle voulait s’y apercevoir, s’y sentir **[72]. Cette conception est purement négative par rapport au monde sensible, qui, dans la détermination de la volonté, ne donne point de lois à la raison ; et elle n’est positive qu’en ce seul point, que cette liberté, comme détermination négative, doit être liée en même temps à une faculté (positive) et même à une causalité de la raison que nous nommons une volonté, c’est-à-dire à la faculté d’agir de telle sorte que le principe des actions soit conforme à l’essence même d’une cause raisonnable, ou à la condition de la validité universelle de la maxime comme loi. Que si la raison cherchait en outre à tirer du monde intelligible un objet de la volonté, c’est-à-dire un mobile, elle sortirait de ses limites, et se flatterait de connaître quelque chose, dont elle ne sait rien. Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit forcée de prendre en dehors des phénomènes, pour se concevoir elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si la sensibilité exerçait sur l’homme une influence déterminante, mais ce qui est nécessaire si on ne lui refuse pas la conscience de lui-même en tant qu’intelligence, par conséquent, en tant que cause raisonnable et déterminée par la raison, c’est-à-dire en tant que cause agissant librement. Sans doute ce concept nous apporte l’idée d’un ordre de choses et d’une législation bien distincts de l’ordre et de la législation du mécanisme physique, qui est le caractère du monde sensible, et il nous présente comme nécessaire l’idée d’un monde intelligible (c’est-à-dire d’un ensemble d’êtres raison nables, en tant qu’êtres en soi), mais il ne nous permet pas d’en concevoir autre chose que la condition formelle, c’est-à-dire l’universalité des maximes de la volonté comme lois, par conséquent, l’autonomie de cette faculté, qui seule peut s’accorder avec sa liberté, tandis qu’au contraire toutes les lois qui sont déterminées par un objet donnent de l’hétéromie, laquelle ne peut se rencontrer que dans les lois de la nature et ne regarde que le monde sensible.

Mais où la raison transgresserait toutes ses limites, ce serait si elle entreprenait de s’expliquer comment la raison pure peut être pratique, question qui reviendrait à celle de savoir comment la liberté est possible.

En effet nous ne pouvons expliquer que ce que nous pouvons ramener à des lois dont l’objet peut être donné dans quelque expérience possible. Or la liberté est une pure idée, dont la réalité objective ne peut en aucune manière être prouvée d’après des lois de la nature, ni, par conséquent, nous être donnée dans aucune expérience possible, et qui, échappant à toute analogie et à tout exemple, ne peut par cela même ni être comprise *[73], ni même être saisie **[74]. Elle n’a d’autre valeur que celle d’une supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir conscience d’une volonté, c’est-à-dire, d’une faculté bien différente de la simple faculté de désirer (la faculté de se déterminer à agir comme intelligence, et, par conséquent, suivant les lois de la raison et indépendamment des instincts naturels). Or là où les lois de la nature cessent d’expliquer les déterminations, là cesse toute explication, et tout ce qu’on peut faire, c’est de se tenir sur la défensive, c’est-à-dire d’écarter les objections de ceux qui, prétendant avoir pénétré plus profondément dans la nature des choses, tiennent hardiment la liberté pour impossible. On peut en effet du moins leur montrer d’où vient la contradiction qu’ils prétendent découvrir ici : en appliquant la loi de la nature aux actions humaines, ils considèrent nécessairement l’homme comme phénomène ; et puis, lorsqu’on leur demande de le considérer, en tant qu’intelligence, comme être en soi, ils continuent de le considérer comme un phénomène ; or, pour qui ne sort pas de ce point de vue, il y a sans doute contradiction à soustraire dans un seul et même sujet la causalité de l’homme (c’est-à-dire sa volonté) à toutes les lois naturelles du monde sensible, mais cette contradiction disparaîtrait pour eux, s’ils voulaient bien remarquer et reconnaître, comme il est juste, que derrière les phénomènes il doit y avoir, comme fondement même de ces phénomènes, les choses en soi (bien qu’elles nous soient inconnues), et qu’on ne peut exiger que les lois qui les gouvernent soient identiques à celles auxquelles sont soumis leurs phénomènes.

