Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Lachelier 1904)/Morale de Kant

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III


LA MORALE DE KANT


1° Les résultats de la Critique de la Raison pure. — Ne pouvant, dans celle courte introduction, exposer dans son entier la philosophie critique de Kant, nous nous bornerons à i’up|icler les résultats généraux de la Critique de la liaison pure. Kant a établi dans son ouvrage capital :

1° Que le monde que nous connaissons, c’est-à-dire le inonde extérieur ou nature et le monde intérieur de notre conscience, ne sont que des systèmes de phénomènes, c’està-dire des choses qui nous apparaissent et non \as des choses qui existent en elles-mêmes (choses en soi).

2" Que les Formes, grâce auxquelles ces phénomènes deviennent représentâmes, c’est-à-dire l’Espace et le Temps, ont leur origine en nous-mêmes et que c’est J’esprit qui les im|>pse à la matière fournie |mr les sens.

33 Que les lois (Catégories), grâce auxquelles ces phénomènes, après avoir été rendus représentables, deviennent inusables, la loi de causalité par exemple, ont également leur origine « i priori dans notre esprit. C’est notre entendement [Verstand) qui contraint les phénomènes, qui se succèdent dans le temps, à se plier à l’ordre régulier de la causalité. C’est grâce a ces lois qu’il est possible d’exprimer les relations des phénomènes dans îles vérités universelles et nécessaires.

4° Enfin, après avoir établi de celle manière la possibilité d’une science des phénomènes, Kant démontre dans la partie la plus importante de la Critique, la Dialectique transcendantale, l’impossibilité d’une connaissance dogmatique de ce qui n’est pas phénomène. La raison (Vernunft), afin de pousser jusqu’au bout l’explication du monde des phénomènes, se forme des idées dans lesquelles elle croit exprimer des réalités transcendantes auxquelles les phénomènes seraient pour ainsi dire sus|>endus. Mais d’abord nous n’ayons aucune intuition de ces réalités, puisque l’intuition, soumise aux formes d’Espace et de Temps, ne |>eul nous donner que des phénomènes. l)"aulre|iail la Dialectique prouve qu’il nous est impossible d’atteindre ces choses |wr le raisonnement. Si nous voulons, par le ruisonneiiienl, nous élever do l’unité, loi de la pensée, à l’unité, caractère de la substance même de notre être, nous commettons un Paralogisme. Si nous voulons allribuer une réalité absolue aux choses étendues et successives dont l’ensemble constitue pour nous la nature et en faire des choses en soi, nous tombons dans les contradictions des ^hifi’iiomie.*. Enfin le seul argument par lequel on puisse vraiment démontrer l’existence de l’Être nécessaire et parfait, l’argument Ontologique, est un simple sophisme. Mais de ce que le inonde de l’êlre ne |ieul être connu ni par l’intuition ni par le raisonnement, il ne faut pas conclure que les Idées que la raison se forme des réalités transcendantes, Ame, Monde et Dieu, soient de pures cl simples illusions. L’idée d’un moi indivisible et incorruptible, l’idée d’un substrat des phénomènes étendus, l’idée d’un Ilieu parfait existant par lui-même |teuvcnl avoir, en dehors dcl’cx|)érienec possible, des objets réels. La Critique établit seulement que nous ne pouvons pas nous ligurer. ces objets, ni en prouver scientifiquement l’existence, mais il csl parfaitement légitime d’y croire. Par cela seul que le monde (extérieur et intérieur) n’est qu’une collection de phénomènes, nous pouvons êlre assuré.-, comme Kant l’affirmera à la lin des Fondements, que l’univers sensible, empirique, n’est pas le tout du tout et qu’une réalité mystérieuse se dissimule derrière ces apparences. Il n’y a donc aucune absurdité à croire que nous sommes, par exemple, par le fond, par l’essence de notre personne, des êtres libres et immortels gouvernés par un Etre parfait. Il y a plus : celte croyance n’est raisonnable, elle n’est même pdssiblcquc si l’on admet le caraclère phénoménal du monde que nous connaissons par les sens. Si le monde des phénomènes étendus et successifs était un monde de choses en soi, il ne serait |KIS possible, en face de i : e monde, d’en |ioser un autre aussi réel que le premier, mais en différant d’une manière absolue ; et c’est ulors que l’idée de liberté, identique au fond, nous le verrons, à celle de moralité, l’idée de la vie éternelle, celle de l’être parfait risqueraient d’être sans objet. On peut donc dire que la Critique de la Raison pure a pour but de légitimer des croyances religieuses et morales que le dogmatisme vulgaire compromettait d’une manière irrémédiable. C’est ce qui ressort de nombreux passages et tout particulièrement de quelques-unes des dernières pages de cette Méthodologie transcendantale qui termine la Critique. Kant y parle de la possibilité’et même de la nécessité de ce qu’il appelle une foi morale h l’existence de Ilîeu et à l’immortalité ; Une telle conviction, dit-il, n’est pas une certitude logique, la Dialectique l’a prouvé, niais c’esl une certitude morale et celte certitude se fonde avant tout sur le sentiment même du devoir, que nous avons tous, ce môme sentiment dent Kant partira dans les Fondements, lire ! la Critique de la liaison pure a détruit la science pour laisser place à la croyance Cl c’est à la position du problème moral et religieux qu’elle aboutit. C’est à la morale qu’il appartiendra de donner une valeur objective à ces idées que la raison concevait sans pouvoir en démontrer la réalité.

