Force ennemie/Deuxième partie
DEUXIÈME PARTIE
I
Le délire a dû me reprendre, suivi d’une période de coma.
Quand je sors de mon anéantissement, je me retrouve couché, enfoui dans les couvertures qui me montent jusqu’au nez ; je ne suis pas seul. Assis près de mon lit, — éclairé par la lueur dansante d’une bougie, Léonard est occupé à nettoyer un fort chapeau-melon, — d’un gris si pâle qu’il en devient blanc, — et semblable à un dôme de mosquée. Une véhémente odeur de benzine parfume (?) toute la chambre.
Mon gardien a une figure si sage et si appliquée d’élève toto parachevant l’un de ces devoirs idiots à force de scolastique perfection, dont les braves professeurs d’antan manquaient rarement d’enrichir les recueils d’âneries connus sous le nom de « cahiers d’honneur », une figure si niaisement satisfaite et préoccupée, les yeux clignés, la langue tirée, que je suis tout près d’éclater de rire.
Mais le souvenir de ma stupide conduite me revient tout à coup et me donne un terrible coup au cœur. Ah ! j’ai bien su profiter des bonnes dispositions du Dr Froin ! C’est au moment précis où l’excellent homme commençait à me croire guéri que m’a envahi ma grotesque hantise et que j’ai inauguré la série de mes nouveaux exercices ! Triple brute que je suis ! Ne pouvais-je me sentir atteint de ce genre inattendu de folie, en souffrir, en être épouvanté, sans pour cela devenir imbécile et perdre tout pouvoir de dissimulation !
Mais c’est toujours la même histoire ! Je le vois bien — et par les observations du Dr Magne et par d’autres que j’ai faites moi-même. Le fou raisonnant ou demi-raisonnant, qui n’a que des crises passagères, se sentira parfaitement sur le point de commettre quelque sottise irréparable, se tiendra à quatre pour « s’empêcher » d’agir… ou de déblatérer et se verra commettre la sottise, s’entendra dire la chose à ne pas dire… Il n’y pourra rien. Il sera victime de cette « force ennemie » dont parlait Mabire.
Je suis douloureusement curieux de connaître l’impression que j’ai pu produire sur le Dr Froin. Je tousse, je remue, j’écarte avec une brusquerie voulue la couverture qui m’étouffe, — bruits avertisseurs, — puis j’appelle — pas bien fort :
— Léonard !
Mon gardien qui passait, avec des précautions infinies, un chiffon de laine imbibé de benzine sur le sommet de la blanchâtre coupole de feutre, grogne et se retourne de mon côté :
— Léonard ! qu’a dit le Dr Froin ? Il ne me croit pas bon à doucher après un accès pareil ?
— Que non ! que non ! Il a raconté comme ça que vous vous étiez trop émotionné pour un homme dans votre état, que vous aviez eu une sorte de… Félicie… de Lucie Nation — (j’sais-t-y moi !), mais que ça ne durerait pas ; que celle-là était trop raide (non ! y s’est pas egzprimé comme ça), il a dit que c’était trop « philoménal » pour s’irriguer en système dans une cervelle ; qu’il avait jamais vu des idées « morvides » comme celle-là, qu’il en avait entendu parler mais que c’était tout ; que le calme allait revenir et que je pourrais « partir en mission » demain ; que le premier venu, François par exemple, serait capable de vous soigner jusqu’à mon retour, tant vous seriez paisible après ça. Voilà pourquoi je fourbis mon melon.
J’en suis fâché pour la perspicacité du Dr Froin ; mais l’hallucination, si c’est une hallucination, ne veut pas me quitter. Je sens à ne m’y tromper que je ne suis plus « seul en moi ». Comment expliquer ce que j’éprouve sans dire des choses ridicules ? Je suis obsédé par une présence insupportable — même quand l’Être ne me tourmente pas violemment comme il le fit lors de la visite du Dr Froin. Cet être semble assagi depuis quelques heures, mais il me parle à présent. Puis-je dire qu’il me parle ? Il n’a pas de voix ! Mais il me suggère des mots parfois assez… bizarres qui traduisent sa… pensée. En ce moment, je saisis très bien qu’il ordonne, — en me communiquant ce qui suit :
— Demande donc à ce c…llon, à cet idiot, où on l’envoie en mission ?
Et machinalement j’interroge mon gardien :
— Et où allez-vous, Léonard ?
— Je suis chargé de prendre livraison de la Mère Charlemaine, comme je m’y attendais.
— À Cany, alors ?
— Non, la brave femme s’est chiquée avec des voisins qui ne se sont pas montrés des plus charitables dans la bataille. La peur l’a mordue, c’te femme, et alle s’est ensauvée à pied jusqu’à Villiéville où alle a un parent. Alle est arrivée plutôt en chemise, car faut pas compter un morceau de jupon qui dansait sur ses fesses comme un pan de redingote. Alle a fait une scène impossible à ce parent qui a écrit ici tout de suite pour s’en débarrasser, n’osant pas l’acconduire lui-même.
— Et vous partez quand ?
— Demain matin à cinq heures. Et puis v’là mon galurin propre. Il est près de minuit. Vous devez avoir sommeil. Et moi aussi. Bonsoir, m’sieur Veuly. Je vous amènerai François avant de partir pour que vous ne restiez pas sans quelqu’un si vous avez besoin de quoi que ce souaîlle. Voulez-vous que je vous quitte de la lumière ?
— Non, merci. Bonsoir, Léonard.
Sans quelqu’un ! Il ignore, Léonard, que j’ai de la compagnie. J’en préférerais peut-être une autre, mais il faut savoir se contenter de ce que l’on a.
J’ai mal fait de refuser une bougie. Tout à coup puéril, je me figure que j’aurais moins peur dans une chambre éclairée que dans l’abîme de poix où mon gardien m’a laissé. Peur ? oui ! — peur de l’Être qui me hante et qui va peut-être me parler encore.
À peine, en effet, ai-je fermé les yeux que j’entrevois au dedans de moi quelque chose de hideux, — d’indescriptible, de vague, — mais de hideux, — et que l’envahisseur me suggère de nouveau des mots et des phrases :
— Pour surpris, tu l’es, hein ? Tu n’avais jamais vu cela, un homme habité comme un fruit véreux ? Tu en as, de ces expressions ! Je parie que tu vas me prendre pour un diable et te faire exorciser ! Buffle ! crétin ! triste veau ! Ce n’est pas cela qui me délogera, va !
Je lui demande mentalement :
— Eh bien, qui es-tu et que fais-tu en moi ?
— Je t’expliquerai cela quand tu seras en état de me prêter quelque attention. Me comprendras-tu ? Voilà la question. Mais ce soir tu es fatigué et malade. Dors ! Sans cela tu vas t’amuser à souffrir. Oh ! ce n’est pas que je sois sensible. Je me moque un peu du bien-être ou des douleurs que tu peux éprouver. Mais tu m’exaspéreras de tes plaintes bêtes, et ce qui est bien pis, je risque de partager les souffrances ! Nous n’avons qu’un système nerveux pour deux.
— Tu m’empêcheras de dormir. Je te sens hostile et tu me gênes.
— Hostile, moi ? Parce que je te parle comme tu le mérites ? Pourquoi veux-tu que je sois ton ennemi puisque tu peux me servir à quelque chose ? Dors ! je ne me mêlerai pas de tes rêves. Ils m’intéressent médiocrement.
Très pondéré, à présent, très bourgeois de ton (?) — l’…Esprit dont je suis… possédé (?). — On le prendrait pour un grave professeur, mettons : un professeur de sciences psychiques, désireux simplement de faire une expérience sur un sujet. Ceci l’intéresse, cela ne l’intéresse pas ; je puis lui servir à quelque chose, — comme fournisseur de documents, parbleu ! — à cet immatériel gentleman en villégiature chez moi, — trop chez moi !
Il m’interrompt dans mes réflexions :
— Allons ! tu ratiocineras un autre jour ou une autre nuit. Dors ! tu es abruti, ce soir. Si tu crois me divertir, tu te trompes. Tu as bien pour l’instant la cervelle la plus em…bêtante qu’on puisse imaginer !
Il n’a pas été longtemps convenable, l’Être ! Il se montre de nouveau très mauvais genre comme dit un décrotteur de ma connaissance qui ne pourrait ajouter selon son habitude : « Il a de sales mots dans la g… bouche », puisqu’il s’agit d’un… impur esprit.
En tout cas, je ne suis plus effrayé du tout. Ce qui me semblait si horrible tout à l’heure ne m’apparaît plus que comme une légère brume, presque claire dans ces ténèbres. Je ne vois plus ces lueurs vertes et rouges qui étaient certainement des regards de… fantôme (?) perceptibles pour moi seul. L’Être s’est fatigué du trop ennuyeux spectacle de ma vie mentale et se repose à sa guise. Je vais certainement m’assoupir quand…
… un abominable vacarme éclate dans la sombre nuit lourde et chargée d’effluves électriques.
D’infernaux hurlements partent d’un point peu éloigné de notre pavillon, — peut-être, — oui, sans doute, — du bâtiment des femmes !
Ce sont des hululements pleins d’une désespérance infinie, d’effroyables rauquements suivis de strideurs qui me vrillent les oreilles et même les os, — qui m’entrent dans les moëlles, — des miaulements qui rugissent !
Cela s’interrompt parfois, mais pour une seconde, à peine, puis cela reprend plus féroce, plus douloureux, plus endiablé. J’en ai le cœur déchiré ; une sueur froide me glace ; j’ai les membres comme paralysés ; je crois que mes dents vont se briser les unes contre les autres, — je vais hurler, moi aussi !… quand claque sèchement le guichet par où j’aperçus pour la première fois la figure de Léonard. Un jet de lumière jaune topaze pailletée de gemmes sanglantes éclabousse la paroi luisante qui me fait face et la voix de mon gardien s’élève, très calme et très claire dans le hourvari sinistre :
— Faut pas vous impressionner, m’sieur Veuly ! C’est ces « dames d’en face » qui sentent l’orage… Si j’avais pas la voilure, je donnerais pas deux sous de mon « melon », — demain ! C’qui va y avoir une rincée !
Je le savais trop, Léonard, que c’étaient ces « dames d’en face » et même, depuis une minute, je croyais bien reconnaître au milieu de tous ces glapissements discordants, un petit cri plus « fin », plus « joli » que les autres, mais peut-être encore plus enragé, plus féroce, qui devait jaillir… du gosier de l’adorable « princesse ». — C’est fini, je ne pourrai plus dormir cette nuit, après cela : Elle aussi une hurleuse !
— Toutes, toutes sont des hurleuses ! me répond charitablement l’Être installé en moi. Je la connais, ta bonne femme !
— Brute !
— Pas d’injures. Sais-tu comment je l’ai connue ? Peinte dans ta cervelle, mon ami, et délicieusement peinte ; — d’aucune autre façon.
— Dis donc ! puisque tu as jugé à propos de reprendre l’entretien sans que je t’en sollicite, cette fois, tu vas me faire le plaisir de m’expliquer pourquoi tu m’as choisi plutôt qu’un autre pour m’assommer de tes mauvaises plaisanteries. Je serais heureux de savoir qui tu es et d’où tu viens. Tu peux me raconter cela très succinctement puisque je suis si abruti, cette nuit !
— Oh ! la peur que tu viens de ressentir ne t’a pas rendu plus lucide, — loin de là !
— Enfin, me diras-tu ?
— Je te répète que tu n’y comprendras rien… Mais puisque tu insistes, je vais te faire une « petite conférence » très courte. Tu as besoin de te reposer, ne fût-ce que dans mon propre intérêt, — car je te l’ai déjà dit, — je risque de pâtir des maux qui peuvent affliger ta mauvaise carcasse.
— Il était fort simple de la laisser en paix, cette mauvaise carcasse !
— Ce n’est pas absolument par choix que je t’ai gratifié de ma société… Enfin, tu veux des explications ?
— Je n’attends que cela.
— Écoute alors : je serai bref. Plus tard, je te donnerai des détails ; pour le moment rien qu’une sorte de sommaire.
— Mais va donc !
— Bien. Tu sais, peut-être que ta planète de boue n’est pas le seul astre habité. Il y a des mondes supérieurs au tien, — en assez grand nombre ; d’inférieurs aussi ; — et ceux-là sont presque innombrables. Il y en a de plus heureux et de plus malheureux ; mais tout cela n’est pas arrangé d’après les idées humaines, terrestres, — comme tu voudras ! Ainsi Tkoukra, l’étoile d’où je viens, moi, une planète plutôt, qui dépend du « système solaire » de l’astre rouge que vous nommez Aldébaran, — (oui, tu l’appelles bien Aldébaran, je vois cela en toi aussi nettement que l’idée stupide que tu t’en fais), ma planète, donc, contient une population jusqu’à un certain point semblable aux races de votre globe. Eh bien, quoique les intelligences y soient, d’une façon générale, plus avancées que sur la Terre, les gens y sont plus méchants, comme vous diriez, — les conditions de vie étant beaucoup plus tristes, rudimentaires et sauvages. Par exemple, beaucoup d’entre nous possèdent le don de « seconde vue », non pas inné, mais acquis par une volonté réfléchie de connaître sûrement l’avenir, du moins pour le temps de notre incarnation sur Tkoukra ; en revanche, il nous est impossible de nous défendre des intempéries et de nous assurer une nourriture suffisante, si ce n’est à certains moments épouvantables dont je me réserve de te parler quand tu seras plus habitué à moi ; à présent tu me prendrais en horreur ; — tu n’es pas déjà si charmé de partager avec moi ton corps ! Quoi qu’il en soit, comme — sans avoir le droit de me croire l’un des esprits les plus élevés de ma planète, j’étais suffisamment instruit, — (cette instruction pourra te paraître assez difficile à acquérir quand tu connaîtras la vie de mes anciens semblables) — suffisamment instruit, dis-je, et habile à voir à travers les espaces, — comme, d’autre part, je me méfiais des intentions du Créateur au sujet de mon Futur, car il pouvait juger bon de me faire expérimenter une autre existence encore plus misérable en même temps que plus intellectuelle, je me promis de conquérir ou de filouter un peu de bonheur relatif et transitoire, mais immédiat :… Je connaissais télépathiquement la Terre… Il y avait, certes, bien des mondes plus beaux et meilleurs, mais quel espoir de m’y voir toléré ?… Dans ces mondes, les âmes étaient trop sereinement fortes ou trop brutalement méchantes pour moi. La terre me convenait. Après mille peines, mille recherches, je parvins à dégager mon « corps astral », suivant l’expression de vos Mages, et à m’enfuir à travers l’Éther, abandonnant ma dépouille matérielle inerte aux bises glaciales et au dur sol ingrat de mon étoile. Puisse un esprit de quelque séjour encore plus tristement affreux s’en emparer et y souffrir moins qu’en son ancienne forme demeurée dans un astre plus inclément. C’est le premier vœu charitable de l’ « Être » de Tkoukra !
Arrivé sur la Terre, ou pour mieux dire, quand je flottai dans l’atmosphère de votre planète, je cherchai assez longuement ce que je désirais trouver : un corps à voler — eh oui ! à voler ! — car j’aurais préféré disposer à moi seul d’un organisme humain, m’y étant introduit à la faveur d’une syncope ou d’un volontaire vagabondage d’âme du possesseur. C’est ainsi que s’y prennent les esprits inférieurs que vous nommez les Élémentaires. Malheureusement, à part quelques enveloppes charnelles de très hauts brahmes ou de mages occidentaux qui m’auraient expulsé au bout de peu d’heures dès leur retour, je ne découvris en fait d’habitacles vacants que « de la saleté » ! Je suis grossier, mais juste. Me vois-tu sous la forme d’une vieille femme hystérique, anémiée, douloureuse, geignarde, vivant tout juste par habitude ou par entêtement, d’un névropathe dont le corps ne serait qu’un clavier à souffrances ou d’un valétudinaire, demain candidat à la concession perpétuelle ?
» Je me résignai à partager. Or, d’un pôle à l’autre, je ne sus rencontrer, même parmi les « mabouls » comme toi, aucune âme aussi dénuée d’énergie, aussi molle, aussi loque que la tienne…
— Tu me flattes, mais tu exagères…
— Un peu. Mes recherches n’ont peut-être pas duré autant que je le dis ; mais au point de vue de la débilité mentale tu étais à point. Par contre, tu n’étais pas dépourvu de tout ressort physique ; loin de là. Malade imaginaire, soit, mais pas invalide pour un sou. (Jolie expression financière, — entre parenthèse, — que je déniche dans tes magasins cérébraux.) Je te crois assez bon garçon et me figure que nous pourrons nous arranger ensemble. D’ailleurs, tu es si torpide, si veule, (ton nom de Veuly, certes, est peignant et te sied bien !) — que je serai volontiers moins méchant envers toi qu’envers un autre. En voilà assez pour ce soir, n’est-ce pas ? Tu sais qui je suis, d’où je viens, pourquoi j’ai loué une chambre chez toi. J’ajoute que je tâcherai de déménager dès que je croirai trouver mieux. Je veux étudier la vie terrestre et en jouir le plus possible ; aussi le logement que tu m’offres n’est-il qu’un pis-aller, rien d’autre ! — Il y a donc de l’espoir pour toi. — … Ah ! tu ne connais pas mon nom, — pourrai-je te le dire ?… Oui, — en voici les « éléments sonores » dans ta boîte à musique : je m’appelle Kmôhoûn. Je t’ai déjà appris que ma planète sub-aldébaranienne, invisible aux télescopes de ton globe, se nommait Tkoukra. — Maintenant, bonne nuit !
Chose incroyable, j’ai pu m’endormir en dépit des clameurs aiguës qui démolissaient, en quelque sorte, les murs du « bâtiment d’en face », le transformaient en une immense cage toute hurlante dans les ténèbres. — L’affreux concert a duré longtemps, car j’ai l’impression que sa lugubre cacophonie venait me tourmenter jusqu’au fond des gouffres du sommeil.
Puis, tout à coup, c’est le matin, le petit jour gris-bleu et Léonard entre dans ma chambre, précédant François, mon gardien temporaire.
II
Malgré les menaces d’orage d’hier soir, voici que vers sept heures, il fait un si joli temps saphir et or que j’ai envie d’aller revoir les jardins.
Je passerai devant la fenêtre de ma « princesse » : Si je puis lui dire deux mots au départ, j’en aurai le cœur fleuri pour tout le temps de ma promenade ; sinon je patienterai un peu et les verdures, les parterres, les paysages du grand parc et les champs prisonniers de murailles s’embelliront de l’espoir que j’aurai de lui parler au retour.
J’ai dû rêver, cette nuit. Il n’y a pas de Kmôhoûn de Tkoukra ; il ne s’est élevé aucun cri du bâtiment des femmes ou si quelques malades très fortement atteintes ont jugé à propos de donner un concert, (— hélas oui ! j’ai encore leurs inhumaines clameurs dans les oreilles ! —) Elle, du moins, n’a pas crié. J’aurai, simplement, été un peu plus fou que de coutume et me serai complu à me terroriser, à m’horrifier moi-même. Belle besogne de dément ! Et Kmôhoûn de Tkoukra ! Elle est bien bonne, celle-là ! Quelle imagination ! Voilà que je découvre des planètes, que je deviens un douchable Leverrier de cabanon ! C’est abracadabrant !
— Pas tant que cela, me répond très tranquillement Kmôhoûn auquel je reconnais maintenant une sorte de voix psychique, féroce ou calme, « pas si abracadabrant que cela puisque je demeure ton très dévoué pensionnaire tout joyeux d’avoir à nous féliciter l’un et l’autre de l’excellente santé de notre carcasse. Hein ! quelle joie d’être débarrassés entre nous de l’absurde : « Comment vous portez-vous ? » qui se dit jusqu’à Tkoukra !
J’avoue que j’éprouve un désespoir profond, si sincères que soient mes convictions de « partageux ». Il va falloir désormais être surveillé, espionné par cet être d’espèce différente et peut-être redoutable. Je n’aurai plus jamais la ressource de me « réfugier en moi-même ». Je n’y serai pas seul ! L’ultime abri dont un forçat maltraité, dont un chien battu peuvent jouir ne sera plus un abri pour moi ! Toujours une présence, même si j’agonise de douleur !
Oh ! échapper à Kmôhoûn de Tkoukra, — ne fût-ce que pour quelques heures, — pour quelques minutes !
— Ah ! c’est bien simple ! répond le même Kmôhoûn. Veux-tu aller faire un tour hors de toi-même ? Je me charge de t’y aider. Tu n’as qu’un mot à dire. Ce n’est plus un refuge que tu possèdes aujourd’hui. Tout peut te servir de refuge ! Il te suffit de quitter ta « guenille ». Tu penses bien qu’après avoir eu tant de mal à découvrir le secret des sorties de corps astral, je n’ai pas été assez bête pour l’oublier. Tu pourras lâcher l’ « homme de Tkoukra », aller voir ta princesse et demeurer auprès d’elle le temps que tu voudras. Quand il te prendra fantaisie de réintégrer ta prison de chair et d’os, je t’agréerai de fort bonne grâce, car j’ai réfléchi. Je ne veux pas me conduire en accapareur ; j’aime bien mieux abandonner un coin du logis au légitime propriétaire qui, sans cela, me rendrait l’existence insupportable à force de toujours voleter autour de moi en piaulant : « Je veux rentrer dans ma maison ! Rendez-moi mon petit entresol ! » Je n’aurais plus une seconde de tranquillité. Tu peux donc « sortir » sans crainte ; à ton retour je me montrerai plus poli, plus empressé que bien des concierges ; je ne te laisserai pas « attendre à la porte. »
Mon Kmôhoûn a, vraiment, fait d’incroyables progrès en peu de temps. Il a lu bien des chapitres de vie terrestre dans mon cerveau : il connaît les concierges !! — Mais il ne s’agit pas de cela. Je vais, si je le veux, aller passer plusieurs heures près de ma « princesse » sans qu’aucune gardienne puisse en prendre ombrage. Ne serai-je pas invisible pour tous ceux qui ne sont pas des Yoghis ? — Et si Kmôhoûn me trompait ? Si, indifférent et sourd à mes objurgations, il me laissait errant dans l’espace ? — Bah ! je suis déjà si fatigué de lui que je lui abandonnerais, je crois, la place sans difficulté. J’en serais quitte pour aller hanter perpétuellement ma princesse qui est d’une société autrement gracieuse et agréable. Je réaliserais même ainsi le rêve de bien des amoureux. J’ai tant souffert ces temps derniers, je suis un homme tellement changé par l’angoisse que j’en viens à me figurer que ma passion est toute platonique, idéale, — et d’autant plus délicieuse à éprouver. Certes je ferais bien rire les bons conteurs du « Gil Blas » s’ils étaient au courant de mes divagations !
Quoi qu’il en soit, je dis très délibérément au Tkoukrien :
— Je ne demande pas mieux que de m’évader pour quelques heures.
— Oh ! je vois ce que tu rumines ! Ce n’est pas très aimable pour moi, mais je ne t’en garderai pas rancune. — Va, mon garçon : tu me reviendras plus tôt que tu ne penses. Tu n’as pas une âme volontaire comme la mienne. Tu me trouveras tout à ton service pour te faire opérer ta « rentrée ». Tu veux partir maintenant ? Bien ! Le meilleur moyen à employer pour libérer ton esprit est le suivant : vouloir très fortement échapper à ton apparence matérielle. Par exemple, il faut Savoir vouloir, vouloir d’une certaine façon que je ne pourrais t’expliquer ; certains êtres découvrent peu à peu ce secret en eux. Mais tu n’en es pas encore là, mon veule Veuly ! Il faudra que j’intervienne — et fort énergiquement. Toutefois tu me faciliteras une idée la besogne en te servant du peu de volonté qui est en toi : songe à un endroit quelconque, disons le bâtiment d’en face et désire très violemment t’y trouver transporté.
C’est aisé, tous mes rêves y volent… Mais qu’ai-je ressenti tout-à coup ? Est-ce une peur honteuse, brisante, une peur sans nom ? Est-ce une trop furieuse joie ? Est-ce une douleur exquise et presque mortelle ? Qu’a fait ce Kmôhoûn ? Je ne sais, mais la commotion est telle que je crois mourir. . . . . . . Et je me retrouve — bondissant ? — volant ? au-dessus du jardin. Ni bondissant ni volant en réalité ; je n’ai plus de corps, mais je continue de voir et d’entendre comme lorsque j’étais incarné.
Presque à la même seconde j’aperçois, couchée dans son lit, ma « princesse », les yeux révulsés, le rose clair de son visage devenu rose-thé, ses fines dents blanches découvertes, — on dirait grinçantes, — ses lèvres bleuies étirées par un rictus farouche. Elle est encore belle mais presque effrayante ! Le Dr Froin et une gardienne causent debout à son chevet :
— Ah ! monsieur le Docteur, vous savez bien ! Chaque fois qu’il y a cris la nuit, elle est comme çà le lendemain. Les autres se remettent tout de suite. À deux heures du matin elles faisaient un charivari d’enfer et — aussi vrai que je m’appelle Célestine Bouffard, au moment du petit déjeuner vous les retrouviez varmeilles, souriantes et pleines d’appétit. Mame Letellier, elle, ça lui donne une de ces crises « qu’il lui faut la journée entière pour s’en sortir ». C’est pas qu’elle s’exaspère plus que les autres. Elle donnerait de la voix plutôt moins que ses collègues ; maintenant, il est vrai de dire qu’elle, les rares fois que ça la prend, ça fait grémir. C’est aigu comme une lame de paugnard et ça vous fait dans le dos « comme si que ce serait une scie qui vous passerait sur les noyaux de la colonne…
— Musique d’Auber, fait un baryton trop connu… Je découvre le gracieux Bid’homme assis sur un fauteuil et caché jusque-là par la large carrure et les hanches phénoménales de Mlle Célestine Bouffard (Célestine Bouffard ? N’a-t-elle pas joué un rôle dans certaine histoire de toqué libidineux et de « tonnelle B » racontée par l’incendiaire Auzoux ?…)
Ah ! cette fois il m’est donné de voir le Dr Froin en colère :
— Monsieur Bid’homme ! gronde-t-il d’une voix toute changée, vous serez bien bon d’aller plaisanter ailleurs. Vous êtes stupide et inconvenant…
— Et puis après ? ricane l’aliéniste botté.
— Et puis sortez immédiatement ; je n’ai plus besoin de vous.
Ainsi congédié, Bid’homme dit l’Aimable gagne la porte en chevauchant sa cravache et en faisant sonner ses éperons.
— Qu’est-ce que vous avez aux pieds ? Avez-vous perdu l’esprit ? clame le Dr Froin.
Bid’homme répond comme l’eût fait l’immortel Ubu par un monosyllabe composé de trois consonnes et de deux voyelles… assez bas toutefois pour que le Directeur puisse affecter d’ignorer cette gentillesse. Il continue d’inspecter son adjoint :
— Et une cravache par-dessus le marché ! Et vous caracolez ! Vous avez certainement bu !… Venir dans la chambre d’une malade pour « jouer au cheval ! » Votre compte est bon ! Allez m’attendre dans mon cabinet… ou plutôt non ! Couchez-vous ! Nous nous expliquerons cet après-midi !