L’impossibilité subjective d’expliquer la liberté de la volonté est la même que celle de découvrir et de comprendre comment l’homme peut prendre un intérêt *[75] à des lois morales. Et pourtant nous y prenons bien certainement un intérêt, dont nous trouvons le fondement en nous-mêmes dans ce que nous appelons le sentiment moral, sentiment que quelques philosophes ont faussement présenté comme la mesure de nos jugements moraux, car on doit plutôt le considérer comme l’effet subjectif que la loi produit sur la volonté, et dont la raison seule fournit les principes objectifs.

Pour qu’un être raisonnable, mais sensible, puisse vouloir ce que la raison seule lui prescrit comme un devoir, il faut sans doute qu’elle ait le pouvoir de lui inspirer *[76] un sentiment de plaisir ou de satisfaction lié à l’accomplissement du devoir, et, par conséquent, il faut qu’elle ait une causalité qui consiste à dé terminer la sensibilité conformément à ses principes. Mais il est absolument impossible d’apercevoir, c’est à-dire de comprendre a priori comment une pure idée, qui ne contient elle-même rien de sensible, produit un sentiment de plaisir ou de peine ; car c’est là une espèce particulière de causalité dont nous ne pouvons, comme cela est vrai aussi de toute autre, rien déterminer a priori. Reste l’expérience, mais l’expérience ne peut nous montra* un rapport de cause à effet qu’entre deux objets d’expérience, et ici la raison pure doit être, par de pures idées (qui ne donnent aucun objet d’expérience), cause d’un effet, qui tombe assurément dans l’expérience ; d’où il suit qu’il nous est absolument im possible, à nous autres hommes, d’expliquer pourquoi et comment l’universalité d’une maxime comme loi, par conséquent la moralité, nous intéresse. Il est certain seulement qu’elle n’a pas de valeur pour nous parce qu’elle nous intéresse (car ce se’rait là de l’hétéronomie, c’est-à-dire que la raison pratique dépendrait de la sensibilité, ou qu’elle s’appuierait sur un certain sentiment, et ne serait pas elle-même la source des lois morales), mais qu’elle nous intéresse, parce qu’elle a de la valeur pour nous, en tant qu’elle dérive de notre volonté comme intelligence, et, par conséquent, notre véritable moi, et que la raison subordonne nécessairement à. la nature des choses en soi ce qui appartient au monde des phénomènes.

Quand donc on demande comment un impératif catégorique est possible, tout ce que nous pouvons répondre, c’est que nous pouvons indiquer la seule supposition qui le rend possible, c’est-à-dire l’idée de la liberté, et en même temps apercevoir la nécessité de cette supposition ; et cela suffit pour l’usage pratique de la raison, c’est-à-dire pour nous con vaincre de la pâleur de cet impératif, et, par conséquent, de la loi morale ; mais quant à savoir comment cette supposition elle-même est possible, c’est ce qui est au-dessus de toute raison humaine. Une fois supposée la liberté de la volonté d’une intelligence, l’autonomie de cette volonté, comme condition formelle et unique de ses déterminations, est une conséquence nécessaire £t il n’est pas seulement possible (comme peut le montrer la philosophie spéculative) de supposer cette liberté de la volonté (sans se mettre en contradiction avec le principe de la nécessité physique dans la liaison des phénomènes du monde, sensible) ; mais il est nécessaire aussi, sans autre condition, pour un être raisonnable qui a conscience d’une causalité déterminée par la raison, par conséquent, d’une volonté (distincte des désirs), de la supposer au point de vue pratique, c’est-à-dire en idée, comme la condition de tous ses actes volontaires. Mais comment la raison pure peut-elle être pratique par elle-même, sans le secours d’aucun mobile étranger, c’est-à-dire, comment ce simple principe de la validité universelle de toutes ses maximes comme lois (lequel serait la forme d’une raison pure pratique) peut-il, sans aucune matière (aucun objet) de la volonté, à quoi on puisse déjà prendre quelque intérêt, fournir par lui-même un mobile, et produire un intérêt purement moral, ou, en d’autres termes, comment la raison pure peut-elle être pratique, c’est ce qu’aucune raison humaine n’est capable d’expliquer, et ce serait peine perdue que de chercher cette explication.