2° Le problème moral et les anciennes solutions qui en ont été données. — La question à laquelle répond tout système de inorale |>eut êlre formulée 1res simplement de la manière suivante : Qu’est-ce qu’une bonne volonté ? Or A celte question deux réponses ont été faites dès l’antiquité : 1" La bonne volonté est la volonté qui cherche le plaisir ou le bonheur : 2° la bonne volonté est la volonté qui s’efforce de réaliser en nous l’humanité parfaite, achevée.

Contre la première de ces réponses, Kant dirige toute une série d’arguments qui sont devenus classiques et que la philosophie spiritualistc s’est appropriés, pour défendre une thèse, d’ailleurs différente de celle de Kunt,

Ile ces arguments, celui auquel Kanl semble ullucher le plus d’importance est un argument fondé sur l’idée de finalité. Le principe de finalité exige que toiiles mis facullés. comme tous nos organes, aient une raison d’être, une lin. Or la raison, qui caractérise l’homme, n’a pu lui être donnée pour résoudre le problème du bonheur, car elle y réussit infiniment moins bien que l’instinct animal. Si donc l’homme purtici|>e A la raison, c’est que sa destinée n’est pas de se procurer ici-bas la plu » grande somme de satisfaction possible : car, dans celte hypothèse, la raison serait pour lui une faculté inutile et même dangereuse.

Kn second lieu la loi qui commande la recherche du bonheur est incapable de prescrire îles règles universelles, valables pour, toutes les volontés, car les conditions du bonheur varient à l’infini suivant les circonstances et suivant les individus. Or il semble évident à Kant que la loi qui détermine la volonté d’une personne raisonnable doit être une loi universelle.

En tous cas le prinei|>e de l’amour de soi, qui domine toute la morale du bonheur, ne peut fournir des règles impéralives, il ne peut conduire qu’à des conseils pratiques. Une morale de l’intérêt est donc une morale sans obligation, ce que Kant considère comme une absurdité.

Ces conseils, d’autre part, seraient toujours vagues et difficiles à suivre, car « ce qui peut nous procurer un avantage vrai et durable est toujours enveloppé d’une inqiénétrabie obscurité i. Or la loi morale, qui s’impose également à tous, doit avant toutes choses être claire.

d’ailleurs, le principe de l’amour de soi entraîne à des conséquences qui révoltent la conscience naïve de l’humanité : On pourrait en effet se justifier d’un faux témoignage en alléguant la nécessité de travailler avant tout à ses intérêts ; et de plus il est incapable d’expliquer les sentiments les plus forts de cette même conscience, comme le mépris que nous inspire une déloyauté qui a réussi. Celui qui a triché au jeu et qui u gagné j>ar ce moyen devrait se féliciter de son adresse ; or, il se dit : je suis un misérable.

Enfin les idées de mérite et de démérite jterdent toute espèce de sens. Les punitions et les réconi|ienses deviennent absurdes, car quoi de plus absurde que d’êlre puni pour avoir été malheureux et récompensé, pour avoir su se rendre heureux ?

L’autre système de morale, celui que la philosophie uncienne avec Aristote et les Stoïciens, la philosophie moderne, avec Wolff, opjKisent au système du bonheur, c’est la morale dite de la perfection. Mais la morale de la |K.-ifeclion, si on l’examine de près, n’est qu’une forme raffinée de la morale de l’intérêt. Qu’est-ce en effet que la jierfeclion sinon le plein développement de l’être qui suffit à toutes ses fins ? Or atteindre ses fins, s’é|>anouir pleinement, n’est-ce pas l’intérêt suprême de l’être et n’est-ce pas le but vers lequel toutes les tendances de notre nature nous inclinent ? La preuve en est que le bonheur est indissolublement lié à cet achèvement de notre personnalité. Les anciens d’ailleurs ne s’y sont guère trompés et leur morale n’a jamais cessé d’être une morale cudémonique. Il n’y a donc pas de différence radicale entre la morale de la perfection et la morale du bonheur. Ces deux morales sont également fondées sur le principe de l’amour de soi, et par là même, incapables de fournir à l’être raisonnable une loi pratique digne de lui.

Il reste bien un troisième système, auquel se sont ralliés un certain nombre de philosophes modernes, comme llutcheson, c’est celui qui consiste à admettre, à la place de la raison, un certain sens particulier qui déterminerait la loi morale et, pur le moyen duquel, la conscience de la vertu serait immédiatement liée au contentement et au plaisir ; celle du vice, au trouble de l’a nie et à la douleur. Mais ce n’est pas en réalité un système nouveau, apportant au problème moral une solution nouvelle, car il faut démontrer que ce sens moral est bon et, pour le démontrer, il faut évidemment partir d’un principe autre que le sens moral lui-même. Ce principe pourra être le principe de l’amour de soi ou encore celui de la perfection ; mais en aucun cas une morale du sentiment ne saurait se suffire à elle-même 1.