Comment ai-je entendu toute cette scène qui scandalise évidemment la distinguée Mlle Bouffard dont la voix de contralto gémit : « Ah ! chez le Dr Froin ! — des « cacades » pareilles ! Où c’est que nous allons ! C’est « la renverse de tout ! »… Comment ai-je pu suivre ce dialogue ridicule au moment où je ne suis préoccupé que de l’état de la femme que j’aime ?
Elle a encore pâli ; ses yeux roulent, hagards ; son nez se pince et se tache de blanc livide aux narines ; sa bouche grimace un peu ! — Abomination ! Elle serait… presque laide… pour un autre que moi ! Le Directeur s’empresse, lui relève la tête sur l’oreiller, lui fait respirer des sels, tandis que Célestine Bouffard lui tape dans les mains.
Elle se réveille brusquement, regarde autour d’elle. Les beaux yeux sont encore égarés, toute sa figure est convulsée ; elle « ne se ressemble plus :
— Ô Docteur, quoi donc qu’elle a, c’te pauv’petite Mme Irène ! crie Mlle Bouffard. Vrai Dieu ! elle est-y changée ! Quel malheur !
— Taisez-vous ! dit sèchement le Dr Froin. Elle aura repris sa physionomie normale avant ce soir !
Mais le coup est porté : Irène — (c’est par Mlle Bouffard que j’aurai appris ce nom !) — Irène est prête à pleurer. Elle saisit le petit miroir demeuré à portée de sa main et y jette un regard épouvanté :
— Ah ! mon Dieu ! je suis hideuse ! Je ne veux plus qu’on me voie ! Oh ! c’est mal de me regarder comme cela ! Je veux me cacher ! Oh !… surtout… celui qui va me délivrer… qu’il ne me voie pas… je le perdrais ! Le seul ami, le seul !… Par pitié, allez-vous en !
— Le mieux est de la laisser un instant, acquiesce le Dr Froin.
Après ce qu’elle vient de dire — (est-ce de moi qu’elle a parlé ? Suis-je l’ami qui doit la délivrer ? Ou a-t-elle imaginé quelque bizarre chevalier qu’elle croit rencontrer partout ?… peu importe !) je trouverais cruel d’épier son désespoir, même à son insu. Je reviendrai plus tard, je lui donnerai le temps de se remettre complètement.
Et tandis que l’infirmière qui suit le Docteur ouvre et referme la porte, je sors de la chambre, sans y penser, au travers du mur ; car il n’y a plus pour moi d’obstacles matériels. Je me laisse aller, flottant au hasard… et me voici déjà loin de Vassetot. Une liberté si absolue m’effare ; — je ne sais qu’en faire.
Je sens, pourtant, que si je n’étais pas aussi abominablement triste, si j’avais la moindre énergie « spirituelle », rien ne me serait plus facile que de gagner, en un espace de temps incroyablement court les beaux pays que j’ai toujours désiré voir, que de planer au-dessus d’Océans d’un bleu lumineux vers des baies cernées de palmes et de forêts fleuries. Mais, tout aux souffrances d’Irène, je ne songe qu’à ce qui peut me rapprocher mentalement d’elle et ne m’étonne pas de façon démesurée quand je m’aperçois que je suis, — de haut, — la route de Villiéville-plage, par où Léonard est parti ce matin pour aller chercher la mère de ma pauvre « petite princesse. »
Je vais doucement ou vite, à mon gré, et, bien que je n’aie plus d’organes, je vois et entends plus clairement, je jouis plus vivement des parfums des prés et des haies que je ne pouvais la faire hier dans ma prison corporelle.
Léonard a dû prendre la vieille route, la plus courte, — celle-ci. — En effet au moment où je vais dépasser une sorte de vieux fiacre fermé traîné par un cheval poussif et conduit par un cocher ivre, je reconnais la face auguste de mon gardien sortant du cadre de la portière. Il paraît furieux, mon gardien ; il est rouge comme un soleil couchant et jure avec une abondante véhémence. Quand il a suffisamment blasphémé, quand il a fait un large abus de locutions « immodestes » et d’épithètes au Cayenne, il en revient à la phrase régulièrement construite et je connais la cause de son ire :
— Quand je pense que c’est moi qu’ai-z-été te sercher hier, vieux macchabée crevé de boisson, toi et ton carcan à sonnettes, je voudrais me sanger et puis toi aussi en nourrices de cochons de lait. Que le Dr Froin y m’disait : « Prenez la voiture de l’établissement » et que j’y répondais : « Non ! j’suis habitué avec Robidor et son fiâque ; c’est la seule vésicule de Vassetot qu’est construite pour LE malade. Ah ! il est bien Robidor ! ’larrive à cinq heures du matin saoul comme « père et mère » (comme un troupeau de bourris, — quoi !) — j’comprends une tape l’après-midi, mais à cinq heures du matin ! — Y casse son brancard de drouète qu’y rakmode avec de la corde, y se manque de ça qu’y me verse dans de la bouse et avec son mulet de cheval qu’a des pieds de… marchandise, y me fait faire une demi-lieue à l’heure ! ’Cré enfant de « mauvaise femme », va !
Robidor demeure impassible. Une seule fois, mon gardien s’étant tu pour respirer, il murmure avec douceur :
— Voyons, Léonard, fous-moué la paix, pas moins ! J’t’ai vu pus saoul qu’moué : j’ai-t-y fait des histouères ?!
À la fin, Léonard rentre sa tête dans le fiacre et se met à brosser son melon blanchâtre avec une manche de sa veste ; il crache avec soin sur une petite tache encore inaperçue et frotte l’endroit avec son mouchoir. Puis, il tire un journal de sa poche, enveloppe le chapeau dedans, atteint une valise faite d’un morceau de papier goudronné et d’une forte ficelle, y prend une sorte de casquette de marchand de marrons et s’en gante le crâne. Il monologue :
— Ça, c’est un chapeau délicat. Ça supporte deux, trois heures de poussière mais pas une demi-journée… Je le remettrai pour rentrer à Villiéville ; mais pourquoi que je l’abîmerais dans la guimbarde à Robidor qu’a seurement pas brossé son capitonnage ? À qui qu’y fera de l’effet, mon galurin ? J’va-t-y être coquet pour trois pauvres vitres et un dos de cocher dans les bignes du Seigneur ?
Le cahotement du fiacre et le tangage sur place deviennent si doux, si berçants que Léonard se croit, bien sûr, dans un « rocking-chair » et finit par s’endormir.
Une heure, au moins, se passe. Le cocher dort aussi, saluant la croupe du bidet, puis la route, jusque là déserte, bordée de grands arbres espacés ombrageant des tas de cailloux, s’anime maintenant de maisonnettes grisâtres ; la douce rosse qui marche à sa guise et renifle l’arôme d’écuries connues, avance un peu plus vite, sans précipitation toutefois. Aux cahutes grises succèdent de nobles constructions de briques groseille à toits d’ardoises indigo, des pavillons de rentiers illustres, sans doute possible, — et le cheval cesse tout-à-coup de gratter de ses fers la chaussée dure et bombée. Il a fait halte derrière des charrettes de foin qui barrent la route, et peu gêné par son mors usé, gros comme une baleine de corset, commence à déjeuner avec lenteur.
L’adipeux cocher se réveille, roule péniblement à bas de son siège, passe un bras par la portière et secoue Léonard sans trop de précaution en hurlant :
— Eh ! mon vieux garde-chiourme ! V’là la mairerie !
Il reprend d’un ton posé d’observateur impartial, tandis que Léonard se frotte les yeux, puis développe son chapeau et s’en coiffe :
— J’ai vu bien des chevaux dans ma… grue d’existence, mais pas un qui aurait fait le pouël à Bicot ; ce bougre-là y sait toujours par à peu près par où qu’on va. C’est vrai qu’il est oppo-ô-osé d’avancer par ces… souteneurs (?) de charretiers, mais enfin « y en a d’aucuns » chevaux qui seraient montés su’l’ crottoir. Lui pas ; y vouët l’auberge à quinze pas et y s’dit : « Pas la peine de faire des « oréginalités » quand « y ya » qu’un… soupir à pousser pour arriver. Et pisqu’y ya de la salade, j’vas « manger un morceau » !
— Ah ! l’failli canasson ! réplique Léonard, « c’est ’core un particuyer dans l’genre à son maître ».
Robidor paraît flatté, plus encore lorsque mon gardien ajoute :
— ’Coute un peu : tu vas remiser ici ta roulotte et ton poulet d’Inde, chez Angu-Postel. Moi, j’en ai pas pour longtemps chez le Maire qui va me dire où que reste le parent de la mère Charlemaine ; paraît que c’est tout près. Je vas avertir le copain qu’y fasse un baluchon pour sa cousine et qu’y la mette décente pour quand je viendrai l’emballer su’l’coup de trois heures. Ton animal ne peut pas repartir avant, pas vrai ? ’l est claqué comme un vieux ballon. B’en dans vingt minutes, une domieure, j’te r’joins chez Angu-Postel : dans le cas que tu te dessaoulerais, on prendrait un verre… ou deux ; ensuite on mangerait c’qu’y aurait, puis café, gloria et rincette-surrincette si tu te tiens comme un zigue. Enfin nous allons charger : et en route pour la caserne de Vassetot. On n’y sera jamais beaucoup plus tard que neuf heures puisqu’y ya pas plus de trois heures de route pour un bidet de moins de trente-neuf ans ; et tu vois, je compte double pour le tien qu’est plus que de la peau de bottes ; fous-y d’l’avoine, en tout cas, c’est Froin qui paye !!
Mon gardien n’a même pas la peine d’aller jusqu’à la mairerie. Il rencontre à sa descente du fiacre le premier magistrat du bourg, éléphantin paysan au nez bleu orné de narines poilues et aux yeux si invraisemblablement rusés que cela doit lui faire mal de les tenir tout le temps à ce cran d’expression-là.
Léonard l’interpelle, lui raconte sa petite affaire, obtient l’adresse indispensable : « devant l’pus gros fumier, là-bas, à toucher l’bassin d’nôvigôtion » et met le cap sur l’énorme tas d’ordures indiqué.
Il frappe à la porte d’une maison sale mais prétentieuse. Une jeune bonne mafflue, nullement prétentieuse mais plus sale que la maison, grogne qu’il « a de la veine », car M. Frédéric sort de rentrer. — Nous sommes bientôt en présence de M. Frédéric lui-même, un vieux « monsieur de campagne », chétif, louchard et ahuri, déguisé en « chasseur » d’almanach comique ou d’image à un sou.
La salle-à-manger-salon de ce personnage est encombrée de fusils de tous les modèles, de gibecières, de poires à poudre. Le possesseur de cet arsenal cynégétique n’a rien de belliqueux ; en dépit de ses soixante-dix ans bien sonnés il nous montre une imberbe figure piteuse de petit garçon puni. Ses yeux louches ressemblent à ceux d’un lapin mort ; ses lèvres tremblent tandis qu’il parle avec une incorrecte élégance ; ses rares cheveux plantés comme du chaume sur une maigre terre paraissent hérissés de frayeur.
— Vous venez pour me délivrer de ma cousine, soupire-t-il. C’est une personne dangeaireuse et de mœurs, je le crains, équivoques. Sa branche de notre famille domécillée à Cany n’a pas reçu autant d’inducation comme nous autres élevés à Villiéville. De là, je le crains, sa conduite nauséabonde et peu flatteuse pour sa parenteté. Le docteur-médecin-accoucheur de notre locüalité a dû la « phlibostomiser » avant-z-hier. Oui, monsieur, cette femme-là, c’est Tadmerlan en jupons…
Léonard interrompt son discours pour le prier d’empaqueter quelques vêtements et du linge pour la future internée et l’informer du moment de son départ.
— À trois heures seulement, mon cher et bon monsieur ! C’est une grande déception pour moi ! Je croyais vous la transmettre tout de suite ; et c’eût-z-été sans douleur ! Elle a encore le temps d’entrer plusieurs fois en danse, — c’est le mot positif, mon excellent monsieur ! — de me porphyriser mes meubles et d’endommager mon physique qu’elle a déjà menacé d’extrafilades et autres violences.
Mon gardien lui explique la situation : un cheval fatigué, un cocher à peine remis d’ « un coup de sang », pas de voiture à louer à Villiéville..,
— Je vois, hélas ! Je comprends, répond le « chasseur » navré, mais je compatis bien à mes propres inquiétudes. Je ne respirerai des deux poumons que quand cette démoniaque personne aura franchi l’horizon ! Mais ne pourriez-vous rester avec moi jusqu’à votre départ pour Vassetot ? Je suis à bout de forces. Voyez-moi, moi, un homme de mon âge, inoffensif au point de n’avoir jamais exterminé que d’innocents animaux, moi, armé d’un revolver meurtrier à ma ceinture !
Un « bull-dog » brille en effet, de tous ses nickels sur le ventre plat du bonhomme qui reprend avec effort, d’une voix plus basse, comme honteuse :
— Et savez-vous pourquoi cette arme n’a pas quitté mon giron depuis avant-z-hier au soir ? La folle voulait… (ah ! mon bon cher monsieur, oserai-je le dire ?)… elle voulait me « ravir l’honneur » !
Le vieux Nemrod en frémit encore.
— Je peux pourtant pas « plaquer » le cocher qui devait manger avec moi chez Angu-Postel ! fait mon gardien.
— Ma foi, tant pis ! répond tristement M. Frédéric. Amenez-le se « sustenter » ici : c’est de la dépense !… Mais je n’en mourrai pas pour une fois !
Léonard se hâte d’aller chercher Robidor qui ne l’avait pas attendu pour prendre beaucoup plus que ses deux verres mais qu’une seconde saoûlerie a visiblement guéri de la première. Ô homéopathie !
— J’y avais pas pensé, grommelle mon gardien, mais c’est bien ça qui le tenait, le sacré Robidor : ’l était sâh, mais pas assez !
Le gros cocher dont l’estomac est une vraie cale fait honneur au repas. Les trois attablés s’entendent, d’ailleurs, le mieux du monde, bien qu’ils parlent tous les trois à la fois. M. Frédéric narre des « méchancetés » de lièvres, « de sales bêtes qui n’ont aucun égard pour les meilleurs tireurs » pendant que Léonard raconte des traits de canaillerie de « mabouls » plus ostinés et plus fûtés que les autres. Robidor, lui, n’abandonne pas un instant le chapitre du crottin. Pour sa vieille expérience c’est une « pierre de touche ». Il en a vu d’ « extraordinaire » (!) bien que toujours révélateur des habitudes, du caractère et des capacités du « sujet » !
Dès le second plat, M. Frédéric est charmé de ses hôtes ; au dessert il s’établit une si parfaite harmonie que l’on peut dire que les trois parlent en chœur.
On vient de verser le café. Le maître de la maison débouche une bouteille de cognac et la gaîté est à son comble, chacun s’amusant follement de sa propre conversation, quand il se produit un incident (tout comme à la Chambre ou au Sénat). La porte de la salle-à-manger s’entr’ouvre ; puis passe, entre le chambranle et le battant, une vieille tête émaciée, fripée, mordorée comme un cuir de Cordoue, une vieille tête aux yeux noirs étrangement brillants qui ne me paraît pas tout à fait inconnue. Comme on n’y prend pas garde elle disparaît mais pour reparaître deux secondes plus tard sur un corps incroyablement maigre qui flotte dans un affreux caraco noir tout étoilé de graisse et un jupon de couleur indicible.
M. Frédéric lève les yeux et pousse un cri :
— Aïe ! voici la cousine !
La vieille dame, — cette tigresse ! — fait timidement quelques pas et dit d’une voix lamentable :
— J’ai faim aussi, moi ! et on ne m’a rien donné à manger !
M. Frédéric devient verdâtre et crie comme un écorché :
— Robertine ! Venez vite prêter main-forte à ces Messieurs !
La bonne entre, — côté cuisine ; — Léonard et le cocher sont déjà debout.
Je m’attends à une scène d’une rare violence quand les alliés s’approchent de la vieille pour la « maîtriser », mais elle se contente de répéter :
— J’ai faim aussi, moi !
La bonne ricane :
— Est-il couenne, Monsieur ! Alle est pas si féroce ! Je vas la prendre avec moi et lui donner « kekchose » à bouffer.
— Rien de ma table ! gémit M. Frédéric. Elle s’alimenterait gloutonnement de toute ma nourriture et je n’aurais plus rien pour ce soir ! Faites-lui chauffer les pommes de terre d’hier avec le morceau de « bouilli ». Rien d’autre ! C’est une ruine, une vieille aliénée de cet appétit !
Robertine prend par le bras la bonne femme qui pleure mais s’apaise dès que la peu décorative jeune personne lui a promis de lui « fourrer tout plein de ça qu’est bon ».
— Vous comprenez, reprend M. Frédéric, je ne puis pas mettre les plats d’or dans les plats d’argent pour une vieille aliénée qui n’a plus le sou. Bien sûr que ça a eu des « moyens » et gros comme une meule, dans le temps. Mais la « mauvaise administration », le vice, la folie, peut-être la boisson, tout cela réuni a mangé le plus clair du capital. Le tuteur de cette famille de déments, — un notaire, — est un sentimental… (Oh ! un notaire sentimental ! Un crocodile qui s’est payé une muselière, alors !) et tient absolument à ce que ses pupilles soient traités comme des parents de ministres, chez le Dr Froin. Ça revient à… à… horriblement cher ces chambres à part, ces régimes dits fortifiants ekcékéra. Je suis sûr que les revenus actuels sont dépassés. Hier j’ai acheté à Robertine, pour la mère Charlemaine, deux de ses costumes fatigués mais encore bons qu’elle mettait pour les « grands nettoyages ». Ils m’ont coûté dix francs les deux, c’est une somme ! En serai-je seulement remboursé ?
— Alors, son baluchon ? fait Léonard, curieux.
— Sera composé de sa chemise bien raccommodée et de celui des costumes de Robertine qu’elle n’ « arbore » pas aujourd’hui.
— Enfin, le Dr Froin s’arrangera avec le tuteur.
— J’y compte bien. J’ai, vraiment, assez fait ; tout mon argent est placé… mal placé !… J’ai même renoncé à me marier par économie ! Alors vous comprenez !…
On a pris le cognac. M. Frédéric rebouche la bouteille, mire bien le niveau du liquide et fait, à la hauteur voulue, une petite marque avec un diamant de vitrier. De plus, il met la fiole sous clef ; mais je l’entends murmurer :
— La sellurerie ne vaut pas cher aujord’aujord’hui.
Il est près de trois heures. Robidor s’en va chez Angu-Postel pour atteler son cheval. Robertine apporte les « effets » de la mère Charlemaine qui commence à s’inquiéter.
— Elle n’aurait pas un chapeau, un bonnet, demande Léonard. Nous n’arriverons pas de bonne heure à Vassetot et y fera frais !
— Elle possède une capeline, je me reumeumore, répond M. Frédéric. On pourra lui en ceindre le chef si la température devient trop frigorifique.
Dix minutes se passent et Robidor revient, son fouet en collier, annoncer que « la bête est dans les brancards ».
Robertine empaquette la tête de la mère Charlemaine dans une sorte de torchon de laine noire qui a souffert du voisinage de bougies allumées et coulantes. Léonard offre gracieusement le bras à la bonne dame. Celle-ci pousse de petits cris et veut savoir où l’on va « comme ça ».
— Nous allons pronmener en voiture, flûte mon gardien.
— Pas avec des Monsieurs que je connais pas, proteste la folle, ’y a des oubliettes dans les voitures et on y jette les vieilles femmes comme moi. J’aime mieux aller voir les oiseaux de fer-blanc sur le toit du grenier ; ils chantent comme des harmonicas !
— C’est là que nous irons avec le fiâque, par un chemin montant qui tourne, susurre Léonard.
— C’est-y bien vrai ?
La mère Charlemaine fait deux pas, à demi rassurée. Robertine lui dit : « Au revoir ! » en lui donnant deux bonnes tapes dans le dos en guise de marques d’amitié. M. Frédéric respire. Mais la pauvre femme se retourne soudain et sanglote, comme prise d’un pressentiment :
— Tu m’embrasseras-t-y pas, Frédéric ? Des fois que je reviendrais… que tard ?
— Allons bon ! Voilà que ça la reprend, les bêtises ! voilà qu’elle va encore me persécuter de ses vilaines gestes, clame M. Frédéric. Arrêtez-la. Mais regardez-moi ça. Est-ce assez déjeté pour soixante ans ! Que je connais des jolies personnes de cet âge qu’on dirait des jeunes filles, et fichue comme ça, l’air d’en avoir quatre-vingt-dix, ça s’attaque aux hommes mûrs ! Vous n’êtes pas dégoûtée de vous-même, Eulalie ?… Non, Madame ! vous ne m’embrasserez pas ! Ça vous fournirait encore un stock d’idées indécentes !
— Des idées indécentes ! s’exclame la malheureuse femme, peut-on dire ! Moi qui n’aime que les moutons frisés et les pigeons-voyageurs !
La pudeur de M. Frédéric doit être bien facile à effaroucher ! Où a-t-il pris que cette triste bonne femme pût être jamais dangereuse pour les vertus fragiles ? L’érotisme de ce pauvre vieux hareng-saur d’Eulalie me paraît des moins sénégalais, jusqu’à présent !
Robertine semble partager ma manière de voir car je l’entends ronchonner une espèce de protestation d’où je puis extraire ces bouts de phrase :
— B’en vrai ! Si c’t’elle-là est polissonne !… pas pitié d’une pareille esquelette !… S’est racheté une verginité, l’père Frédéric !… a pus peur des anciennes que des « jeunesses », l’vieux bouc !
Mais nous voici dans la rue. Léonard s’approche de la voiture et va aider la mère Charlemaine à y monter quand… frrrrt !… la folle dégage son bras, fait un petit bond de côté et prend sa course dans la direction du bassin. Robidor et Léonard lui donnent immédiatement la chasse, bientôt suivis de M. Frédéric qui, vite, a été s’armer d’un fouet à chiens. Elle a encore de bonnes jambes, la brave vieille, et donne du travail aux trois coureurs lancés à ses trousses. Mais elle commet l’imprudence de se risquer sur la jetée : plus d’issue ! Elle a beau décrire des cercles, faire des crochets brusques, elle va être saisie par Léonard quand lui vient l’idée — plutôt malheureuse de se jeter à l’eau. Je la vois sauter, je la crois perdue ; mais nous avions compté, elle et moi, sans la file de barques rangées le long du môle. Deux pêcheurs occupés à déverguer une vieille voile se sont retournés au bruit de la poursuite et — la happent littéralement au vol.
On la hisse sur la jetée. Léonard et Robidor l’empoignent et, — sans trop la « saërraï », — la portent toute gigotante jusqu’à la voiture où ils la campent sur une banquette comme un paquet. Et en route !
Un peu mouillée malgré l’adresse de ses sauveteurs qui n’ont pu empêcher le bas de sa jupe de prendre un léger bain, sa robe collée à ses jambes, la mère Charlemaine paraît encore plus maigre, plus longue, plus fantastique. J’aperçois de loin M. Frédéric essoufflé mais jubilant qui se frotte les mains avec délices et Robertine qui montre le poing à son maître.
La folle pleure et, — après le premier moment de prostration, — fait une « musique du diable », suivant l’expression de mon gardien :
— Où c’est qu’on va, où c’est qu’on va ? crie-t-elle on se débattant, maintenue solidement par la poigne de Léonard. Cet agent de recrutement pour la maison Froin conçoit enfin une idée lumineuse qu’il aurait bien pu avoir plus tôt :
— Où qu’on va, ma bonne dame ? Mais à voir vos fils et vot’fille qui sont chez des amis.
— Fallait me l’dire ! s’écrie la folle. Moi j’avais peur d’être emportée par des gendarmes en civil « rapport à » morceau de saucisson que j’ai volé à Frédéric pass’que j’avais des « ronds de couteau » (?) dans l’estomac. Je sais bien ce qu’on fait aux voleuses ! On leur met des fers rouges sous les aisselles et on leur coupe les cheveux avec des tenailles…
— Y vous donnait donc pas à manger, vot’cousin ?
— Oh ! il est bien gentil mais il n’aime pas les gouillâfres. Il me l’a dit. Alors je ne soufflais rien quand il me donnait des tout petits bouts de pain sec et je « cherchais ma vie » dans les coins. Robertine m’avait bien donné quelque chose mais il mettait tout sous clef ; pas tout puisqu’il y avait le saucisson sous la table de la cuisine — oh ! une tranche… et pas bonne ! — et puis un vieux morceau de lard à côté d’une paire de bottes dans le hangar et puis un demi-hareng fumé dans le jardin, « près des poules ». Mais je l’ai volé, ce pauv’Frédéric, et c’est pas bien !
Le voyage de retour est dur. Le temps, si beau dans la journée, se gâte vers cinq heures du soir. Il pleut et Léonard remet son chapeau-melon dans le journal. Nous sommes en été ; pourtant un froid aigre que je ne sens pas absolument, que je devine, plutôt, pénètre, par des interstices, dans le fiacre : Le véhicule est vieux, tout disjoint ; le bois des portières joue, la capote doit être crevassée. La mère Charlemaine grelotte dans sa robe qui ne sèche pas ; mon gardien est d’une humeur affreuse. Plus tard, quand la nuit tombe, c’est bien pis. Les arbres qui défilent devant les vitres prennent des formes monstrueuses dont la folle s’épouvante ; l’eau commence à tomber dans l’absurde guimbarde ; des gouttes lourdes et glaciales arrosent le front et les mains de la bonne femme qui crie de saisissement. Le splendide chapeau-melon n’est plus à l’abri, le journal reçoit plus d’une éclaboussure. Léonard se remet à jurer et la mère Charlemaine recommence à sangloter. De loin en loin de troubles lumières rouges disent que l’on traverse un village ; et des chiens hurlent. Robidor rafraîchi par l’ondée se décide à presser un peu son cheval et la voiture se comporte comme une barque par forte houle.
Enfin, vers huit heures et demie, on dépasse le bourg de Vassetot et le fiacre stoppe devant une grille. Le cocher descend de son siège et sonne ; la grille s’ouvre et le triste char roule bientôt sur le gravier d’une large allée.
Robidor et Léonard débarquent la mère Charlemaine, la maintiennent vigoureusement entre eux deux et, dans la traversée du vestibule (le voisinage de la Direction agissant sur eux) — affectent tout à coup le zèle répressif d’une paire d’argousins ramassant un gamin voleur de pruneaux. C’est en roulant des yeux féroces, en gonflant les veines de leurs fronts, en ahannant comme à bout d’efforts, qu’ils traînent leur dangereuse prisonnière, abêtie de cette subite frénésie, dans le cabinet directorial. Le Dr Froin, — depuis longtemps blasé sur l’enfantine mise en scène de cette comédie, — hausse les épaules :
— Voyons, Léonard, lâchez un peu cette dame. Vous finiriez par « faire semblant » de la brutaliser, ce qui ne serait plus dans l’esprit d’un rôle jusqu’à présent si bien joué, — trop bien joué. Tenez, Robidor, voici ce que je vous dois ; vous pouvez vous retirer.