C’est comme si je cherchais à expliquer comment la liberté même est possible comme causalité d’une volonté. Car ici j’abandonne l’explication philosophique, et je n’en ai point d’autre. Je pourrais, il est vrai, me lancer à l’aventure dans le monde intelligible, qui me reste encore, mais, quoique j’en aie une idée, qui n’est pas sans fondement, je n’en ai pourtant pas la moindre connaissance, et, quelque effort que fasse ma raison, avec toute sa puissance naturelle’, je ne puis espérer d’en obtenir aucune. Il ne signifie pour moi que quelque chose qui reste, lorsque j’ai retranché, du nombre des principes qui peuvent déterminer ma volonté, ce qui appartient au monde sensible, et qui sert à restreindre le principe des mobiles sortant du champ de la sensibilité, en limitant ce champ et en montrant qu’il n’est pas tout, et qu’il y a encore quelque chose au delà ; mais ce quelque chose, je ne le connais pas autrement. De la raison pure, qui conçoit cet idéal, il ne me reste, après avoir fait abstraction de toute matière, c’est-à-dire de la connaissance des objets, autre chose que la forme, c’est-à-dire la loi pratique de la validité universelle des maximes, et c’est ainsi que je conçois la raison comme cause efficiente possible dans un monde purement intelligible, c’est-à-dire comme cause déterminant la volonté conformément à cette loi ; or ici le mobile doit manquer entièrement, à moins que cette idée d’un monde intelligible ne soit elle-même le mobile, ou ce à quoi la raison prend originairement un intérêt ; mais l’explication de cela est précisément le problème que nous ne pouvons résoudre.

Nous touchons ici à la dernière limite de toute recherche morale. Il était de la plus haute importance de la fixer, afin d’empêcher la raison, d’une part, de chercher dans le monde sensible, au préjudice de la moralité, le principe suprême de la volonté et un intérêt saisissable mais empirique, et, d’autre part, d’agiter inutilement ses ailes, sans pouvoir changer de place, dans cet espace, vide pour elle, de concepts transcendantaux, qu’on appelle le monde intelligible, et de se perdre au milieu des chimères. D’ailleurs l’idée d’un monde intelligible pur, considéré comme un ensemble de toutes les intelligences, auquel nous appartenons nous- mêmes, en tant qu’êtres raisonnables (quoique nous soyons aussi par un autre côté membres du monde sensible), reste toujours une idée utile et légitime pour la croyance morale, quoique tout savoir cesse au seuil même du monde où elle nous introduit, car, par cet idéal magnifique d’un règne universel des fins en soi (des êtres raisonnables), dont nous pouvons nous considérer comme membres, en ayant soin de nous conduire d’après les maximes de la liberté, comme si elles étaient des lois de la nature, elle excite en nous un intérêt vivant pour la loi morale.

RENARQUE FINALE.


L’usage spéculatif de la raison, ou la raison considérée dans son rapport avec la nature, conduit à la nécessité absolue de quelque cause suprême du monde ; l’usage pratique de la raison, ou la raison considérée dans son rapport avec la liberté, conduit aussi à une nécessité absolue, mais seulement à celle des lois des actions d’un être raisonnable, comme tel. Or c’est un principe essentiel de tout usage de notre raison de pousser sa connaissance jusqu’à la conscience de sa nécessité (autrement ce ne serait pas une connaissance de la raison). Mais la raison est soumise aussi à une restriction qui n’est pas moins essentielle : c’est qu’elle ne peut apercevoir la nécessité ni de ce qui est ou arrive, ni de ce qui doit être, sans s’appuyer sur une condition, sous laquelle cela est, arrive ou doit être. Mais en remontant toujours de condition en condition, elle ne peut jamais être satisfaite. C’est pourquoi elle cherche sans relâche le nécessaire inconditionnel, et elle se voit forcée de l’admettre, sans aucun moyen de se la rendre compréhensible), trop heureuse si elle peut seulement découvrir le concept qui s’accorde avec cette supposition. On ne peut donc reprocher à notre déduction du principe suprême de la moralité de ne pouvoir faire comprendre la nécessité absolue d’un principe pratique inconditionnel (tel que doit être l’impératif catégorique), mais c’est à la raison humaine, en général, qu’il faudrait s’en prendre. Comment un effet la blâme de ne vouloir pas expliquer la nécessité de ce principe au moyen d’une condition, c’est-à-dire de quelque intérêt, puisqu’elle ôterait par là à ce principe son caractère de loi morale, c’est-à-dire de loi suprême de la liberté. Et ainsi, si nous ne comprenons pas la nécessité pratique inconditionnelle de l’impératif moral, nous comprenons du moins son incompréhensibilité *[77] et c’est tout en qu’on peut exiger raisonnablement d’une philosophie qui cherche à pousser les principes jusqu’aux limites de la raison humaine.