3° La morale du Devoir pur : l’Impératif catégorique. — Si la lin que doit poursuivre la volonté d’un être raisonnable ne peut être ni le bonheur ni la perfection, si ce n’est aucun objet capable d’éveiller en nous une inclination et de nous causer un plaisir, il ne reste plus qu’un parti à prendre pour découvrir la loi de cette volonté, c’est de la chercher, non plus dans le monde sensible, mais dans ce inonde intelligible auquel la Critique de la liaison pure a. montré que nous pouvions appartenir par le fond même de notre personnalité. Celle même faculté qui, dépassant les limites de l’entendement, essaye de s’élever à la connaissance du principe transcendant de l’intelligibilité de l’univers, la liaison, pourra aussi

1. Voir, pour toute celte critique.des systèmes, la Critique de ta liaison pratique, l’art. I, liv. I, ehap. 1, Barnl, p. 1S3 et suiv. Picavet, p. 5S el suiv. concevoir une loi suprême, dont l’origine n’est pas dans le monde sensible et l’imposer à la volonté.

11 faut ici, pour comprendre Kant, nous détacher des idées auxquelles notre éducation nous a presque tous habitués et d’après lesquelles le bien consiste à poursuivre certaines fins auxquelles nous attribuons une valeur plus ou moins absolue tout 1 en les désirant. Toutes les morales qui font dériver la loi d’une fin désirable et flattant plus ou moins notre amour-propre, lin dont l’idée est empruntée à la nature, sont, nous l’avons vu, des morales utilitaires. Pour échapper à l’utilitarisme, il faut résolument sortir de la nature, où règne à peu près sans partage le principe de l’amour de soi et plier notre volonté à une loi qui ne se rapporte à rien de ce que nous pouvons imaginer et n’ait rien de commun avec les lois de la nature. Cet’e loi peut être la loi de l’être noumène apparaissant à l’être phénomène et nous pouvons penser que la loi à laquelle le noumène obéit sans efforts, lorsqu’elle apparaît à l’être empirique, soumis à la législation de la nature, entre en conflit avec les penchants de celle nature et prend alors la forme d’un commandement auquel nous’devons obéir, bien que nous soyons tentés de le transgresser. Mais quelle que soit son origine, il faut obéir à l’ordre que nous donne la raison et c’est en cela que consiste la bonne volonté.

Un ordre peut s’appeler un Impératif. Un impératif est catégorique quand il commande sans conditions, sans pourquoi ni j>arcc que. Par exemple : ne mens j>as, aide les malheureux. 11 est hypothétique au contraire quand ses prescriptions sont subordonLées à quelque condition, à quelque hypothèse. Si tu veux conserver ta réputation, être aimé, en un mot être heureux, ne mens pas, aide les malheureux. Or la loi morale ne peut être qu’un impératif sans conditions ; en effet, si l’on demande pourquoi il faut être sincère et charitable, il est impossible de répondre à celte queslion sans considérer les conséquences que la sincérité ou la fausseté, la charité ou l’égolsme peuvent entraîner dans le inonde sensible. L’impératif est dès lors subordonné à des conditions empiriques, et par conséquent au principe de l’amour de soi que Kant a rejeté. C’est donc VImpératif catégorique qui est l’expression vraie de la loi morale. La bonne volonté est par conséquent celle qui obéit à la loi par respect pour la loi, c’est-à-dire à l’impératif catégorique.

Celle volonté sera d’autant plus pure qu’elle sera plus complètement affranchie de tous les mobiles de la nature sensible, non seulement des inclinations égoïstes, mais même des inclinations altruistes bienveillantes et charitables. La volonté d’aider les malheureux par sympathie et par pitié n’est pas immorale sans doute, mais elle n’a pas de valeur morale parce qu’elle est subordonnée aux lins de la nature. Supposez au contraire que l’adversité ait détruit en moi tout penchant sympathique et que je porte secours aux malheureux pour celle seule raison que mon devoir est de les aider, ma volonté, dès lors affranchie de la nature sensible, aura un caractère moral. En somme la vertu est à ce prix : émanciper la volonté de toute influence affective naturelle et la mettre sous l’autorité d’une loi qui n’ait rien de commun avec les lois de hi nature.

Mais celle loi, demandera le lecteur de la Critique de la liaison pure, comment |>eut-el ! e m’apparailre puisque notre connaissance est limitée au monde des phénomènes ? Comment puis-je concevoir pour ma volonté une loi différente des lois de ma nature psychologique, une loi qui tombe pour ainsi dire du ciel et qui ne ressemble en rien à celles de ce monde ? il nous faul, pour répondre à celte question, revenir à la Critique de la liaison pure et nous elTorcer de préciser l’idée du rôde que joue la raison, faculté des Idées, dans l’interprétation de la nature. L’entendement, avons-nous dit, se borne à relier les phénomènes entre eux par des règles, par exemple a est la cause de b et b est la cause de c. Lu raison, elle, s’efforce d’embrasser dans son ensemble là tolalilé des phénomènes et d’en faire un système limité et un. Ainsi c’csl pour ramener les phénomènes de la nature à un lel système, qu’elle s’efforce de concevoir un commencement absolu de la série des phénomènes et l’aclion d’une cause libre déterminant l’apparition du premier phénomène. C’est |Kjur systématiser notre vie intérieure qu’elle forme l’idée d’un moi simple et incorruptible. C’est enfin pour unifier l’univers dans son ensemble qu’elle s’élève au concept d’un Être nécessaire et parfait, d’un llieu créateur et souverain du monde. En « ’efforçant d’établir nu moyen de ses idées l’unité des choses, la raison obéit ft une sorte d’obligation logique ; il est vrai qu’elle ne réussit pas dans celto entreprise, parce que les phénomènes, à cause du Temps et do l’Esjiace qui en sont les formes nécessaires, ne se prêtent pas à celle systématisation, mais il n’en est pas moins vrai que ces idées d’unité peuvent correspondre a quelque chose. L’unité que la raison prescrit et dont elle voudrait imiioser la forme à la nalure, peut être quelque chose de réel en dehors du monde des phénomènes, bien qu’il soit impossible de le démontrer. Or, cela posé, il est tout naturel que celle même raison (car la raison pratique ne diffère pas au fond de la raison théorique*) se sente obligée d’imposer cette même forme d’unité, non plus seulement aux phénomènes de la nature, mais aux actions volontaires, de manière à les réduire elles aussi à une sorte de système ; et c’est justement ce qu’elle fait au moyen de l’impératif catégorique, qui n’est autre chose, nous allons le voir dans quelques instants, qu’une loi d’unité. Et de même que les idées de la raison s|>éculativc sont l’expression d’une réalité nouménale, qui nous échappe, do même l’impératif correspond à la loi mystérieuse qui régit l’être absolu.