Le gros cocher sort après une révérence de maîtresse de pensionnat.
Près du Dr Froin se tient Bid’homme, mais un Bid’homme encore une fois transformé, un Bid’homme sans bottes et sans cravache, grave, « distingué », — un peu trop inspiré, peut-être, — un médecin-aliéniste pour « Graphic » ou « Monde Illustré ». Sa voix est encore plus gutturale, plus insistante qu’à l’ordinaire quand il interroge Léonard au sujet des « désordres observés » mais sa politesse envers la « malade » est parfaite. Le père Froin est visiblement charmé de la tenue de son adjoint qu’il regarde d’un œil paternel.
— C’est-y vrai que je vais voir mes enfants ? demande la folle.
— Mon Dieu, Mâdâme, trombonise Bid’homme, vous me permettrez de vous faire observer qu’il est un peu tard, ce soir, pour cela. Mais demain, le plus tôt possible, je me ferai un plaisir de vous les amener moi-même dans votre appartement. Je comprends l’ « impatience d’une mère » !
On se croirait à l’Ambigu.
Et dès que le Dr Froin a suffisamment causé avec la pauvre femme, la rassurant, l’égayant même, tout en la « sondant » sans qu’elle s’en doute, l’élégant Bid’homme, plus que galant, prend par la taille la nouvelle pensionnaire et veut à toute force l’installer « bien chez elle » dans l’autre bâtiment.
Mais à peine s’est-il acquitté de sa mission et a-t-il remis sa protégée aux mains d’une infirmière que, — rencontrant dans un couloir la « gardienne-principale », il la terrifie en lui racontant d’horribles et imaginaires traits de férocité qui font de la cousine de M. Frédéric une sorte de cannibale compliquée d’amazone dahoméenne et de sectatrice du Baal phénicien. Il ajoute :
— Vous allez me l’affaiblir, me la calmer, en la purgeant et repurgeant. Et si elle fait encore du « boucan », en avant les vomitifs, la diète, la douche et la camisole, — vous savez bien ! — la joyeuse camisole !
La gardienne, très impressionnée, se décide très difficilement à entrer dans la chambre de la formidable démente qui, déjà couchée, regarde paisiblement une solide infirmière occupée à étendre ses loques mouillées.
Oserai-je, moi, pénétrer dans une autre chambre assez éloignée que j’ai fuie ce matin ? Oui ! je veux la voir, avant d’aller rejoindre dans « ce qui fut en toute propriété mon corps », l’exécrable Tkoukrien Kmôhoûn.
Irène sommeille dans la lumière d’or rose d’une petite lampe. Elle est redevenue belle, plus belle que jamais. Mlle Bouffard, assise à son chevet, ourle des serviettes et interrompt de temps à autre son travail pour relire une lettre écrite sur du papier assez sale mais orné d’une artistique chromolithographie représentant une colombe qui tient dans son bec un cœur cramoisi. Tout à coup elle soupire :
— Ce rigolo de Paplorey ! (c’est un gardien). Il en dit, des « cochoncetés » ! Mais quel beau garçon ! Et c’est tendre, au fond, sa petite tartine au poivre. Il a la pudeur de sa « sensébilité ».
Irène veillée par cette grosse gourgandine !
Mais elle dort, ignorante du malpropre sentimentalisme de sa gardienne comme de la journée que vient de passer sa pauvre bonne femme de mère emprisonnée comme elle et dans la même maison.
Les êtres désincarnés peuvent-ils donner un baiser ? Je crois qu’il est permis de répondre : oui, si grotesquement invraisemblable que cela puisse paraître, car il me semble me griser des parfums de toutes les fleurs sur SA joue pâlement rose dont je sens la ferme douceur et le velouté. Je reste longtemps, longtemps, à me délecter de cette caresse qu’elle ne peut deviner (même éveillée la soupçonnerait-elle ?) et j’oublie et mon corps abandonné et le sombre esprit venu d’une lointaine constellation par les vertigineux chemins de l’espace glacial.
Mlle Bouffard va se coucher, emportant la lumière. Je ne vois plus ma petite princesse, mais je la respire, je la hume ! Et c’est au petit jour, seulement, qu’un instinct plus fort que ma volonté, plus fort que ma passion, s’empare de moi, exige que je m’inquiète de Kmôhoûn et de cette autre partie de mon moi : la guenille terrestre dédaignée des heures et des heures… Et pourtant j’éprouve une sensation d’arrachement quand il me faut m’éloigner d’Irène, inconsciente de ma présence.
Tout est inexplicable dans ce qui m’arrive. Pourquoi la force qui me mène m’oblige-t-elle à frôler le sommeil de l’affligeante mère de ma « princesse », à constater que, calmée par un long repos dans un lit confortable, — bien différent, sans doute, du grabat offert quelques nuits à sa fatigue par la diabolique avarice du cousin Frédéric, — ses traits défripés et comme redessinés, son expression de visage devenue presque heureuse et « espérante », la vieille femme ressemble cruellement à ma délicieuse Irène ?
Pourquoi surtout, au moment où je suis frappé de la souriante placidité de la pauvre folle, une scène plus poignante que tout ce que j’ai vu aujourd’hui m’apparaît-elle comme un avertissement prophétique ? Oui, prophétique : l’affreux spectacle, je le reverrai presque identique, de mes yeux charnels, dans un autre pays, bien loin d’ici :
Deux hommes à têtes de forçats passés mouchards poursuivent, dans une forêt, une vieille femme toute nue dont les longs cheveux d’un blanc sale battent les épaules et les reins ; des branchettes épineuses égratignent la peau grisâtre de la fugitive qui bondit, telle une maigre et minable chèvre, — qui fonce sur les halliers hérissés de piquants et de griffes, insensible à toute souffrance. Voici que des clairières succèdent aux fourrés ; la femme court droit devant elle plus vite et plus vite encore ; mais sur le sol tapissé d’herbe fine et courte, les poursuivants gagnent du terrain ; l’un d’eux allonge un bras, touche une épaule de sa proie qui se retourne et veut mordre de ses dents aiguës et blanches, singulièrement jeunes dans la face sabrée de rides. Mais le demi-succès de son compagnon a enragé l’autre molosse humain qui fait un effort sauvage, se jette en avant, désespérément, penché à tomber, les deux mains tendues, empoigne la chevelure blanche, perd l’équilibre, emporté par la furieuse lancée de sa course, s’abat, roule sur le corps de la malheureuse qu’il meurtrit de ses coudes, de ses genoux, de son ossature énorme. Les deux hommes à têtes de forçats exultent. Ils traînent sur le sol la forme saignante, puis l’étalant sur le dos, la souillent hideusement l’un après l’autre et comme la victime a encore la force de crier, ils la martyrisent à coups de poings et de souliers ferrés. C’est une loque humaine qu’ils emportent et jettent dans une sorte de fourgon… Le cheval s’éloigne au galop sur une route boueuse ; la fange vole, éclabousse le sinistre char de grosses macules jaunâtres et… tout disparaît.
III
Inconsciemment, encore épouvanté de l’abominable vision, je suis revenu dans ma chambre où Léonard, tombé sur une chaise, les bras ballants, les yeux hors de la tête, contemple avec une stupeur effrayée une face vraiment repoussante, — qui est la mienne. Cette figure monstrueuse où l’on retrouve mes traits est violette, noire, — de fureur, — c’est évident. Je comprends l’effroi de Léonard. Je n’ai, certes, jamais été beau ; soyons franc. J’ai toujours été laid, laid sans exagération, — mais LAID. On ne peut pas me refuser cela. À aucune époque, toutefois, mon disgracieux visage n’a été répugnant ; mais cette tête qui roule sur mon oreiller excite positivement le dégoût, la haine et la peur ; mon nez de forme tourmentée ressemble à présent à un groin cabossé ; mes vilains yeux aux prunelles habituellement jaunes, d’un jaune passé, ne gagnent rien à darder ces flammes rouges — puis verdâtres. Ma bouche ouverte et baveuse montre une langue tuméfiée. Je suis une horreur !
Qu’a bien pu faire chez moi le détestable tkoukrien Kmôhoûn ?
Voici que j’hésite à réintégrer mon corps.
Le gardien François, plus habitué que Léonard à ce faciès apocalyptique, mais encore un peu mal à son aise quand même, parle d’une voix plus rauque, me paraît-il, qu’à l’ordinaire :
— Voilà plus de dix heures qu’il est comme ça. Il a été calme et sornolent une partie de la matinée. Mais il a voulu dire quelque chose pendant que Bid’homme était là ; — il n’aura pas pu l’esprimer et la colère l’aura mis dans l’état que vous le voyez. Le Dr Froin dit qu’il n’y a pas paralysie de la langue, que c’est un cas qu’on n’a jamais orservé et puis ci et puis ça. La v’là bien, leur méd’cine ! Moi je crois mainme pas aux sornambules ni aux berquiers[1] ! Le silurgien, bon ! Y voit, c’t’homme ! Y coupe où qu’y ya du mauvais. L’estérieur, ça saute aux yeux ! (ou même une trumeur en dedans, — que ça se touche avec les estruments !) mais des machines que c’est dans le vrai en dedans, on me fera pas croire qu’un médecin peut les regarder dans le corps. Il lui en faudrait pas, — des lunettes ! Ça peut aller avec les rayons de Rengaine[2] que c’est de la sale blague !
Et voilà la médecine jugée.
Mais Léonard ne le suit pas dans sa dissertation. Il veut des détails sur son malade.
— Qu’y n’avait rien de pareil. Qu’y parlait aussi facilement qu’un fourneaugraphe. C’est dommage qu’y yait pas des donnages-intérêts pour les maladroits qu’estropient les malades « des autres » !
François va se fâcher. Je devine ce qui a pu se passer et il est temps que j’intervienne si je veux prévenir une querelle à jamais regrettable entre ces deux éminents aides-aliénistes.
Surmontant mon horreur, je m’approche de mon corps, terrifié tout-à-coup à la pensée que je ne pourrai peut-être pas y rentrer. Mais le Tkoukrien a dû deviner ma présence : je suis bu, littéralement, par mon trop médiocre organisme que Kmôhoûn n’a pas contribué à embellir.
Je sens qu’il me dit :
— Ah ! ce n’est pas trop tôt ! Il m’était impossible de parler ! Je ne voyais plus rien d’écrit, — de peint — comme tu voudras, — dans ton maudit cerveau : tu avais tout emporté ! Je ne te laisserai plus t’éloigner que le jour où il m’aura été loisible d’étudier, d’apprendre et de retenir les notions et les vocables nécessaires à la vie terrestre, — de les peindre et de les écrire… pour mon propre compte. Je voulais crier des sottises à cet agité de Bid’homme et à cet abruti de François… et rien !… Rien que mes idées et mes mots de Tkoukra : j’avais de vagues souvenirs de sons, d’articulations de ta langue et de leur sens, mais quand je m’efforçais d’employer ce que je croyais avoir saisi, — rien ! — plus rien ! Je ne savais plus me servir de ton larynx que pour pousser des plaintes furieuses… J’étouffais !
Mais je ne l’écoute plus : j’entends Léonard et François échanger de violentes épithètes ; dans une minute ils vont se battre si je ne m’interpose pas.
Je dis très haut, de ce ton froid, de cette voix blanche qui paralysent toujours pour un instant les champions les plus belliqueux, — surtout quand ils ne s’attendent pas à être interpellés :
— Eh ! qu’y a-t-il donc ! Vous allez faire le coup de poing parce que j’avais perdu l’usage de la parole ! — Ce n’était rien ! Une simple crise nerveuse qui m’avait fortement exaspéré, c’est vrai, mais qui est passée à présent. J’espère, Léonard, que vous resterez tranquille quand vous saurez que personne n’a provoqué cette crise, — pas plus François qu’un autre. Donnez-moi à manger, je meurs de faim. Après, vous irez vous promener où vous voudrez, mais je désire me reposer sans voir personne.
Les deux ennemis temporaires me dévisagent, stupéfaits, « aplatis », comme me le dira plus tard mon gardien. Ils s’éloignent l’un de l’autre, en se menaçant encore des poings, pour ne pas sembler céder trop vite, — en bafouillant d’inintelligibles provocations accentuées de ces rapides et formidables hochements de tête, mentons en avant, qui expriment si bien la rancune, le défi et avertissent si nettement l’adversaire « d’avoir à ne jamais recommencer » sous peine de « voir un peu » !…
Lorsque nous avons déjeuné, — (le tkoukrien et moi) — et que Léonard a transporté vers d’autres parages sa colère refluante et le lourd mépris dont il écrase François absent aussi bien que François présent, l’intrus installé en moi insiste pour me faire compatir à ses malheurs d’une journée :
— Ah ! j’ai passé de vilains moments ! J’avais faim, j’avais soif ! (sensations trop connues sur Tkoukra !) — et ne pouvais rien demander. J’ai, de plus, été tourmenté par l’affreux pantin que tu appelles Bid’homme. C’est lui qui doit être fou ! Comparé à lui, tu me sembles des plus sensés ! Croirais-tu qu’il m’a fait maltraiter, m’a torturé lui-même ? — sans doute parce que je ne lui répondais pas ? Je ne comprenais plus ce qu’il me disait mais je suis presque sûr que mon mutisme était la cause de son exaspération. Aidé de François qui me maintenait, il m’ouvrait la bouche de force, voulait saisir ma langue qui lui glissait dans les doigts, — « naturellement ! », — mais non sans qu’il m’eût fait grand mal. Je l’ai mordu, d’ailleurs, et de toutes mes forces ! Après cela il m’a pris par les cheveux et par la barbe, a tiré comme un diable et a cogné mes mâchoires l’une contre l’autre ! — Voyant qu’il n’obtenait rien il m’a fait emporter loin d’ici, dans une grande chambre nue et triste où l’on m’a jeté, sur un ordre, dans un bassin d’eau glaciale. Puis on m’a dirigé sur la bouche un terrible jet d’eau ; mes dents en tremblent encore ! Ah ! le lâche ! Nous nous vengerons de lui ! Veux-tu ?
Le pauvre Tkoukrien ! On l’a vraiment bien supplicié en ma personne ! Je ressens des douleurs lancinantes dans la tête ; j’ai les mâchoires ébranlées et une fièvre intense me gèle et me brûle le sang tour à tour.
— Kmôhoûn, nous pourrions bien être vengés plus tôt que tu ne penses. Ce brigand de Bid’homme a son compte !…
Il est certain que le Tkoukrien exulte. Il abandonne la langue psychique et parle tout haut avec ma voix :
— Bravo ! La Force ennemie ! la Force ennemie !
Lui aussi connaît la Force ennemie, comme Mabire et moi ? Parbleu ! Il a lu. — est-ce bien lu ? — les deux mots dans ma pauvre cervelle où mon retour vient de récrire (?) en signes qui sont des espèces de caractères, des images, des sons… des… (je ne sais plus comment m’exprimer) — tout ce que j’ai vu, entendu, pensé dans ma vie !
Kmôhoûn reprend :
— Ah ! je suis bien heureux que tu sois revenu, Veuly ! Tu m’es si utile que j’éprouve pour toi, je te l’assure, une véritable affection. Je te promets bien que je ne t’entraînerai jamais à une action dont tu puisses te repentir ; ou si cela m’arrive il faudra que mon épouvantable nature ancienne me pousse avec une sauvage et irrésistible violence.
— Me voici bien rassuré !…
— Ne t’inquiète pas d’avance ! Je te suis reconnaissant et m’efforcerai de me retenir, de me dompter !
Oh ! ceci est encore plus effrayant que le reste ! Désormais je vais devenir l’auteur apparent de toutes les horreurs que l’ancienne ou présente mauvaise nature de Kmôhoûn peuvent inciter ce tkoukrien à commettre ! J’en viens à me réjouir, un instant, d’être un malheureux aliéné considéré comme irresponsable ! (Cette joie égoïste de couard et de gredin ne dure pas ; si le néfaste intrus que j’abrite me rend l’agissant témoin d’infamies dont puissent pâtir des gens aimés, Irène, — les miens, mes amis, (c’est la même chose !) — de pauvres diables inoffensifs ou même des indifférents à demi antipathiques, — voir des êtres haïs, — quels désespoirs ne connaîtrai-je pas ?)
Il peut s’attendre à une belle résistance, — hélas ! à une résistance de fou sujet à des crises !
Je vais vivre désormais dans les transes ! Ah ! Kmôhoûn, je n’ai que faire de ton amitié si elle ne peut t’empêcher à tout jamais de vouloir te servir de moi pour assouvir tes instincts de bandit tkoukrien, de rudimentaire anthropoïde (??) fils d’un astre inférieur à celui-ci, — quoi que tu en dises !
Que n’as-tu essayé de t’incarner en tel ou tel souverain absolu ? Il y en a de très faibles en dépit de la puissance que l’on veut bien leur reconnaître et de l’abus qu’ils en font. Tu aurais pu encore choisir un coupeur de têtes de la Nouvelle-Guinée ou de Mindanao, un sheik touareg, un sachem de Sioux, un cavalier tehuelche, un bachi-bouzouk, — un guerrier, quoi ! Mais que tu sois venu me chercher précisément — moi, — moi, mauvais gniaf rapetasseur de vers, barde raté dans le genre du sieur Oswald-Norbert Nigeot (blim, bloum, mécanique !) membre du Club des « Philosophes » et mon compagnon d’internement, — moi fruit-sec de tant de professions, illustre « propre-à-rien » dont le seul mérite un peu glorieux est d’être parfaitement inoffensif, — tu avoueras que cela dépasse l’entendement… cosmique, ô tkoukrien de la constellation d’Aldébaran !
— Je t’ai déjà avoué, me répond Kmôhoûn auquel je ne m’adressais que lyriquement, — si vous voulez, — je t’ai déjà avoué que je m’étais un peu vanté en affirmant avoir opéré de longues et patientes recherches avant de te sous-louer un coin de ta personne : (jolie sous-location et Kmôhoûn découvre d’exquises expressions dans mon « magasin d’éloquence ! »). J’étais pressé et tu as été la première âme débile que j’aie rencontrée… alors…
— Mais, malheureux, as-tu songé que le corps où tu t’es introduit n’est pas libre, qu’il est enfermé dans les murs de l’établissement Froin dont tu te fais une idée maintenant après avoir pâti des farces de Bid’homme et t’être mis au courant de toutes les notions possédées par moi en lisant mon cerveau comme le premier bouquin venu, — que si je ne sors pas d’ici, tu n’auras vu d’une planète dont tu voulais faire ton sujet d’études que l’intérieur d’une maison de fous, que pour le reste tu devras t’en rapporter à ma vision des choses, — à mes opinions personnelles ?
— Comment pouvais-je soupçonner tout cela en arrivant d’un monde si différent ? Puis, franchement, j’habitais un antre si effroyable que les conditions de ma vie actuelle me paraissent douces, comparées à celles du milieu ancien…
— Alors les procédés de l’aliéniste Bid’homme ?…
— Eh ! je souffre un peu moins depuis que tu partages les douleurs de notre système nerveux. Si tu avais connu Tkoukra tu t’accommoderais, comme moi, de bien des choses ! — Tiens ! nous sommes assez amis maintenant pour que je te dise comment j’ai vécu sur cette maudite étoile ; d’ailleurs, si je ne le faisais pas, mes souvenirs se graveraient malgré moi dans notre tête et alors tu risquerais de devenir plus fou que ta ne l’es, ne comprenant rien aux hideuses images apparues en toi et que tu attribuerais à un délire devenu de plus en plus incurable…
Et de fait, depuis ma « rentrée » j’entrevois dans mon cerveau des sites et des scènes bizarres, peu distincts, mal intelligibles, dont je commençais à m’inquiéter, craignant un prochain accès de fièvre… démente.
— Je te dirai l’essentiel, reprend Kmôhoûn. Après cela le reste t’émotionnera médiocrement quand tu le verras. Tu auras des données premières qui te permettront de ne t’étonner de rien… Et puis j’ai besoin de parler de ma cruelle vie passée…
— Bon ! dis-moi quelque chose de ton ancienne planète…
— C’est un astre rouge que je vis pour la dernière fois briller très bien, quoique presque imperceptible, au moment où ta Terre était grosse, dans l’espace, comme la molette de l’un des éperons du délicieux Bid’homme. — Cet astre est un chaos de rochers couleur de sang. Çà et là quelques rares vallées habitables se creusent entre les monts presque verticaux, des vallées aux fonds noirâtres, aux parois saignantes sous un ciel de charbon ou de cuivre selon l’heure. On y mène une existence qui te glacerait d’effroi. Dans ces déserts rocailleux cernés par les murailles des infranchissables montagnes, se pressent, sans demeures, sans abris d’aucune espèce, sous les longs fouets excoriants et gélides des bises, des multitudes d’êtres semblables à ce que j’étais…
— Très différents des habitants de la Terre ?
— Non pas, très analogues, au contraire ; mais lugubrement laids, répugnants, monstrueux, (je le sens aujourd’hui), — avec des crinières de bêtes, des peaux teintes comme de boue et de sang, des griffes en poignards courbes, — faites pour lacérer, — et des yeux, des yeux globuleux, injectés, hagards, — pleins, tour à tour, de terreur lâche et de cruauté heureuse.
» Les portions habitables de l’astre sont parfois si encombrées de vivants que, dans les vallées étroites, les corps ne peuvent plus se reposer, s’étendre. Des jours et des jours, des nuits et des nuits, ils demeurent debout, serrés, tassés… Les os des uns entrent dans la peau et la maigre chair des autres ; au bout d’un espace de temps plus ou moins long, le sang coule. Alors, pris de frénésie, les Tkoukriens font un effort terrible, parviennent à dégager leurs bras et se déchirent mutuellement de leurs griffes en poignards ; des milliers et des milliers de cadavres s’affaissent et la corruption en est si prompte qu’au bout de peu d’heures ils se liquéfient et forment une sorte de boue. Moins d’une journée après la tuerie, des moissons d’êtres pareils mais plus faibles jaillissent du « limon organique ». La horde des forts qui ont survécu se rue sur cette pâture qu’elle dévore toute chaude de vie et la soûlerie de sang est telle que l’astre lui-même semble hurler dans l’espace. Mais toujours un grand nombre de « nouveaux venus » échappe au massacre, se met à croître terriblement vite et — tout recommence ! Nés en de pareilles conditions les habitants de Tkoukrah sont insexués. Ils ne peuvent connaître les consolations de l’amour et — ne vivant que du meurtre de leurs semblables, ils ignorent tous sentiments autres que la Haine ou la Peur. Le plus atroce c’est qu’en d’autres existences, sans doute avant une rétrogradation apparente (?), ils ont su la griserie de la tendresse partagée, du bonheur qu’il leur est impossible de retrouver dans leur milieu de rouge sanie. Et l’indistinct souvenir de douces aspirations satisfaites les torture épouvantablement. — T’en ai-je dit assez ?
— Oh ! certes ! oh ! certes… Car voici que les abominations de Tkoukrah se peignent en moi trop clairement, comme tu me l’avais annoncé.
Et, de toute la nuit, je ne puis dormir, — hanté que je suis par la vision de l’astre de boue sanglante dont je ne veux plus parler, — mais que je connais comme si j’avais été moi-même un Kmôhoûn aux griffes en forme de poignards recourbés, un Kmôhoûn aux yeux globuleux et hagards, brillants de feux rouges et verdâtres.
IV
Je passe six mois dans un état de morne prostration ne reprenant un peu goût à la vie que les rares jours où Kmôhoûn demeure muet. Plusieurs fois j’espère, — non ! je veux espérer — que je suis débarrassé du Tkoukrien… ou de ma folie, — le terrible intrus ayant jugé à propos d’aller s’assurer par lui-même — psychiquement, — de quelque détail de l’existence terrestre. Mais au bout de vingt-quatre heures, de quarante-huit tout au plus, l’ami détesté reparaît en moi sans que j’aie deviné son approche.
Je maigris affreusement ; je m’affaiblis de plus en plus. Je ne puis plus supporter cette double persécution !
La maison de fous et le tkoukrien c’est trop pour un seul névropathe !
Il m’est impossible de m’affranchir de la présence de Kmôhoûn ou, du moins, je ne vois aucun moyen de me délivrer de lui.
Alors je vais tenter de m’évader de l’établissement Froin. On m’y a toujours traité de façon assez douce, — (j’oublie intentionnellement Bid’homme dont j’aurai à m’occuper de nouveau, tout-à-l’heure) ; j’y ai joui d’une relative liberté ; j’y ai connu trop peu de temps une femme exquise dont la folie même avait des charmes pour le triste « malade » que je suis ; j’aurais pu m’y trouver presque « fortuné dans mon malheur ». Mais les nuits sinistres où clamaient les voix aiguës, désespérées, des femmes prisonnières, les scènes douloureuses entrevues dans les cours où les internés cessaient parfois, réellement, d’être des hommes pour devenir de terrifiantes brutes, le départ d’Irène qui a eu lieu par ma faute, — est-ce bien ma faute qu’il faut dire ? — m’ont fait prendre Vassetot en horreur.
J’ai donc étudié je ne sais combien de projets de fuite plus ou moins compliqués et viens de m’arrèter au plus simple de tous.
Mais avant de m’expliquer à cet égard il est nécessaire (?) que je revienne un peu sur mes pas, — voulant, — Dieu sait pourquoi !… (on croirait qu’il me plaît, à certains jours, de me faire souffrir moi-même) — voulant, dis-je, relater ici une visite de mon cousin Roffieux, — les scènes qui précédèrent la disparition de ma « petite princesse » — et divers avatars du sieur Bid’homme.
Elzéar Roffieux qui devait me venir voir le lundi qui suivit mon réveil dans la maison de santé, ne fait son apparition à Vassetot que six semaines après ma « mise à l’ombre ».
Il entre dans ma chambre sans s’être fait annoncer et montre en cela un certain discernement car, prévenu, j’aurais pu me mettre en boule, me hérisser, lui préparer enfin un accueil encore plus désagréable que celui qu’il reçoit.
Je remarque immédiatement que ses inquiétudes à mon sujet ne l’ont point décharné, qu’il demeure, comme par le passé, d’aspect grave, énergiquement amène et florissant. Je dis énergiquement amène ; je ne dis pas aimable, — d’une native, involontaire, débordante amabililé : Elzéar est avant tout un « homme de devoâr » et un « homme de caractère » : On ne « la lui fait pas ». Il est « gentil » quand il le veut bien, mais c’est une concession de sa part. Sa bonne grâce est calculée ; il ne la prodigue jamais inutilement. Il la sort quand il est convenable, quand il est de son devoâr de l’exhiber de façon temporaire. Il paye certaines choses avec cette monnaie, mais à leur juste prix et à l’heure opportune.