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Notes de Kant[modifier]

  1. * Les expressions philosophie naturelle et philosophie morale, dont je me sers ici comme d’équivalents pour rendre Naturlehre et Sittenlehre littéralement doctrine de la nature et doctrine des mœurs, sont employées un peu plus bas par Kant lui-même, comme synonymes de ces dernières.
    J. B.
  2. * Misologie.
  3. * La première proposition est celle qui vient d’être développée, à savoir qu’une action, pour avoir une valeur morale ne doit pas être seulement conforme au devoir, mais avoir été faite par devoir et non par inclination ou par intérêt.
    J. B.
  4. 1 On appelle maxime le principe subjectif du vouloir ; le principe objectif (c’est-à-dire celui qui servirait aussi subjectivement de principe pratique à tous les êtres raisonnables, si la raison avait toujours une pleine puissance sur la faculté de désirer) est la loi pratique.
  5. 1 On m’objectera peut être qu’en employant le mot respect je me retranche derrière un sentiment vague, au lieu de résoudre clairement la question par un concept de la raison. Mais, quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point un de ces sentiments que nous recevons par l’influence : il est spontanément produit * (* selbstgewirkten Gefühl) par un concept rationnel, et il se distingue aussi spécifiquement de tous les sentiments de la première espèce, qui se rapportent à l’inclination ou à la crainte. Ce que je considère immédiatement comme une loi pour moi, je le considère avec respect, et ce sentiment ne signifie autre chose sinon que ma volonté a conscience d’être soumise à cette loi, indépendamment de toute autre influence sur ma sensibilité. La détermination de la volonté, immédiatement produite par la loi, et la conscience de cette détermination immédiate, c’est ce que j’appelle le respect, en sorte que le respect doit être considéré comme l’effet de la loi sur le sujet, et non comme la cause de cette loi. Le respect, à proprement parler, naît de l’idée d’une chose dont la valeur porte préjudice à l’amour de soi. Cette chose ne peut donc être ni un objet d’inclination ni un objet de crainte, quoique le sentiment qu’elle inspire ait quoique analogie avec ces deux sentiments. L’objet du respect n’est donc autre que la loi. Je parle d’une loi que nous nous imposons à nous-mêmes et que nous reconnaissons pourtant comme nécessaire en soi. En tant que nous la reconnaissons comme une loi nous devons nous y soumettre sans consulter l’amour de soi ; en tant que nous nous l’imposons à nous-mêmes, elle est un effet de notre volonté. Sous le premier rapport, le sentiment qu’elle excite en nous a quelque analogie avec la crainte ; sous le second avec l’inclination. Le respect que nous avons pour une personne n’est proprement que le respect pour la loi (de la probité, etc.), dont cette personne nous donne un exemple. Et, comme nous regardons comme un devoir d’étendre nos talents, nous croyons voir dans une personne qui a des talents l’exemple d’une loi, qui nous fait un devoir de travailler à ressembler à cette personne, et de là le respect que nous avons pour elle. Ce qu’on appelle intérêt moral consiste uniquement dans le respect pour la loi.
  6. * unnachlaßlich
  7. * Tunlichkeit. le mot possibilité, dont je me sers ici, ne rend qu’imparfaitement le mot allemand. Mais le substantif correspondant (réalisabilité) manque en français.
    J. B.
  8. Evangile selon saint Marc, chap. x, vers. 18.
  9. ** anschaulich
  10. 1 On peut, si l’on veut (comme on distingue les mathématiques pures des mathématiques appliquées, la logique pure de la logique appliquée, distinguer la philosophie pure (la métaphysique des mœurs) de la phiolosophie appliquée (c’est-à-dire applicable à la nature humaine). Cette distinction a l’avantage de rappeler que les principes morauxne doivent pas être fondés sur les qualités de la nature humaine, mais exister par eux-mêmes a priori, et que c’est en de tels principes qu’il faut chercher des règles pratiques, qui s’appliquent à toute nature raisonnable, et aussi, par conséquent, à la nature humaine.