En résumé, si pous étions seulement des Entendements,’nous rciis contenterions de relier les phénomènes entre eux par lc « catégories, nous fonderions ainsi la science de la nature et cette science nous suffirait. Nous ne nous poserions même pas la question de savoir d’où vient le monde et s’il peut former dans son ensemble une unité intelligible. De même, au point de vue pratique, nous nous contenterions de la connaissance empirique des lois psychologiques de la volonté et nous ne concevrions pas d’autre but de notre activité que de nous procurer, grâce à la connaissance de ces lois, la plus grande somme de bonheur possible sans nous demander si notre conduite s’accorde bien avec elle-même. Mais nous sommes doués de Raison et, à ce litre, nous voulons établir une parfaite unité à la fois dans le domaine de la nature physique et dans le domaine moral de notre activité, et c’est pour y parvenir que nous —concevons d’un côté les idées transcendantes de la raison spéculative et de l’autre l’impératif de la raison pratique.

Le point le plus difficile et en même temps le plus

1. Kant le dit expressément dans la préface et la 3* section des Fondements. important, pour fonder une morale solide, sera d’établir que cet inqiérutif n’est pas une illusion et qu’il exprime une loi réelle. C’est ce que Kant essaiera de faire dans la troisième section des Fondements et dans la Critique de la Raison pratique. Nous y arriverons tout à l’heure.

4° Les trois formules de l’impératif catégorique ; l’Autonomie de la volonté. — Avant d’aborder celte légitimation, nous supposerons provisoirement que l’impératif catégorique exprime une loi véritable, et ce qui peut nous y autoriser c’est le témoignage de la conscience naïve et populaire qui est convaincue que le bien moral consiste à obéir à une loi qui n’a pas d’objet empirique. L’homme que nous estimons tous n’esl-il | « s celui que nous savons rajKible de faire son devoir pour celle simple raison que le devoir est le devoir ? Supjmsonsdonc la réalité de la loi de l’impératif catégorique et lâchons de découvrir ce que cette loi peut ordonner. Naturellement, pour remplir cette nouvelle lâche, il faudra détourner nos yeux de la nature empirique, qui ne peut rien nous apprendre du devoir et nous efforcer de donner une malière h l’impératif catégorique, sans faire autre chose que d’analyser et de développer logiquement ce concept d’impératif.

a. La première formule. — Demandons-nous d’abord do quelle nalure |>eut être celte loi. Comme on ne |>cut la déterminer par aucun objet, il faut la déterminer par sa forme. Or celle forme ne peut être que la légitimité universelle de l’action. La loi de la volonté intelligible ne peut être variable comme les lois de la volonté sensible, car dans le monde intelligible on ne peut plus concevoir cette diversité qui est le caractère des phénomènes soumis aux formes de Temps et d’Espace, l’unité est la loi des purs noumènes. Dès que je conçois un impératif catégorique, dit Kunl, je sais aussitôt ce qu’il contient. Car l’impératif ne contenant, outre la loi, que la nécessite de se conformer à celle loi et cette loi n’étant subordonnée à aucune condition qui la limite, il ne reste plus que l’universalité de cette loi. » D’où la première formule de l’impératif’catégorique’.'Agis comme si la maxime de ton action devait par la volonté être érigée en loi universelle. Le caractère d’une loi des noumènes étant l’universalité, le seul moyen que nous ayons de faire régner cette loi dans le monde des phénomènes est d’imposer à notre volonté sensible la forme de l’universalité. Il faut donc, avant d’agir, examiner si la maxime, c’est-à-dire la règle subjective d’après laquelle nous nous pro|iosons d’agir, est susceptible de so transformer sans contradiction en loi universelle valable pour toute volonté raisonnable. Ainsi l’homme qui, ayant besoin d’argent el voulant trouver un prêteur, promet de rendre, bien qu’il sache qu’il ne pourra j « as tenir parole, agit d’après la maxime suivante : « Je peux au moyen do fausses promesses me procurer l’argent dont j’ai besoin. 1 Or celte maxime ne |ieul, sans se détruire elle-même, se transformer en loi universelle de la volonté, car elle contiendrait alors une contradiction, puisqu’elle rendrait impossible l’objet même qu’elle poursuit. En ellel, tout le inonde faisant des promesses trompeuses el par suite personne n’y croyant plus, aucune promesse ne pourrait plus être fuite utilement. En résumé, l’impossibilité d’universaliser une maxime, sans la détruire jmr là même, est la preuve certaine que celte maxime exprime quelque "désir subjectif et non la loi absolue de la pure volonté.