Ce jour-là, il s’avance vers moi, la main tendue, un indulgent, — et pourquoi ne dirais-je pas : un sérieux sourire de Mentor faisant houler sa moustache brune qui flue dans une barbe un peu plus sombre sans se confondre avec elle. Sa figure pleine, d’un rose discret, contraste assez joliment avec la pâleur « distinguée » de sa calvitie régulière, aux marges bien dessinées. Ses yeux bleu foncé, d’une franchise un peu fatigante, ont l’éclat de certaines fleurs artificielles. Il parle d’une voix profonde et harmonieuse de diseur :
— Eh bien, mon pauvre Philippe, je te retrouve donc ici ! L’endroit n’est pas plus gai qu’il ne faut mais la vie que tu y mènes te réussit à merveille puisque l’on a constaté dans ton état une grande amélioration. Tu n’avais, par malheur, que trop besoin de recueillement.
» Dans une société « bien réglée », dans notre admirable monde moderne où le libéralisme a pour contrepoids une inflexible justice, chacun doit occuper la place qu’il mérite, au moins momentanément et supporter d’un cœur vaillant quelques dures mais bienfaisantes et indispensables épreuves. Que dis-tu de cet établissement où tu ne demeureras, je te le jure, que le temps strictement nécessaire ?
— Je le trouve exquis, délicieux ! Je ne veux plus le quitter jamais !
Une petite lueur d’inquiétude passe dans les yeux trop francs de l’apôtre. Mais je reprends :
— Quant à l’affliction que tu ressens à me retrouver ici, j’aimerais à t’en consoler… mais c’est toi-même qui te l’es courageusement infligée en me casernant, sans épargner ta sensibilité…
— Mon cher ami, je n’ai jamais agi que pour ton bien, cette fois comme les autres.
— Il n’y avait aucun moyen différent de me faire soigner ?
— Aucun.
— Je devenais menaçant, dangereux ?
— C’est mon principe qu’il ne faut rien exagérer. Tu n’as jamais été dangereux que pour toi-même.
Il hésite un peu en disant cela. Il me cache quelque chose — et ce ne peut être par délicatesse, car je connais mon Roffieux, je le vois généralement tel qu’il est, — oh ! plein de tact et de scrupules. Les phrases en font foi, mais, mais… Enfin, il suit une idée qui m’échappe et qui doit le tourmenter, lui, car ses yeux oublient un instant de me troubler, de me confondre par l’insoutenable éclat de leur éblouissante franchise. Ils ressemblent maintenant à des yeux de vieux klephte aux prises avec le classique mais réticent touriste volontairement oublieux du nom et de l’adresse de son banquier.
— Tu ne te souviens de rien de particulier le jour de la dernière excursion à Dieppe, — de rien pendant la semaine qui a précédé ? me dit-il d’une voix insistante qui me fait penser à celle de Bid’homme. Il ne te revient à la mémoire aucun détail de ta conduite qui ait pu m’inquiéter, me contraindre à prendre de promptes mesures pour te protéger contre toi-même ?
— Je ne me rappelle absolument rien sinon une querelle assez futile avec toi et il me semble bien que c’est toi qui l’as cherchée. On avait bu pas mal de Champagne à déjeuner et tu avais, de plus, insisté, toi si sobre d’ordinaire, du moins en public, pour m’abreuver de cocktails au Casino. C’est, sans doute, pour cela que tu m’as fait ici une réputation de pochard.
Il paraît mécontent de ma rudesse ; toutefois on dirait qu’il éprouve une sorte de soulagement. Que craignait-il donc de m’entendre dire ? — Ses yeux redeviennent surnaturellement limpides et pleins d’indulgent reproche :
— Je ne t’ai fait aucune réputation. Tu te seras chargé toi-même de ce soin…
(Dans une maison de santé ! Et au régime de l’eau rougie !)
— … Je t’ai dit cent fois que tu buvais trop et que cela te jouerait un vilain tour. Mais il ne s’agit pas de cela. Tu n’as gardé aucun souvenir de la semaine d’avant ?
Ah si ! je me reumeumore — comme dirait M. Frédéric de Villiéville — que quelques jours avant mon internement, mon cousin et sa femme se trouvant avec moi, — toujours au Casino, — une vieille dame aux allures de… mérétrice fatiguée mais opulente, — sans doute un peu grise, elle aussi, — en tout cas ignorante ou insoucieuse de la présence de l’épouse légitime, prit les deux mains de Roffieux et lui parla, d’une voix mouillée, de l’an 1892 et d’une certaine maison sise au numéro 455 de la rue de Moscou. Le cousin Elzéar fut épique. Il secoua brutalement la trop mûre gourgandine, lui fit lâcher prise et vraiment éperdu — lui, l’imperturbable ! — l’apostropha en ces termes :
— Vous n’avez pas honte, vieille créature, d’importuner un homme que… qui… pourrait être père de famille ! En 1892, mais j’étais sur le point de me marier ! Je ne vous connais pas ! je ne vous ai jamais connue !… Et vous m’aviez promis vous-même…
Il ne pouvait continuer, comprenant trop tard la sombre stupidité de ses paroles et l’antique et fastueuse grue s’éloignait digne et vexée ; après s’être, toutefois, un peu soulagée en déversant sur le triste Elzéar un petit seau d’épithètes vengeresses. Par respect, sans doute, pour les dorures du Casino elle n’avait pas épanché sa réserve de suprêmes immondices. Mais Roffieux éclaboussé des maculantes qualifications de « poseur de lapins », de « greluchon » et de « sous-marin » demeura piteux et mélancolique toute sa soirée, tandis que sa femme, habituellement si prude, se réjouissait de sa mine penaude et faisait de fréquentes allusions à sa « jeunesse orageuse » et au « climat torride de la rue de Moscou », — de Moscou !! ah ! ah ! ah !
Comme elle avait fini par me mettre au diapason de son imbécile gaîté, m’interpellant à chaque minute, me forçant à m’esclaffer bêtement, d’abord sans envie, — c’était moi et non elle que le juste Elzéar, fort épris de la dot de cette béotienne, avait poursuivi de sa mauvaise humeur et transpercé de ses regards furibonds.
Je me mets à rire en pensant à cette ridicule soirée :
— Qu’as-tu ? me dit Roffieux d’un ton presque féroce.
— Allons ! Ne te fâche pas ! Je songeais à la vieille « taupe » du Casino.
— Non ! non ! gronde Elzéar, tu te rappelles autre chose, une autre chose qui te divertit bien plus à mes dépens, toujours à mes dépens, gredin !
— Voyons ! C’est toi qu’il va falloir enfermer ! Tu deviens enragé ! Que te figures-tu donc ?
Toujours à ses dépens ! L’expression, certes, est malheureuse. Beaucoup moins riche que lui c’est toujours moi qui lui ai prêté de petites ou de grosses sommes jamais rendues ; j’ai, de tout temps, « respecté ses biens » et, — pour parler comme les commentateurs de l’Écriture, — il ne m’est jamais arrivé de convoiter son bœuf, son âne… ni même, ni surtout sa femme. Oh ! sa femme ! Non, par exemple !…
Il est bizarre qu’au moment même où l’image de cette désagréable personne s’évoque en moi, grotesquement carnavalesque et grimaçante, Elzéar juge à propos de me parler d’elle — et sur quel ton, — bonté divine ! On jurerait que mon affable cousin se croit un juge d’instruction chargé de confondre un malfaiteur plein de diabolique astuce :
— Tu apprendras, peut-être, avec une certaine satisfaction, scande-t-il, que ma femme s’est beaucoup préoccupée de ton état.
Son œil me scrute avec une insupportable persistance. Si j’écrivais un roman-feuilleton, je n’hésiterais pas à dire qu’il me « vrille de ses prunelles »… J’ai beau chercher à me sentir coupable de n’importe quelle vilenie, rien que pour lui faire plaisir, — ma coquine de conscience s’obstine méchamment à ne me rien reprocher… Ah ! çà ! mais c’est trop fort ! Elzéar se figurerait-il que j’ai de criminels desseins sur Mme Roffieux ! que c’est en cela que consiste ma folie ! — Oh ! alors le charmant homme me voit beaucoup plus « malade » que je ne l’ai jamais été ! Il aurait dû m’obtenir une cage dans le quartier des Agités s’il avait de pareils soupçons ! Allons ! Il a été généreux ! — Mais non ! Je le calomnie : Je le fais encore plus bête que nature. C’est impossible ! Ce serait de la haute fantaisie !
Mais, ma parole ! Il me croit troublé, envahi par le remords ! Car son regard devient de plus en plus « fulgurant » et « vengeur ». On lui aura prêté de mauvais livres ! Je suis dans de jolis draps !
Il ouvre une bouche énorme d’où sort une voix de cabot de mélodrame :
— Elle est ici !
Il n’ajoute pas : « Tremble ! je sais tout ! ». Mais il est évident qu’il s’attend à me voir « me jeter, la face contre terre, ou si je suis tout-à-fait endurci, à m’entendre déclarer que la « foudre vient de tomber à cinq centimètres » de mes brodequins. Ayant eu le temps de me remettre de mon premier ahurissement, j’ai un : « ah ! ah ! » d’une si parfaite et sincère indifférence que son « courroux » se change en une espèce de stupeur — désappointée (?). Oui, désappointée, vraiment. Il est tout-à-coup rassuré, — soit ! Mais son effet n’a pas porté !
Sa confiance dure peu, néanmoins. Il sait, peut-être par expérience, que toutes les hypocrisies sont familières aux « lâches suborneurs ». C’est d’une voix encore plus mélodramatique et sombrée qu’il m’annonce qu’il va la chercher. Il désire qu’elle me voie, que je la voie ! C’est la scène de confrontation.
Mon animal beaucoup plus scélérat que je ne l’eusse rêvé n’a jamais cru à ma folie à laquelle je suis bien obligé de croire, moi, au moins de temps à autre ! Il n’a osé m’amener ici qu’après s’être figuré m’avoir enivré, m’avoir abruti par de stupéfiants alcools. S’il est venu me voir dans les premiers jours de ma réclusion c’est parce qu’il a été averti de mon état de coma succédant à une crise violente, déterminée, d’après lui, par la fureur. Il ne s’est risqué dans l’antre que pour ne pas sembler dénaturé, — tranquillisé, du reste, par l’idée que j’étais incapable de remuer pied ou patte. Il n’a plus reparu jusqu’à présent, les nouvelles de ma santé lui paraissant trop bonnes. J’avais, sans doute, « récupéré » ma vigueur et la fantaisie pouvait me prendre d’en abuser en lui administrant une épouvantable râclée bien méritée. Mais la jalousie l’avait trop travaillé : la jalousie ! Il voulait savoir et pour cela il fallait venir à Vassetot. La jalousie !! Vraiment il a une pauvre opinion de mon esthétique ! Au fait, pourtant, la dame Roffieux, ma cousine par alliance, me témoignait depuis quelque temps une bienveillance inaccoutumée. Ingrat que je suis ! Je ne m’en rends compte qu’à présent mais je n’ai pas de remords de mon insensibilité.
Oui, la jalousie avait travaillé l’othellesque Elzéar. Mon Dieu ! Si sa femme éprise d’un autre allait le rendre victime, lui Roffieux, de noires machinations ayant pour but le divorce ! Si elle parvenait à ses fins, pourtant ! et me faisait le légitime possesseur non seulement de ses charmes peu regrettables mais encore d’une belle, d’une très belle collection de billets de banque, d’obligations et d’autres délicieux papiers, de ceux que l’on n’oublie jamais quand on les a palpés et dont la perte endeuille à jamais le cœur d’un homme de bon sens !… Je sortirais en triomphateur de la maison Froin pour frustrer de toute joie terrestre le déplorable Elzéar auquel il ne resterait plus que ses yeux pour pleurer, avec une trentaine de pauvres mille livres de rentes, le produit de ses minoteries et quelques mauvaises propriétés à faire valoir ! Ah ! plutôt que de se voir réduit à un pareil dénûment, il se fût résolu à la lutte et au martyre ! Et que risquait-il en venant me « sonder » avant de me confronter avec ma « complice » ? Quelques insignifiants coups de pied, une rencontre un peu brutale entre ma botte et son « gîte-à-la-noix », comme disait un boucher de ma connaissance ? D’ailleurs je n’aurais pas le temps de lui faire grand mal : Il posterait des gardiens derrière l’huis entr’ouvert. (Et en effet, je saisis quelques mots d’une conversation en argot de bagne tenue dans le couloir, — la porte étant simplement poussée contre.)
Elzéar sort en gesticulant, lui, l’homme posé, ennemi de toutes les démonstrations, de toutes les paillasseries.
Cinq minutes plus tard il revient, remorquant une grande et maigre femme, jeune, mais si peu jolie ! — trop blonde, d’un blond entre le beurre frais et la filasse, les yeux d’un bleu fade, nuance lait de Paris, la figure d’une poupée de modiste. Il est évident qu’elle se tient pour belle, distinguée et poétique mais son actuelle expression de pudeur effarouchée la rend parfaitement vilaine et déplaisante.
Raoula Roffieux, née Fromage, — oui, Raoula ! — (Certains parents ne mériteraient-ils pas la cangue, des supplices follement chinois, quand ils affublent des enfants déjà pourvus des plus fâcheux patronymes de prénoms aussi exaspérants qu’inédits !) — Raoula !!… Raoula Roffieux, donc, fille d’un marchand d’engrais assez gentiment millionnaire et d’une ancienne actrice à succès départementaux, a reçu une éducation toute spéciale. Née en province, elle a, jusqu’à dix-neuf ans, fréquenté les « cours de jeunes filles » d’une « grande ville » du Nord et pris des leçons particulières d’ « usage du monde » chez d’élégantes dames-professeurs qui avaient, certainement, acquis leurs belles manières dans l’intimité d’automates-pédicures et puisé leur phraséologie en des traités rédigés par des dentistes américains ou des inventeurs d’eaux merveilleuses, habitués à se mirer dans les calvities de diplomates exotiques. — Quand son père déjà passablement lesté de métaux divers jugea bon d’opérer sur une scène plus vaste et d’abandonner à d’autres capitalistes son comptoir des « Guanos artificiels » dont l’enseigne « À la brise des Chinchas » faisait rêver les rares Péruviens-poètes égarés à Panthes, chef lieu du département de Seine et Scarpe, Raoula vint terminer ses études à Paris chez une princesse roumaine (?) ancienne lauréate du Conservatoire de Vierzon, sifflée sur nombre de grandes scènes européennes et devenue directrice d’un externat modèle. Cette école de « perfectionnement » où l’on n’enseignait, à des filles âgées d’au moins seize ans, que la « Philosophie salonnière », la « Tenue select », la « Respectabilité de bon genre » et différentes sciences analogues, acheva de transformer la déjà raide Raoula en un jouet mécanique de premier ordre. On ne pouvait la voir sans éprouver, — selon les tempéraments, — ou une admiration abêtissante ou un immodéré désir de la gifler.
Elle sortit de l’ « Institution Barbaresco » avec un prix d’honneur obtenu grâce à une magistrale dissertation sur la « Franchise voilée », un premier accessit de « Démarche à demi-hautaine », un autre prix de « Gestes pour tenir à distance » et un autre accessit d’ « Affabilité envers les inférieurs ».
Chez la princesse roumaine (?) la seule prononciation tolérée était celle du Conservatoire de Vierzon, car presque tout le monde sait que la langue française ne s’est jamais formée, au début, vers le centre de la Vallée de la Seine, — comme le croient quelques illettrés, — mais bien entre Romorantin et Aurillac. (Certains artistes de nos premières scènes dramatiques n’ont pas oublié cette vérité.) Il y avait, dans le programme imprimé de l’Institution, toute une théorie sur les voyelles, — aiguës et graves, — que je n’entreprendrai pas de révéler ici. Je l’ai, du reste, de tout temps, insuffisamment comprise….. Toujours est-il que les concours de prononciation rationnelle n’étaient pas favorables à Raoula. Peu musicienne, désireuse pourtant de « charmer par sa voix » et d’ « émettre des sons distingués », elle s’était dès le début, montrée imperméable à l’euphonie mathématique. Elle en pleurait souvent ! Elle dut se résigner, dans sa crainte de choquer les oreilles comme-il-faut en abusant des « aiguës », des affreuses aiguës, si communes, si plébéiennes, à prononcer graves toutes les voyelles et même à les changer presque toutes en a très ouverts suivis ou non d’h aspirés. Elle faisait aussi la chasse aux s et aux consonnes dures. Elle disait un oure[3] et un cère[4] comme on nous le recommande… quelque part. — Elle allait même jusqu’à émonder les vocables empruntés au grec et demandait un clytère quand elle éprouvait des troubles abdominaux.
C’est aux efforts plus ou moins heureux de la Princesse Barbaresco que je dois d’entendre ma cousine par alliance, pudique et doucement rubescente sous ses cheveux jaune pâle, m’adresser la phrase suivante que je transcris de mon mieux :
— Vâhs ne sâhriaz croâhre, mon châhr câhsin, à qual poant j’ah été dâhsolée de vâhs savoâhr dans ce rêpêtable mâhs funâhbre établassemâh dâh Dâhtâhr Froan !
Comme mon orthographe phonétique n’est pas claire, je suis forcé de traduire : « Vous ne sauriez croire, mon cher cousin, à quel point j’ai été désolée de vous savoir dans ce respectable mais funèbre établissement du Dr Froin ! »
Elzéar nous examine d’un œil féroce et je me rends compte de ses impressions. Il ne tient pas encore « Raoula ». Le trouble, la rougeur de ce grand mannequin peuvent être attribués à ce fait qu’on ne lui a pas donné le temps de s’équiper de pied en cap et que « Raoula » est navrée de s’exhiber ainsi avec une robe légèrement fripée, des « bottines de plage » et un chapeau dont la garniture ne s’harmonise pas avec sa toilette. Mais sa voix n’a pas tremblé ; elle a débité son petit discours en prenant des temps, en détachant les syllabes, en « faisant un sort » à certains mots : dâhsolée, rêpêtable, funâhbre.
Quant à moi, mon insensibilité frise l’insolence. J’ai répondu de l’air le plus détaché du monde :
— Je vous remercie de vous être inquiétée de moi, ma cousine, mais cet établissement n’est pas triste du tout. Je me plais beaucoup ici. La maison est pleine de gens charmants.
Est-ce que je serais devenu un peu fou, à vivre dans ce milieu singulier ? Cela ferait l’affaire du bon Elzéar. Mais si je n’étais qu’un simulateur ?
Il s’agit de savoir avant tout si nous sommes « d’intelligence », sa femme et moi et il s’avise d’une épreuve un peu naïve.
— Oh ! mais, fait-il, que voici des cousins froids l’un envers l’autre ! Vous ne vous êtes même pas donné la main !
Là ! — Il va peut-être nous « pincer ». Une hésitation, une insistance, une étreinte des doigts trop longue ou trop brève, trop violente ou trop molle, va lui livrer les complices, si nous sommes des complices. Mais le « shake-hand » ne révèle absolument rien, — tout juste cordial, — un vrai shake-hand de cousins par alliance. Pourtant Roffieux ne parait aucunement tranquillisé. il est tout interdit. — tout bête. —
Bientôt, néanmoins, une nouvelle attisée d’énergie rallume de petites flammes dans ses yeux qui étaient devenus vagues et troubles. À le voir se camper en face de moi, les deux mains dans ses poches, les épaules remontées, la tête redressée, dans une attitude de résolution et de défi, je devine qu’il va jouer le grand jeu :
— Mon cher, me dit-il, tu te portes décidément mieux. Le Dr Froin ne se trompait pas. Tu dois avoir envie de sortir d’ici et j’aurais honte de te laisser moisir trop longtemps dans un pareil endroit. D’un autre côté tu as besoin de soins. Quelle que soit la nature des émotions que tu as éprouvées, tu as été rudement secoué et la solitude complète ne te vaudrait rien. Or, j’ai pensé à une solution qui peut t’assurer la liberté, — oh ! pas tout de suite, tout de suite ! (il faut que tu te reprennes !) — la liberté et la sauvegarde d’une solide et prévoyante affection. — J’ai même parlé de mon projet à une personne, « sans le bon vouloir de laquelle il ne saurait aboutir ». Tu sais que Jeanne Stolz qui avait épousé Fernand Lacoste, est veuve depuis plus d’un an et tu connais la bizarre et excellente nature de cette aimable femme, jolie et riche, par-dessus le marché !
Il dit cela avec componction, Elzéar !
— Tu te rappelles que si elle a consenti à épouser Lacoste qui était une idée plus beau qu’un gorille et doué d’un caractère d’ours gris, ç’a été bien moins à cause de l’amour furibond dont il la poursuivait que par suite de bavardages d’un ami du prétendant. Ce modèle des Pylades lui révéla que Fernand souffrait d’une affection chronique atrocement douloureuse et que la femme qui consentirait à s’embarrasser de lui, serait une pure et simple garde-malade deux mois sur trois. Elle se prit d’enthousiasme à l’idée de cette belle vie et fit durer le Fernand Lacoste cinq années entières, ce qui parut un prodige à tous ceux qui avaient entrevu quelques minutes le joli époux. C’est beaucoup plus qu’une sœur de charité. C’est l’Amoureuse des Souffrants. Elle ne conçoit de tendres effusions qu’entre un cataplasme et une fiole de drogue. Pour toi elle changera un peu de son programme puisque tu ne te cataplasmes pas, mais il y aura, grâce au Ciel, à te faire suivre des régimes, à t’administrer des tas de calmants, et elle adore cela !
Dieu ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites !
Et Jeanne Lacoste, ou mieux Jeanne Stolz est une vieille passion à moi ! Assez malin, l’épais Roffieux ! S’il n’y avait ma « princesse » au teint de jacinthe rose, ce serait tout-à-fait tentant ! Pourquoi ne pas dire « oui » à présent au sieur Elzéar quitte à m’expliquer bientôt avec Jeanne qui est la bonté même. Elle serait parfaitement capable de m’aider à obtenir la libération de la pauvre Irène, à la guérir !….
Et Roffieux qui ne m’a fait enfermer, je le vois, que par jalousie, me procurerait mon « exeat » tout de suite, tout de suite, quoi qu’il en dise, — me sachant occupé d’une femme autre que la sienne, — et surtout d’une femme riche et désintéressée prête à ouvrir sa bourse au « nouveau cousin » quand celui-ci aurait besoin de fonds pour quelque entreprise industrielle ou agricole ! Car Elzéar est non seulement un immense minotier connu de la vallée de l’Orne à celle de la Liane, mais encore un propriétaire foncier et un agronome. Et quand il risque une affaire incertaine, — sa prudence native le rendant ménager des capitaux de « Raoula » et des siens propres, — il recherche volontiers des commanditaires bénévoles, faciles à apaiser en cas de malchance.
Je puis être libre demain, demain peut-être ! Je vais donc vite déclarer que j’accepte, que c’est chose entendue, — en ne me permettant qu’une toute petite ironie méritée cent fois par l’invraisemblable et un peu révoltante conduite de Roffieux. Ce désir d’anodine vengeance est malheureux, car, au moment où je viens de décocher ma peu redoutable flèche, une flèche en plume d’oie, à la pointe mouchetée du « tampon de ma bétise » dirait le grandiose Prud’homme :
— Ah ça ! toutes les industries te sont bonnes. Tu vas encore plus loin que Mme de Foy. Avec le « mariage riche » tu combines le mariage pharmaceutique !
- ….À ce moment même entre Léonard qui nous annonce l’imminente visite du Dr Froin.
Roffieux cesse de m’écouter. Il tire ses manchettes, passe la main sur sa barbe et, tirant un peigne de poche, se compose devant la glace une coiffure savante qui doit être celle de l’ « éminent agronome ».
« Raoula » profite de l’inattention de son mari pour se rapprocher de moi et me glisser très bas, très vite, mais très distinctement :
— Refusez ! Il y a du chantage, là-dessous. Il a menacé Mme Lacoste pour la forcer à accepter. Il veut son argent et vous connaît faible… Il sait quelque chose sur elle….. je vous dirai quoi !
Toute ma joie tombe, du coup. Me voici prisonnier pour longtemps encore si je ne puis m’affranchir de la maison de santé qu’en m’associant à une vilaine entreprise du Roffieux contre une femme que j’ai aimée.
Quand Elzéar se retourne enfin de notre côté après un suprême coup de peigne et nous aperçoit à distance respectueuse l’un de l’autre, il en revient à son idée de mariage et me dit d’un air triomphant, mi-anxieux :
— Eh bien ! Que dis-tu de mon projet ! N’est-il pas séduisant ? Tu l’adoptes, n’est-il pas vrai ?
C’est avec un réel chagrin que je me vois contraint de répondre :
— Mon cher Elzéar. je n’éprouve aucun désir de me marier, même avec une aussi ravissante infirmière !
Raoula me regarde et Roffieux surprend ce regard. Ce n’est pas une « tendre » œillade amoureuse ; non, c’est bien pis. Dans la prunelle pâle de la jeune femme comme-il-faut brille une lueur de gaillardise que je n’y avais jamais vue. On dirait un coup d’œil d’experte et lubrique matrone. Le mari blêmit ; ses narines se gonflent. Il y a un silence de quelques secondes qui paraît durer un quart d’heure. Puis Roffieux retrouve sa voix et déclame comme s’il débitait des vers tragiques :
— Mettez vos gants, Raoula, mettez vos gants, vous dis-je ! Sortons d’ici ! Il se fait tard. Nous causerons avec le Dr Froin dans son cabinet. À bientôt, Veuly ! Allons, venez-vous, Raoula ? Raoula, venez-vous ?
Car mon cousin a toujours dit « vous » à sa femme, absolument comme les ducs et les ingénieurs des romans pour « gens du monde » (?)
Mais le Docteur arrive au moment où Elzéar me faisait un dernier geste de la main qui pouvait signifier aussi bien : « Au revoir, faux ami ! » que : « Nous nous retrouverons, scélérat ! »
Il a toujours, le père Froin, cette bonne expression simple et un peu timide des gens vraiment sincères, si différente de la « virile audace » des coquins et des mauvais drôles qui jouent, comme Elzéar, la comédie de la franchise. — Pas d’yeux étincelants de fausse loyauté, aucune de ces manières emphatiquement brutales où les « mufles » voient de la « bonté rude ». On lit dans ses regards de la bonté sans épithète et un peu de la tristesse ennuyée des braves gens excédés de l’écœurante farce des bateleurs humains.
Il m’est tout de suite évident qu’Elzéar ne lui est pas sympathique et il fait à Raoula ce petit salut bref, très courtois mais nullement aplati et courtisanesque, ce salut d’homme libre, également indemne, — et de la rage de grossièreté des nobles butors pour qui toute politesse est hypocrisie, — et de la lèpre salonnière :
— Eh bien ! monsieur, vous avez causé un peu avec votre cousin, dit-il doucement mais sans aucune cordialité au loyal Elzéar. Comment le trouvez-vous ?