  11. 1 J’ai une lettre de feu l’excellent Sulzer, où il me demande pourquoi les traités de morale, quelque propres qu’ils paraissent à convaincre la raison, ont pourtant si peu d’influence. Je différai ma réponse, afin de n’y rien laisser à désirer. Mais il n’y a pass d’autre cause de ce fait, sinon que les moralistes eux-mêmes n’ont jamais entrepris de ramener leurs concepts à leur expression la plus pure, et qu’en cherchant de tous côtés, avec la meilleure intention du monde, des motifs au bien moral, ils gâtent le remède qu’ils veulent rendre efficace. En effet l’observation la plus vulgaire prouve que, si on nous présente un acte de probité, pur de toute vue intéressée sur ce monde ou sur un autre, et où il a fallu même lutter contre les rigueurs de la misère ou contre les séductions de la fortune, et d’un autre côté, une action semblable à la première, mais à laquelle ont concouru, si légèrement que ce soit, des mobiles étrangers, la première laisse bien loin derrière elle et obscurcit la seconde : elle élève l’âme et lui inspire le désir d’en faire autant. Les enfants même, qui atteignent l’âge de raison, éprouvent ce sentiment, et l’on ne devrait jamais leur présenter leurs devoirs d’une autre manière.
  12. 1 Nöthigung.
  13. 2 für einen Willen nöthigen.
  14. 3 Gebot.
  15. 4 Sollen.
  16. ̃5 praktisch gut
  17. 1 On appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer par rapport à des sensations, et ainsi l’inclination annonce toujours un besoin. On appelle intérêt la dépendance d’une volonté, dont les déterminations sont contingentes, par rapport à des principes de la raison. Cet intérêt ne se rencontre donc que dans une volonté dépendante, qui n’est pas toujours d’elle-même conforme à la raison ; on ne peut le concevoir dans la volonté divine. Mais aussi la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose, sans agir pour cela par intérêt. Dans le premier cas, il s’agit d’un intérêt pratique qui s’attache à l’action dans le second, d’un intérêt pathologique qui s’attache à l’objet de l’action. Le premier exprime simplement la dépendance de la volonté par rapport à des principes de la raison considérée en elle-même ; le second, la dépendance de la volonté par rapport à des principes de la raison considérée comme Instrument au service de l’inclination, c’est-à-dire, en tant qu’elle nous indique la règle pratique au moyen de laquelle nous pouvons satisfaire le besoin de notre inclination. Dans le premier cas, c’est l’action même qui nous intéresse dans le second, ce n’est que l’objet de l’action (en tant qu’il nous est agréable). On a vu dans la première section que, dans une action, faite par devoir, il ne devait pas être question de l’intérêt qui s’attache à l’objet, mais seulement de celui qui s’attache à l’action même et à son principe rationnel à lui
  18. * Geschlichkeit
  19. Le mot prudence a un double sens : tantôt il désigne l’expérience du monde * (* Weltlagkeit), tantôt la prudence particulière ** (** Privatlagkeit). La première est cette habileté qui fait qu’un homme exerce de l’influence sur les autres et se sert d’eux comme de moyens pour ses propres fins. La seconde est le dessein de concilier toutes ces fins pour en tirer l’avantage personnel le plus durable. Cette dernière même est la mesure à laquelle se ramène la valeur ̃le la première, et celui-là serait prudent dans le premier sens, et ne le serait pas dans le second dont on pourrait dire qu’il est défiant et rusé, mais en somme imprudent.
  20. 1 Il me semble que le sens propre du mot pragmatique peut être fort exactement déterminé. En effet on donne l’épithète de pragmatiques aux sanctions qui ne dérivent pas proprement du droit des États, comme lois nécessaires, mais des précautions destinées à assurer la prospérité générale. Une histoire a un caractère pragmatique, quand elle enseigne la prudence, c’est-à-dire, quand elle apprend aux nouvelles générations à soigner leurs intérêts mieux, ou du moins aussi bien, que les générations passées.