b. La seconde formule. — Nous savons que la loi de lavolonté raisonnable ne peut se rapporter à aucun objet sensible ; il faut pourtant qu’une volonté ait un objet, car on ne peut vouloir, à vide. Mais le seul objet que l’on puisse assigner à une volonté affranchie de tout lien avec la nature empirique doil être une chose qui ne soit pas moyen sensible pour atteindre une lin sensible, mais qui soit en elle-même lin absolue. Or il existe une fin absolue susceptible de devenir l’objet de toute volonté raisonnable, celte fin c’est la personne même de l’homme, non la personne empirique, mais la personne raisonnable, celle-là justement qui a la faculté de concevoir des idées et entre autres l’idée de la liberté et celle du devoir. Transportons-nous un instant par la pensée dans le inonde intelligible, monde des purs noumènes, et demandons-nous ce que peut vouloir la volonté d’un être noumcnal : rien d’autre évidemment que le respect de la volonté nouménalc elle-même. Tâchons donc de vouloir la même chose dans le inonde phénoménal el, pour ce faire, considérons comme la fin de toutes nos volitions la personne humaine dans ce qu’elle a de non empirique. C’est ainsi que Kant est amené h donner de l’impératif catégorique une seconde formule qui fournit un objet et comme une matière à cet impératif : Agis de manière à traiter toujours l’humanité, soit dans la personne, soit dans la personne d’autrui comme une fin et à ne t’en servir jamais comme d’un moyen. C’est-à-dire respecte comme ayant la valeur d’une On absolue la personne raisonnable aussi bien en toi-même que chez les autres. C’est do cette manière qu’il deviendra jwssible de réaliser ici-bas dans nos sociétés temporelles une sorte d’image du règne des volontés pures, de ce Règne des fins, comme dit Kant, où les volontés se traitent les unes les autres comme fins en soi. Ainsi tous les devoirs que la Conscience nous prescrit à l’égard des personnes se comprendront de la manière la plus simple. En trompant un homme par de fausses promesses, j’oublie que j’ai affaire à un être qui est digne d’un respect absolu, el j’en fais un simple moyen pour atteindre mes fins’sensibles. En me livrant à l’intempérance, je sacrifie aux intérêts de la personne sensible celte personne raisonnable qui fait toute ma valeur, et c’est ainsi que je me traite inoi-mémc comme moyen cl non comme fin.

c. La troisième formule. — Les deux premières formules, qui précisent déjà singulièrement la notion d’impéralif catégorique, conduisent à une troisième qui exprime l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme législatrice universelle. Les deux maximes que nous venons d’exposer contiennent deux idées : l’idée de la forme universelle de la loi et l’idée de l’être raisonnable conçu comme fin en soi. Nous avons découvert, sans nous adresser à l’expérience et en considérant seulement la nolion d’impéralif catégorique, d’un côté l’idée de loi universelle et de l’autre l’idée de la personne raisonnable qui conçoit celte loi ou plutôt qui en est elle-même l’auteur, comme nous allons le voir. Si l’on rapproche ces deux idées, on obtient une nouvelle formule qui les comprend toutes les deux et qui est justement celle de : la volonté de tout être raisonnable conçue comme législatrice universelle.

Il suffit pour cela de considérer que la volonté raisonnable ne pciit recevoir sa loi du dehors, car une loi pareille serait un impératif hypothétique, par exemple si la loi émanait de Dieu, l’impératif serait : accomplis telle action si tu veux plaire à Dieu ou simplement te conformer à sa volonté ; mais alors la fin de la conduite morale serait en dehors de la personne et celle-ci ne pourrait plus être qu’un moyen. Il faut donc que celle législation universelle des volontés raisonnables ail sa source dans ces volontés elles-mêmes. L’être raisonnable est donc soumis à des lois dont il est lui-même, en tant que personne intelligible, l’auteur et ces lois sont universelles |>arccquc des volontés pures, affranchies de lout lien empirique, ne peuvent contenir aucun élément de diversité. Tel est le sens de la troisième formule.

d. L’Autonomie de la volonté.—On comprend maintenant en quel sens le principe suprême de la moralité peut êtro défini par Kant le principe de IVlufoiiomie de la volonté. L’être raisonnable, en lanl que |iersonne pure, est législateur. L’être sensible sera également législateur, c’esl-à-dire autonome, s’il fait régner dans le inonde empirique la loi qu’il |>ose lui-même comme membre du monde intelligible, c’està-dire s’il se soumet à l’impératif catégorique, dont il est l’auteur, sans obéir à aucun mobile sensible. Sa volonté au contraire sera hétéronome si elle se laisse déterminer par un motif quelconque autre que l’impératif.