À ma grande surprise les rayonnants yeux bleus du minotier s’obscurcissent et tout son visage exhibe les symptômes d’une « mâle douleur ».
— Ah ! ne m’en parlez pas ! Je ne le trouve pas bien, pas bien du tout, mon cher Docteur !
Raoula paraît épouvantée de cette effronterie mais n’ose rien dire.
— Vous m’étonnez beaucoup, fait le Docteur. Ce matin je l’ai vu plus calme que jamais, tout-à-fait en bonne voie.
— Soit ! Mais vous n’étiez pas ici tandis que je causais avec lui tout à l’heure. J’avais rarement constaté chez lui autant de nervosité ; il a besoin de ménagements infinis…
— De ce côté vous n’avez rien à craindre… Mais, comment se fait-il que ma présence seule l’ait si promptement guéri de son agitation ? Je ne suis ni magicien, ni magnétiseur, — malheureusement peut-être !
Et le Dr Froin examine la physionomie d’Elzéar avec la curiosité amusée d’un peintre qui cherche à déterminer le caractère de son modèle. Tout le masque du Roffieux s’illumine de l’éclat d’une radieuse, d’une splendide franchise qui me fait l’impression de déplaire de plus en plus au docteur :
— Voyons, reprend le père Froin, en s’adressant à moi cette fois, vous vous êtes montré excitable, violent, pendant la visite de monsieur votre cousin ? Vous avez l’air bien tranquille, cependant.
Je m’aperçois qu’une inquiétude vient de le saisir tout-à-coup. Ses sourcils se rapprochent et s’abaissent ; un tic fait très légèrement trembler l’une de ses joues :
— Dites-le moi en toute confiance. Vous n’avez pas ressenti de la journée de ces craintes… morbides, — vous savez bien, de ces craintes dont vous ne me parlez plus depuis longtemps, depuis ma première visite, — malgré mes interrogations à ce sujet… Vous me comprenez ?…
Il est clair qu’il fait allusion à ce stupide : « Je suis habité ! » mais qu’il ne veut pas s’expliquer devant Elzéar, — très résolu à ne pas « fournir d’armes » à mon cousin, — le brave homme !
Par bonheur Kmôhoûn veut bien s’abstenir de toute manifestation en moi et je puis répondre avec un sang froid parfait :
— Non ! Pas le moins du monde ! Et puis, vous n’ignorez pas que ce jour-là j’étais sous le coup d’une terrible commotion et que je parlais un peu au hasard, sans savoir !
— Ah ! tant mieux ! Et ce langage n’est pas celui d’un… « névrosé » s’écrie le docteur qui a un sourire si bon, si heureux que j’ai un gros remords de ma dissimulation, — forcée, pourtant !
— En tout cas, insiste Elzéar, un peu sèchement, je crois que vous ferez bien de le soigner plus que jamais. Je veux qu’il guérisse, MOI !
— Monsieur, réplique très placidement le Docteur, il y a trente-cinq ans que je m’occupe de… maladies nerveuses et je vous assure que l’on peut me confier un patient sans avoir à s’effrayer de mes imprudences. Je n’ai aucun intérêt à retarder une cure, — bien au contraire ! Et dans le cas présent la cure est bien près d’être complète.
— Oh ! mon mari ne met pas un instant en doute votre « aihpérience et votre habileté, Dâhteur », sopranise « Raoula » qui se rend compte de la maladresse de Roffieux et qui me regarde un peu de travers depuis que je n’ai pas su lui rendre son œillade. Il veut seulement dire qu’il compte sur toutes deux pour achever de guérir notre cousin qui semble encore bien fatigué, bien fatigué !
Et tous deux se retirent après nous avoir gratifiés, le Docteur d’un salut, — et moi d’une très molle poignée de main.
Encore, sans la présence du père Froin, aurais-je dû me passer de cette faveur sans prix. Ils se sont contraints à une demi-cordialité à seule fin de prouver devant témoin leur noble et méritoire affection pour un parent qui ne leur fait pas honneur.
Après les avoir accompagnés, le Docteur revient dans ma chambre. Tout d’abord il ne dit rien ; il hoche la tête d’un air préoccupé, a une moue un peu dégoûtée, semble réfléchir profondément, — puis il me demande « à brûle… gilet » :
— M. et Mme Roffieux sont les seuls parents qui vous restent ?
— Non, j’ai un frère qui habite Paris… quelquefois !
— Ah ! très bien ! Mais pourquoi ne m’avoir pas dit cela plus tôt ? C’est avec lui que j’aurais dû m’entendre, — et non avec des cousins ! Donnez-moi son adresse, je vais lui écrire, — et ayez bon espoir !
Oui, j’aurai bon espoir : malheureusement, — comme je le dis au brave docteur, mon frère voyage assez souvent, avec ou sans sa femme,… en Égypte ou dans l’Inde. Est-il chez lui, — à Esneh — ou à Madoura ? Quand recevra-t-il la lettre du père Froin !…
… Et sans la confidence ou le mensonge (?) de Raoula, je serais certainement à la veille d’être libre !…
Je passe une assez triste soirée, un peu distrait par Léonard qui me raconte les amours d’une infirmière invraisemblablement éprise de Bid’homme, — ce joli cœur ! —
… mais tourmenté par Kmôhoûn qui, maintenant, me pousse à m’évader « et le plus tôt possible — ou il fera les cinq cents coups ! »
V
Les semaines suivantes, l’atroce Kmôhoûn ne me laisse plus une minute de répit. Ce sauvage de Tkoukra se perfectionne dans l’art de la persécution au point qu’une belle nuit je lui déclare que j’en ai assez, que je vais lui obéir. Tant pis si nous sommes repris, si les gardiens nous maltraitent, si nous subissons toutes les humiliations ! Je ne veux plus entendre cette voix méchante qui m’incite aux plus dangereuses bravades, à des violences, à des révoltes, — et même à de basses et démentes singeries qui me conduiront droit au pavillon des « Agités ».
N’ai-je pas, une fois, quoique j’en eusse, été contraint de danser sur les mains en présence de Léonard qui, pris entre son amitié pour moi et son devoir de raconter mes hauts faits, ne savait plus à quel saint se vouer ?
Un autre jour, n’ai-je pas dû, malgré moi, profiter d’une courte absence de mon surveillant qui avait laissé la porte de ma chambre ouverte, pour aller faire, en maraude, un tour de jardin, au fond des fameux bosquets où sont les tonnelles ? Dans l’une de ces gloriettes « se reposait » une affreuse infirmière longue et maigre comme une haridelle de Syrie. J’ai toujours eu en horreur cette Olympe Chignoux, l’ex-amoureuse de Bid’homme et la seule gardienne (ah ! j’oubliais Mlle Célestine Bouffard !) que l’on rencontre dans tous les coins où il y a « de l’ombre et du mystère ». C’est une nature poétique, sans doute. En tout cas elle n’est plus tout à fait adolescente, louche exagérément et possède une physionomie grincheuse de colonelle de l’Armée du Salut. Eh bien ! l’ignoble Kmôhoûn m’a instillé peu à peu une telle rage de stupre que je me suis surpris à jouer aux plus vilains jeux avec elle, médiocrement indignée, — et que la scène s’est achevée par… les « derniers outrages » qu’elle a supportés sans colère et sans joie trop indécente, en beauté habituée à ce genre de compliments. — Miséricorde ! cette vieille nymphe doit avoir deux jambes de bois ! J’en ai eu des bleus !
Et Kmôhoûn qui s’écriait : « Ah ! quel bonheur ! Ça ne m’était plus arrivé depuis mon « séjour » dans… telle ou telle constellation ! »
Enfin, (et je passe sous silence toute une série de plus banales mauvaises farces du Tkoukrien), — ne me suis-je pas réveillé une autre fois, vers deux heures de l’après-midi, en chemise, dans le parloir où ne se trouvait heureusement qu’une seule personne, la plus jeune des demoiselles Mortebranche, déjà nommées plus haut, — une assez jolie femme de trente ans, bardée de principes austères, à laquelle j’ai fait, (sans savoir comment les mots sortaient de ma bouche), une déclaration en style de caserne, — en appelant (hélas !) un chat un chat et certains actes par leurs noms comme nous le recommandait… — ou à peu près, — ce voyou de Boileau-Despréaux. Le pis est que la légèreté de mon costume me permettait d’illustrer ma prose. — Léonard a sauvé la situation. Il est accouru, éperdu, lors de ma péroraison assez accentuée, s’est jeté aux genoux de la demoiselle et l’a suppliée de ne pas le perdre en dénonçant au Directeur son imparfaite surveillance et mes abominables discours accompagnés de gestes. Il a même fini par la faire rire et la brave fille a déclaré qu’elle avait pitié d’un pauvre malade.
Mais Kmôhoûn m’a bien menacé de m’obliger à recommencer mes exploits auprès des belles en présence du Dr Froin ou de quelque mauvais diable tout disposé à narrer mes incartades au « Patron ». Et je suis certain qu’il n’y manquera pas.
Une certaine nuit donc, vers une heure, écœuré à la fin des répugnants tableaux qu’il me fait passer sous les yeux en m’affirmant que j’assiste à mes propres équipées futures et qu’avant huit jours j’aurai exécuté tout le « programme » — je m’avoue vaincu :
— C’est bon ! En voilà assez, allons nous-en ! Mais, tu sais, si on nous rattrape, ce ne sera pas drôle !
— Allons ! répond fort tranquillement Kmôhoûn.
Ce tkoukrien a dû être serrurier ou cambrioleur en quelque autre existence et l’action de son détestable esprit sur mon pauvre esprit et sur mon corps est bien forte puisque moi, si maladroit, si bête pour tout ce qui est mécanique, je démolis sans bruit en dix minutes, à l’aide des premiers instruments venus, quatre serrures énormes, démonte six verrous extérieurs et déclinque une série de compliqués appareils de sûreté.
Nous voici dans les jardins malheureusement glauques et opalins de lune.
— Ne tremble pas comme cela ! grogne Kmôhoûn, ces sales gens dorment tous !
Pas tous ! J’entrevois une grosse masse humaine qui sort de l’ombre et s’avance vers nous ; il me semble que j’ai déjà rencontré ça quelque part. Serait-ce Mlle Célestine Bouffard ? Je ne demeure pas longtemps dans l’incertitude :
— C’est-y vous, Louëdin ? chante l’inoubliable contralto dieppois de l’infirmière callipyge (Louëdin est l’un des gardiens des agités, un ancien zouave, plus tard dresseur de singes, puis garde-chiourme à la Montagne d’Argent…) faut, fichtre, vous espérer, vous ! V’là vingt minutes que je « fais le trottoir » daihors et sans trottoir, encore !… Mais non, cor nom de nom ! C’est pas son poil en fourche ! hurle-t-elle en m’empoignant par mon maigre « bouc ». (Louëdin possède une barbe de trente centimètres, — et fournie !) — mais qui k’c’est donc que ce sale voleux qui se promain-ne nuitan-mment dans les « terrains du monde » ? — Ah ! pas possible ! C’est m’sieur Veuly des à-part ! B’en vrai ! Léonard n’est pas « castafiole » pour vous avoir laissé rouler dans l’nouër à ces heures !
Tout-à-coup elle glousse de rire :
— Oh ! ce serait-y que vous auriez des intentions que vous seriez démuché si tard ou à si bonne heure ? car ’l est matin ! Qui k’c’est que vous coursez. Vous pouvez bien me dire ça à moi qui suis pas d’ces plus bogueules !
Me voici horriblement ennuyé. Je ne sais quelle explication donner à cette épaisse donzelle. Kmôhoûn m’insinue : « Il faut nous la concilier… pour un bout de temps, celle-là. Après quoi nous trouverons bien un moyen de nous en débarrasser. Laisse-moi faire ! »
Je veux lui objecter que je crains ses procédés tkoukriens ou autres, que… mais il ne me donne pas le temps de finir. À ma terrible stupéfaction, ma voix sort de ma gorge, — ma voix devenue rude et grossièrement ricaneuse sans que j’aie eu conscience d’avoir seulement ouvert la bouche — et cette bouche prononce les étonnantes paroles suivantes :
— Dis donc, grosse ! As-tu du cognac dans ta chambre ?
— C’est-y bien vous, monsieur Veuly, qui me parlez à c’t’heure, vous si comme il faut et un peu fier des fois ? B’en, ma parole ! je vous aime mieux comme ça ! Pour sûr que j’en ai, de la sicasse dans ma niche ; oh ! pas des litres !… mais un pauv’ petit fond de bouteille pour… quand qu’une « malade » a besoin d’être un peu ranimée. Venez-vous en !
Elle me prend par la main « pour me guider » — et tout bas :
— Ah ! petit cochon ! C’est donc ça qu’y me regardait l’aut’ fois avec des yeux tout chaffouillés ! Mais si j’aurais jamais cru ça ! — un homme si convenâbe !
— Elle ne se fait pas d’illusions sur elle-même et la modestie est toujours une vertu, goguenarde Kmôhoûn qui reprend tout haut avec ma voix et à présent sur mon ton habituel :
— Je ne suis pas en fer blanc, — et toi non plus !
Devenu un véritable pantin dont le tkoukrien tient les fils, j’ai la surprise de constater que je me livre sur les vastes rotondités de Mlle Bouffard à une série de trop libres caresses à la suite desquelles mon dire se trouve amplement confirmé.
— Si vous êtes si effronté, vous n’aurez point de corgnac, module, en soupirant, l’himalayenne infante. Quoi que vous feriez après, — alors ! eh b’en !
— Je serai tendre, mais distingué… Allons toujours voir le petit cognac, — moins pour boire que pour trinquer. Oh ! trinquer ! hein, Célestine ?
Répugnant Kmôhoûn !
— Oh ! mais non ! Ça c’est pas d’jeu ! Voulezvous bien pas ! Ah ! qu’il est tourment ! — Lâchez-moi que j’ouv’ la porte.
Nous sommes arrivés. La petite pièce qui sert de nocturne écrin aux charmes imposants de Mlle Bouffard ressemble à un corridor arrêté dans sa croissance. Elle est éclairée par une veilleuse à lueur blonde et rose comme l’occupante et presque encombrée par un monumental lit de fer proportionné au volume de la précieuse cargaison :
— ’Faut pas d’bruit ! siffle tout bas Célestine. Pêchez-vous ’tirer vos chaussures !
Je m’exécute, confondu, ahuri d’être là, mécontent d’avance de ce que je vais certainement faire. La plantureuse infirmière m’imite, puis désirant que ne réveillent personne sa jupe traînante et ses bouffantes manches frôlantes, elle enlève robe et corsage et demeure en petit jupon et en corset. (Il faut respecter le sommeil de ses voisins). — Le paysage entrevu m’impressionne malgré moi.
— Y a qu’une chaise. Assôhiez-vous d’ssus, moi je m’assîrai où que j’pourrai, tiens ! su’ l’lit ! continue Mlle Bouffard. Pis « c’est pas tout ça ». Vous qu’êtes pus près, ouvrez donc la table de nuit. C’est là qu’est la cave !
Les fonds de bouteille montent haut dans le pays de mon aimable hôtesse ! Des fonds de plus de soixante centilitres ! — On trinque avec des précautions infinies, mais souvent et coup sur coup ; en dix minutes la bouteille a dit son dernier mot. Entre temps, — Kmôhoûn ne m’a pas permis l’oisiveté. De retouches en retouches, le paysage s’est bien agrandi et dépouillé d’accessoires inutiles. Au moment où la vue devient presque panoramique, mon tkoukrien qui me paraît connaître la sentimentale Célestine mieux que moi-même, lui susurre doucement par ma bouche :
— Tu n’en a plus de cognac ? Dis ?… pour après ?…
— Pour après… quoi ? Ah ! bandit ! Oui, ’y en a ’core une larme. Mais je vous vois venir avec vos : après !
Kmôhoûn, rassuré pour la suite de ses projets, comprend qu’où nous en sommes, tout nouvel atermoiement pourrait être considéré comme une injure. Les dernières brumes blanches sont dissipées par nos soins empressés et — en avant le panorama ! Une sierra lisse et neigeuse couronnée de cimes roses comme à l’aurore, — un massif plus considérable, plus lilial et plus lisse encore — et peut-être aussi des forêts — apparaissent :
— Ah ! c’est bien parce que j’ai peur de toi ! murmure la belle Célestine. Ah ! passionné !…
Certes, je n’explore que légèrement « contraint et forcé », mais je commence à prendre plaisir à mes découvertes : — Je m’abîme en leur splendeur — et c’est un délicieux cataclysme…
Je ne dirai plus jamais de mal des personnes… un peu fortes.
C’est incroyable ce que Kmôhoûn a fait de moi. Je fus à une époque assez gentiment débauché, mais enfin je ne ressemblais en rien à un Turc, surtout depuis que la trentaine avait mis de l’eau dans mon vin, — un vin modérément généreux. Et à présent je n’y comprends plus rien ! Nana-Sahib, Soulouque et tels personnages des « Contes Drôlatiques » sont des enfants à côté de moi. Oh ! je n’en éprouve aucune satisfaction d’amour-propre. Je me sentirais plutôt effrayé !… Heureusement, Mlle Bouffard n’est pas fille à demander grâce, — bien au contraire, — et je frémis en songeant à la détresse où je me trouverais si j’étais dans mon état normal !
Mais comment se fait-il que la collaboration toute psychique du nommé Kmôhoûn transforme à ce point mon organisme ? — Oui, je suis effrayé — et même furieux, exaspéré : c’est anti-médical !… et, bien différent, en cela, du gardien François, je professe un incommensurable respect pour la Médecine, comme tous les hypocondriaques, du reste.
L’impavide Célestine est allée, entre deux assauts, à la recherche de la larme de cognac. C’est une larme… — pleurée par un mammouth. Elle occupe les trois quarts d’une assez forte dame-jeanne cachée sous des robes et du linge qu’elle doit suavement parfumer :
— Tiens ! je croyais que la cave était dans la table de nuit ?
— Il y a la cave et il y a le magasin.
Toujours les « distinguo ». — Une idée infernale, digne de Kmôhoûn, me traverse la cervelle et je demande :
— Eh bien ! et Louëdin ?
Mais si je me figurais impressionner Célestine, j’avais de la naïveté de reste.
— Louëdin ? réplique-t-elle avec froideur, ça sera pour dem… Enfin il peut se brosser le ventre pour l’estant. Quand il ne me voit pas dans la cour, il sait qu’y ya « pas plan ».
Mais l’alcool et les… tours de force ont raison à la longue de la riche nature de l’infirmière. Grâce à nos savantes manœuvres, la forte jeune personne a bu près d’un litre et demi de sicasse, tandis que nous (Kmôhoûn et moi, sobres comme des méharis), — nous nous contentions d’un peu moins d’un demi-setier.
Mlle Bouffard s’endort d’un lourd sommeil, « lassata nec satiata », car elle soupire encore, entre deux hoquets, une minute avant de fermer les yeux :
— Ah ! petit sale ! Ce que tu gagnes à être connu ! R’fai-sons connais-sance, — veux-tu ?
Kmôhoûn est arrivé à ses fins :
— Maintenant, nous déménageons ! ordonne-t-il.
Mais quel bonheur que le service des « veilleurs » soit si peu régulier chez le Dr Froin ! Sans cette belle négligence, on aurait eu le temps de nous pincer vingt fois pour une. Nous avions laissé la porte entr’ouverte !
Tout à coup j’ai un frisson d’épouvante, — d’horreur ! Je me retiens tout juste de crier. Je viens d’apercevoir, dans la muraille, un guichet pareil à celui qui donne dans ma chambre !
Je savais bien que Célestine était la gardienne de ma « princesse » mais, — imbécilement — je ne pouvais me figurer qu’elle couchât aussi près d’Irène que Léonard de moi. Cela m’eût paru une profanation ! Le sommeil pur et les rêves bleus de l’Exquise à côté des ronflements d’ivrognesse et des cauchemars obscènes de l’érotique Bouffard !
Rien qu’une cloison entre la Péri et la grosse polissonne !
C’est à quelques mètres d’Irène que je me suis « distingué » d’une si triste façon ! Oh ! si j’avais le bonheur de me tromper ! Si, par suite d’une combinaison invraisemblable et providentielle, il était possible que la buveuse de sicasse ne veillât sur ma « princesse » que dans la journée et se retirât loin d’elle pour la nuit ! Si la pièce voisine n’était qu’une autre cellule d’infirmière, quel soulagement j’éprouverais ! Je sais que c’est fou, mais je veux voir, voir à toute force, j’en oublie Kmôhoûn et… j’ouvre tout doucement le guichet…
Atrocité ! C’est Irène qui est là, tout près ! J’étais, non pas à quelques mètres, mais à quelques centimètres d’elle !…
Une bien autre terreur m’envahit quand le Tkoukrien épouvantablement surexcité râle en moi, — à la lettre :
— Oh ! c’est celle-là que je veux ! Et toi aussi, tu la veux ! C’est ta « princesse », celle dont j’ai vu l’image dans ma tête ! Mais combien elle est plus belle, plus exaltante que son reflet pâli, terni par ton âme grisâtre et débile ! Courons à elle !
J’oppose à sa frénésie une résistance désespérée. Kmôhoûn a beau me menacer de me faire hurler de manière à ameuter toutes les gardiennes, — je ne veux pas, — je ne cèderai pas !
Mais je m’aperçois d’une chose abominable. Mon corps obéit mieux à mon sinistre ennemi qu’à moi-même. Et malgré mon angoisse et ma fureur, il m’est évident que la vile « machine » veut, elle aussi, m’emporter vers Irène. Et c’est elle, la machine, qui asservit mon âme, qui la change à son gré, qui en fait une âme de tkoukrien !
Ma « princesse ! » Je ne la vois plus, comme avant, radieuse d’une beauté de rêve ; je me la figure dans des attitudes ignobles, — je me surprends à penser : délicieusement ignobles ! Et bien d’autres mots affreux vont me monter aux lèvres. — Bientôt, je n’ai plus qu’un désir : prendre la clef !
Nous la trouvons dans la poche de la grosse que nous fouillons sans ménagements, qu’ingrats, nous traitons, à présent, comme un encombrant colis !
— Il n’y a pas de danger qu’elle se réveille : elle cuve !
Nous l’oublions une fois sa porte refermée sur elle. Nous sommes dans le noir ; vite une allumette ! La clef joue déjà dans LA serrure. Nous entrons dans LA chambre.
Ô Irène ! Elle est belle, Irène, damnablement belle ! Oh ! est-ce vrai ? lascivement belle !
Il me la faut, dussé-je la broyer, l’éventrer ! Ah ! je t’aurai !
Je rauque des paroles infâmes, des ordures qui me réjouissent douloureusement. Je m’approche d’elle ; elle dort profondément.
Le pis est fait ! Comme l’Espagnol de la nouvelle de Richepin, j’ai commis le péché des yeux, le crime des yeux !
Elle est nue ! Et c’est moi qui l’ai découverte ! Et, penché, je les soûle, mes yeux !
Je suis honteusement ravi surtout de ce qu’il y a d’un peu fauve, d’un peu animal, dirai-je de : splendidement hideux (?) dans le corps le plus idéalement beau.
Ô ce moelleux torse fleuri, ces rondeurs fermes et délicates ! Ces douces courbes rentrantes ! Puis ce galbe de lyre ! Ces longueurs charnues et fines, ces ombres bleues nocturnes, ces roseurs un peu cuivrées !
Mais le parfum de cette chair affolante nous enrage, Kmôhoûn et moi et — brusquement — c’est le viol bestial et délectable, sauvagement exquis. Ai-je su, une seconde, alors, si Kmôhoûn était présent ou non !
Elle s’éveille, se débat, puis se soumet, secouée d’un spasme, mais tout à coup, — trop tard ! — (vais-je dire : heureusement trop tard ? — » une révolte de tous ses membres, de tout son être, la fait plus vigoureuse que moi. Je roule sur le parquet de la chambre, dégrisé un instant. Mais Kmôhoûn, — ce ne peut être que Kmôhoûn, — m’éperonne de nouveau. Je ne songe plus que ma chute a dû être bruyante et je me jette encore une fois sur Irène qui me repousse… Elle m’a reconnu ! Son visage a une expression de tristesse et de colère indicibles ; on croirait que toute sa raison lui est revenue :
— Oh ! s’écrie-t-elle, c’est vous ! Immonde lâche ! Vous, un lâche ?… Vous !
Mais exaspéré, aiguillonné par Kmôhoûn, je m’inquiète bien de ce qu’elle peut raconter ! Je lui tords les bras, je l’écrase, je vais la dompter encore !
Elle pousse d’effroyables cris de rage et de souffrance…
Depuis quelques secondes j’entends bien, vaguement, des pas pressés dans le long, l’interminable corridor, mais je n’en ai cure. Je vais retriompher, je retriomphe… quand je me sens tenaillé à la nuque par une espèce d’étau. Puis je suis enlevé comme un fétu, secoué, planté sur mes pieds, secoué encore… Je veux lutter, mais c’est peine perdue !
Le gardien-chef, Dornemain, ex-adjudant, un colosse au nez aplati, au museau prognathe, à la mâchoire de gorille, me maintient d’un seul bras comme si j’étais un gamin de trois ans. Ma résistance furibonde l’amuse — et c’est tout.
Madame Robinet, infirmière-principale, (comme ces titres sont d’un bel effet en pareilles circonstances !) regarde la scène avec une sorte de sévérité complaisante :
— Ah ! mon salaud ! psalmodie Dornemain, ah ! mon salopiaud ! ah ! mon « cochon cochonnant de cochonceté ! » Lui faut pas les premières venues à c’t’enfant d’grenouille ! C’est ça qui m’a fait cette belle ouvrage dans le couloir D. Pour un sellurier qu’a du vice, n’en voilà n’un ! Et je l’aurais pas seurement escoupçonné, j’aurais même pas ezagminé la porte de sa porcherie ! Et c’est un chéri de l’adminiscration ! Faut pas tourmenter M. Veuly, par ci, faut-z-y donner tout à gogo, par là. Et qu’il est guéri, qu’on nous prévient et qu’y va sortir ces jours-ci, qu’on nous chante ! B’en oui ! J’vas l’lui faire voir au Dr Froin son « pensionnaire le plus tranquille », son « énoffensif », son cas « partuculier ! » ’l est bien l’énoffensif qu’il est du… ventre comme une bourrique ! On vous l’a trouvé en posture, comme on dit…
(On devine à son ton précieux que Dornemain cite ses auteurs.)
— Bid’homme est un sale type, qu’on prétend ? Possibe, mais qu’y connaît son monde. Qu’y m’a noctifié à moi : Veuly ! y a pas pus chaffouillaud, pus sagouin, pus vachon ! C’qui lui faut, c’est du pied au cul, l’ « corset d’maintien », le jet dans la gueule et la trempette. Y connaît ces en d’ssous-là, Bid’homme, ya pas à dire !
Et à chaque mot le gardien-chef me redonne une secousse à abattre un grand mât.