  21. 1 A la volonté, considérée indépendamment de toute condition sensible préalable ou de toute inclination je joins le fait a priori par conséquent nécessairement (mais objectivement, c’est-à-dire, en supposant l’idée d’une raison qui dominerait entièrement toutes les causes subjectives de détermination). C’est donc là une proposition pratique, qui ne dérive pas analytiquement l’acte consistant à vouloir une action d’un autre vouloir déjà supposé (car nous n’avons pas une volonté si parfaite), mais qui le lie immédiatement au concept de la volonté d’un être raisonnable, comme quelque chose qui n’y est pas contenu.
  22. 2 La maxime est le principe subjectif de l’action et elle doit être distinguée du principe objectif, c’est-à-dire de la loi pratique. La maxime contient la règle pratique qui détermine la raison conformément aux conditions du sujet (par conséquent, en beaucoup de cas, conformément à son ignorance ou à ses penchants), et ainsi elle est le principe d’après lequel le sujet agit : tandis que la loi est le principe objectif, valable pour tout être raisonnable, le principe d’après lequel chacun d’eux doit agir, c’est-à-dire un impératif.
  23. 1 Je dois faire remarquer que je me réserve de traiter plus tard de la division des devoirs dans une métaphysique des mœurs, et que je ne suis ici la division ordinaire que parce qu’elle m’est commode (pour coordonner mes exemples). D’ailleurs j’entends ici par devoirs parfaits, ceux qui ne souffrent aucune exception en faveur de l’inclination, et je n’en admet pas seulement d'extérieurs mais aussi d’intérieurs ce qui est contraire à l’acception reçue dans l'école mais je n’ai pas besoin ici de justifier cette opinion, car, qu’on l’admette ou qu’on la rejette, cela ne fait rien pour le but que je me propose.
  24. 1 unnachhterlich.
  25. 2 verdienstlich.
  26. * angewiesen.
  27. ** als Selbslhalkrin ihrer Geselze.
  28. * Envisager la vertu dans sa véritable forme, ce n’est pas autre chose que contempler la moralité dégagée de tout mélange de choses sensibles, et dépouillée du faux ornement que peut lui prêter l’espoir de la récompense ou l’amour de soi. Combien alors elle obscurcit tout ce qui paraît attrayant à nos penchants ! C’est ce que sentira aisément quiconque n’a pas une raison incapable de toute abstraction.
  29. * Le mot physique, dont je me sers pour traduire l’expression allemande Naturlehre, doit être entendu dans son sens étymologique, c’est à-dire dans son sens le plus large. J. B.
  30. 1 But ou fin. Ces deux mots peuvent traduire également le mot allemand Zweck. Je me servirai de l’un et de l’autre. J. B.
  31. 2 Triebfeder.
  32. 3 Bewegungsgrund.
  33. 4 formal.
  34. 5 material.
  35. * zu erwerbenden.
  36. * alle Willkühr.
  37. * Je n’avance ici celle proposition que comme postulat. On en trouvera les raisons dans la dernière section.
  38. 1 Qu’on ne croie pas que ce précepte trivial : Quod tibi non vis fieri, etc., puisse servir ici de règle ou de principe, car il est lui-même dérivé de celui que nous venons d’indiquer, et encore avec diverses restrictions. On ne peut le regarder comme une loi universelle, puisqu'il ne contient le principe ni des devoirs envers soi-même, ni des devoirs de bienfaisance envers autrui (car il y a bien des gens qui renonceraient volontiers à la bienfaisance des autres, pour être dispensés à leur tour de leur en témoigner), ni enfin des devoirs stricts des hommes les uns envers les autres, car un criminel pourrait tirer un argument de ce principe contre le juge qui le punirait, etc.
  39. * Die idee des Willens jedes vernünftigen Wesens als einen allgemein geselzgebenden Willens.
  40. * Naturordnung.
  41. ** Zurchsvorung ???.
  42. * Je puis me dispenser de citer des exemples pour expliquer ce principe, car tous ceux qui ont servi à expliquer l'impératif catégorique et ses formules peuvent ici servir au même but.
  43. * eines Reiches der Zwecke
  44. * Le mot règne, que j’emploie pour traduire le mot allemand Reich, ne va guère avec la définition que Kant donne de ce mot ; le mot royaume conviendrait mieux ici, mais comme l’autre mot m’a paru préférable pour la traduction de l’expression Reich des Zwecke, j’ai dû l’employer aussi dans cet endroit. J. B.