5° De quelle démonstration l’impératif catégorique est-il susceptible ? — Mais il reste une question : Jusqu’ici nous avons raisonné avec Kant de la manière suivante : S’il y a un impératif catégorique, voici en quoi il consiste ; voici ce qu’il contient nécessairement. Mais pourra-t-on dire : Y at-il véritablement un im|>éralif catégorique ? Cet ordre absolu que la raison pratique croit saisir ne serait-il pas un mot vide de sens, un concept chimérique ? Comment établir que la raison, qui, dans laCritiquc.de la liaison pure, s’est révélée si incertaine el si décevante, ne se trompe pas une fois de plus quand elle croit connaître la loi même du monde nouménal ? Kant pose celle question, mais à vrai dire il n’y répond pas d’une manière définitive dans les Fondements. Pour y répondre, déclare-l-il, il faudrait faire une critique de la Raison pure pratique et cette critique il ne veut pas l’aborder dans l’ouvrage dont nous nous occupons. Celte critique a-l-elle jamais élé faite ? M. Fouillée, dans sa Critique des systèmes de morale contemporains, en doute, peut-être avec quelque raison. Kant à vrai dire n’a jamais démontré rigoureusement que l’impératif catégorique ne fût pas une illusion el sur ce point la Critique de la Raison pratique nous laisse aussi incertains que les Fondements. Dans ce dernier ouvrage Kant nous fait apercevoir dans l’impératif catégorique une conséquence à laquelle conduit tout naturellement la distinction établie par la Critique de la Raison pure entre le monde des phénomènes elle monde des noumènes. Les deux concepts inséparables de liberté et de devoir absolu s’accordent admirablement avec l’idée d’un inonde intelligible opposé au monde sensible.

Voici à peu près comment Kanl raisonne : Il faut que nous nous supposions libres pour nous proposer d’obéir à la législation de la volonté raisonnable. L’autonomie suppose donc la liberté ou plutôt les deux concepts n’en font qu’un : Qui dit autonomie dil volonté libre. En montrant que ce double concept d’autonomie et do liberté s’accorde avec l’idée d’un monde intelligible distinct du monde sensible, nous en établissons au moins la possibilité. Or, nous savons en quoi consiste cel accord. La Critique de la liaison pure, en réduisant à la valeur de simples phénomènes le monde extérieur en même lemps que le monde intérieur de notre conscience, nous avait tout naturellement suggéré l’idée d’Un autre monde, étranger aux formes d’Espace et de Temps et dans lequel pourrait régner la liberté. Elle avail aussi montré que notre raison ne pouvait s’empêcher de se former des idées relatives à ce inonde transcendant, entre autres l’idée de notre propre |>ersonnc affranchie des conditions de l’univers sensible, sans pouvoir il est vrai démontrer la valeur objective de ces idées. Or voici que nous découvrons en nous, avec toiil l’éclat de l’évidence, une loi pratique, qui ne peut avoir de sens que jwr la liberté, qui même esl presque identique à la liberté. Ne |ieut-on pas dire que ces notions, loul au moins inséparables, viennent compléter de la manière la plus heureuse les données de la Critique ? La Critique nous avait conduits au résultat suivant : L’homme n’est pas seulement un Entendement capable de relier entre eux des phénomènes successifs, il est encore une liaison, invinciblement portée à se croire libre. Or voici que la Morale exige justement la liberté pour donner un sens au mol Devoir.

Dans la Critique de la liaison pratique Kant raisonne à peu près de la même manière. Il part de la loi morale qu’il considère comme un fait apodicliquement certain. Puis il découvre que ce fait sert de principe à la déduction de la liberté cl il conclut qu’on délivre ainsi une « lettre de créance à la loi morale 1 », car cetlo liberté que la Critique de la liaison pure déclarait seulement possible devient ainsi une réalité el la notion de notre personnalité qui restait incomplète à la fin de la Critique de la liaison pure se trouve ainsi achevée. Mais il déclare qu’il n’y a i>as d’autre preuve de la loi morale.

6° La liberté et la causalité naturelle. — Il n’y avait donc dans la pensée do Kant aucune contradiction entre sa théorie de la connaissance cl sa morale. Bien au contraire la morale, telle qu’il la concevait, complétait la théorie de lu science. H y a pourlant conlre l’unité de la philosophie kantienne une difficulté qui est souvent considérée comme la plus grave el à laquelle Kant, chose singulière, ne parait pas avoir attaché une importance capitale : Comment l’homme, qui, en (ont que phénomène, esl soumis à la causalité naturelle, peut-il obéir en même temps à la causalité intelligible ? On sait que Kant n’admel aucune exception dans le monde des phénomènes à la loi de la causalité empirique, f S’il nous élait jiossihle, écrit-il dans un passage célèbre de la Critique de la liaison pratique, de pénétrer l’àme d’un homme assez profondément pour connaître tous les mobiles même les plus légers qui i » euveiit la déterminer cl de tenir compte en même temps de toutes les circonstances exlérieures qui peuvent agir sur elle, nous pourrions calculer la conduite future de cet homme avec autant de certitude qu’une éclipse de lune ou de soleil 1 cl il ajoute : t tout en continuant de le déclarer libre* ». Il faut pour cela qu’une même action, exécutée dans le monde des phénomènes par notre volonté, puisse dépendre à la fois de la causalité empirique, comme l’exige l’entendement, cl de la causalité intelligible, comme l’exige la raison pratique. Voilà le problème. Toule la difficulté vient seulement, suivant Kant, de ce que nous n’avons pas d’intuitions du transcendant. Si nous avions de telles intuitions nous verrions que toute la chaîne des phénomènes qui composent notre conduite empirique dépend d’un choix libre de la volonté nouménale, sans que ces phénomènes