Mme Robinet intercède pour moi :
— Voyons, monsieur Dornemain, je seusis que vous seyez très escandalisé, mais faut pas oubiier qu’y s’agit d’un « malade ». C’est pas du vice, c’est de l’abourration. Y n’a pas choisi. Ç’aurait été une archéduchesse des palatines morganartiques ou moi-même, (Mme Robinet se rengorge. Malgré son évidente érudition (?) et sa respectabilité de dame mûre, elle consent à se voir, — hypothétiquement — assaillie avec une aussi flatteuse fureur) ou moi-même que c’eût-z-été le même tabac. Faut pas brutaliser, faut comprendre !
— C’est bon ! c’est bon ! grogne Dornemain. Ça n’empêche pas que je vais mettre ce cadet-là en cellule pour le reste de la nuit… Et demain, gare les grandes eaux !
Nous retraversons la cour, Kmôhoûn et moi, beaucoup plus rapidement qu’en venant. Dès que je suis essoufflé ou que je tente de ralentir un peu le pas, Dornemain m’envoie son genou au bas de la colonne vertébrale et ma vélocité redevient miraculeuse. Et comment expliquer ceci : je suis à la fois, outré, gonflé de rage — et assoupli comme un gant, — désespéré, navré au-delà du possible — et, par moments, pris d’un fou rire ?
Peut-être Kmôhoûn se moque-t-il absolument des coups et des situations les plus humiliantes et juge-t-il énormément comiques et ma défaite et ma colère ? Il y a, sans doute, de cela : mais ce n’est pas tout. Je crois que le speech de Mme Robinet est pour quelque chose dans mon hilarité intempestive.
Nous dépassons la porte par laquelle je suis sorti et nous voici devant une véritable entrée de casemate. De formidables barres de fer et des battants blindés crient dans la nuit. Nous nous engageons dans un couloir bas, voûté ; d’autres portes de métal brillent à la lueur de la lanterne que balance un petit gardien à face de korrigan.
Bientôt Dornemain ouvre l’une des cellules et m’y lance d’un coup de pied. Après quoi, il referme. Les serrures font une sinistre musique ; les pas de mon « bourreau » s’éloignent ; un lourd vacarme de battants m’apprend que ce vengeur de la morale se retrouve à l’air libre, — lui ! Et la prison de fer se rendort.
Je tâtonne dans l’obscurité. Mon cachot est exigu : les deux bras étendus, je touche d’une main la porte, de l’autre une paroi rembourrée et puis constater que ma demeure actuelle n’est pas plus large que longue. En me baissant un peu, j’ai rencontré une sorte de lit de sangle sans matelas ni couvertures.
Je m’y assois, attendant le jour qui met des siècles et des siècles à paraître. Seul, dans le noir, je sens mon effroyable gaîté s’apaiser en même temps que ma rage et bientôt je suis plongé dans une abjecte désolation.
Qu’ai-je fait ! Ô Kmôhoûn, ce n’est plus un sentiment de fureur que tu m’inspires, c’est une haine froide qui voudrait être cruelle ! Par ta faute, par ta laide et honteuse faute, vil sauvage de l’astre de sanie et de sang, Irène est pour moi, perdue à jamais ! Irène ! Irène !
— Ne sois donc pas encore plus imbécile que tu ne l’es d’ordinaire ! me répond le tkoukrien. Tes cris de jeune premier ne feront rien retentir du tout : c’est matelassé, ici ! Tu n’as donc pas vu, triple gâteux, que, grâce à ton « lâche forfait » — (quelle bonne blague !) — grâce à la révolution produite en elle par la terreur et par — disons, si tu le veux, l’indignation — ta « princesse » à peau de cochon de lait est guérie de sa folie. — Tu es, — ou plutôt je suis son « bienfaiteur ».
— Tais-toi, ignoble larve !
— Je ne suis pas une larve ou un « élémentaire », pour me servir de ton langage d’ignare sous-occultiste ; — et tu le sais parfaitement bien. Je suis un homme comme toi, d’une autre planète, — voilà toute la différence, — et d’une planète supérieure à la tienne, bien que la vie qu’on mène à sa surface soit plus misérable.
— D’une planète de cannibales insexués qui ne connaissent que la haine et la peur !
— Si j’ai été insexué, il me semble que je me suis rattrapé cette nuit. Tu ne m’es pas même reconnaissant de la réputation… guerrière que tu me devras entièrement. Tu as charmé Célestine Bouffard et n’as-tu pas seusi que l’austère Mme Robinet, témoin de ta vaillance, te regarde comme un bien agréable scélérat et que tu n’aurais qu’un signe à faire… Hein ! cette beauté vénérable ! — Tu n’es pas tenté ?
— Tais-toi, pourceau !
— Je vais me taire dans un instant. Mais réfléchis un peu. Suis-je, après tout, un être si monstrueux ? Je suis un bon camarade, moi ! Je n’ai pas honte de toi comme toi de moi (!!) Je suis un frère !
— Eh bien alors laisse-moi t’oublier un peu.
— Bon ! Je vais faire un tour d’une semaine ou deux. Suis-je gentil ? Je vais aller revoir ton fameux Paris où j’ai passé récemment quelques si bons jours et quelques si bonnes nuits, t’abandonnant à Vassetot et aux gracieusetés de l’adorable Bid’homme. (Je ne t’avais pas raconté cela !) Ce que j’aime, moi, dans ton Paris, c’est le quartier Maubert, et encore plus le théâtre de l’Ambigu. En voilà un théâtre ! Je me sens chez moi, — là !… Et à la sortie, hé ! hé ! on peut se « mal conduire » même lorsqu’on n’est qu’un simple corps astral. Ni vu ni connu ! Connu, si ! pourtant ! (Ou du moins soupçonné !) J’ai procuré quelques rêves plutôt… accentués et médiocrement tristes à diverses jolies « dames galantes », par extraordinaire inoccupées. Les bourgeoises ! J’en ai essayé aussi, — mais c’est beaucoup moins bien !
» Si je n’étais pas comme à l’école, chez toi, je lâcherais un peu la boîte du père Froin pour faire la fête à Paris sans m’embarrasser du moindre corps ! Mais je n’ai pas « fini mon cours ». Dès que j’aurai retenu tout ce que tu recèles de notions terrestres, brave aliéné atrabilaire, et hanté par surcroît un ou deux empereurs, une demi-douzaine de rois et quelques présidents de Républiques afin d’être tout à fait « à la coule », je me promets bien de ne plus déranger personne et d’être le plus joyeux fantôme qui ait jamais pratiqué l’attaque nocturne (du genre que tu sais !) sur les belles de nuit — et aussi, de temps à autre, — pour changer, — sur les dirigeantes les plus farouches (filles ou femmes !)
» Mais je te regretterai. Je t’aime beaucoup malgré ta noire ingratitude et tes grossièretés envers un frangin. Je viendrai te refaire une petite visite de temps à autre, histoire de ne pas te laisser perdre la renommée de rude jouteur que je conquiers pour toi ces temps-ci. Là-dessus, bonne fin de nuit. Je n’ai aucun goût pour le violon. J’espère bien qu’on t’aura décagé quand je te rejoindrai.
Quoique je me trouve claquemuré dans le plus fâcheux cachot métallique et matelassé qu’il soit possible d’imaginer, j’éprouve bientôt une délicieuse sensation de « libre » solitude. Kmôhoûn est parti : bonne chasse !
Toutefois ma satisfaction dure peu. J’attends le jour avec une affreuse impatience, avec peur aussi ! Que va-t-il m’arriver ? Pourvu que Bid’homme ne soit pas prévenu avant le Dr Froin ! Et que me dira ce dernier ! Son indulgence et la sympathie qu’il m’a toujours témoignées l’empêcheront-elles de me considérer comme un misérable ou comme la plus dégénérée des brutes démentes ? Je me sens envahi de honte et de dégoût ! Peut-être, après tout, sera-t-il moins terrible d’être torturé par Bid’homme que de subir les reproches du bon père Froin.
Qui sait, même, si les mauvais traitements que me fera sûrement infliger le nabot, dans le cas où il arrivera le premier, ne me vaudront pas la pitié de ce brave bonhomme de Directeur ?
Il est capable de me juger trop puni et de m’épargner les dures paroles que je mérite…
Voici qu’une petite lueur d’un bleu froid, d’un bleu d’acier entre dans le cachot par une lucarne. Lentement, lentement elle blanchit. Je pense à des choses absurdes et incohérentes : à la place de la Roquette, à des bagnes russes, à des pontons mouillés sur des rades polaires, à la guillotine, à des gens qui entrent vers cette heure-ci, par ce jour faux et glaçant, dans une cellule : « Votre pourvoi est rejeté ! » — à des malheureux oubliés dans une mine après un éboulement et qui ne voient plus le jour que par une fissure lointaine, à des cabanes d’Esquimaux enfouies sous la neige, — à de déchirantes musiques de cuivre dans des cours de caserne, à des cliquetis d’armes, au sourd tonnerre des crosses ébranlant le sol, à une parade de soldats, à une dégradation militaire. Une horrible voix de soudard alcoolique ânonne des mots stupides et féroces…
… Mais ce que j’entends, c’est l’épouvantable fracas des battants blindés, les cris des barres de fer, le baryton guttural et insistant du Bid’homme qui approche :
— Où est-il, le « bragouillon », le « strigouillât », le « schniffamouck » ? Il va la danser, cette fois, la « salampouff », le « vachardouillaud », le « sacribouillacastafouinouillard ! »
(Et Bid’homme est du Doubs ! On le croirait de Saint-Flour !)
Ah ! je savais bien que je ne verrais pas le nabot, ce matin, sous les traits du jeune médecin pensif pour illustrations, son rôle préféré depuis quelque temps ! C’est le « Bid’homme dans un bénitier » qui va ruer de mon côté ! Il donne déjà des coups de pied dans la porte et doit arracher les clefs à un gardien, car une poigne d’épileptique crochette la serrure et le battant de fer est — positivement — jeté contre la muraille.
L’aimable aliéniste bondit sur moi comme un chat-tigre et me cloue ses énormes doigts velus dans le cou, tandis que ses bottes me martellent les tibias et qu’il beugle : « Saloupiou ! Saloupiat ! » au moins dix fois de suite. Je ne puis résister au désir de lui assener deux phénoménaux coups de poing sur le crâne et ce m’est une douce satisfaction de l’entendre hululer de rage, de le voir lâcher prise et s’asseoir un peu rudement sur le carreau de la cellule.
Mon triomphe ne me réjouit pas longtemps. Bid’homme fait une cabriole qui le remet sur pied, pousse en avant les deux gardiens de forte taille qui l’accompagnent et leur ordonne de me saisir par la peau du… dos et par les chevilles. — C’est ainsi que je suis emporté, la tête en bas, sans songer, pour la minute, à résister, le moins du monde, exactement comme hier en des circonstances pareilles.
Ce qui m’étonne, c’est qu’en dépit de ma haine pour le médicastre, en dépit de la terrible rancune que je lui garde, je lui reconnais, à présent, en quelque sorte, le « droit » de me « punir » comme si j’étais un esclave ou un animal et lui mon maître ou mon dompteur. Je suis content de ma révolte de tout à l’heure et pourtant « je me donne tort ».
Cela seul me prouverait que mon état mental ne s’améliore pas.
Je ne sens tout cela que confusément.
Bid’homme, lui, pousse des cris d’Apache victorieux et veut me donner des coups d’éperon. Il faut que mes porteurs s’interposent ! L’un d’eux, même, grommelle assez haut.
— Pour un rien je lâcherais le malade et je f…icherais le médecin à la douche. J’vas prévenir le Directeur : ya’ssez longtemps que je veux l’faire !
L’autre répond sur le même ton :
— Sûr qu’y faut pas l’laisser continuer. Ça serait une crapulerie !
D’un mouvement instinctif et simultané, ils me replantent sur mes semelles et me prennent, assez doucement, chacun par un bras.
Bid’homme n’écoute rien, ne voit rien ; il exulte ; il chante :
La belle digue-di, la belle digue-don !…
Nous arrivons au pavillon des bains, dans une sorte de hall où je n’ai pas encore pénétré et le médecin-adjoint me remet à deux autres gardiens inconnus de moi, de nouveaux employés de l’établissement sans doute, deux gnomes fauves et trapus qui lui ressemblent comme des frères :
— Allez-vous-en, dit-il sans aménité aux deux grands gaillards. Je n’ai plus besoin de vous : j’ai mes hommes, ici !
La porte se referme sur ceux qui m’avaient défendu.
Maintenant Bid’homme se fait cordial et bon enfant avec ses « pareils ». Il plaisante ; il est folâtre :
— On va se payer une petite partie de rire. On va calmer des ardeurs qui devenaient dangereuses. F…ichez-le-moi à poil, ce satyre et après cela, au grand baquet !
Même avec moi il est jovial :
— Ouais ! mon fripouillard, vous allez vous amuser ! Il y a de la place dans la « boutique à poissons ». Vous pourrez vous servir de vos nageoires. Vous aurez tous les bonheurs : plongé et douché à la fois ! Et puis, vous savez, ces deux là ! (montrant les gnomes), ce sont des praticiens de première force. Je les ai formés dans le temps, dans le bon temps de la maison-modèle de Baume-les-Dames ! Soyez tranquille : ce sont des gars de ma famille, des Bid’homme ! Et ils n’épargneront rien pour contenter un ami de leur parent. Allez-y, cousins ! Que la fête commence !
Les hideux bouts de monstres, forts comme des lutteurs de baraque, m’ont vite arraché mes vêtements, un peu d’épiderme aussi et, — au commandement de Bid’homme :
— Dans le jus ! — à la grenouillarde !
ils me plient brutalement le corps en trois, les genoux au menton, les talons touchant le haut des cuisses et m’envoient dans une grande et assez profonde piscine, la tête la première. — Je me cogne un peu le crâne contre le fond du bassin mais parviens à reprendre assez vite la position verticale. — Debout, j’ai de l’eau presque jusqu’à la bouche, mais enfin je puis respirer. C’était la seconde que guettaient mes tourmenteurs ; deux jets d’eau qui me font l’effet de deux trombes me frappent, l’un en pleine figure, l’autre derrière la tête. Je suis aveuglé, j’étouffe ; il me paraît que ma boîte crânienne va éclater, que ma face devient une bouillie. — Comme l’illustre Gribouille, je plonge, mais au bout d’un quart de minute, peut-être, il me faut, à toute force, remontrer ma tête pour, vite ! — aspirer une bouffée d’air. Mais à peine en ai-je eu le temps que les deux lances m’ont visé. Il me semble que deux masses de plomb broyantes et glaciales me brisent la nuque, me fracassent le front. Et quel bruit effroyable dans ma tête ! Oh ! c’est horrible ! Je vais mourir… je n’en puis plus ! je n’en puis plus ! De l’air… Au secours !… De l’air ! Ô ces chocs !… Ô l’étouffement !…
… Mais comme cela dure longtemps ! Comment puis-je résister ainsi ?… Peut-être ai-je l’instinct d’attendre, pour sortir ma tête, que la trombe se soit abattue, — qu’il y ait une accalmie d’une seconde. Alors il est probable que j’aspire l’air goulûment et que je replonge comme un boulet de canon. Je sais qu’au moment précis où j’arrive au fond, j’entends toujours la masse d’eau qui tonne à la surface du bassin.
C’est une sorte de « Marie trempe ton pain » tragique.
Il est certain que je deviens de plus en plus adroit, que je respire de mieux en mieux ; la volonté me revient ; je vais sortir de la piscine dès que je le pourrai !… Ah ! j’ai bondi plus haut, cette fois, j’ai empoigné le rebord de la grande vasque ; il est de pierre rugueuse, fort heureusement, j’ai de la prise :… Victoire ! j’ai reçu les deux jets d’eau sur les reins ! J’ai eu les poumons libres plus d’une demi-minute, et plus, et plus ! encore plus !… Un nouveau « rétablissement » et j’ai les pieds sur les dalles du pavillon des bains. Je vois clair ! Mes yeux me font encore un mal terrible mais je puis les ouvrir franchement. Pas de perte de temps ! Il s’agit de courir, de courir ! Je ne songe pas à m’enfuir du pavillon mais seulement à garder ma vie le plus longtemps possible. — Je me sens de force, maintenant, à lutter une demi-heure ; en une demi-heure tout peut arriver, même la mort de Bid’homme !
Les cousins de ce buffle visent mal, à présent. Je suis trop leste pour eux depuis que je suis sur « du solide ». Leurs trombes me ratent neuf fois sur dix ou m’atteignent à peine. Bid’homme court après moi tout autour du bassin. C’est très drôle !
Aïe !… m’ont-ils cassé un tibia ! Abandonnant leurs appareils à douches m’ont-ils lancé une chaise, une pièce de bois quelconque dans les jambes ? Je tombe ; le médicastre me ramasse, me passe aux deux estafiers :
— À l’eau ! À la grenouillarde ! Mais il faut le laisser sortir de temps en temps ! La demi-noyade, puis la poursuite ! Ça, c’est un jeu !
Les trois gnomes se tordent de rire.
Le terrible jeu ne dure même pas une minute, cette fois. Avant de recevoir la première lourde fusillade, avant même de disparaître dans le gélide bassin, j’ai vu que la porte était ouverte, que le Dr Froin regardait, écoutait !
C’est fini ! Les trois gnomes me laissent sortir bien paisiblement.
La voix du Directeur n’est plus reconnaissable. Elle éclate, elle clangore :
— Ah ! bandits ! canailles ! assassins ! Je vous y prends cette fois ! Ah ! vous avez rétabli la torture chez moi ! Je devrais vous faire envoyer au bagne !… Monsieur Bid’homme, vous n’êtes plus rien dans cette maison ! Ficelez vos paquets ! S’il vous faut un certificat, je me charge de vous en rédiger un, moi ! Filez immédiatement, vous m’entendez ! Je ne veux plus de vous ici sous aucun prétexte. Au galop, ou gare les gendarmes ! Et que font chez moi ces valets de bourreau que j’avais jetés dehors il y a un an ? Hors d’ici, gredins… ou voici une trique… et nous verrons !
La sortie des trois artistes manque de noblesse.
Je me rhabille aussi vite que je peux. J’ai une longue plaie à la jambe droite. Un escabeau renversé sur le sol est plein de sang.
Le Dr Froin ne s’occupe plus de moi : Il est maintenant consterné, bouleversé, au point de monologuer :
— Tout cela est arrivé par ma faute ! Quand on est souffrant on ne garde pas sur les bras une pareille maison… Et l’on m’avait déjà fait pressentir que ce Bid’homme… et je n’avais pas voulu le croire !… Une fois seulement !… Et je ne l’avais pas même mis en observation ! Mais il s’était si bien amendé ou… du moins… je croyais ! Eh ! l’on n’a pas le droit de croire avec une responsabilité comme celle-ci ! On a le devoir de tout observer, de tout surveiller soi-même !… Au fait, si ce malheureux est fou, j’agirai mieux en l’enfermant ici, tout de suite. Je vais savoir cela dans une minute !… Ah ! vieillir ! perdre sa santé ! ne plus s’occuper — (et insuffisamment !) — que d’une partie de ses obligations ! Il faut que je me retire, que je mette un autre médecin plus jeune à ma place !
À ce moment il m’avise inquiet, malheureux, ne sachant que faire de moi-même : dois-je rester là ou me sauver bien vite, au contraire ? Malgré mon désolant état d’esprit je conserve une lueur de « bon sens » (?) ou plutôt de ruse intéressée, égoïste. Si l’explication a lieu tout de suite, elle sera moins féroce que plus tard, quand le Docteur aura repris tout son sang-froid.
Il m’avise donc et marche droit à moi :
— Monsieur Veuly, votre conduite a été inqualifiable. J’aime à croire que votre responsabilité n’était pas entière quand vous avez enivré cette odieuse fille Bouffard — Oui, monsieur, la scène est très facile à reconstituer ! — et accompli vos exploits de Turcoman. Mais l’heure est mal choisie pour vous traiter comme vous le mériteriez. Vous êtes plus malade que jamais et sous le coup des sauvages tortures que ces bandits vous ont infligées. En tout cela je suis plus coupable que vous. Il n’y a plus de surveillance ici !… Que je reste à Vassetot et cette maison de santé pourra ressembler bientôt à celle du « Dr Goudron et du Professeur Plume ». Vous connaissez cette nouvelle d’Edgar Poe ?
Il se radoucit de plus en plus en parlant et je retrouve bien mon brave père Froin, bonhomme, flâneur et amusé par des souvenirs de lecture, à l’instant même où il est peut-être menacé d’acquérir une célébrité scandaleuse, de subir une campagne de presse, de passer pour un gâteux ou pour un malpropre individu !
Il reprend, tout à fait calmé :
— Et voyez, mon pauvre garçon, comme tout cela est malheureux pour vous ! C’est quelques centaines de minutes avant que je reçoive une lettre de votre frère que vous vous livrez à des abominations ! Par cette lettre, M. Julien Veuly me prie de vous mettre en liberté dès son arrivée, demain ou après-demain, au plus tard, m’affirmant qu’il lui sera plus que facile de vous faire soigner chez lui. J’ai dû lui télégraphier de remettre son voyage parce que vous avez eu une rechute grave et il me faudra peut-être lui écrire pour spécifier la nature de l’accident. Ce que je lui révélerai changera du tout au tout ses intentions. (Je n’ai pas voulu prévenir votre cousin !) En attendant je vais avoir le chagrin de prendre des mesures contre vous. Je ne vous laisserai pas remettre en cellule. Il y a, dans le bâtiment de l’Infirmerie une pièce confortable mais d’où l’on ne sort pas comme l’on veut. On va vous y installer et je vous défie bien de disloquer une seule des serrures de sa porte ; vous n’avez qu’une poigne humaine ! Grâce à vous, du reste, tous les appartements, tous les dortoirs de Vassetot seront bientôt munis de serrures pareilles. De plus vous aurez deux gardiens à demeure dans votre chambre. Je vous laisse Léonard aux soins duquel vous êtes habitué mais je lui adjoins une espèce de géant. Pour celui-là vous ne pèserez pas plus qu’une allumette…
Mais le Docteur s’interrompt. Il vient de s’apercevoir que le sol rougit autour de moi. Il voit en même temps l’escabeau ensanglanté et comprend tout :
— Oh ! les révoltantes brutes ! Et moi qui vous parle de répression sans me rendre compte que vous avez été blessé par ces Fuégiens ! Je vais vous faire coucher et vous panser. Mon cher Veuly, vous êtes un sale individu, mais je suis fâché pour vous. Si je puis atteindre les deux bandits qui vous ont mis dans cet état, je vous promets qu’ils referont connaissance avec la « maison centrale ». On va vous enlever d’ici…
Ma jambe me fait un tel mal que je me tiens difficilement debout.
— … vous enlever d’ici et vous mettre au lit ; après cela je m’occupe de votre plaie ; puis je dépose une plainte…
J’ai beau crier que je ne reconnais ni police ni tribunaux, que je saurai bien me venger tout seul quand je serai libre, le père Froin ne m’écoute plus, il court déjà aussi vite que son rhumatisme le lui permet.
Un quart d’heure plus tard, je suis allongé sur mes matelas, dans mon ancienne chambre (il n’est plus question pour l’heure d’appartements-souricières ni de gardiens-titans). Un bandage antiseptique apaise un peu la douleur que me cause ma blessure et le Directeur, assis dans un fauteuil, gourmande sans trop de férocité le triste Léonard dont les moustaches pendent, éplorées.
— J’aurais dû vous flanquer à la porte, conclut le Dr Froin, mais comme j’avais toujours été assez content de vous, comme, de plus, les malades souffrent parfois d’un changement d’infirmier, je vous fais grâce pour cette fois-ci. Oh ! par exemple, si vous vous rendez coupable de la moindre négligence désormais, votre compte est bon ! Vous ne vous en tirerez pas avec un renvoi pur et simple !…
Qu’entend-t-il par là, le « Patron » ? Il réussit à prendre une physionomie assez formidable qui me semble, — me suis-je trompé ? — rassurer pleinement Léonard.
Quand le père Froin nous a quittés, mon gardien s’approche de mon lit et me dit, un peu ému, et sa figure a une impayable expression de honte, de remords et d’innocente fripouillerie :
— C’est un bien brave homme que le Dr Froin, mais, ’coutez, monsieur Veuly, je suis-t-humilierrr…
(Belle faute d’orthographe parlée.)
— … et si vous m’en croyez, il serait plus simple, quand il vous poussera des idées de spahi, qu’avant d’échapper à ma virgilance pour aller assoupir vos mauvaises vices, vous me « foutûsseriez » un couteau meurtrilier dans la religion du cœur… comme on s’egzprime en anastosmie…, ajoute-t-il sur un ton délicieusement prétentieux et satisfait.
(La joie d’exhiber son savoir lui fait oublier sa contrition.)
VI
Quinze jours plus tard je n’ai plus à la jambe qu’une cicatrice presque indolore. Je fais ma première sortie, accompagné de Léonard et guetté par une vraie brigade volante.
Mon gardien marche à côté de moi, deux infirmiers nous suivent à courte distance ; deux autres me « guignent » au détour d’une allée et Auzoux, l’ex-incendiaire, apparaît de temps à autre sur notre chemin. Je passe devant la fenêtre de… celle que je n’ai plus revue, quand je heurte presque le Dr Froin qui sort du Bâtiment des Femmes.
— Que cherchez-vous par ici ? me dit-il avec un peu de brusquerie.
Il fait un geste. Les gardiens tournent les talons ; Léonard s’éloigne un peu et Auzoux s’évanouit comme une ombre :
— … Je crois bien agir en vous parlant comme je vais le faire, reprend le Docteur, car, en vérité, je vous crois souvent tout à fait raisonnable en dépit de vos rechutes. Vous êtes de ces névropathes plus nombreux qu’on ne se le figure, qui assistent à leurs propres… exploits et les déplorent sans pouvoir se maîtriser. L’accès de perversité passé, ils s’épouvantent des sottises qu’ils viennent de commettre sans avoir, un instant, cessé de se voir en scène, jouant leur rôle insane, tyrannisés par une sorte de volonté parasite qui annule, pour des heures, leur libre-arbitre. Il n’y a chez eux aucune inconscience et ils sont plus malheureux que les autres. Ils sont, le plus souvent, assez intelligents et je suis persuadé qu’on peut les guérir en ne craignant pas de leur parler de leurs… erreurs, en s’occupant énergiquement de redresser leur bon sens qui n’est que faussé…
Et je l’entends murmurer :
— Oui ! les lésions !… Mais cela n’explique pas tout !…
— Eh bien ! continue-t-il tout haut, sachez que vous ne trouverez pas… ce que vous cherchez par ici. La personne que vous avez le grand tort de vouloir… vous concilier ?… que sais-je ? n’est plus dans l’établissement.