  45. Preis.
  46. Würde.
  47. Je traduis littéralement Marktpreis, prix de marché, mais je conviens que cette expression est un peu bizarre, comme celle qui vient ensuite : Affectionpreis, prix d’affection. J. B.
  48. Wohlgefallen am blossen zwecklonen Spirl unserer Geinüthsträfte. Pour bien comprendre ce passage il faut connaître la théorie de Kant sur le goût, le beau, le sublime et les beaux-arts. Voyez la Critique du Jugement. Trad. fr tome ler J. B.
  49. * Denkungsart.
  50. ** Achtung.
  51. 1 La téléologie considère la nature comme un règne des fins ; la morale, un règne possible des fins comme un règne de la nature. Là le règne des fins est une idée théorique employée pour expliquer ce qui est. Ici c’est une idée pratique servant à réaliser ce qui n’est pas, mais ce qui peut être réalisé par notre manière d’agir, conformément à cette idée même.
  52. * das Formule.
  53. * zu bewiskanden.
  54. ** selbstamdiger Zweck.
  55. * als einem schicklichen Gliede, mot à mot : comme avec un membre convenable.
  56. ** durch ihn selbst moglichen, mot à mot : possible par lui même.
  57. 1 Je rattache le principe du sentiment moral à celui du bonheur, parce que tout intérêt empirique, produit par l’agrément qu’une chose nous procure, que cela ait lieu immédiatement et sans aucune vue intéressée, ou qu’il s’y joigne quelque considération de ce genre, promet d’ajouter à notre bien-être. Il faut aussi, avec Hutcheson, rattacher le principe de la sympathie pour le bonheur d’autrui au sens moral admis par ce philosophe.
  58. * wir… nicht anschauen.
  59. * Naturnothwendigkeit
  60. * Ne voulant pas m’engager à prouver la liberté au point de vue théorique, je me borne à admettre comme une idée que les êtres raisonnables donnent pour fondement à toutes leurs actions. Cela suffit pour le but que nous nous proposons. Car, quand même l’existence de la liberté ne serait pas théoriquement démontrée, les mêmes lois qui obligeraient un être réellement libre obligent également celui qui ne peut agir qu’en supposant sa propre liberté. Nous pouvons donc nous délivrer ici du fardeau qui pèse sur la théorie.
  61. * die uns ohne unsere Willkühr kommen.
  62. * Sinnenwelt.
  63. ** Vershaudeswelt.
  64. * für sich selbst Thätiges.
  65. ** dises Unsichthare sich bald wiederum versinnlicht.
  66. * in der Idee.
  67. * als verpflichtet.
  68. * Sollen.
  69. ** gesetzliche Form.
  70. * Ding in der Erscheinung.
  71. * Erscheinung seiner selbst,
  72. ** sich hineinschauen, hineinempfinden.
  73. * begriffen.
  74. ** eingesehen.
  75. * On appelle intérêt ce qui fait que la raison est pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté. Aussi les êtres raisonnables sont-ils les seuls dont on dise qu’ils prennent intérêt à quelque chose ; des créatures privées de raison, on dit seulement qu’elles sont mues par des penchants sensibles. La raison ne prend un intérêt immédiate une action, que quand la validité universelle de la maxime de cette action est un principe de détermination suffisant pour la volonté. Cet intérêt est le seul qui soit pur. Mais, quand elle ne peut déterminer la volonté qu’au moyen d’un autre objet du désir, ou qu’en supposant un sentiment particulier dans le sujet, la raison ne prend alors à l’action qu’un intérêt médiat, et, comme elle ne peut découvrir par elle-même et sans le secours de l’expérience, ni les objets de la volonté, ni les sentiments particuliers qui servent de principes à celle-ci, ce dernier intérêt est empirique et ne peut être considéré comme un intérêt purement rationnel. L’intérêt logique de la raison (l’intérêt qui s’attache au développement de ses lumières) n’est jamais immédiat, mais il suppose toujours les buts auxquels nous appliquons cette faculté.
  76. * einzuflössen
  77. * Unbegreiflichkeit.


Notes du traducteur[modifier]