I. Voir Critique de la li. pratique — Principes de ta raison pure pratique — Barni, p. 2O3-20i : Picavet, p. 80-81. s. Trad. Borni, p. 2S9 ; Picavet, p. 179. cessent ]>our cela d’êlrc lies causalcment les uns aux autres. Comme l’acte par lequel le noumène veut l’cnsemblo de nos actions est intemporel, rien n’empêche qu’il coexiste avec chacune de ces actions prise en particulier, en la doublant pour ainsi dire. En un mot la causalité naturelle exige seulement que chaque phénomène, dans une série, se rattache à un anlécédenl suivant une règle, mais elle n’empêche pas que la série dans sa totalité dépende d’une cause transcendante. Nous pouvons choisir en dehors du inonde des phénomènes notre caractère empirique el toute lu conduite par laquelle il se manifeste, sans porler le moindre préjudice à l’action des causes efficientes. Suivant Kant, une fois que l’on s’est bien |>énétré de la distinction des phénomènes el des noumènes, rien n’est plus facile que de comprendre la conciliation des deux causalités, il faut seulement renoncer à se la représenter, parce que nous n’avons jias d’intuitions transcendanlales. Et ici encore Kant invoque à l’appui de son hypothèse le bon sens, la raison populaire, qui sait très bien qu’un crime accompli par un homme dépend de son caractère, de ses antécédents et de toute une série de causes et d’effets et qui pourtant persiste à déclarer que cel homme est responsable de son crime, parce qu’il aurait pu ne pas le commcllre. Le lion sens populaire devine donc, par une sorte d’inslincl, la dualité de noire personne el là double causalité donldépend notre conduite..

7° Les postulats de la Raison pure pratique : l’immortalité, l’existence de Dieu. — Il nous reslî pour terminer celle étude à chercher de quelle manière l’impératif catégorique peut donner une sorte de valeur objective aux idées de l’Être nécessaire et parfait et de l’immortalité. Nous achèverons ainsi de montrer comment la morale comble les lacunes laissées par la théorie de la connaissance et achève l’édifice du système de Kant. Nous avons déjà expliqué comment et pourquoi l’impératif catégorique suppose la liberté, la Critique de la Raison pratique établit que ht morale exige également l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. L’immortalité et l’existence de Dieu sont avec la liberté, ce que Kant appelle des postulais de la liaison pure pratique. Qu’est-ce d’abord qu’un postulat ?

Un postulat est, dit Kant dans la Critique de la Raison pratique, quelque chose do plus qu’une hypothèse. L’hypothèse résulle d’un simple besoin de la raison sjiéeulalivc ; ainsi, après avoir constaté dans la nature l’existence de l’ordre de la (inalité, j’ai besoin, pour me les expliquer, de supposer un être souverainement intelligent, bon et puissant, qui en soilla cause. Mais celle supposition, commode pour la raison, resle toujours 1 incertaine et douteuse, au moins théoriquement. Ce n’est que t l’opinion la plus raisonnable pour nous autres hommes ». Les postulais nu contraire répondent àdes besoins de la raison pratique, besoins fondés sur le devoir ; orledevoir lui-même n’est pas un postulât, c’est une loi indépendante de toute supposition, qui se révèle à nous comme uj>odicliqucmenl certaine. Cela posé, lorsque le devoir exige catégoriquement que j’agisse d’une certaine manière, il m’est absolument nécessaire de supposer les conditions qui rendent cette manièrjc d’agir possible. Kn matière spéculalive, je ne suis pas obligé de faire des hypothèses, parce que je |>eux demeurer dans l’ignorance, en matière pratique j’ai un « besoin absolument nécessaire » de supposer ce sans quoi je ne |iourrais jias agir, car je dois agir. Si donc la loi du devoir m’oblige d’une manière quelconque à admettre l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, je devrai nécessairement croire que l’âme est immortelle et qu’il y a un Dieu. Mais pour quelle raison le devoir exigc-l-il de moi cette double croyance, voilà ce qu’il faul maintenant —établir ? Il nous faut, pour résoudre ce problème, expliquer le rôle que joue le bonheur dans la morale de l’impératif catégorique*.

La bonne volonté n’est pas, nous le savons, la volonté qui aspire au bonheur, mais la volonté qui accomplit la loi par respect i>our la loi. Le but qu’elle poursuit dès ici-bas est de s’affranchir progressivement des inclinations et de tous les mobiles sensibles et de se rapprocher ainsi d’un idéal de saintelé, qui consisterait dans une juirfaitc conformité à la loi morale. Mais, en luttant conlre la nalure jwur nous j>crfeclionner, si nous ne cherchons pas le bonheur, nous nous rendons dignes d’être heureux. Il nous est inqiossible d’admettre que le bonheur ne se joigne pas à la perfection morale : le bon sens populaire, auquel Kant accorde en morale un si

I. Voir Critique (te ta liaison pratique, Pari. I, liv. JI, ohap. II. Un concept du souverain lien, S. VIII. grand crédit, croil à cette nécessité, bien qu’il n’essaie mémo pas de la démontrer ; il ne peul croire qu’il puisso « revenir au même pour un homme de s’être conduit honnêtement ou malhonnêtement, avec équité ou avec violence, bien qu’il n’ail recueilli avant sa mort aucun bonheur pour ses —vertus et aucun châtiment pour ses fautes*. » Ella raison pratique confirme une fois de plus ce jugement du bon sens, lorsqu’elle conçoit un souverain bien qu’elle se donne pour but final cl qui esl l’harmonie du bonheur avec la moralité*. Sans doute nous n’en serions pas moins étroitement liés par la règle des mœurs si celte harmonie no devait jamais se réaliser, car les lois morales commandent sans con-’ilion, mais il n’y aurait plus alors de but final à poursuivre par l’accomplissement du devoir, ou plutôt il n’y aurait plus qu’une lin incomplète, tandis que, si le bonheur doit se joindre à la vertu, nous pouvons nous proposer comme but l’épanouissement complet do noire personnalité.