» Peut-être vous rendrai-je service en vous disant ce qui est arrivé ; tout au moins, mes paroles seront-elles, pour vous, matière à réflexions. Le scandale que je craignais après votre… agression n’a pas éclaté. Préférant, sans doute, les bénéfices d’un habile « chantage » au plaisir de fournir gratuitement de la copie aux journalistes de Dieppe, — et d’ailleurs, — les cousins du sieur Bid’homme ont été tout simplement trouver M. Letellier. Cet homme, moins sot qu’il ne m’avait paru et assez influent, a eu bien garde de provoquer le moindre éclat. Il a été assez fin pour savoir à qui s’adresser et — quelques jours après le… malheur, — je recevais de qui de droit, — de l’éternel Quidedroit, — une note courtoise mais rédigée en termes dépourvus d’ambiguïté, m’enjoignant de me défaire au plus tôt d’un établissement dirigé d’une façon « trop aimablement fantaisiste ». Et je suis en pourparlers avec diverses personnes… Le changement de direction n’est qu’une affaire de jours… Je m’en irai presque satisfait, car si la cession de Vassetot, en de pareilles circonstances, entraîne des résultats pécuniaires dont je serai médiocrement charmé, j’aurai conscience de n’avoir pas été complètement inutile pendant trente-cinq ans de ma vie. Je devrai même me féliciter de prendre ma retraite au moment où la mollesse de la direction et le manque de surveillance effective, conséquences de mon fâcheux état de santé, risquent de ruiner la réputation de la maison de Vassetot…
» Quoi qu’il en soit, au moment où je finissais à peine de déguster la saveur finement amère de la prose officieuse, M. Letellier s’est présenté dans mon cabinet, escorté de deux jeunes médecins aliénistes dûment autorisés. Ces praticiens et leur client m’ont fait passer l’heure la plus désagréable de mon existence. Leur politesse plutôt ironique, la minutie de l’interrogatoire qu’ils m’ont fait subir, la dureté de leurs appréciations et leur parfait dédain nullement atténué par une phraséologie faussement respectueuse pour un « vieillard très fatigué », tout cela m’a atteint au plus profond de moi-même. J’aurais préféré des brutalités, des gifles, des coups de pied reçus en public. Quand nous nous sommes trouvés dans la chambre de la malade, cause innocente de tant d’… événements regrettables, j’ai cru un instant que j’étais un « lâche bourreau » et que mes trois visiteurs représentaient de généreux mais féroces héros de mélodrame, peut-être même des « anges vengeurs » trop bien peignés et atrabilaires.
» Après que les deux très jeunes docteurs eurent causé vingt minutes avec l’internée, la questionnant de la façon la plus hypocritement insultante pour moi, le plus solennel de la paire, orné de lunettes d’or de forme chinoise et prématurément décoré, se retourna vers moi et me décocha non sans véhémence : « Mais, monsieur, cette dame jouit, à l’heure présente, de tout son bon sens. Vingt ans d’amicales relations quotidiennes avec elle ne sauraient mieux m’asseoir dans mon opinion que les phrases très caractéristiques dont je viens d’être l’auditeur attentif. Comment se fait-il, monsieur, que vous n’ayez pas eu tout au moins des doutes ? Et la guérison ne date pas d’hier ! Je ne me permettrai pas, certes, de vous taxer de légèreté, mais il y avait là un cas de conscience, monsieur, un cas de conscience ! Ne pouviez-vous avertir M. Letellier du mieux que vous avez dû tout au moins constater chez Madame ? Car alors, enfin, dans le cas contraire, que devrions-nous penser ? Excusez-moi de vous parler avec cette chaleur. Je sais ce que je dois d’égards à votre longue, longue carrière, aux épuisantes années de surmenage qu’elle représente, mais avez-vous songé à votre responsabilité ? Un médecin-aliéniste ne doit perdre de vue aucun, aucune de ses pensionnaires. Oh ! je ne m’oublierai jamais jusqu’à blâmer ! Je constate respectueusement et regrette d’avoir à constater ! »
» M. Letellier a pâli de colère : « Comment, Docteur, ma femme est guérie et je n’en savais rien ! »
» Puis il est redevenu sarcastique : « C’est un établissement privilégié que celui-ci ; tout y finit bien ; les accidents qui pourraient avoir ailleurs les plus fâcheuses conséquences, déterminent ici les réactions les plus heureuses. Je sais ce que vous allez me dire, monsieur le Dr Froin : vous aviez prévu le résultat favorable de cet accident, de cette expérience, plutôt, car c’est une expérience, n’est-ce pas ? »
» J’ai tenté de faire comprendre à ce monsieur qu’il ne savait pas garder jusqu’au bout les apparences de la politesse et qu’il m’injuriait, à présent. Mais j’en ai été pour mes peines. En termes un peu plus réservés, peut-être, il m’a dès lors, harcelé avec des raffinements d’élégante barbarie inconnus de mes deux jeunes confrères eux-mêmes.
» À une question posée par lui, la « malade » — (car je crois à une crise de lucidité mais non à une guérison) — la malade a répondu qu’elle ne voulait plus rester dans la maison de santé mais que, connaissant l’horreur de M. Letellier pour le bruit, elle avait résolu d’attendre, sans dire un mot, la visite mensuelle de son mari : elle n’aurait même pas alors raconté ce qui s’était passé, n’ayant aucun désir de me nuire, bien au contraire, mais se fût sentie certaine, en tout cas, de prouver que sa libération s’imposait. N’était-elle pas complètement remise des troubles mentaux qui avaient nécessité son internement ?
» Malgré mes doutes que se refusèrent à partager mes deux confrères qui l’avaient vue, en tout, un peu moins d’une demi-heure, je me vis forcé de signer l’exeat séance tenante. — Voilà tout.
J’essaie de témoigner au docteur tout le repentir que j’éprouve du mal que je lui ai fait sans le vouloir, mais le brave homme m’impose silence et se déclare maintenant ravi d’être débarrassé bientôt d’une charge trop lourde pour lui.
Son visage affecte même une telle expression de soulagement, de béatitude, que j’y suis presque trompé.
Quoi qu’il en soit, je saisis que trop d’insistance pourrait devenir de la cruauté. Et cette fois le mal est sans remède. Comment ferai-je, plus tard, pour délicatement (?) obliger le Docteur à accepter une compensation de nature encore peu facile à déterminer ?
Puis voici qu’une nouvelle angoisse s’empare de moi : non seulement je me désespère de penser qu’Irène est partie !….. et par ma faute ! — à la suite de mon crime ! (dirais-je presque !) mais encore je suis épouvanté en songeant à ce qui peut lui arriver maintenant, sous la coupe du sieur Letellier ! — Et j’abuse de la bonté du père Froin en lui posant cette question :
— Mais, Docteur, savez-vous si cette pauvre femme ne va pas souffrir beaucoup….. et à cause de moi ? Il me semble avoir entendu dire, naguère, que son mari était un assez odieux personnage ?
— On aura exagéré. Il est très populaire dans l’arrondissement, si populaire qu’il pose, pour la première fois, sa candidature aux prochaines élections législatives, — sans concurrent ! C’est justement pour cela qu’il ne veut pas d’histoires. C’est son mot : pas d’histoires ! Et — bien qu’il ait été très désagréable envers moi, — je ne le crois pas méchant. Dame ! il avait ses raisons de m’en vouloir. Je sais me mettre à la place des gens !
Populaire dans son arrondissement !! Naïf père Froin, cela ne dit-il pas tout ! C’est évidemment un bandit !
…..Le Dr Froin va me quitter et bien que me poursuive la triste et poncive vision d’une Irène déjà débile et consomptive, tyrannisée et maltraitée par l’affreux Letellier que je pare de toutes les hideurs — (un politicien sympathique !!) — je ne puis retenir une seconde question tout à fait étrangère à ce qui préoccupe. Ce serait à croire que Kmôhoûn est revenu en moi ! Je suis tout surpris de m’entendre dire :
— Le nouveau médecin-adjoint n’arrive toujours pas ?….. Mais que sera-t-il advenu de son prédécesseur depuis que vous l’avez….. remercié ?
Le Directeur a une moue contrariée. Il m’observe une minute sans parler, puis il paraît céder à une force irrésistible, — et haussant les épaules, il laisse échapper ces mots :
— M. Bid’homme ! Oh ! il restera ici plus longtemps que moi, mais ce n’est pas un bonheur pour lui….. Voulez-vous le voir ?
Mon premier mouvement me porte à répondre : Non ! — Mais je me ravise….. Encore à Vassetot ? Mais alors il est….. interné, — malade ?…..
— Oui, certes, je voudrais le voir un instant !
Ai-je la bassesse de me sentir vengé ?
— Eh bien, venez !
Le Dr Froin semble, pourtant, encore hésiter mais on croirait qu’un argument lui est brusquement suggéré par qui ou par quoi ? Par la « Force Ennemie » ? Et il prononce comme inconsciemment :
— Après tout, comme vous étiez l’un des malades qu’il aimait le moins, (cela veut dire, bien sûr : qu’il détestait le plus !)
— …..est-il impossible que votre vue, en l’encolérant, en l’arrachant une seconde à….. ses ennuis actuels….. produise en lui une excitation salutaire ?
Allons ! toujours les contradictions ! L’egzitation, — comme dit Léonard, — dangereuse pour moi, sera favorable au Bid’homme que, décidément, le Docteur a consenti enfin à reconnaître archi-fou !….. Et, au fond, cela flatte ma prédilection pour la théorie des « cas particuliers ». — Je ne puis souffrir les médecins qui, pareils à Bid’homme, — justement ! — n’admettent qu’un seul moyen curatif pour un mal déterminé, — sans tenir compte du tempérament spécial du sujet ! (La cure disciplinaire, quoi !)
Nous voici de retour au bâtiment que j’occupe, mais nous y pénétrons par un couloir fort éloigné de celui qui conduit à mon escalier. Nous montons un étage. Le Directeur appelle :
— Mâchebourg !
Et l’un des colosses qui m’ont, l’autre jour, témoigné quelque pitié, sort d’un réduit pareil à celui où dormait naguère Léonard et nous ouvre la porte d’une chambre spacieuse dont m’éblouissent les boiseries miroitantes au-dessus des capitonnages habituels.
Un spectacle héroï-comique nous y attendait. Monsieur Bid’homme, botté, porteur de faux éperons de cuir taillé en étoiles, cravache en main, se figure faire caracoler une étroite table munie d’étriers en corde.
Le Dr Froin s’approche de lui, le félicite sur sa bonne mine, — (il est vert-de-gris ! —) et lui demande si tout marche à son gré :
— Mon Dieu ! tout irait le mieux du monde si ma profession de « médecin équestre » n’était pas des plus éreintantes.
— L’appétit se maintient ?
— C’est mon cheval qui mange tout mais çà me produit le même effet. C’est omnivore, un cheval, mais coûteux. Je vais essayer de l’automobile.
— Bon ! Mais vous ne vous ennuyez pas ? Vous ne voudriez pas lire, par exemple ?
— Je n’en ai pas le temps. L’exercice de mon art dévore tous mes loisirs. Avec un « canasson » et des malades à droguer, à purger, à fustiger, on n’a plus un moment à soi. À chaque minute, sur la route, c’est une bonne femme qui me demande une consultation. Je la donne à cheval ; tout plutôt que de descendre. Les bonnes femmes ça a toujours mal à des tas d’endroits dégoûtants. Ça finit par me répugner, si bon et si humain que je sois.
— Seriez-vous content de voir une ancienne connaissance à vous ?
— Ça dépend… un malade ?
— Oui.
— Eh bien, amenez-le. J’ai justement un lot de moxas dont je ne sais que faire. Y aura-t-il à charcuter aussi ? J’adore ce sport-là parce que je n’y connais rien. (Je ne suis pas chirurgien moi !) Je suis à peu près sûr d’estropier le salopiaud de patient, (quelle race !). Faites-le venir, cet individu !
— Le voici.
— Tiens ! Je n’avais pas encore remarqué sa hure repoussante, je le prenais pour un gardien. Mais c’est ça, c’est bien ça ! Une gueule de malade ! C’est bien l’espèce ! — Mais, au fait, c’est Schnaffouillât, le jeune corsaire de lettres, de son autre nom Nigeot, blim bloum mécanique !
— Vous n’y êtes pas. C’est M. Veuly.
— Ah ! le chameau ! (Charmant garçon, du reste.) Votre langue, mon ami. C’est trois francs ! — Nous allons nous purger, mon cher enfant, avec du sublimé corrosif, du vitriol et de la crotte de chien.
Il me regarde fixement, cherchant à se rendre compte de quelque chose qui lui échappe. Son œil devient tour à tour furieux et perplexe :
— Veuly ! Veuly — ou plutôt Agénor Biscaillou ! — vous ne savez pas, vous, ce que c’est qu’un médecin ! Je ne voulais pas, moi, être médecin ! Ce que j’en ai reçu, des beignes, étant gosse, — des patauffes à me démolir le crâne ! Mon père avait son idée : il aimait les drogues, — lui ! Il voulait m’en faire fourrer aux gens, — un philanthrope, je vous dis ! — F…ichue espèce que les philanthropes ! — Comment j’ai eu mes bachots ? — mystère ! — Je n’apprenais rien. — Un vieil imbécile nommé Froin, — pas vous, docteur Grabouillot ! pas vous ! — non ! un sale médecin de fous, cet idiot de Froin, payait mon collège pour poser, pour faire le généreux ! Ah ! le vilain mufle ! Mon père jubilait ; — moi pas ! Et ce que je me suis embêté à Paris, dans ce f…ichu Quartier Latin où l’on ne peut pas rosser les gens sans aller au violon !
» Je n’ai commencé à aimer la médecine que quand j’ai bien compris qu’un Docteur a le droit d’em…bêter ses malades, de les pousser à l’exaspération, même de les empoisonner un peu sans que personne se rebiffe, — les demi-cadavres ou leurs abrutis de parents, — et ce pourceau de Froin qui paye toujours, — ça lui donnait des gants, à cet engraissé ! — et qui me colle de force avec les fous, les cochons de fous ! — Ça ne consomme pas assez de produits chimiques vénéneux, — les mabouls ! — Tant pis ! J’ai encore administré pas mal de bouillons d’onze heures à ces estropiés de cervelle, à ces déchets humains, à ces dégénérés qui retournent à la bête ! Et je procédais tout doucettement ; personne ne s’est jamais douté de rien, Froin moins qu’un autre, le souriant, le bonasse, l’hypocrite hydrocéphale !
Le Directeur ne sourcille pas. Il me dit à voix basse :
— Vous voyez ! Il est complètement parti ! Un garçon qui, dans son bon sens, avait pour moi une affection touchante !
Je suis fou, c’est possible, mais je vois, oui je vois plus clair que le père Froin. C’est triste à dire mais il y a de braves gens dont la bonté mériterait des châtiments, — des coups !… Et ils les reçoivent, parfois, sans s’en apercevoir.
Profitant d’une distraction du Directeur qui paraît plongé dans des réflexions assez peu gaies, Bid’homme me fait signe de m’approcher — et j’obéis machinalement, ne m’apercevant de mon imprudence que trop tard. (Il me convient bien de blâmer le Dr Froin, qui a, lui du moins, l’excuse d’une bonté exagérée !) — Trop tard, car Bid’homme a déjà saisi mon poignet et le maintient avec une force décuplée par la folie. Il me souffle dans l’oreille :
— Veuly ! Saligot ! « Cafouillon ! » Il croit que je ne vous reconnais pas, le gros imbécile ! Tenez ! Est-ce que je vous reconnais ?
Je reçois un choc violent dans le dos, — violent et douloureux. La souffrance me communique une vigueur inhabituelle, à moi aussi ; je me dégage et, d’un coup de pied, envoie sur le parquet, les quatre fers en l’air, le Bid’homme qui grogne comme un pourceau. Tout cela s’est passé si vite que le Dr Froin n’a pas eu le temps d’intervenir.
Déjà l’aliéniste dément s’est remis debout, — brandissant un énorme clou rouillé. La rouille et l’épaisseur de ma jaquette m’ont épargné une vilaine égratignure. Mâchebourg est accouru au bruit et a quelque peine à s’assurer de la personne du gnome qui jette son clou mais veut lutter avec le gardien, l’empoignant à la taille et cherchant à le soulever pour le « tomber ». — Quand il voit qu’il n’aura pas le dessus, Bid’homme lâche prise, échappe à Mâchebourg et se roule sur le plancher. Il mord les pieds de la table qui lui a servi de monture et que sa chute a renversée, envoie des ruades dans le vide et se roule encore en poussant des cris de Peau Rouge.
Mâchebourg finit par s’emparer de lui et avec l’aide d’un autre gardien qui attendait, posté dans le couloir, fait endosser au furibond une coquette camisole de force.
Deux jours plus tard, comme j’arrive au pavillon des bains, dans la nouvelle salle, — j’ai la surprise de retrouver mon Bid’homme, calme et noble, vêtu d’un simple caleçon couleur sang de bœuf et commandant la manœuvre à des infirmiers qui l’arrosent avec mesure et parcimonie :
— Un tout petit jet comme pour un enfant ! Je suis délicat des omoplates, déclare-t-il. Mais « tas de bougraîllons » (ils sont deux) vous m’enlèverez la peau des côtelettes ! Attention ! Je me retourne ; ménagez les lombes également. Maintenant, de l’autre bord ! Pas trop fort sur les reins. Là là ! cochonnouillards ! Je ne vous dis pas de me viser le coccyx ni surtout de me le dévisser !
(Ô l’anatomiste !)
» Je n’en ai pas de rechange. Maintenant, tirez la ficelle : petite pluie d’été sur le crâne. Petite pluie, crapouillots ! On ne vous demande pas un déluge ! (L’appareil n’est guère plus puissant qu’un vaporisateur).
On ne douche pas le redoutable nabot ; les gardiens ont encore peur de lui. L’ex-aliéniste « fait » de l’hydrothérapie à son gré, tout bonnement.
— Assez ! Vous donnerez au malade deux litres de bon Bourgogne, un gigot entier bien saignant et une douzaine de pêches ; après cela café et « fine ». C’est le petit Bid’homme, mon « loufoc » de prédilection, un délicieux toqué que je guérirai en six semaines. Il faut me le soigner — et gentiment, ou je vous f…che à l’eau, à la grenouillarde !
Il se tapote l’occiput avec précaution et amour. Je suis touché de sa tendre affection pour lui-même et les infirmiers n’osent pas trop rire…..
…..Mais une porte s’ouvre. Un personnage ni jeune, ni vieux, quarante ans peut-être, grand, maigre, blême, à face de bedeau ou de surveillant de lycée « vieux jeu », — tout rasé, le nez en bec de canard, l’œil hypocrite et « fouilleur », le menton en crosse renversée, fait son entrée, — un gros bouquin sous le bras gauche, un trousseau de clefs monstrueuses à la main droite. Tout est noir dans son costume, depuis sa cravate jusqu’à ses guêtres de drap terne qui mettent en valeur l’hypnotisant vernis de cirage d’interminables souliers larges et plats.
C’est le nouveau médecin-adjoint, arrivé de ce matin. Deux heures après son installation, il connaissait tout dans l’établissement, les malades, les gardiens, les infirmières, les terrains, les dépendances, — et un certain plissement de ses lèvres disait qu’il avait aussi son opinion faite sur tout — (plutôt défavorable). Il m’a consacré un peu plus d’une minute, — (je dois être un cas intéressant !) — et m’a tenu ce bref discours : « Trop de liberté ! Je sais beaucoup de choses sur votre compte. Trop de liberté ! Mauvais système : nous modifierons. »
Après quoi ses yeux sournois ont pris de mon individu une sorte de photographie et quand il a été bien sûr qu’il me « savait par cœur », depuis la cicatrice de mon sourcil gauche jusqu’à l’oignon qui déforme ma bottine droite, il m’a tourné le dos et a enjoint à Léonard, présent à la scène, de l’accompagner un instant.
Dans le couloir, il a parlé bas à mon gardien qui est rentré avec une figure préoccupée et m’a témoigné, pour la première fois, de la méfiance et presque de l’antipathie.
Le nouveau médecin-adjoint, de plus en plus surveillant de lycée, secoue son effrayant trousseau de clefs en marchant. Il fait évidemment une seconde ronde, — la tournée d’après-midi. Oh ! il est actif, l’ « adjoint » ! — Si l’on peut dire sans impiété qu’un établissement comme celui-ci a connu une période heureuse, — il est aussi loisible d’affirmer que les « beaux jours » de Vassetot sont finis.
L’homme aux guêtres noires va droit aux infirmiers et, d’une voix glaciale qui me fait peur, oui, peur ! à moi, malheureux dément lucide mais impressionnable comme un gamin :
— Ce sont les malades qui commandent ici ? oh ! il faut que cela change ! Vous m’entendez, gardiens ! Si vous vous montrez serviles envers quelque pensionnaire que ce soit, je vous ferai chasser et sans certificats. Douchez le patient !
— Mais, Docteur…
— Douchez le patient ! — Pas là ! Mettez-le sous l’appareil neuf ! Pas de pluie ! Enlevez-moi cette pomme d’arrosoir, la colonne d’eau !… et vite !
Il y a une courte lutte entre les gardiens et Bid’homme.
— Attachez-le aux montants de fer : cordez, cordez ! N’ayez pas peur ! ordonne le médecin-adjoint.
Je me sauve pour ne plus voir ni entendre l’infortuné Bid’homme. Il a eu comme une lueur d’intelligence dans l’œil, s’est mis à trembler affreusement de tout son pauvre corps nu, — puis a positivement beuglé.
La semaine suivante, le Dr Froin est parti. Je n’ai plus d’ami dans la maison que Léonard, car je ne puis guère compter sur Magne, Nigeot et les autres membres du « Club des Philosophes ». Ce sont des prisonniers comme moi, des êtres en tutelle, des âmes des limbes ; ils ont de bons sentiments comme les autres hommes mais ils sont trop pareils à moi. Tout chez eux est à l’état vague. Aujourd’hui on les trouvera pleins de sens, on les prendrait pour des sages de la Grèce ; demain, plus sérieux que jamais d’apparence, ils seront « travaillés » des manies les plus puériles. Ne sortant presque plus de ma chambre, je les vois de moins en moins… Puis ils m’attristent et je les attriste aussi, sans doute.
Léonard souvent chapitré par le Dr Barrouge, le médecin-adjoint, devient une espèce de geôlier caricatural, peu hostile encore mais une idée méprisant, qui m’épie parfois comme si on lui avait prédit quelque mauvais tour de ma part.
Tout est contre moi : le nouveau Directeur, le Dr Le Lancier, obéit à Barrouge au doigt et à l’œil. C’est un assez gros homme jaune à figure féroce. Il est emporté, criard ; on jurerait qu’il va tout abattre, mais il craint comme le feu son adjoint, le sachant l’« homme des caciques », le prophète d’un Allah — chef de division… ou mieux…
Léonard, dans l’un de ses bons jours — on les compte, à présent, — m’affirme que par tout l’établissement règne la terreur, non pas rouge mais barrouge. Six gardiens et quatre infirmières ont été renvoyés : Dans le nombre se trouvait Mlle Bouffard, surprise par le médecin-adjoint au moment où elle parlait d’aller « licher un godet ». Pauvre Célestine ! Pourquoi dire quand il était si simple de faire !?!
Le surlendemain, le même Léonard me demande si je ne veux pas prendre de l’exercice, étant donné que depuis Mécraidi je n’ai pas « secoué la poussière de ma camphouine ». Il ajoute que s’il me propose un « tour de ballade » c’est parce que « la chose » m’est strictement interdite. « Mais » conclut-il, « je suis en pleine ésurrection » et puis « Bas noir » et « Le Dragon » (nos deux tyrans) « sont occupés à enquêter dans le bâtiment des femmes, rapport à des « artiques d’habillement » disparus. Ils en ont au moins pour deux heures et en une heure et demie on peut, déjà, se donner de l’air. « Ça va-t-il ? »
J’accepte avec satisfaction et bientôt nous admirons dans les « terrains » les travaux variés d’une troupe d’agriculteurs semblables à des crétins du Valais allégés de leurs goitres :
— Nous revenons-t-y par les « Agités ? » me demande mon gardien.
— Pour quoi faire ?
— Ya du nouveau : c’est embelli !
— Allons-y !
Quand nous pouvons contempler la lugubre bâtisse, je ne constate aucun changement et fais part de mon observation à mon gardien
— Que si que c’est bien mieux que l’aut’fois, me répondit-il, « ça s’est enrichi d’un chouette ornement ».
J’ouvre des yeux qui deviendraient certainement énormes si la nature le leur permettait.
Je n’aperçois que mes deux danseurs, jamais revus depuis six mois.
Ils sont à peu près calmes aujourd’hui et leurs gambades n’ont rien de vertigineux. L’un donne des coups de genou aux barreaux de sa grille, ce qui ne l’empêche pas d’exécuter en même temps un pas de gigue peu frénétique ; l’autre semble plutôt saboter une bourrée ; il glousse un petit rire que l’on dirait sarcastique ; tous deux bavent avec douceur :
— R’muchez donc à gauche ! fait Léonard agacé. Vous allez l’admirer, l’objet (il prononce l’ogjet) « qui embellit l’endroit ».
Un troisième antre grillé me révèle peu à peu ses arcanes.
D’abord je ne devine qu’une forme confuse : Un homme de petite taille semble accroupi sur le sol. En regardant un peu plus longtemps, j’entrevois une casquette de jockey, des bottes et un pantalon réduit à l’état de dentelle.
À présent, le pygmée se lève, fait deux ou trois pas sans se douter qu’on l’observe. Il porte un seau qu’il dépose à ses pieds et s’accroupit de nouveau, cette fois en bonne lumière ; armé d’une petite pelle à feu il extrait du seau… des ordures…
… Je suis forcé de m’éloigner, sans toutefois le perdre de vue. Le pseudo-jockey lâche sa pelle et — de ses mains velues — confectionne de petits gâteaux plus ou moins semblables à ceux que fabriquent, avec le sable des plages mondaines, de très jeunes bourgeois déguisés en marins. — Puis il se prosterne devant ses œuvres et paraît dévotement les adorer. Ô Pygmalion !
Mais nous avons le tort d’échanger quelques mots, Léonard et moi. Le jockey-artiste se jette sur les barreaux, — d’un seul bond, — comme un macaque de jardin zoologique désireux d’agripper ses visiteurs. Après quoi il se pend par les jarrets à une traverse de la grille, dégringole sans se faire de mal, puis veut, à toute force, passer sa tête hors de sa cage. Il souffle, siffle et crachote comme un chat qui jure : oh ! cette moustache en brosse à ongles, ces sourcils, ces yeux à la fois méchants et hilares ! Mais, c’est Bid’homme !
Oh ! je tourne vite les talons ! J’ai bien haï le nabot mais ce que je viens de voir est trop horrible… Comment ai-je eu l’affreux courage ou l’abominable cruauté de me retourner ?… De me retourner pour regarder le hideux et pitoyable captif qui bondit comme un tigre et vocifère : « Crapouillot ! Schnipardouillât ! » les yeux injectés au point de paraître sanglants, la face tuméfiée, la crinière hérissée. Tout à coup il se lance en avant et se cogne le… mufle contre les barreaux, se le cogne à se briser les dents… Je cours de toutes mes forces.