Il n’est donc pas juste de reprocher a Kant de nous avoir proposé un devoir sans matière et sans objet. Le devoir a un objet qui est de réaliser un idéal, impossible, il est vrai, icibas, celui d’une volonté parfaitement bonne et parfaitement heureuse, par cela même qu’elle est jiarfaitement bonne. Il sera facile maintenant de comprendre comment le devoir postule l’immortalité et l’existence de Dieu.

La sainteté d’abord ne peut se réaliser dans le monde sensible, parce que dans ce monde la volonté ne peut jamais s’affranchir complètement des inclinations et de l’amour de soi. Comme d’autre part cette sainteté est exigée comme pratiquement nécessaire, il faut la chercher dans un progrès indéfini, grâce auquel la part de l’égoïsme dans nos volitions se réduirait petit à petit à zéro. Mais ce progrès indéfini n’csl possible que dans la supposition d’une existence et d’une ■ personnalité indéfiniment persistantes1..

La démonstration de l’existence de Dieu est fondée sur la

lit I. Ci’itique du jugement : Méthodologie du jugement téléologique ; Parallèle de ta théologie physique et de la théologie morale, lïarni, p. 182.

2. Ihid. Barni, p. 169.

3. Voir Critique de la liaison pratiqtie. Pari. I, Liv. H, eh. II, iv. Barni, p. 323. Picavet, p. 222. nécessité de l’autre élément du souverain bien, à savoir du bonheur. La loi morale commandant par des princi]>cs absolument indépendants des lois de la nature, il n’y a aucune raison pour, que la volonté de faire mon devoir me rende heureux en ce inonde. Le bonheur ici-bas dépend en effet de toutes sortes de conditions cl de causes physiques, sociales, psychologiques qui n’ont rien de commun nvec la loi du devoir et pourtant il faut que la volonté sainte, bien qu’elle ne |K>ursuive pas le bonheur, soit heureuse. Il y a donc, en dehors de la nature, une cause suprême capable d’établir tôt ou tard cette harmonie de la moralité el du bonheur exigée par la raison pratique. Et celte cause esl d’abord un être omniscient, car il doit pénétrer au plus profond do nos cœurs pour apprécier justement la valeur morule de notre conduite ; cet être esl encore omnipotent, afin qu’il puisse attribuer à toutes les personnes raisonnables la part de bonheur qui leur est due ; enfin il est souverainement bon et souverainement juste, afin qu’il veuille récompenser cl punir chacun selon se » œuvres. En un mot cet être contient en lui toute perfection ; il est donc Dieu*.

C’est ainsi que l’impératif catégorique, en nous prescrivant de réaliser le souverain bien, nous imjwse la nécessité morale d’admettre l’immortalité de l’âme el l’existence de Dieu. Mais nous ne devons pas,.enser qu’une démonstration de ce genre puisse nous donner une connaissance de la vie à venir et de l’Être parfait. Nous n’avons aucun moyen de nous figurer cette vie prolongée indéfiniment, pendant laquelle notre volonté s’épurera toujours davantage ; nous n’avons aucune représentation de ces attributs de science, de puissance, de bonté que nous prêtons à Dieu. L’analogie par laquelle nous essayons de concevoir la vie éternelle d’après la vie temporelle et la perfection absolue de Dieu, d’après la perfection relative d’un souverain d’ici-bas, est éminemment trompeuse. L’idée de l’immortalité et l’idée de Dieu, telles que nous pouvons les former dans les conditions de notre connaissance actuelle, sont encore des idées toutes subjectives ; mais nous pouvons, nous devons même croire qu’elles correspondent à des réalités d’ailleurs

i. Voir Critique de la liaison pratique. Pari. 1, L. H, eh. il, v. Barni, p. 332, Picavei, p. 2-25 et Critique du jugement : Méthodologie du jugement téléologique, § LXXXV. inconnaissables pour nous. La Critique de la Raison pure nous laissait le droit de croire à une vie au delà do la vie terreslre, à un Être suprême au delà de ce monde d’apparences, la Critique delà liaison pratique nous en impose le devoir.


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Nous avons exposé dans ses lignes essentielles la morale kantienne, de manière à permettre au lecteur d’aborder l’élude du lexte des Fondements de la Métaphysique des mœurs. Nous compléterons, autant que nous le pourrons, dans les notes les courtes indications que nous venons de donner. Quant aux critiques que peut soulever la pensée même de Kant, il ne l>eut entrer dans le cadre de cet ouvrage de les exposer. Notre rôle se borne à proposer une interprétation de lu philosophie morale de Kant ; il appartiendra à chaque professeur de discuter avec ses élèves, suivant l’esprit de son cours, celte philosophie.




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Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]