Oui, comment ai-je pu me retourner ? Ah ! c’est que Kmôhoûn vient de rentrer en moi et rit effroyablement… à me faire mal !
C’est fini ! Je m’échapperai d’ici dès que je le pourrai : demain, dès que je serai un peu moins malade d’épouvante ! Je sais comment m’y prendre, ce sera très simple. Pour l’instant, il me faut me cacher n’importe où, sous des meubles, sous des couvertures, être dans le noir, ne plus voir rien ! Même enfant je n’ai jamais connu terreur pareille !
Avec l’extraordinaire versatilité des… « malades », je me réveille, le jour suivant, dispos, heureux, plein d’une joyeuse énergie. La crise de Bid’homme et le retour de Kmôhoûn sont devenus pour moi des événements providentiels qui m’ont dicté la conduite à suivre : Je dois fuir vite et vite ! ce séjour du Désespoir et de la Peur et me mettre à la recherche d’Irène qui personnifie la lumière, le bonheur, la Joie de vivre ! Je me moque un peu du politicien Letellier ! — On peut trembler devant un fou comme Bid’homme qui a quelque chose d’infernal, qui est une sorte de Kmôhoûn exagéré, mais craindre un futur marchand d’amendements, un pleutre qui se fait accompagner de deux Diafoirus pour « affronter » un vieux brave garçon comme le père Froin, quand il est si simple de grimper sur un toit, de se couler par une large cheminée comme il y en a ici et de tomber sur son ennemi sans qu’un seul gardien se soit douté de ce qui allait se passer,… craindre un Letellier !… ah ! non, par exemple !
Je vais m’évader bien tranquillement, ce soir, entre chien et loup, — et en demandant le « cordon » au concierge, — encore !
Mais quel singulier regret me tenaille tout à coup le cœur, mon cœur qui ne veut aimer qu’Irène ! Je m’aperçois que j’éprouve une sorte d’affection grotesque et assez profonde, — (de quelle nature ? ce serait sans doute difficile à expliquer ; — elle contient des éléments malpropres et d’autres presque tendres, — tendres ? oui, jusqu’à un certain point, —) une affection réelle pour… Mme Robinet !
Ce sentiment provient, sans doute, du véritable courage déployé depuis quelque temps par cette extraordinaire bonne femme qui a été prise d’une inexcusable toquade pour ma vilaine personne ridicule et mal bâtie. Elle a beau redouter comme des tarasques les ogres Barrouge et Le Lancier, ressentir un effroi qui lui donne un teint gris cendré dès que l’un de ces tyrans syracusains élève la voix, même assez loin d’elle, — s’épouvanter à la seule idée d’enfreindre un de leurs ordres au point d’être obligée de s’asseoir n’importe où, n’importe sur quoi, par terre au besoin, lorsqu’elle se voit en défaut, — elle a tout bravé pour me prouver sa très blâmable passion. Ç’a été plus fort qu’elle ! Aux heures les plus mal choisies, à certains moments où il était dangereux de se trouver dans mes parages, les deux mauvais diables rôdant aux environs, elle est arrivée dans ma chambre, suante d’émoi, n’ayant ordinairement que peu de minutes à elle, — a découvert les prétextes les plus confondants et les plus ingénieux pour éloigner mes gardiens (j’en ai deux, à présent, Léonard et François), et m’a bombardé de folles déclarations d’amour, — suivies d’effet, — car si je souffre de n’être pas tout à l’adorée Irène « je ne suis pas dur » et j’admire les héroïnes de cette espèce même quand elles ont un commencement de bajoues. De plus, son émotion, sa faiblesse momentanée, sa pâleur, son besoin de protection, dirais-je presque, sa voix adoucie, comme suavisée par la peur, lui rendaient cette sorte de grâce juvénile tout-à-coup renaissante que les femmes vraiment femmes ne perdent complètement que très tard. Puis elle n’est pas si vieille, Mme Robinet, — Aricie ! Kmôhoûn l’a calomniée en lui appliquant l’épithète de « vénérable ». Elle n’est pas vieille du tout, à peine mûre. Je ne veux pas savoir son âge ! Et quand je le saurais ? la belle affaire ! L’âge est une convention : Bien des jeunes femmes de quarante-cinq ans auraient mille choses à lui envier. C’est une brune, une belle brune, — bon teint. On ne rencontre pas tous les jours d’aussi beaux yeux bleus, sombres et étincelants, une peau blanche aussi fine et satinée, des rondeurs aussi délectables. Elle est un peu forte, Aricie, très, très dodue, mais ferme de chair, admirablement ferme, — bien plus que Mlle Bouffard. Elle a conservé de belles lignes puissantes, de robustes modelés qui enthousiasmeraient des gens beaucoup plus jeunes que moi — et d’autres plus vieux et encore plus expérimentés. Et s’il n’y a au monde qu’une carnation vraiment splendide, celle — rose et brune — d’Irène, j’admets la blancheur comme un élément de beauté inférieure, la blancheur chaude, j’entends, relevée de noirs luisants et de roses sombres, lilacés. Oublierais-je qu’il y a de radieuses blondes ? Non, — mais…
Aricie est délicatement soigneuse de sa personne qu’elle sait livrer toute en un espace de temps incroyablement court. Pas de demi-mesures avec elle ; pas d’étoffes gênantes — et c’est tout juste si l’on craint les surprises auprès d’une femme qui se dévêt et se revêt aussi prestement. C’est prodigieux ! Un vrai talent, — et rare ! Et je parie qu’en cas de danger elle saurait disparaître lestement, se faire une cachette du premier coin venu, en dépit de ses dimensions, … très raisonnables, au bout du compte.
Admettons que cette belle ardeur ne se soit pas allumée au début, « en les plus purs foyers amoureux ». Quand je l’ai, pour la première fois « intéressée », elle m’a vu sous un jour trop avantageux pour que je l’accuse d’avoir jamais passé par la période de la passion platonique. Mais aussi quelle femme aurait jamais pu s’éprendre de moi pour des motifs sentimentaux ? C’eût été de l’aberration ! Je ne conçois pas une Elvire soupirant chastement devant tel pavillon du Jardin des Plantes où quelques-uns de mes pareils déploient leurs grâces trop agiles. Et encore ceux-là ont quatre mains, — ce qui serait une excuse au besoin. — En tout cas elle n’a jamais voulu m’en imposer, se faire prendre pour une rêveuse idéaliste. Elle aurait eu honte d’une pareille imposture. Cela l’eût diminuée à ses propres yeux.
Le jour où mes gardiens habitués à ses petites visites et confiants, non sans quelque raison, en sa vigueur réelle lui demandèrent de bien vouloir veiller sur moi pendant une heure, — « le temps d’aller présenter leurs hommages à deux de leurs cousines arrivées par la voiture de Dieppe », — nous eûmes le loisir de causer un peu, elle et moi, entre deux effusions qui me la montrèrent, comme de coutume, non dépourvue d’une certaine poésie spéciale.
Barrouge et Le Lancier s’occupaient encore d’une de leurs stupides mais bienheureuses enquêtes. On avait volé un bandage herniaire dans le quartier des femmes, — toujours dans le quartier des femmes ! — et quatre gardiennes sur lesquelles « pesaient des soupçons » étaient chambrées avec les trop curieux directeurs. Rien ne pressait : Aricie me fit de brèves confidences, puis en vint, je ne sais pourquoi, à me parler de Bid’homme. C’est alors qu’elle prononça ces phrases d’une adorable franchise :
— Ce sale petit mufle-là ! C’était-y pas toujours sa plaisanterie de me demander si ce serait pas moi, Mme Robinet, qui aurais écrit un ouvrage intutulé la « Maison Rustique », ajoutant, par sa raison, que j’étais assez rustique pour ça ? — Écrire un livre ! Moi ! J’ai été tout juste quatre mois à l’école quand j’étais petite. J’ai guère jamais écrit que sur les murs des rues et vous pensez bien que c’était pas Vive l’Empereur ou des cantiques !
Ô riante, ô gracieuse enfance d’Aricie ! Je voudrais photographier l’un de ces murs !
Enfin elle ne se « donne pas de gants ».
Durant cette période amoureuse, — je n’emploie l’épithète qu’à contre-cœur —, j’ai été privé des bons offices de Kmôhoûn qui villégiaturait dans tels prés fleuris d’escarpes et de cabots de mélodrame et sans Kmôhoûn je n’avais qu’une confiance limitée en mes moyens de séduction… continue. Comme, toutefois, mon organisme subissait encore quelque peu l’influence tkoukrienne, Aricie n’eut pas trop à se plaindre de moi. Réalisai-je l’idéal que je lui avais fait concevoir ? Je l’ignore ; mais si elle fut déçue elle ne s’en prit sans doute modestement qu’à elle-même, n’incriminant que l’inefficacité de ses charmes physiques, car elle ne souffla mot d’une désillusion possible et parut comblée de joie.
Kmôhoûn a suivi le cours de mes réflexions et me dit avec une généreuse délicatesse inhabituelle chez lui et certainement acquise dans la fréquentation de jeunes femmes noblement pitoyables aux fringales d’amour :
— Tu sais, elle mérite une récompense ; et ne me remercie pas de t’aider à la lui décerner. Ce que j’apprends me donne pour elle une vive sympathie et je ne ferai qu’obéir à mes propres vœux en ne lui ménageant pas les preuves de notre reconnaissance.
Nous devenons tout à fait camarades, le tkoukrien et moi, quand il veut bien ne manifester que des sentiments aussi louables.
Nous voici donc bien d’accord. Nous allons nous acquitter aujourd’hui de ce que nous devons à une excellente femme dont la conduite fut au-dessus de toutes louanges. Après quoi, hélas ! nous nous éloignerons d’elle mais non pour jamais. Kmôhoûn me promet qu’il la visitera souvent de ma part ; de temps à autre, même, il fera en sorte que mon « corps astral » vienne, en fantôme aimable et conscient de ses devoirs, présenter nuitamment à la méritante Aricie l’expression de ma considération très distinguée.
Et Aricie, aujourd’hui, vient assez tôt et à un moment opportun, mes gardiens ayant, par bonheur, une soif d’enfer. Grâce à Kmôhoûn la chère femme est transportée au septième ciel. Si bien qu’elle en pleure et balbutie : « Jamais… ja… jamais… je n’ai été… aimée comme ça ! »
Vers huit heures du soir, nous envoyons Léonard, un peu réluctant, chercher un paquet de « scaferlati » à l’économat, — bâillonnons et ligottons François avec une corde que nous lui volons dans la vaste poche de sa vareuse. Ce filin était destiné, selon toute apparence, à nous paralyser provisoirement en cas d’insubordination, la camisole de force ne se trouvant pas toujours à la portée de nos dompteurs ; notre violence est, par conséquent, de bonne guerre.
Nous fourrons notre victime sous le lit, après lui avoir encore dérobé son trousseau de clefs. Je mets deux cents francs dans son gilet : « Pour vous et pour Léonard, vous partagerez. » — Nous revêtons en deux temps une pèlerine à double collet énorme ; — nous nous coiffons d’un feutre cabossé ; me voici de tous points pareil au gardien Patoulet, comme moi voûté, maigre, orné d’une indigente barbiche pointue et généralement mal fait de sa personne. Je fais jouer sans trop de bruit les serrures de mon huis, enfile le corridor, descends doucettement l’escalier, trouve, comme j’en étais sûr, la porte du jardin ouverte et me hâte vers l’allée qui conduit à la loge, à la route, à la terre libre. Le crépuscule est très sombre. Sans grande émotion je croise Léonard qui revient de l’économat par un chemin aussi imprévu que brouillé avec la ligne droite — et quand il m’interpelle :
— Viens donc ’ci, vieux carcan, que j’ai ’core éteint ma sibiche et que je m’ai oublié de prendre mes allumettes.
Je réponds avec un parfait sang-froid :
— Des alleumettes, j’en ai point pour ta goule, grand ’gniant.
Il faut dire que, même à l’époque où je ne songeais guère à jouer les Casanova de cabanon, j’ai fortement étudié le dialecte de mon sosie dont l’élocution est facile à imiter grâce à l’exagération même de son accent cauchois et de son nasillement. Je parle « le Patoulet » comme ma propre langue et ma phrase a été particulièrement heureuse en ceci qu’elle justifie encore une fois la réputation de surhumaine muflerie acquise par le gardien contrefait.
Léonard poursuit son chemin sans s’étonner et je marche de plus en plus vite vers la sortie. Allons, bon ! La mère Grollon, la concierge, est sur sa porte. Bah ! heureuse circonstance, après tout. Pas de lumière à redouter, pas de maladresse à commettre en rabattant trop ou trop peu mon chapeau sur mon nez :
— Qui k’ c’est, msieur Patoulet ? me crie la sentinelle enjuponnée. J’ai bonne envie de point tirer la ficelle pour vous quitter passer. Vous r’voilà n’aute fouès parti à couri’ à c’t’heure ! C’est-y ’core la p’tite bonne à Lenient qui vous « travaille les sangs » ?
— ’Dites rien, mame Grollon : ya du bon côssy (cassis) chez Lenient. J’vas vous en « tracher » un fond d’côrôfon et une bonne cigare pour vot’monsieur.
— ’cré Jacquot, va ! s’exclame la femme au cordon…..
Et je suis sur la route ; et ç’a été si facile ! — Ce n’est que maintenant que j’ai peur !
Je ne veux pas courir. Prendre le « pas militaire » point trop accéléré, c’est ce qu’il y a de mieux….. J’évite le village — et aussi le bois où l’on me cherchera tout d’abord. Il y a un chemin peu fréquenté le soir, là-bas derrière le cimetière. Le sol en est, en toutes saisons, boueux et plein d’ornières profondes. Tant pis ! il mène à l’autre route, à celle qui va sur Vercheville où un train pour Paris passe à dix heures trois quarts. Pas si bête que de monter en wagon à Mesnil-Mauconduit ; c’est plus près, mais la station sera surveillée. Il y a, pour des marcheurs ordinaires, trois heures de bonne trotte de Vassetot à Vercheville ; mais j’ai un de ces compas !….. Personne ne me croira assez malin, — (on prononcera : assez stupide), — pour courir si loin. J’arriverai à temps, je n’ai qu’à allonger…..
Il fait de plus en plus noir. Tout s’annonce bien. Je me crotte légèrement derrière le cimetière mais j’avance, j’avance !
Aïe !… je n’avais jamais suivi la sente jusqu’au bout. À un coude, voici une maison éclairée, — deux maisons, — trois maisons ! Des chiens hurlent….. Je vais sortir du chemin, franchir cette haie, passer derrière ce bouquet de bois. Mais on m’a vu. Un homme porteur d’une lanterne me crie :
— Eh ! l’marcheux d’nuit ! Qu’est-ce que vous f…ichez sur la haîlle ?
J’enjambe mais ne puis me débarrasser des ronces qui agrippent mon pantalon.
L’homme est sur moi. Il lâche sa lanterne et m’empoigne par le fond de ma culotte sans craindre de se piquer. Grâce à Kmôhoûn je serais plus fort que lui si j’étais sur mes pieds, mais ma position est fâcheuse. Accroché par le milieu du corps, on est mal planté pour la lutte.
Et voilà mon paysan qui appelle :
— Ho ! Zidore ! Ho ! Bailhache ! V’nez-vous-en ! Ya un ’cré voleux « à canefourche » chu’ la haîlle !
Dix secondes plus tard je suis cueilli comme une noisette. Il n’y a plus de résistance possible, trois paires d’étaux me broient les bras, les côtes et les tibias.
Sans me rendre bien compte d’une transition, je me trouve en pleine lumière, étendu sur une table de cuisine, toujours solidement maintenu — et mordant de rage le bord de mon feutre qui m’est retombé sur la figure :
— Ah ! bé ! alle est trop drôle, ch’t’histouère ! fait la voix du lanternier. J’sommes pas à moitié c…llons ! J’avons-t-y pas été crocher dans un gardain de Vôss’tôw. Ch’est-y point vous, msieur Patouleille ! Ah ! pas moins, ch’est ben luêh ! Ch’est toujours son capet et son emmitouffle !
Un gros roux qu’on a appelé Bailhache m’enlève mon feutre en faisant danser toutes les dents de ma mâchoire :
— ’cré enfant d’fillasse ! Ch’est point luêh !
— Qui k’ch’est, ’lors ?
— J’vas vous di’, moué, prononce ’Zidore, long rustre osseux et velu comme un putois ; ch’est un ’cré cochon d’fou qui fout l’camp d’Vôss’tôw !
— On peut-y point l’accondut’ ch’ souër jusqu’à là-bôw !
— Che s’rait p’têt pas ben l’moment. Cha s’rait trop vite. Yaura pus d’profit d’main quand qu’y z’auront passé une mauvaise nuit à r’grettaï leur fou !
Malgré ma triste situation, cette psychologie fantaisiste me donne une forte envie de rire. Je me figure la douleur de Le Lancier et celle de Barrouge ?
— Dites-donc, Pupin, faudrait-y point lui donner un p’tiot d’mangeï à mâquer ?
— Y mâk’ra d’main dans sa caloge. Ch’est trop d’dépense pour nous. On l’tient pas encore, l’argent d’la récompense !
— Oh ! ch’est pus comme du temps à Froin ! Les nouveaux y z’ont bien promis d’payer les prises !
— N’attendant, on va l’mucher dans l’raffût au fûtin. F’ra jour demain !
C’est bien comme Léonard me l’avait dit. Le directeur de fraîche date et son digne acolyte vont dresser les paysans à jouer le rôle de molosses cubains. Et ils arroseront leur zèle.
On me jette dans de la nuit fétide. Ma première sensation est une affreuse nausée. Heureusement j’ai retrouvé dans ma poche de grandes allumettes-bougies de contrebande achetées à l’Économat de Vassetot. Chacune d’elles peut m’éclairer près de deux minutes. J’en allume une et je regarde.
Le raffût au fûtin où l’on m’a envoyé piquer une tête est un appentis rempli d’ordures, de paille moisie, de débris de meubles, de vieilles casseroles crevées, de peaux de lapins, de chiffons malfleurants.
Je m’installe sur une pile de sacs vides, crasseux mais à peu près secs. La porte est solide. On voit qu’on l’a récemment « réparée à neuf. » Est-ce l’effet des promesses de Vassetot ? — Le toit est moins bon. Quelques traverses semblent pourries et, çà et là, j’aperçois les ardoises. Mais avant de songer à faire le moindre effort pour briser les barreaux de ma puante cage, il est bon que j’attende, que j’attende longtemps. Les natifs de la brousse vont se coucher de bonne heure, mais les trois chasseurs d’hommes doivent être en gaîté, ce soir. Bonne aubaine que cette capture de l’un des précieux sujets de la ménagerie voisine. Je parie bien qu’ils trinquent à ma santé, calculant que la prime palpable demain leur permet un petit extra. Ils n’en dormiront que mieux après. Patience ! J’entends aussi les chiens renâcler encore de temps à autre. Je n’ai qu’à leur donner le loisir de se calmer. Plus tard, quand ils seront à moitié assoupis, un bruit partant de la maison même ne leur paraîtra guère suspect, tout d’abord, — et je pourrai sans doute, gagner le large avant qu’ils soient sur mes talons.
Je fume un certain nombre de cigarettes pour rendre l’air respirable. Bientôt j’ai lieu de me féliciter de ma prudence. Des pas s’approchent de l’appentis ; une barre lumineuse souligne la porte ; prestement j’éteins ma cigarette et me couche en chien de fusil sur mes sacs malpropres. La porte crie. Un jet de lumière m’atteint en pleine figure ; j’ai la sensation que mes paupières toutes rouges, d’un rouge de coquillage, vont devenir diaphanes. — La voix de Pupin, le patron, celui qui m’a dépisté, barytonne caverneusement :
— ’l est endormai comme un yeuvre dans son geïte !
(Ce qui me prouve que mon ennemi, le molosse humain, n’a pas des notions très exactes sur les mœurs des lièvres. Cela le réhabiliterait aux yeux des sportsmen conservateurs. On peut d’ailleurs, condescendre à faire la chasse à l’homme et ne pas s’abaisser à braconner).
Je retombe dans le noir. Des heures s’écoulent. Je fume toujours, nullement ensommeillé mais abruti, — sans avoir la force de penser. C’est tout au plus si des images confuses passent dans une brume : Irène, le père Froin, Bid’homme, les deux nouveaux directeurs, François ligotté, Paris que je vais, peut-être, probablement revoir, — puis un certain couloir, blanc et glacial, de Vassetot qui m’inspire tout à coup une terreur vague. Les chiens ne bronchent plus. Le froid me saisit. J’allume encore une de mes petites bougies et regarde ma montre : une heure et demie.
Kmôhoûn, qui ne s’était plus manifesté depuis notre sortie de la maison de santé, m’insinue :
— Il n’y aura pas de force à faire. Tu n’as qu’à déplacer cinq ou six ardoises, tout au bas du toit, à droite, dans la seule partie justement que tu aies regardée sans attention.
J’enflamme une nouvelle allumette. En effet, — de ce côté-là — tout le bois est pourri. Il faut que Pupin et consorts aient été bien préoccupés de l’état de leur porte pour ne l’avoir pas remarqué.
Je me mets (ou nous nous mettons) à l’œuvre. L’opération est plus difficile que n’avait imaginé Kmohoûn l’observateur. D’abord, impossible de nous éclairer. Nous n’avons que deux bras et je ne me vois pas, les mains occupées, tenant entre mes dents le bout d’une allumette-bougie qu’il faudrait renouveler toutes les minutes au moins, en dépit de la longueur anormale de ces Victoria Matches, — car dès que la flamme arriverait au milieu du petit bâton de cire, je devrais cracher mon luminaire sous peine de me brûler le nez. De plus, le bois des traverses est bien attaqué par l’humidité mais non aussi spongieux que je me le figurais. Kmôhoûn électrise mon système nerveux de toute sa sauvage énergie, mais ce n’est qu’avec effort, et petit morceau par petit morceau que je puis désagréger les solives et les poutrelles. De temps à autre, je regratte encore une allumette pour savoir où j’en suis et pour être bien sûr que rien ne va me tomber sur la tête. Je reprends ensuite ma besogne de termite. — Il est prudent d’éviter le bruit autant que possible : J’y vais donc avec précaution et m’évertue certainement deux bonnes heures avant d’avoir dégagé une demi-douzaine d’ardoises que j’enlève alors sans peine :
Le clair de lune nimbe de bleu verdâtre les immondices du raffût….. C’est maintenant que j’ai besoin de toute ma médiocre adresse, Je fais un « rétablissement » sur une traverse encore solide et me voici sur le toit qui craque moins que je ne craignais.
Mais attention jusqu’au bout ! Pas de brusquerie dans les mouvements ! Les chiens grognent. Je ne bouge plus de dix minutes, peut-être. Puis je saute, aussi peu bruyant qu’un chat qui vient de piller un garde-manger. La peur me prête une stupéfiante agilité, — des pieds de velours, — de vraies pattes de matou. Je file sur la pointe de mes souliers et puis gagner du champ avant que les chiens se réveillent tout à fait.
Oh ! alors c’est un vacarme à épouvanter tous les diables. Les atroces bêtes bondissent à ma poursuite en hurlant. J’ai juste le temps de grimper à un arbre. — Des volets battent, des portes grincent, des voix glapissent. Bientôt voici la plus extraordinaire procession du monde, qui, — dans une vraie illumination de lanternes, accourt au pied de l’arbre autour duquel les chiens bondissent. (On voit presque aussi clair que par un coucher de soleil rouge et fantastique).
Cinq ou six hommes tiarés de bonnets de coton, des enfants presque nus et semblables à des tétards, quelques sèches ou adipeuses guenons vêtues d’étoffes du genre sac à pommes de terre gambadent et hululent. Parmi ces gracieuses apparitions, une grande femme aux chairs flasques et gélatineuses, aux interminables et minces jambes saumon pâle, au derrière énorme et ballottant, grotesquement indécente grâce à une chemise déchirée et trop courte, son seul voile, trépigne furibonde, puis gigote, comme si elle dansait un pilou-pilou océanien. Elle pleurniche et aboie :
— Où qu’il est l’coûchon qui veut nous violaîlle ? Où qu’il est que je le meurdrisse ! Qu’il essaîlle un peu de m’forçaille ! Y va vouair !…..
Et continue ainsi jusqu’à perte d’haleine.
L’un des hommes, — je reconnais ’Zidore, — paré d’un tricot de mitron et d’une culotte qui semble goudronnée, s’approche de mon perchoir, se gratte la tête, cligne de l’œil et dit avec profondeur :
— Vlà c’que c’est : faudraîlle eune écheulle !
Toute la troupe béotienne se précipite vers les maisons et les idiots de chiens, contrairement à tous les « usages canins » en pareille circonstance, suivent leurs camarades humains en jappant, en sautillant comme des toutous de dames, en remuant la queue, en faisant les gentils, tout fiers de leur noble vigilance.
Il n’y a pas à hésiter. J’ai, au-dessous de moi, un peu à ma gauche, tout près, un toit réellement par trop déclive ; mais je n’ai pas le temps de m’inquiéter de sa pente : Je lâche ma branche, tombe sur une vraie glissoire, ne puis m’accrocher à rien, file comme un plomb, roule dans le vide, et me retrouve, pas trop assommé, sur un tas de paille. Je me relève, prends mes jambes à mon cou et galope, galope à travers champs…
Cette course folle me mène, sans que je sache comment, à Vercheville où j’arrive au petit jour bleu.
Encore malade d’émotion, je me cache dans un four à chaux à moitié démoli — tout près de la gare. Je me nettoie le mieux possible, me brossant avec des poignées de foin bien sec qui, providentiellement, capitonne en quelque sorte le four désaffecté. Mes habits sont à peine déchirés. Comment ai-je fait pour ne pas perdre mon chapeau ? Je m’inspecte encore. Mon complet n’est pas trop effrayant à voir ; la saleté y est assez régulièrement étalée, sans gros placards. J’aurai l’air d’un campagnard malpropre mais normal.
À sept heures je quitte mon abri et pénètre, à tout hasard, dans la station. J’ai tous les bonheurs. Le bureau est ouvert et un convoi pour Paris va passer à sept heures et demie. — Je demande une trouésiainme avec un scrupuleux accent du cru. En première ou en seconde classe on me remarquerait.
Et par un beau matin d’un bleu floral je m’installe, — aux râlements, aux trépidations d’une monstrueuse locomotive dont l’asthme furieux ébranle tout le train, — sur une luxueuse banquette cirée comme un parquet, la tête bien calée à l’angle de deux confortables parois de bois peut-être adoucies par les crasses anciennes et les pommades variées ; je m’endors et ne me réveille que dans le hall de la gare Saint-Lazare.